Mirages (Renée de Brimont)/Texte entier

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Mirages (Renée de Brimont)
MiragesEmile-Paul Frères (p. --131).


MIRAGES



POÈMES PAR LA BARONNE A. DE BRIMONT, ORNÉS DE DESSINS PAR GEORGES BARBIER. CHEZ ÉMILE-PAUL FRÈRES, SUR LA PLACE BEAUVAU, À PARIS. m. cm. xix.




MUSIQUES CHANTANT À L’OREILLE DU POÈTE, VISIONS D’AVANT LA TOURMENTE, RÊVES ET NOSTALGIES, REFLETS OU MIRAGES DE CE QUI PERSISTE QUAND MÊME ET POUR NOTRE APAISEMENT DANS LA NATURE ÉTERNELLE…

(Juin 1918.)

MÉDITATION AU MIROIR

Dans la pénombre, votre visage luit et songe,
et mon visage songe et se penche sur cette onde…

miroir, mirage serti d’argent par un orfèvre,
regard magique, reflet du monde et de mon rêve !

Et j’interroge, minutieuse, l’eau dormante
où mon visage vient refléter ses ressemblances ;

où mon enfance douce-amère déjà lointaine
penchait son âme, son âme lourde de mystère ;

où des images fraternelles mais fugitives
se sont mirées dans ce visage exempt de rides ;

où tels des cygnes, des cygnes noirs glissant à l’aise,
j’ai vu se perdre, se perdre en lui tant de chimères ;

où ma jeunesse, faune aux yeux pers, s’est reconnue
parmi les danses, parmi les fleurs — au son des flûtes !…

Et j’interroge, minutieuse, l’eau dormante
où mon visage vient refléter ses ressemblances ;


car une image, toujours la même, m’accompagne,
oui, m’accompagne le long des jours, le long des âges,

fidèle image modelée à ma ressemblance
sous les doux voiles de ses cheveux couleur de cendre…

Nos fronts se touchent… nos âmes restent confondues…
Et j’interroge, comme une sœur — ma solitude.

Dans la pénombre, votre visage luit et songe,
et mon visage songe… et se penche sur cette onde…


DE L’EAU &
DES PAYSAGES

CYGNE SUR L’EAU

Ma pensée est un cygne harmonieux et sage
qui glisse lentement aux rivages d’ennui
sur les ondes sans fond du rêve, du mirage,
de l’écho, du brouillard, de l’ombre, de la nuit.

Il glisse… Et lentement se déroule, s’allonge
son col, tel un serpent vaguement balancé,
et son aile luisante est la conque où le songe
repose avec l’oubli, la paix et le passé.

Il glisse, roi hautain fendant un libre espace,
poursuit un reflet vain, précieux et changeant,
et les roseaux nombreux s’inclinent lorsqu’il passe,
sombre et muet, au seuil d’une lune d’argent ;

et des blancs nénuphars chaque corolle ronde
tour à tour a fleuri de désir ou d’espoir…
Mais plus avant toujours, sur la brume et sur l’onde,
vers l’inconnu fuyant glisse le cygne noir.

Or j’ai dit : « Renoncez, beau cygne chimérique,
à ce voyage lent vers de troubles destins ;
nul miracle chinois, nulle étrange Amérique
ne vous accueilleront en des havres certains ;


les golfes embaumés, les îles immortelles
ont pour vous, cygne noir, des récifs périlleux ;
demeurez sur les lacs où se mirent, fidèles,
ces nuages, ces fleurs, ces astres et ces yeux.

En cette heure où les voix se taisent une à une,
où le silence tisse un fabuleux réseau,
demeurez, chaste amant fidèle de la lune,
oui, demeurez captif des reflets et des eaux ;

votre sillage meurt en gouttes de lumière
parmi les nénuphars et les presles tremblants…
Que votre nostalgie ait une grâce fière,
et votre solitude un grand air nonchalant ! »

Et sur l’onde sans fond du rêve, du mirage,
de l’écho, du brouillard, de l’ombre, de la nuit,
ma pensée est un cygne harmonieux et sage
qui glisse lentement aux rivages d’ennui.


BRISE SUR L’EAU

L’heure se vêt d’une écharpe grise.
Voici la brise tiède que brise
en frissonnant le saule affligé…
Feuilles d’argent, ô feuilles de saule !
Et sur les eaux que la brise frôle
passe un frisson timide et léger.

Et doucement, sur cette eau crispée,
timide, et comme à la dérobée,
passe un rayon de soleil couchant,
et l’eau troublée a des rides mauves…
La brise accourt, la brise s’en sauve…
Feuilles de saule, ô feuilles d’argent !

Dans les adieux du jour qui défaille,
c’est, dirait-on, le frisson de faille
de quelque jupe sans préjugé,
soyeux fantôme dans l’heure grise…
Et c’est la brise tiède que brise
en frissonnant le saule affligé.


LE VOYAGE AU BORD DE L’EAU

Un tiède soir… Un ciel sans nue et sans repli.
De dociles roseaux qu’un souffle à peine frôle…
Des brumes qu’une fée attache à son épaule…
Une sérénité de silence et d’oubli…
Une onde paresseuse et les langueurs d’un saule.

Je suis des yeux cette eau dont le ruban glacé
semble, à travers les prés, une couleuvre lente ;
cette fluidité magique, transparente,
où l’heure en déclinant a pour moi nuancé
de vains reflets d’argent, d’azur et d’amarante…

Et mon rêve, guidé par le fil du courant
s’éloigne… et puis s’éloigne encore… Je suppose
par-delà l’horizon teinté d’un peu de rose
les chemins fabuleux, les beaux chemins que prend
toute source limpide en ses deux rives close.

Je suppose à loisir l’étrangeté des ciels,
les nocturnes soleils nimbés de sortilège,
et les mornes sapins enveloppés de neige
qui se mirent, figés et comme artificiels,
dans la virginité des ondes de Norvège…


J’imagine l’Écosse humide aux gazons frais…
La Hollande : un moulin sur des eaux pudibondes…
Une nixe du Rhin coiffant ses nattes blondes
avec le peigne pris aux gnomes des forêts
quand passe un voyageur sur la vague profonde…

Je découvre les flots sauvages, les torrents
qui murmurent au fond des gorges de Bohême…
Et la verte « Donau » plus ample qu’un poème…
Et ces pâles ruisseaux où va boire en pleurant,
dans les légendes d’or, la princesse qu’on aime…

Voici les doux, les purs, les délicats matins
s’attardant aux bassins d’Espagne et d’Italie…
Les fontaines de Rome et leur mélancolie…
Les lourds soleils couchants sous des roses éteints
que reflètent les yeux pleurants de Castalie…

Et l’Archipel m’accueille où les eaux n’ont chanté
que pour des chevriers, des dieux et des poètes ;
et la plage où, cheveux noués de bandelettes,
une nymphe en riant baignait vos nudités,
pieds ruisselants d’Athène au front de violettes !

Je vais plus loin… plus loin… Il me souvient encor
et du Gange opulent, et des fleuves de Chine,

et des jaunes rameurs ployant leur maigre échine,
et des soirs d’Assouan, et des nuits de Louqsor…
Car mes yeux font le tour du monde : j’imagine !..

Mais ne suis-je captive au bord d’un filet d’eau,
un mince filet d’eau dans un jardin de France ?
… Des roseaux balancés avec indifférence…
Une ombre qui s’allonge ainsi qu’un lent rideau…
Un saule échevelé qui frémit en silence…

Toute lueur évoque un paradis perdu,
la brume qui s’étend trace de blancs sillages,
et j’ai, lasse d’errer de voyage en voyage,
à ces songes lointains peu à peu confondu
ces brouillards cotonneux et ces penchants feuillages.


DIALOGUE SUR L’EAU

Cette sérénité mauve et calme du soir !
Et vois : de chimère en chimère,
sur ce fluide et merveilleux miroir,
de reflet en reflet nous glissons, éphémères…
nous glissons — et n’est-ce point assez ?
Nous glissons, et les hauts peupliers balancés,
balancés vainement par les brises moroses,
dans l’ensommeillement des choses,
dans la sérénité mauve et calme du soir,
au bord de ce fluide et merveilleux miroir
frissonnent ainsi que des femmes…

— Oui, j’entends la cadence des rames ;
j’entends, j’entends bruire en vain les peupliers
par les brises tièdes pliés ;
je vois, sur l’onde merveilleuse et sage
et dont s’éclairent un peu nos visages,
le visage fragile, inquiet et dansant,
le clair visage des étoiles
dans un filet ombreux de roseaux bruissants !

— Chère, je voudrais à travers brume et voiles
cueillir pour toi, sur l’eau, parmi ces mille étoiles,

celle de ton secret désir !
Au creux de ta main, blanche coupe molle,
elle serait l’ardente luciole
toute dansante de plaisir !
Mais vois : de chimère en chimère,
de reflet en reflet nous glissons, éphémères…
L’étoile se dissipe et leurre mon espoir,
et l’on dirait d’une chose irréelle,
et je ne sens que la fraîcheur mortelle
de ce fluide, et pur et merveilleux miroir,
dans la sérénité mauve et calme du soir.


RIRES SUR L’EAU

Un ourlet vague au bord des eaux,
une ombre au seuil ombreux d’un saule…
Et te voilà, sournoise et drôle,
faunesse, parmi les roseaux.

Ta silhouette grêle émerge…
Tu parais et tu disparais,
et ton rire aigu, jeune et frais,
viole le silence vierge.

Tu parais… Faunesse, où vas-tu,
sentant l’automne et les genièvres ?
Deux cornes comme en ont les chèvres
s’effilent sur ton front têtu ;

découvrant tes épaules maigres,
au soleil sèchent tes cheveux ;
tu mords, d’un coup de dent nerveux,
des châtaignes et des fruits aigres ;

du sang des raisins noirs et bleus
je vois les marques sur ta bouche…
Il me plaît que tu sois farouche,
faunesse ivre au corps anguleux.


Dans la pénombre des ramures
j’entends encor ce rire aigu…
Tes fragiles seins ambigus
ont le hâle des prunes mûres ;

tes gestes brefs sont ingénus,
tu bondis dans les hautes herbes,
tu ris, tu ris… Les vents acerbes
soufflent le long de tes reins nus ;

tu ris — que ta lèvre est camuse ! —
tu ris de t’en aller de biais,
d’avoir un ongle tors aux pieds,
des yeux glauques chargés de ruse ;

tu ris, tu ris sans t’arrêter
d’être méchante, vive et brune,
et de danser au clair de lune
avec art et simplicité…

Ah ! Faunesse enfant déjà femme
qui ne connais ni foi ni loi,
ne ris plus — je retrouve en toi
l’envers sauvage de mon âme !


DE L’ORAGE ET DE L’EAU

L’heure est chaude, languide, moite.
L’eau
sous le flottant et faible fardeau
des nymphéas, l’eau miroite
où j’ai baigné mes mains étroites.

Un cygne glisse…
Beau dédaigneux indolent, il plisse
l’épaisseur lisse
de cette eau,
et frôle ces dormants calices.

L’orage est proche… C’est un vague malaise
qui, se mêlant à ces roseaux,
pèse !
Les oiseaux
dans les feuillages ombreux se taisent.

Molle torpeur… Enchantement fade…
Halo
d’une buée sur l’étang de jade…
Ah ! perdre dans l’eau
Mon âme orageuse et malade !…


SOLITUDE AU BORD DE L’EAU

Venez avec moi, suivez-moi, Solitude ;
venez — nous prendrons un pénombreux chemin,
et vous glisserez votre main dans ma main…
Et sur l’eau, voici qu’une brise prélude.

Fuyons les torpeurs, fuyons le blanc silence
de midi qui pèse à ces vignes en fleur ;
voici l’ombre et l’eau, le voile et la rumeur
— Venez avec moi, ma sœur en ressemblance !

Nos yeux se plairont à suivre les nuées
qui lancent leur robe aux quatre vents du ciel,
ou l’ardent essaim des insectes à miel
butinant le cœur des sauges remuées ;

venez, votre main confiée à la mienne,
jusqu’au lent chemin pénombreux et profond ;
alors, inclinant vers le mien votre front,
vous évoquerez des choses très anciennes…

Nul ne les saurait discerner ou comprendre,
ces choses dormant dans l’alcôve des nuits,
mais Jadis alors s’éveillera sans bruit
et me sourira, noble, discret et tendre ;


nous laisserons fuir au loin la source vive
et nous atteindrons le miroir nébuleux…
Venez, Solitude — et nos vains songes bleus
mêleront leur trame au bord d’une eau captive.


SOLEIL SUR L’EAU

Soleil, soleil, vous dispersez
à travers les rameaux blessés
par l’Automne aux rigueurs naissantes,
vous dispersez votre trésor,
l’essaim muet des guêpes d’or
lumineuses et frémissantes.

Soleil, vous dont l’aube a rêvé,
pour vous accueillir, j’ai levé
mes mains en forme de corbeille ;
vous glissez le long de mes doigts…
Sur le sable, à mes pieds, je vois
l’ombre mince qui m’est pareille.

Je vous offre tout ce que j’ai,
Soleil ! Le jardin négligé,
le mur vêtu d’un lierre triste,
la vigne où pend un raisin noir,
et la terrasse, et ce miroir :
l’étang d’opale et d’améthyste.

Parmi les nymphéas déclos,
jouez, Soleil, jouez sur l’eau

que ride une brise, au passage…
Jouez ! Ce miroir est à moi,
et j’irai voir dans son œil froid,
nimbé du vôtre, mon visage !


REFLETS DANS L’EAU

Étendue au seuil du bassin,
dans l’eau plus froide que le sein
des vierges sages,
j’ai reflété mon vague ennui,
mes yeux profonds couleur de nuit
et mon visage.

Autour de moi dansaient, légers
à travers les blonds orangers,
de vains atomes…
Mes doigts souples demeuraient joints ;
il me semblait venir de loin,
comme un fantôme !

Et dans ce miroir incertain
j’ai vu de merveilleux matins…
J’ai vu des choses
pâles comme des souvenirs,
dans l’eau que ne saurait ternir
nul vent morose.

Alors — au fond du Passé bleu —
mon corps mince n’était qu’un peu

d’ombre mouvante ;
sous les lauriers et les cyprès
j’aimais la brise au souffle frais
qui nous évente…

J’aimais vos caresses de sœur,
vos nuances, votre douceur,
aube opportune ;
et votre pas souple et rythmé,
nymphes au rire parfumé,
au teint de lune ;

et le galop des aegypans,
et la fontaine qui s’épand
en larmes fades…
Par les bois secrets et divins
j’écoutais frissonner sans fin
l’hamadryade.

J’aimais la ruche aux larges flancs,
le chant des abeilles, les blancs
troupeaux de chèvres ;
avec le miel ensoleillé,
l’âcre saveur du lait caillé
monte à mes lèvres !


Dans l’ombre molle qui consent,
j’ai parfois sucé votre sang,
grenades mûres ;
et pour mes cheveux j’ai mêlé
des fleurs, des pampres et des blés
à des ramures…

Ô cher Passé mystérieux
qui vous reflétez dans mes yeux
comme un nuage,
il me serait plaisant et doux,
Passé, d’essayer avec vous
le long voyage !…

Si je glisse, les eaux feront
un rond fluide… un autre rond…
un autre à peine…
Et puis le miroir enchanté
reprendra sa limpidité
froide et sereine.


BRUMES SUR L’EAU

Trianons, Trianons, votre âme puérile et double,
dans les bassins dormants, dans les ronds bassins troubles,
ce soir
votre âme s’est mirée aux fraîcheurs des miroirs.
Ses charmes surannés, ses grâces noblement frivoles
ont mêlé des rires défunts
aux parfums
dispersés par Octobre avec les feuilles qui s’envolent,
les vaines, jaunes feuilles molles.
C’est une âme lunaire — à pas légers et sourds
elle se glisse sous un bosquet sombre ;
ses cheveux argentés luisent parmi les voiles d’ombre,
tour à tour,
ou le long des furtives allées
qui s’habillent d’herbes échevelées…
Et les marbres figés en satyres galants
auréolent leurs fronts durs et blancs
de ses dansantes mélancolies…
Trianons, Trianons, et de ses folies !
Sur vos troubles bassins j’aime cette âme, ô Trianons,
cette âme vôtre tour à tour éprise
de bals poudrés, de damas rose et de linon ;
cette âme qui revient en capuchon de brumes grises,

ce soir !
Cette âme qui se penche… se penche au miroir,
noblement surannée et frivole,
et que le vent disperse avec les jaunes feuilles molles…


PÉTALES SUR L’EAU

De tout cela qui fut l’Été — de cette joue
ardente et lourde,
de ce front qui penchait, accablé
sous les guirlandes et les grappes,
de cette gorge que brunit le hâle
et de ces chants touffus dans la robe des blés,
il nous reste, dans votre robe,
dans vos mains de fraîcheur, Automne,
il nous reste un reflet… un écho…
une douceur encore fiancée à l’eau.
Et puis une rose dernière !…
Votre souffle promène
les acres senteurs humides des forêts,
Automne belle ! — De votre cœur secret
monte une nostalgie étrange
et comme un regret ;
et des lueurs encore dansent
sur le liquide et lisse miroir
où j’allais voir
une rieuse Flore de marbre et de mousse…
Et pareille à la douce, à la rouge bouche
de l’Été défunt,
sur ces calmes eaux pâles,

pétale à pétale
la rose douce et rouge effeuille son parfum.


FEUILLES SUR L’EAU

Octobre a dispersé l’ambre, l’or et le sang,
et la rouille, et le cuivre pâle,
et devant la terrasse un râteau bruissant
rompt la grande paix automnale.

Ô ce bruit familier, rythmique, nonchalant !
Ô la fuite de mes pensées,
comme, sur ce chemin jonché de sables blancs
toutes ces feuilles dispersées !…

Ici l’étang voilé par des brumes, halo
qu’ont tramé d obscures fileuses…
Et l’horizon brouillé se confond avec l’eau
froide, dormante et nébuleuse ;

et les presles frileux, et les roseaux transis,
et les ajoncs à tête blanche
penchent sur l’eau dormante et nébuleuse, ainsi
qu’au bord de l’eau mon front se penche.

Sur cette eau, nul râteau râflant les feuilles d’or,
les feuilles de sang et de rouille,
feuilles, feuilles nageant dans leur petite mort,
feuilles sur l’eau, frêles dépouilles…


Le soleil a prêté quelques glauques reflets
aux végétales pourritures,
la rive a des replis ombreux et violets
pour vous, vous, dormeuses futures ;

mais le bruissement continue, incertain,
du lent râteau qui vous emporte…
Laissez-moi contempler des feuilles, ce matin,
des feuilles mortes sur l’eau morte.


SŒURS MARINES

L’île rocheuse émerge — solitaire oasis
parmi les mille vagues qui déferlent,
bruissantes de mousse et d’éphémères perles.
À l’horizon, nulle voile penchant
sa silhouette errante ; mais les ailes qui passent
de mille mouettes voraces,
et la lune cernée des lueurs du couchant.
Trouble attente !…
Car c’est l’heure imprécise dont va naître le chant
que modulent là-bas les Sirènes…

Nef, demeurez captive à ces rives sereines
où des pêcheurs ont tendu leurs filets !

Or voici la merveille pareille aux mille notes
des flûtes : c’est un rire frais ; c’est un appel ;
c’est un chant embaumé de varech et de sel,
un rauque chant étrange qui soulève
les tuniques du soir, du désir et du rêve !
Ô ce chant ! — Ô ces lèvres d’humide corail
de la chanteuse indolente et sauvage !
Je la vois… Ses cheveux tombent en mille grappes
sur le hâle uni de son front ;

son regard luit dans son maigre visage,
ses dents ont la blancheur laiteuse des nuages
et des lunes ; l’écume inquiète des mers,
sans relâche a baisé de blancs flocons amers
les fleurs jumelles de ses seins de vierge.

Ô ce chant qui s’élève, qui plane, qui rassemble
toutes les Sœurs musiciennes ! — Cheveux d’ambre,
cheveux d’or fauve, de pâle argent ; cheveux
entremêlant leurs ondes molles ; cheveux qui semblent
des sillages aussi, tandis qu’Elles, glissant
souples, de vague en vague, et poursuivant chacune
sa compagne, et se quittant, et se reprenant,
en des jeux délicats et puérils confondent
leurs féminines chairs avec les molles ondes.
Et chacune, mêlant sa voix aux proches voix
de chacune, et chacune innombrable à la fois
et seule, et sœur des vagues, et sœur des vents nocturnes,
chacune dit la glauque ardeur des eaux,
les yeux phosphorescents qui luisent dans les sables,
les forêts d’algues insaisissables,
les mille méandres, les mille réseaux,
et les secrets jardins où sont écloses,
orangées, violettes, roses,

perle, opale, aventurine,
les fleurs d’ombre, les fleurs sous-marines.

Ô ce chant ! — Il trouble la nuit, il la déchire,
pareil aux mille notes des lyres
qui jadis ont connu la nuit des bois sacrés…
Chacune dit les grâces de chacune,
mêlée à la vague opportune,
au rythme de la houle qui monte, qui descend,
flux et reflux bruissant, incessant,
ouvert pour l’éternelle et suprême venue
d’Astarté blonde, ruisselante et nue !
Chacune dit
les miracles de nacre, les tapis
spongieux sur lesquels gisent des coquillages ;
les opulents contours des monstres assoupis,
vieux de la grande vieillesse des âges ;
chacune dit l’ébauche multiforme
des êtres, la splendeur des abîmes sans fond
veillés par les poulpes camuses,
et les espaces bleus et lumineux où vont,
fleurs transparentes,
les flottantes, les vaines, les blanchâtres méduses…

Ô ce chant ! — Chacune dit le lit d’amour

préparé pour ceux-là que ce chant ensorcelle,
doux voyageurs égarés par Elles…
Chacune dit, caresse éternelle,
la tenace caresse de l’eau,
plaisir délectable et morose,
et des paumes de chair, et des chairs glissant, roses,
sous l’aile déployée ou l’éventail déclos
de mille nageoires
dans les nuances des immensités noires !
— Et de mille lueurs, et de mille reflets,
la lune, nef céleste, est lentement montée
vers le mirage des nuées
lentement remuées ;
et jusqu’à l’aube, et tel une fleur d’été,
le chant multiple, illimité,
viendra s’épanouir aux lèvres des Sirènes…

Nef, demeurez captive à ces rives sereines
où des pêcheurs ont tendu leurs filets !


LE CHAPELET MUSULMAN

Chapelet musulman fait de graines diverses
qui sentent l’Arabie, et l’Égypte, et la Perse,

tel ces serpents du Nil insidieux et froids
glissez, ô chapelet, glissez entre mes doigts.

Graine à graine, évoquez les choses une à une
parmi de vains reflets d’aube ou de clair de lune :

évoquez la chaleur et la sérénité
du magique désert où s’attarde l’été ;

évoquez des soirs bleus et des nuits transparentes,
et l’éphémère halte à l’abri d’une tente ;

des fleuves limoneux, des fleuves charriant
le trône d’Osiris, vieux prince d’Orient ;

au seuil d’une oasis, évoquez des mirages,
et les villages blancs jonchant le bord des plages ;

évoquez des palmiers bercés à l’unisson,
et des vasques de stuc où nagent des poissons ;


des harems paresseux clos sur des prisonnières,
et l’humble marabout qu’embaument nos prières ;

l’appel d’un minaret au minaret voisin,
et la terrasse étroite où mûrit le raisin ;

évoquez la fontaine inquiète ou profonde,
des roses, des parfums, des mandarines rondes ;

la longue caravane errant à l’horizon,
et la moucharabieh de la blanche maison ;

l’aigre cri des marchands dans la lumière intense ;
le café du bazar et la femme qui danse ;

les yeux cernés de khôl des visages voilés,
et les turbans nombreux autour des narghilés ;

et l’obsédant écho d’un tam-tam qui bourdonne,
triste, voluptueux, bizarre, monotone…

Tel ces serpents du Nil insidieux et froids
glissez, ô chapelet, glissez entre mes doigts !


AU JARDIN DU HAREM

Tunis, Janvier 1914.

Au jardin d’orangers, de jasmins et de roses,
persistent les senteurs du long jour languissant ;
une brise s’attarde aux corolles écloses…

Orangers de Fathma, le soleil qui descend
glisse des javelots à travers vos enceintes
et colore vos fruits d’une goutte de sang !…

Effeuillons le jasmin, la rose aux pourpres teintes,
mêlons avec nos doigts leurs pétales légers
dans un vase arrondi de porcelaine peinte…

Allons cueillir des fleurs parmi les orangers.
Le ramier dort… L’aragne est pendue à sa toile…
L’heure fraîchit. — Bien loin des regards étrangers

nos yeux feront pâlir les yeux de mille étoiles !
— Le rossignol, déjà, sur un rythme inégal
prélude aux jeux du soir… Paix ! Dépouillons nos voiles…

Il chante — et le jet d’eau s’égoutte, musical.


XVI

Dans le jardin fermé des Princesses captives,
près des grimpants jasmins, contre la source vive
qu’ombrage un oranger touffu, j’irai m’asseoir.
Je laisserai venir, comme un hôte, le Soir,
et nos fronts accouplés, sur la fontaine ovale
se pencheront. Voici : ni sultan, ni rivale…
La seule paix, la seule immuable douceur
de cette paix du soir aux lentes mains de sœur,
et ce plaisir léger que mon loisir compose :
suivre, suivre sur l’eau des pétales de rose…


LA DANSEUSE D’UTIQUE

Elle dansa. J’ignore son nom, son âge…
Dans la nécropole, son sarcophage
était le plus étroit, le plus léger.
Jadis, chaque soir au clair de la lune
elle dansa, dansa, petite idole brune,
sous les plis transparents d’un voile orangé.

Ses hanches, selon des cadences lentes
auront ondoyé voluptueusement,
et ses pieds minces en mouvement
auront mimé le plaisir et l’attente,
tour à tour, et mille langueurs hésitantes…

Sur l’épaule ayant incliné son front,
faisant tinter ses bracelets ronds
et chassant d’un coup d’éventail ses eunuques,
devant la fontaine où baigna Salammbô
peut-être dansa-t-elle, nue, au bord de l’eau,
pour les grands palmiers, les palmiers aux feuilles caduques ?…

Ou bien, rejetant en arrière la nuque,
seins érigés, souffle haletant,
fermant à demi ses yeux de gazelle,

pour des yeux de désir peut-être dansa-t-elle,
pressant le rythme et se hâtant,
hors de ce monde — hors du temps !

Elle dansa, dansa, brune petite idole alerte,
dansa, dansa, paumes offertes…
Et puis voilà qu’un soir elle n’a plus dansé.
Rigide, gisait son frêle corps glacé…
Et puis… Et puis les siècles ont passé.

Lorsqu’on a soulevé sa pierre funéraire
la momie enfant s’évanouit toute en poussière.
Mais à côté d’elle dormaient encor
cet oiselet de terre cuite ; ce joyau d’or
fait pour orner mainte tunique floue,
et ce pot de fard dont, jusque dans la mort
elle rougit ses ongles, ses tempes, ses joues…


MIDI

(Kairouan.)

Midi, pesante, merveilleuse incandescence,
Midi
sur la terrasse danse, danse,
et se mêle au jet d’eau qui roule ou rebondit ;

et le flot dansant, le flot des doubles vasques,
musical,
cherche ses vains échos fantasques
aux faïences des murs, aux voûtes de santal ;

et le gardien fidèle, l’huis des portes rondes
se clôt
sur les vaines rumeurs du monde,
sur les jeux du soleil mêlés aux jeux de l’eau ;

et dans la cour où les pigeons roucoulent, une rose
se meurt ;
des colonnes de marbre rose
s’évasent alentour comme de larges fleurs.

Et voici qu’à travers la moucharabieh peinte,
Midi
jaloux des masques et des feintes
glisse en babouches d’or aux chemins interdits…


LE JONGLEUR

(Biskra.)

Immobile et comme en suspens
rit son visage aminci de serpent
où l’or inquiet des prunelles danse.
Car ce regard jaune ordonne les jeux
… Une… Deux…
des multicolores qui s’élancent
et que happent… Une… Deux… Trois…
les frêles doigts
comme désossés dans une démence.

C’est à peine si
les muscles sous la peau fine ondulent
… Quatre… Cinq… Six…
Et les billes sautent, minuscules
… Sphères, billes, boules ou bulles…
Sept ! — Et l’or des yeux luit
qui les suit
… Une… Deux… l’une après l’une
dans leurs aériens circuits.

Car elles volent et circulent,
et se poursuivent, importunes,
et retombent à petit bruit,

rondes et nulles.
… Une… Deux… Trois…
Prunelles d’or et visage étroit…
Quatre… Cinq… et reflets étranges
nés de ces frêles doigts adroits :
bleu, vert, violet, orange…

Prisme dansant dans mes yeux brouillés
— dormants ?… éveillés ? —
Rêve qui mêle sa fortune
… Cinq… Six… aux reflets des lunes…
Sept ! — Fugace accord
des billes courant l’une après l’une…
Double point d’or
qui scintille et jubile
dans cette étroite face immobile !


ENNUI

La princesse Pensée est assise à ma porte.

Au fond du palais clos, d’or, de laque et de jade,
sur de graves coussins que chante un jet d’eau fade,
telle une fleur d’hiver rêve ma nonchalance ;
en des coupes d’argent meurent des violettes,
un arôme léger fume en des cassolettes,
et l’ennui, devant moi, l’ennui bleu se balance…

La princesse Pensée est assise à ma porte.

Et j’écoute siffler les rossignols de Perse,
et leur flûte se mêle aux notes que disperse
une flûte lointaine et dont la voix s’élance ;
un rayon de soleil, fugace amant des mouches,
d’une mouche de feu baise un coin de ma bouche,
et l’ennui, devant moi, l’ennui bleu se balance…

La princesse Pensée est assise à ma porte.

Ah ! palais enchanté, d’or, de jade et de laque,
frêles rayons dansants à travers l’ombre opaque,
musiques retombant aux jardins du silence,

parfums tendres, bassins qui reflétez mes poses,
voiles, graves coussins, violettes et roses,
l’ennui, le vaste ennui devant moi se balance !…

La princesse Pensée est assise à ma porte.


XXI

Un marabout veillant des tombes. — Le silence
est à peine troublé par le vent qui balance
la palmeraie et fuit en cachant son visage.
Là-bas, c’est l’infini d’un même paysage,
ici, tout l’infini qui nous étreint émane
de ce peuple muet des tombes musulmanes
sur lesquelles murmure une indulgente palme…
La lumière s’éteint aux vastes lointains calmes,
et dans mes yeux secrets l’infini se reflète
du Soir vêtu d’amour et d’ombre violette.


XXII

(Alger, Février 1914).

Ma sœur, je ne vous connais pas,
vous que mes yeux devinent là-bas
dans la demeure fraîche aux portes si bien closes.
… Ma sœur d’Alger, ma sœur, vos yeux noirs
ne furent jamais le double miroir
que de très peu — oh ! de très peu de choses :
ce pan du ciel… ce jardin plein de roses…

Et moi je songe à vous, à vos soucis légers
qui n’iront jamais, jamais voyager
plus loin, par-delà cette Alger
dont la mer vient baigner le luxe et la molle indolence ;
car des coutumes tissent autour de vous
comme un minutieux réseau jaloux
de menus soins, de vigilance,
et de soumission, et d’ombre, et de silence !

Et vous, ma sœur qui ne m’êtes rien,
vous ignorez aussi pourquoi je passe,
ce soir, avec une âme avide et lasse…
Vous ne connaissez rien des séculaires lois
qui glissent une autre note dans ma voix,

un simple anneau d’or autour de mon doigt,
ces lourds anneaux d’argent autour de vos chevilles ;

vous ignorez, grasse petite fille,
vous que des jeux puérils satisfont
mais qui régnez obscurément, selon le rite,
vous ignorez notre Occident cosmopolite,
notre nostalgie et nos ciels brumeux,
nos hâtes, nos secrets, nos jeux,
ce que nous portons de rudesse et de flamme,
et nos laideurs, et nos beautés,
et tout ce que la liberté
a fait de nous, les femmes !
Vous ignorez, vous ignorez ce qui nous touche…

Pourtant, sachez-le, le voile est en nous
que vous gardez, ô ma sœur, sur la bouche !

… Adieu, petits pieds traînant dans des babouches,
pots de fard, huiles, parfums, miel doux,
paresseuses mains aux grâces stupides,
rire enfantin — longs yeux sombres et vides…


JARDIN NOCTURNE

Nocturne jardin tout empli de silence,
voici que la lune ouverte se balance
en des voiles d’or fluides et légers ;
elle semble proche et cependant lointaine…
Son visage rit au cœur de la fontaine
et l’ombre pâlit sous les noirs orangers.

Nul bruit, si ce n’est le faible bruit de l’onde
fuyant goutte à goutte au bord des vasques rondes,
ou le bleu frisson d’une brise d’été,
furtive parmi des palmes invisibles…
Je sais, ô jardin, vos caresses sensibles
et votre languide et chaude volupté !

Je sais votre paix délectable et morose,
vos parfums d’iris, de jasmins et de roses,
vos charmes troublés de désir et d’ennui…
ô jardin muet ! — L’eau des vasques s’égoutte
avec un bruit faible et magique… J’écoute
ce baiser qui chante aux lèvres de la Nuit.


MAHOMET

Je l’ai vu. Mais peut-être est-ce en rêve… Son front
divin, que surmontait un large turban rond
constellé de brillants, aigretté d’émeraudes,
son front dodelinait un peu dans l’heure chaude ;
sa barbe déployant mille flocons légers
flottait en éventail ; ceint d’une écharpe molle
son manteau rebrodé d’algébriques symboles
sur sa panse baillait… Et du cœur des vergers,
et jusqu’à lui montaient, savamment mélangés,
des parfums d’abricot, de figue, de goyave…
Majestueux et beau, satisfait, sage et grave,
sous les ronds parasols bénissants des palmiers
Mahomet prit alors le chemin coutumier
de lys fleuri qui mène aux espaliers célestes.
— Fruits des quatre saisons — des cinq mondes !.. D’un geste
choisissant les plus mûrs et les plus délicats
le Prophète mordait à ces pulpes exquises :
grenades, lourds brugnons, dattes grasses, muscats
luisants comme des yeux, amandes que déguise
un masque velouté, ballonnets si vermeils
des oranges, melons jaunissant au soleil !
— Mahomet, quand il eut dépouillé mainte branche

et mangé, se tourna vers les vasques d’argent
d’où jaillissaient, sucrés, chantants et diligents,
des vins miraculeux… Il but. Sa barbe blanche
frémissait d’allégresse ; et quand il eut fini
de boire, Mahomet gaillard et rajeuni,
sur la verte pelouse ondulée, en cadence,
Mahomet esquissa lentement une danse.
Bras écartés, manteau gonflé par un bon vent,
il tournait, il tournait… Des musiques lointaines
guidaient ses pas joyeux, et les vins des fontaines
murmuraient à ses pieds mille propos savants.
Il tournait au milieu de visions parfaites ;
dans sa barbe il riait, doucement étourdi…
Et les oiseaux d’azur et d’or du Paradis
perchés sur ses doigts gourds ou sur sa vieille tête
célébraient de leurs chants la gaîté du Prophète !


SAGESSE

Au seuil des continents où la lumière nue,
avec des pieds brûlants chaussés de mules d’or
va, sur les toits unis danser, danser encor,
Sagesse, je vous ai sentie et reconnue !

Le long des longs chemins bordés de cactus bleus
vous cherchez la demeure où glissent des babouches,
où, parmi les divans et les hauts chasse-mouches
sommeille le harem en ses rêves moëlleux :

un peu d’ambre grésille ici — docte pincée ;
par la moucharabieh s’irise un peu de jour ;
l’écho s’est affaibli des vasques de la cour
où le jet d’eau retombe en musiques brisées…

Vous ne connaissez point l’espace ni le temps,
vous choisissez la paix au mystère mêlée,
vous êtes sororale à la femme voilée
comme au charme secret de l’ombre qui s’étend ;

votre désir muet s’incline vers les choses,
et vous nous racontez d’étranges paradis ;
les rosiers que vantait naguère Saadi
ne cesseront jamais de vous fleurir de roses…


Sagesse ! — Vous aimez au vespéral jardin
ces parfums merveilleux qui donnent un vertige ;
vous aimez ce jasmin qui tremble sur sa tige,
et, sous les orangers, cet iris clandestin ;

vous aimez la fraîcheur du matin diaphane,
ce svelte minaret sur le rouge couchant,
le verset du muezzin qui plane comme un chant,
la frise en mouvement de cette caravane ;

vous aimez ce repos que prend le chamelier
au bord d’une oasis frémissante de palmes,
et vous aimez, Sagesse indifférente et calme,
le vol harmonieux d’un pigeon familier ;

vos talons ont baigné dans l’eau de la fontaine,
votre souffle a vibré dans ce double bambou,
l’obole déposée au proche marabout
a su vous préserver de l’embûche certaine…

Et voici que pareille aux torpides déserts,
fidèle au chapelet de vos mains nonchalantes,
ou courbant votre rêve à ces spirales lentes
qui vont des narghilehs se mourir dans les airs,


Sagesse qui gardez intacte la Croyance,
Sagesse au noir haïk drapé de mille plis,
vous portez le fardeau des destins accomplis,
l’auréole du rite et de l’expérience !

Ô Sagesse très sage ! — Avec vous j’ai goûté
l’aride sol poudreux et la douceur kabyle,
et j’ai participé, dans la paix immobile,
à vos libations de soleil et d’été…

Un jour… C’était un jour sans ombre et sans buée,
et le cher jardin clos demeurait engourdi,
et je suivais des yeux sur les fleurs de midi
une abeille camuse aux pattes engluées ;

la mer non loin creusait son golfe de saphir,
la chaleur débordait comme de mains trop pleines,
et je sentais, puissante et lourde dans mes veines,
une onde paresseuse à la fin m’envahir ;

et les poivriers-nains pleins de senteurs amères
laissaient tomber leurs fruits au creux de mes genoux…
Sagesse d’Orient, que ne possédez-vous
mon âme de désir, de risque et de chimère !


DES SONGES &
DES PAROLES

LA COURSE D’ATALANTE

Que maudits soient vos pieds aux sandales rapides,
Atalante !… Souples et minces, purs et blancs,
sans retour entraînés par de nouveaux élans,
ils vont, ils vont, suivant le destin qui les guide…

Ils vont, et vous serrez plus fort vos poings nerveux.
Ô coudes rapprochés du buste qui se cambre,
seins lisses — boucliers qu’un joyau serti d’ambre
rend féminins — jeu souple et mol de vos cheveux !

Ils vont… Le souffle est court sur vos lèvres ouvertes,
une ardente moiteur fait luire votre peau…
Ils vont, ils vont… Ces champs où paissent des troupeaux
n’inclinent qu’à demi sous eux des toisons vertes ;

ils vont… Le cercle d’or qui brille à votre col
semble quelque rayon d’une lune en faucille,
et les anneaux passés autour de vos chevilles
tintent leur bruit d’argent quand vous frappez le sol ;

ils vont — ô pieds étroits ! — ils vont le long des sources
murmurantes pour eux de désirs imprécis,
mais l’inquiète ardeur qui fait votre souci
jamais n’aura laissé nul répit à leur course.


Sous les bois opportuns et des dieux explorés
la terre a déplié ses ténébreuses couches,
et de vous voir passer, l’homme, d’un cœur farouche
a voulu retenir ce qui ne peut durer…

Mais déjà vous fuyez vers d’autres paysages,
Atalante ! Souples et minces vont vos pieds,
et les chemins d’hier déjà sont oubliés,
les flots et les rumeurs, les fleurs et les visages,

les déserts, les cités, les temples, les jardins…
Jusqu’aux bords nébuleux des crêtes incertaines
ils vont, ils vont… Vos yeux ont des lueurs lointaines,
votre front obstiné d’impassibles dédains ;

et l’Amour vous convie, et les reflets des fêtes
se glissent à travers vos cheveux déployés…
Mais vous fuyez encor, mais toujours vous fuyez,
Atalante aux pieds vifs, sans détourner la tête !


DANSEUSE


… ἔγω φαμι ίοπλόχων
Mοισαν εύ λάχεμεν

Sœurs des Sœurs tisseuses de violettes,
une ardente veille blémit tes joues…
Danse ! Et que les rythmes aigus dénouent
tes bandelettes.

Suis la courbe inscrite au jardin des songes,
ploie au sein des voiles que l’air déploie,
danse, frémissante… danse ! Ta joie
vibre et prolonge…

Vase svelte, fresque mouvante et souple,
danse, danse, paumes vers nous tendues,
pieds étroits fuyant, tels des ailes nues
qu’Éros découple…

Sois la fleur multiple un peu balancée,
sois l’écharpe offerte au désir qui change,
sois la lampe chaste, la flamme étrange,
sois la pensée !

Danse, doux reptile. — Tes chairs sont mates
qu’enveloppe l’ombre des nuits stériles ;
sur tes seins d’enfant j’ai versé des huiles,
des aromates…


Danse, danse au chant de ma flûte creuse,
sœur des Sœurs divines. — La moiteur glisse,
baiser vain, le long de ta hanche lisse…
Vaine danseuse !


LA HALTE

Arrête, compagnon, car les ombres allongent.
Sur ces gradins étroits du temple abandonné,
drapés dans nos manteaux de laine et dans nos songes
nous attendrons en paix qu’un jour nouveau soit né.
Les pêcheurs sont rentrés au port ; j’entends les cimes
bruire faiblement des grands pins maritimes,
et le chant alterné des vagues dans la nuit.
Mais les dieux sont absents — Diane dort, sans doute,
ayant chassé dès l’aube en fleur. Comme une fleur
elle s’est inclinée au milieu de ses sœurs,
et les souffles divins ont mêlé leurs douceurs,
et les seins délicats s’apaisent sous les voiles ;
seules, dansent au ciel de légères étoiles,
seuls, la mer et les bois reposent, bruissants…
Mais non ! Vois — l’horizon s’est paré du croissant
dont la Vierge sacrée illumine sa route…
Diane réveillée est là, qui nous écoute !


FLÛTES DANS LE SOIR

Flûte, âme sonore et docile à la fois,
mon haleine en vous, qu’harmonisent mes doigts,
ô flûte, s’épand telle une âme mineure ;
âme de reflets et de limpidités,
toute confondue avec les chauds étés,
les charmes divers ou fugaces de l’heure.

Flûte, je dirai la végétale odeur
qu’émanent les pins maritimes, le cœur
des roses, les fruits préférés des priapes ;
je dirai la pêche aux duvets délicats,
et l’épaisse pulpe et le suc des muscats
ruisselant du toit par mille lourdes grappes.

Flûte, je dirai le secret épicé
d’un poivrier bleu que la brise a bercé ;
je dirai les sons, les lueurs embuées,
l’espace inquiet peuplé de mouvements
vagues, de frissons futiles et charmants,
de bruissements, d’images, de nuées.

Flûte, je dirai le svelte javelot
des ifs ; je dirai l’eau qui sommeille et l’eau

qui glisse, légère, avec des pieds habiles ;
je dirai le vol des papillons poudreux,
l’ombre qui s’étend le long des chemins creux,
le visage blanc des midis qui rutilent.

Flûte, je dirai la trirème d’argent
de la lune aux bords des infinis, nageant
vers quelque archipel de planètes nocturnes ;
la cigale ardente, ô flûte, et les pipeaux
fraternellement accordés des crapauds,
et l’épi sculpté des vasques taciturnes.

Flûte, je dirai la luciole aux yeux
clandestinement allumés par les dieux
pour être une lampe en des mains de vestale ;
la muse qu’éveille un écho du passé,
son rire dansant et son pas nuancé,
ses talons étroits revêtus de sandales ;

et puis je dirai pour les belles-de-nuit
mes pâles désirs, mon nostalgique ennui,
et tout ce qu’apporte une peine irréelle ;
je dirai mes pleurs, mon trouble et mon tourment
dans l’âme du soir, douce mortellement…
Flûte, âme docile, âme sonore et grêle !


SOUPIRANT LUNAIRE

Blanc Paon qui déployez ainsi qu’un éventail
votre queue, et de large en long, beau noctambule,
grave, cabré, royal — pour Elle, vaine bulle,
lampe vénitienne ou reine de sérail,
marchez, dodelinant de l’aigrette ; Pontife
des luxes, qui lui dédiez en ut majeur
ce lent frémissement de plumes, votre griffe
trace — pour Elle, encor — un frêle hiéroglyphe
dans le sable neigeux où va Votre-Blancheur.
Muet, vous décrivez cette sensible gamme
des poses, qui lui plaît, j’imagine ; elle, Dame
très chauve, des hauteurs de l’astral infini
mire au bassin dormant le rond visage uni
dont s’inspire, blanc Paon, tout votre épithalame !
Et vous marchez de large en long, au bord de l’eau,
précautieux, comme engoncé dans votre roue,
beau soupirant lointain de Celle qui se joue,
peut-être, où ne voit point derrière le halo
des brumes ; celle-là qui rit ou fait la moue,
sans qu’on s’en doute, et qui, Belle au visage uni,
sur le bassin dormant, de l’astral infini,
pour vous, blanc Paon royal, éventail noctambule,
se mire — ronde et blonde lampe… vaine bulle…


À LA ROSE BLANCHE

N’êtes-vous l’espoir muet et qui n’ose,
le neigeux calice de nos désirs,
l’unique floraison du rêve… blanche Rose ?
N’êtes-vous l’ébauche parfaite, la joie
pure et stérile de nos yeux,
vous qu’une brise flétrit ou ploie ?
La virginité de votre grâce
trouble mon âme d’un vague émoi,
et votre parfum me suit, tenace…
Immaculée ! — L’heure vaine s’achève
dans la robe des tons mineurs…
Mais n’êtes-vous, Rose, la floraison du rêve ?


À LA ROSE-THÉ

Or, dans le cristal qui vous possède, Rose,
dans l’intimité des pénombres décloses,
vous m’apparaissez, Princesse de langueur ;
votre lourd front las porte le poids d’un rêve…
Rose, dans la chambre aux pénombres moroses
vous vous souvenez, Rose-thé, nouvelle Ève,
du jardin perdu que troublait votre cœur,
de ce paradis embaumé de corolles…
Et je n’ai pour vous, Rose, que mes paroles.
Rêvez… Penchez-vous… Ne suis-je votre sœur ?
N’ai-je aussi vécu la minute fatale
où le paradis échappe à l’Ève folle ?
Mais je vois, je vois s’effeuiller vos pétales…
Rêvez… Penchez-vous… Donnez-moi votre cœur,
Rose, Rose-thé, Princesse de langueur !


À LA ROSE ROUGE

Et vous si multiple, Cramoisie,
au bord de l’uni bassin dormant
où s’attarde ma fantaisie ;
vous, Odorante, qui persistez
comme un regret dans la brume chaude,
et dont mes mains s’imprègnent longuement ;
vous, effeuillée sur l’émeraude
visqueuse des eaux, pétale à pétale…
Rose, n’êtes-vous la sanglante beauté
dernière des mourants étés ?
Ou peut-être, livrée à l’aile brutale
des nocturnes désirs,
Rose, n’êtes-vous parmi les vierges sages
que cette pudeur montant à leur visage ?


MATIN D’HIVER À LA FENÊTRE

Avec des mains circonspectes et lentes,
dispersez l’ombre confidente
en écartant les rideaux par degrés ;
le jour, le grand jour et sa robe nouvelle,
sur l’eau dormante encor de mes prunelles,
en tous lieux et sur toute chose,
de la même façon qu’il avait émigré
le jour doit revenir lentement, par degrés ;
il doit entrer furtivement, comme par fraude,
dans la chambre close, dans la chambre chaude.

Écartez par degrés les rideaux et les tulles.
Voici que l’hiver aux doigts blancs coagule
sur la vitre un herbier non pareil :
ce sont des fleurs de songe, froides et nulles,
des mousses pleines de soleil,
du givre agglutiné, mais qui se désagrège…
givre fugace, frère de la neige,
matutinale floraison,
blancheur qui fuit comme elle était venue
de la vitre claire, de la vitre nue.


Or, rideaux écartés, la lumière pénètre,
intense, intense, par la fenêtre ;
elle a chassé les ombres peu à peu ;
jalouse de la lampe et jalouse du feu
elle glisse, et se coule, et se pose.
Elle rit au miroir et fait luire le bois,
elle dissipe les masques sournois,
elle s’est fiancée avec la flamme rose,
la flamme qui danse au centre des choses
dans la chambre chaude, dans la chambre close.

Et dans mes yeux sombres comme ces ombres
qui les ont habités, coites et sombres,
dans mes yeux entr’ouverts et profonds,
dans l’émerveillement serein de mes prunelles
le jour, le grand jour et sa robe nouvelle,
de la même façon qu’il avait émigré
le jour est revenu lentement, par degrés,
givré, poudré, désireux de plaire !

Car nuits et matins se font et se défont
par la vitre nue, par la vitre claire…


SOIR PRÈS DU FEU

Intimes, sournoises, coites, feutrées,
à travers la vitre sont entrées
une à une, les ombres du soir.
Elles ont tramé comme des plis de doute
sur les eaux vives du miroir,
et j’ai vu peu à peu dissoutes
les choses dans l’incertitude…
Et je suis demeurée avec ma solitude.

Heure trouble ! — Je ris à la lampe, rose lune
qui veille, douce, auprès de l’âtre agonisant,
alors que mes songes, chemin faisant
s’égarent, s’attardent, s’apaisent
aux légendes muettes racontées par la braise.
Ah ! Soirs d’enfance évoqués peu à peu
dans ce miracle intime des cendres et du feu,
de la bûche crissante et rongée !

Voici : le palais brûlant de la Fée
s’érige… Mille nains rouges, dansants et fous,
s’acharnent à sa toiture de nuages…
mais la forêt où chemine le page

se décompose irrésistiblement,
et les voiles bleuâtres des princesses captives
vont, en spirales diluées,
se fondre avec la nuit sur de brumeuses rives…

Et le visage s’est nimbé des choses :
la coupe de jade aux laiteux reflets
sur la commode ancienne en bois de rose ;
les livres clos, rangés ainsi que des valets,
debout dans leur sobre livrée ;
l’ample bergère avec une dentelle aux manches,
et le cristal de ce vase élancé,
et cette gerbe de tulipes blanches…

Soir pareil aux Soirs de jadis ! Soir brouillé,
lourd de fantômes éveillés,
parfums, échos, vains rires tendres…
Pareil et dissemblable, et si brouillé de cendres !
L’horloge au tic tac monotone a sonné ;
la lampe s’éteint par degrés — rose lune
sous son frêle abat-jour nocturne,
et le conte s’achève avant que d’être né…

Et les choses retournent dans l’incertitude,
et je demeure seule avec ma solitude.


LA GAVOTTE

Lent Dimanche de province, lent Dimanche
qui s’allonge désespérément
des grisailles de ce lent Novembre !
… Autour de moi somnolent dans la chambre
avec leurs visages couleur du temps
les choses, les choses pleines de confidences.

Sur l’étagère une cruche à fleurs bleues
semble interroger l’eau terne du miroir.
Les murs sont à ramages… Les peluches
des fauteuils luisent… Lentement, les bûches
se consument à petit feu sournois.
De la fenêtre j’ai regardé la rue.

J’ai regardé la rue, mon front contre les vitres…
Jalouse de chaque pavé disjoint
glisse l’aigre et susurrante bise,
chassant un nuage de poussière grise ;
et j’ai vu venir — de loin, de loin…
le vieux joueur d’orgue de barbarie.

Comme jadis gambille sur son épaule
un maigre singe camard et pelé ;

ses doigts gourds tournent, tournent la manivelle…
Fausse d’un demi-ton, la ritournelle
égrène en mesure son chant enroué,
sa mélancolie désuète et niaise.

Je me souviens — j’avais alors de rondes joues
et mes cheveux en natte sur le dos…
Ma mère la jouait, la gavotte qui se trémousse !
Sur les touches ses petites mains couraient, douces ;
ses yeux se cachaient sous des cils mi-clos ;
elle fredonnait d’une voix un peu sourde…

Et voici qu’il danse sous ses robes bouffantes,
le Passé ! — Sol, do, si… Dièze ou bémol,
sous sa coiffure à brides il danse, il danse,
et son fantôme me fait la révérence…
Mi, do, ré… le Passé doux — le Passé mort !
— Ah ! ce Dimanche de province… ce Dimanche…


À LA PRINCESSE DÉFUNTE

Vous autres, belles Princesses de légende
que la Mort coucha sous des linceuls de prix
avec des mots magiques et des offrandes ;
vous autres dont les hommes furent épris,
belles Princesses aux doigts tendres,
aux cils recourbés, aux cheveux longs et doux,
aux fronts couronnés de guirlandes,
je ne saurais pleurer sur vous.

Je pleure, et vous entendrez ma plainte,
sur l’âme d’enfant, Princesse de clarté,
qui fut en moi vivante, ardente et sainte !
Dans sa voix chantait ce qu’on n’a pas écouté,
son front portait aussi des guirlandes frêles,
elle se fiançait aux matins d’été,
et ses cils recourbés battaient comme des ailes
d’hirondelle…

Elle était amoureuse de mille chimères blondes,
de tous les rêves qui dansent des rondes,
de cet immobile cortège tremblant
des étoiles se mirant dans l’onde…
Mais un vent glacé soufflait, violent !

Or je l’ai laissée au bord de la route ;
elle sera morte, morte sans qu’on s’en doute…
Nul n’aura suivi son léger cercueil blanc.

Depuis, elle revient avec l’ombre morose
des crépuscules de cendre et de deuil
qui nous font frissonner un peu, sans cause :
Elle hésite avant de franchir mon seuil…
Elle effeuille sous mes pas des roses,
et son regard furtif me suit…
Elle sourit à peine, elle repart sans bruit…
Me reproche-t-elle quelque chose ?

Et voilà pourquoi, belles Princesses de légende
aux doigts tendres, aux cheveux longs et doux,
je ne saurais pleurer sur vous.
La Mort vous apporte encore des guirlandes,
et vos linceuls brodés sont jonchés d’offrandes,
et votre temple est toujours visité…
Moi, je pleure le chant qu’on n’a pas écouté
de mon âme d’enfant, Princesse de clarté.


AU JARDIN DU SILENCE

Ah ! jardin fermé dont les lianes amoureuses
s’efforcent d’atteindre aux éphémères frémissants,
jardin, j’ai suivi tes lents dédales d’ombres creuses.
L’ouate du silence enveloppe et garde les choses,
la terre molle, l’eau des bassins, les lourdes roses…
Ah ! les lourdes roses pleines de torpeurs et d’encens !

Et des souffles chauds ont éventé mes cheveux sombres,
sombres comme l’aile des cygnes noirs perdus dans l’ombre,
et mon âme aussi s’est allongée avec mon corps,
et c’est ma langueur qui s’abandonne ou qui s’étire,
jardin, et j’ai voulu bannir les vieux accords
pour mieux discerner tes voix muettes et tes rires.

Et mes songes flottent… Je suis accablée et lucide
dans ce crépuscule, dans cette heure pesante et vide ;
et l’eau des bassins n’est plus qu’un miroir embué,
qu’un vague regard propice aux formes imprécises,
à ce visage peu à peu diminué
de l’heure mourante dans les plis de ses robes grises.

Ah ! jardin fermé, jardin qu’effleure du mystère,
mon âme pourtant, mon âme reste solitaire

parmi les fruits mûrs, les fruits détachés un à un…
Alors j’ai cueilli des roses qui venaient d’éclore,
je les respire, et puis je les respire encore…
Il me suffira d’avoir épuisé leur parfum !

Il me suffira d’être ce soir la passagère
dont les yeux nocturnes se sont reposés dans tes yeux,
jardin vespéral, jardin peuplé d’ombres légères !
Il me suffira, car ton charme est silencieux,
que des parfums m’aient enseigné cette magie
d’une volupté fiancée à ma nostalgie.


XXXIX

Je te crains, Amour qui viens à l’improviste
comme un voleur,
avec cette âme folle, ardente et triste,
et ce grand espoir égoïste !
Je te crains, Amour, et j’aime ma peur…
Car de toi peut-elle encore se défendre
ta faible proie aux rires tendres ?
Ton seul regard est sur elle penché,
tu n’as point rompu le silence,
et cette seule muette vigilance
a déjà le visage trouble du péché !
Amour, Amour qui nous ravages
nous laissant tels qu’un jardin desséché,
tes yeux sont beaux, tes yeux sauvages…
Mais, flux et reflux,
ce regard séduit, ce regard irrite
ma quiétude mise en fuite,
car puisque je crains, puisque j’hésite,
n’est-ce que déjà je ne m’appartiens plus ?…


XL

Par les chemins brumeux de la vie et des songes
nos pas n’ont point laissé d’empreintes sur le sable,
et de nos voix d’hier l’accent insaisissable
n’ira plus éveiller les doux échos-mensonges…

Ce soir-là ressemblait à des mots de Verlaine.
C’était un de ces soirs si divinement tendres
que les oiseaux du ciel se taisent pour entendre
le souffle musical de leurs tièdes haleines.

— Autour du bassin calme aux fluidités bleues,
des arbres-parasols et des arceaux magiques,
des gazons mols semés de roses léthargiques,
de graves paons traînant la gloire de leurs queues ;

une langueur éparse, une paix merveilleuse,
une lente fraîcheur tombant, moite et bénigne,
des parfums plus légers que des duvets de cygne,
des vers-luisants dans l’ombre allumés en veilleuse…

Et la lune naissante, et la nuit qui s’apprête.
Or comment n’avoir pas au cœur un émoi vague,
comment ne pas livrer mes mains vierges de bagues,
et ne pas incliner songeusement la tête !…


À L’AMOUR

Et tu nous quitteras dès l’aube encore sombre.
Tu t’enfuiras, muet, ombre parmi les ombres,
Amour qui nous charmais, Amour qui nous trahis !
Je sais — tu t’enfuiras vers de nouveaux pays,
vers des palais dormants, vers des lacs taciturnes,
du vol harmonieux de tes minces cothurnes…
hélas ! — Pensive et seule au fond de mon passé,
il ne me restera que d’avoir caressé
les plaisirs inconstants, la chimère et la joie,
la langueur et le songe, avec des mains de proie.
Il ne me restera que de t’avoir connu,
cher Amour né de nous, Amour superbe et nu,
qui, sur des lits défaits par un tendre carnage,
sommeilles, les cheveux à travers le visage !…
Il ne me restera que de t’avoir aimé
à l’heure où tu rôdais dans un jardin fermé,
dépouillant en chemin les branches importunes…
Amour, Amour nimbé d’or et de clair de lune
qui cours, la tige d’une rose entre les dents ;
Amour sournois, Amour aux gestes imprudents,
il ne me restera de toi que la faiblesse !
Ta douceur nous désarme à la fois et nous blesse

d’un mal impitoyable et pourtant merveilleux,
et nous demeurons pris aux fièvres de tes yeux,
et nous cherchons en toi l’image de nos rêves…
Mais tu nous quitteras. Je sais — l’étreinte est brève,
et le jour point, le jour mauvais comme un danger
où tu nous deviendras ce banal étranger
dont nul ne reconnaît la silhouette blême…
Cher Amour né de nous, faible plus que nous-mêmes !


XLII

C’était après la tiède et languide journée,
l’écharpe aux mille plis sur mes yeux ramenée
me voilait de mystère en son ombre flottante.
Nous marchions côte à côte avec l’Automne ardente
qui tord sa chevelure au-dessus des allées…
Des brises s’attardaient, à des senteurs mêlées,
et vous disiez : « Regarde, écoute !… L’heure est douce
comme un geste d’amour, comme un pas sur la mousse ;
une branche frissonne et l’autre se balance…
Regarde l’heure bleue … Écoute le silence…
Aspire tout Septembre aux calices des roses…
Rêve !… Ta rêverie auréole les choses. »


XLIII

Il fuit devant moi, le mystère de ta pensée…
Tes yeux, ce matin, n’ont pas cherché mes yeux ;
ta présence est absente… Le bruit soyeux
te laisse indifférent de mes jupes de faille.
Tu ne vois pas sur mon front pâle
les tulles seyants du large chapeau,
ni la rose qu’à ma ceinture j’ai passée…
Il fuit, il fuit, le mystère de ta pensée,
et dans ce voyage obscur et lointain
j’aurais peur — ah ! j’aurais peur de te suivre !
Mais je devine la douceur des rives
qui te plaisaient jadis ! Et ce matin
je t’ai senti là-bas, loin — très loin…
Tu ne réponds rien ? Les vieilles idoles
dévident bien des songes dans nos âmes folles
et nous retiennent par d’étranges liens…
Je sens… je crains en toi ces idoles
qui feignent d’être mortes pour mieux régner !
Tu ne réponds rien ? Leur visage
est plein d’énigmes ; l’âge même, l’âge
nimbe leur front d’une auréole ; sous leurs doigts
naissent mille merveilles ; leur faible voix

murmure, murmure d’inexprimables choses…
Tu ne réponds rien ? Ton sourire nie ?
Mais un souffle, un souffle glacé
de ma ceinture a détaché la rose
moins enivrante que ce trop beau Passé !
… Oui, oui, je sais
qu’à souffrir vainement mon cœur s’ingénie…


XLIV

Regarde tomber cette averse tiède
sur le jardin gourd si plein d’été.
C’est un vague murmure répété
de goutte en goutte et qui nous berce…
Des odeurs de terre mouillée et de foin
nous arrivent par la fenêtre où je m’appuie,
et le soleil à travers cette pluie
s’insinue encore, mais de loin,
comme un amant essayant d’une feinte…
Volupté de la demi-teinte ! Douceur
des murmurantes et fraîches buées !
— Regarde, regarde les branches remuées
qui s’émeuvent d’aise et de langueur
au jardin pluvieux, cœur de mon cœur…
Mais la parole n’est-elle inutile
devant ces fluides et subtiles musiques ?


XLV

En vérité — le sens-tu ? — ce qui nous divise
— et c’est là ma grande mélancolie —
ce qui nous divise ne saurait s’exprimer
par des paroles sonnantes et précises.
Et pourtant — oh ! la syllabe évasive,
l’écho diminué d’un écho ! —
ce qui nous divise bruit en sourdine
comme une barque falote glissant sur l’eau…

Ce qui nous divise — oh ! l’ombre d’une ombre,
le fantôme inquiet d’un fantôme ! —
aux heures troubles de l’aube ou du soir,
quand les nuances, quand les voix s’estompent,
ce qui nous divise rôde pourtant, rôde…
Et nous nous regardons un peu de biais,
et ta main quitte ma main plus chaude,
et je sens que tu sens — et tu sais que je sais…

Ce qui nous divise — oh ! le souffle d’un souffle, à peine ! —
ce qui nous divise obscurément
me glace pourtant et jusqu’à l’âme même.
Et c’est comme la froide et fade haleine

des tristesses anciennes qui reviennent
et des soirs de deuil en moi ranimés…
Et nulle parole n’exprimera jamais
cette froide haleine immatérielle !


XLVI

Ô cette soif inextinguible, merveilleuse,
ce tourment sourd de mon âme avide, ce désir,
ce grand désir qui monte, monte de ma lassitude !
… Ce grand désir ?… Non, car je veux
une coupe d’oubli pour y noyer mes chimères
et les paroles que chantent mes rêves ;
et je veux le silence, et l’ombre fraîche sur mes yeux,
et le repos, et la sérénité de l’heure.

Qu’Hier s’éloigne comme une danseuse
Sous ses voiles de tulle et de brume !… Longtemps, longtemps
a résonné l’écho de son rire hésitant…
Mais à quoi bon tout cela qui nous trouble !
Je n’allumerai plus la lampe si douce
qui me ferait veiller avec des morts. Je veux dormir
loin du visage brouillé des souvenirs.
… Ramenez avec soin les courtines.

Dormir ?… La Nuit au front moite, la Nuit, pourtant,
sœur bleue des ondes d’opale ou de lune,
la Nuit m’a fait signe !… Elle m’attend…
Son sourire à travers la vitre s’insinue…
Voici l’appel bondissant d’une source,

la caresse d’une brise floue…
Et le désir secret de mon âme — ce grand désir
voudrait s’égarer dans les nocturnes ruses !

Ô soif, soif ! Qui donc posera lentement
des mains pieuses sur mes chaudes lèvres ?
Qui me bercera d’un murmure blanc,
doucement, lentement ?…
Quel souffle ultime dissipera mes rêves,
et quelle sagesse régnera désormais
sur mon âme houleuse tour à tour et vide,
et qui ne sait ce qu’elle désire ?…


STANCES À L’AUTOMNE

Je vous pressens parfois, Automne ! Votre robe
sera fripée ainsi qu’un feuillage mouvant,
et vos pieds seront froids, car la brume et le vent
auront accompagné vos musiques d’Octobre ;

et le jour n’aura plus de gloires, mais des voiles
étroitement serrés à vos bras languissants…
Pâle Automne ma sœur, la langueur vous pressent
de mon âme, avec de grands lys dans vos mains pâles.

Ah ! ces fleurs dans vos mains, ces fleurs déjà flétries
par le sourire ultime et brûlant des étés !
Mais votre font qui ploie aura d’autres beautés,
votre voix connaîtra les notes féminines ;

vous me direz les noms des choses éphémères
qu’assemblera le soir en un suprême accord,
et ce désir étrange et profond de la mort,
et ce charme qui rôde au seuil des nuits désertes ;

vous me direz des mots sages d’une voix basse,
vos gestes déliés seront harmonieux…
Une autre volupté persiste en ces adieux
que vous faites aux jeux d’Amour, Automne chaste !


Je vous pressens, très calme et très sereine, seule
au milieu du chemin bruissant… La douceur
fleurira dans vos yeux, pâle Automne ma sœur
qui glisserez parmi la déroute des feuilles.


SOUS LA LAMPE

Du ténébreux divan où la pénombre rampe
parmi les coussins mols que frôlent mes cheveux,
je vais faire jouer, puisque ainsi tu le veux,
les diffuses clartés magiques de la lampe.

Les rideaux sont tirés sur les bruits du dehors…
J’allume. Le miroir, dans sa luisante face,
réfléchit cette flamme inquiète et fugace
dont la caresse ronge un fagot de bois mort ;

nous aimons ce miracle intime de la braise
qui s’écroule, pareille à quelque palais nain,
et qui, lorsque j’étends vers le foyer ma main,
de ses roses lueurs inégales la baise.

Et lampe, feu, miroir, font surgir tout à tour
les choses qui dormaient aux replis de la chambre,
ce collier de Beyrouth chargé de graines d’ambre,
ce paravent de laque et ce pourpre velours ;

des parfums nuancés dont s’attardent les charmes
nous viennent d’un coffret doucement entr’ouvert,
et de ce vase frêle où baignent, fleurs d’hiver,
de longs arums et des violettes de Parme ;


et nous nous sommes tus, et tes yeux vont là-bas
vers les méandres bleus du tabac que tu fumes,
et le livre s’est clos à l’heure de coutume,
le livre commencé que nous n’achevons pas ;

et tandis qu’au dehors la rumeur assoupie
ne nous apporte plus qu’un écho languissant
et que nous demeurons immobiles, je sens
ton désir, dieu nocturne et muet, qui m’épie.


PAROLES

Sous les remous du voile que j’éploie,
prenez mon front, mystère taciturne,
prenez mes yeux et leur flamme nocturne,
et mes deux mains, fraîches coupes de joie…

Nous partirons vers des rives sereines,
vers des jardins aux fleurs miraculeuses ;
nous apprendrons toutes les nébuleuses
qui sont là-haut d’impériales traînes ;

nous connaîtrons le chant des brises molles
dans l’infini qu’une aube divinise,
les vagues soirs lunaires de Venise,
et le sommeil au rythme des gondoles ;

nous voguerons en de muets caïques
le long des ifs et des palmes mouvantes,
et nous suivrons de défuntes Infantes
jusqu’aux parvis d’or et de mosaïque ;

les nuits du Sud aux profondes haleines
nous porterons des Indes jusqu’en Chine
où nous ferons un souper, j’imagine,
avec de blancs magots de porcelaine ;


nous baignerons en des sources d’opale,
en de grands lacs dont frissonnent les ondes,
et nos désirs, et nos tendresses blondes,
et nos langueurs nostalgiques et pâles ;

je vous dirai, plus doux que des oranges,
plus merveilleux que les pas d’une danse,
des vers bercés par la souple cadence…
Vous vous perdrez dans mes songes étranges !

Prenez, prenez ces longs cheveux de cendre
sous les remous du voile que j’éploie,
et mes deux mains, fraîches coupes de joie,
et mon amour tenace, faible et tendre.


L

Souviens-toi — le jour las et moite… la croisée
mi-close… un peu de ciel orageux à travers
le rideau frémissant des mols feuillages verts :
jeu dansant et changeant de lueurs tamisées.

Un Bouddah japonais, de grands coffres indous,
des bibelots épars, des coussins et des livres…
Souviens-toi — nous sentions que le charme de vivre
se goûte avec lenteur comme un vin rare et doux !

Et d’un lied oublié je retrouvais les notes ;
tu te penchais un peu vers moi, pour écouter ;
dans ces vagues senteurs d’Orient et de thé
vibrait étrangement ma musique falote…

Ah ! souvenirs ! Ce jour défaillant, ce parfum,
ce chant, cette langueur éparse dans les choses,
et puis soudain, pareils à des neiges décloses,
les pétales tombant d’une rose, un à un.


LI

Devant une eau perfide et qui fuit mon étreinte
ou dont l’âme tarit aux soleils de Juillet
mon cœur a pressenti les longs soirs inquiets…
Car en nos voluptés se glisse un peu de crainte.

Aimer… Et puis craindre d’aimer !… Sais-je pourquoi
l’amour nous enferma sous un réseau fragile,
pourquoi brève est la flamme en sa lampe d’argile,
moins sonore l’écho qui répond à ma voix ?

Sais-je pourquoi l’été, déjà, sur mon visage
a disposé les plis de ses voiles flottants,
pourquoi se meurt le jour… pourquoi l’ombre s’étend ?
Or d’ombres et d’échos sont tramés les présages.

Je sais qu’au philtre doux se mêlera demain
sans doute, une saveur étrangement amère…
Et comment ignorer ce qu’elle a d’éphémère,
la rose impériale ouverte dans ma main !


OMBRES

Fantômes dansants, fols et fluides corps
devinés à peine,
vous qui me parlez avec la voix des morts,
cette voix lointaine…
lorsque vient la nuit, la donneuse de paix
et de solitude,
vous m’apparaissez — et je vous reconnais
avec certitude.
Je vous vois surgir comme à pas de velours
de l’alcôve sombre,
ou d’un vol furtif chassant un rêve lourd,
ô légères ombres !
Vous touchez mon front, mes cheveux dévoilés,
mes paupières closes,
et je vous écoute, et vous me rappelez
de très vieilles choses ;
car c’est du passé, des souvenirs secrets,
des lèvres fanées,
c’est de mes loisirs et c’est de mes regrets
que vous êtes nées.
C’est ainsi qu’en vous mes meilleures amours
ont jeté l’amarre ;

que la cendre gît encore de mes jours
dans vos doigts avares ;
qu’un reflet encore, émouvant et vivant,
dans mes yeux persiste
du visage étroit où mon regard d’enfant
brûlait, déjà triste…
Vous rythmez mon cœur, visiteuses de nuit,
et je vous redoute,
et sans vous pourtant je n’aurais nul appui
sur l’hostile route ;
j’irais pas à pas vers l’avenir diffus,
sans but et sans bible,
si vous n’attachiez à tout ce que je fus
des fils invisibles.
Guidez, guidez-moi hors des brumeux chemins,
loin de ces dédales
pleins d’obscurs dangers !.. Ombres, voici mes mains,
mes mains sororales.
… Votre voix ressemble à cette voix des morts
lointaine et diverse…
Fantômes dansants, fols et fluides corps
qu’une voix disperse !


REPROCHE

Chercheras-tu jamais, à l’heure trouble et sombre,
chercheras-tu son ombre au seuil mouvant de l’Ombre ?

Peut-être diras-tu de cette ombre ingénue :
« C’est par un même soir de deuil qu’elle est venue.

« Elle était une sœur des branches inclinées,
« des étangs nébuleux, des pâles destinées ;

« elle craignait l’aurore et ses fantômes ; nulle
« mieux qu’elle n’a senti la paix des crépuscules ;

« ses mains que poursuivaient un bleu reflet de l’âtre
« ressemblaient à deux fleurs de lumière et d’albâtre,

« et l’on voyait courir emmêlant leurs méandres
« les bleus réseaux autour de ses deux poignets tendres ;

« ses doigts ne portaient point de bagues inutiles,
« mais se pliaient au jeu des caresses subtiles ;

« ses gestes déliés avaient de souples grâces
« qui s’épanouissaient librement dans l’espace ;


« sereine était sa voix dont les notes égales
« multipliaient l’écho des choses musicales ;

« fluide était son rire et chantant comme une onde ;
« dans la nuit de ses yeux dormaient les nuits du monde ;

« ses voiles bruissaient au milieu des feuillages,
« et son esprit léger savait de longs voyages !…

« C’est par un soir pareil, un pâle soir de lune,
« que je la vis entrer, pâle, fragile et brune ;

« ce n’était qu’une enfant, une enfant brune et douce…
« Il fallait à ses pieds du sable et de la mousse ;

« il fallait à son front des oreillers de soie,
« à son oisiveté des fleurs et de la joie ;

« il fallait à ses bras des étreintes moins brèves,
« à son âme il fallait plus d’espoirs, plus de rêves !

« Or moi je déchirais sa robe parfumée…
« Et je sais à présent que je l’ai mal aimée. »


RYTHME AU PAPILLON MORT

Passant miraculeux, fleur bizarre et fatale,
vos antennes, vos doubles pétales
qu’une rose tremblante embauma longuement,
lunaire papillon, chose furtive et tendre
à la robe d’émail et de cendre,
vos ailes désormais reposent, frêle amant
qui suiviez tant et tant de méandres !

Hésitant et muet, votre vol a touché
— ah ! le front endormi de Psyché
sur ce nocturne seuil où se meurent des lampes ;
vol hésitant et doux, muet et sinueux,
vol léger dont les sillages bleus
mêlent aux voluptés paresseuses qui rampent
des caprices, des rires, des jeux.

Vol muet et léger… Merveille des merveilles !
Tout dormait… Tout s’émeut et s’éveille
lorsque vous pénétrez aux blancs jardins d’ennui ;
une haleine soudain sur les corolles danse,
et la lune sur l’eau se balance,
et les brouillards touffus oubliés dans la nuit
luisent, luisent d’étranges nuances…


Et je dormais aussi quand votre aile a touché
— ah ! le front endormi de Psyché,
faible adorablement, virginale et captive…
Et ce vol sinueux plein d’aise et de langueur
a frôlé tour à tour d’autres fleurs…
Et je vous ai senti comme une flamme vive
palpiter, palpiter sur mon cœur !

Mais voici que défunte est l’ivresse fugace ;
effacés, le sillage ou la trace
des pétales de cendre et d’émail-champlevé…
Et vous reposerez désormais, frêle chose,
voyageur qu’embaumait une rose,
dans l’immobile ardeur du poème achevé
sous la lune — la lune morose.


RESOUVENANCES

Car j’ai peuplé toute nostalgie,
toute heure floue au charme des lampes,
et toute veille, un doigt sur la tempe,
de souvenirs — fugace magie…

de souvenirs, de reflets d’opale,
fantômes bleus dont l’étreinte est douce
et qui semblaient glisser sur la mousse…
de souvenirs fugaces et pâles.

Aubes, midis, brumeux crépuscules,
s’en vont dansants et parés de nimbes,
et nous suivons aux bords de ces limbes
les temps défunts, les temps qui reculent ;

le parc muet s’anime, frissonne
comme une femme inquiète et triste ;
ma guimpe est blanche, en frêle batiste ;
les rossignols se sont tus… Personne…

Mais notre amour caché dans les branches,
ardent et trouble, et tendre, et qui cède ;
dans votre main, ma main, jouet tiède…
et vous froissez la batiste blanche !


— Amour, Amour, qu’à travers les choses
votre parfum rôde et s’insinue !
J’ai deviné votre épaule nue
comme un parfum révèle une rose…

N’est-il, hélas, n’est-il nulle digue
pour protéger de vos influences ?…
Que votre voix se vêt de nuances,
Amour, Amour en baisers prodigue !

… Ah ! j’ai peuplé toute nostalgie,
toute heure floue au charme des lampes
et toute veille, un doigt sur la tempe,
de souvenirs — fugace magie…

de souvenirs, de reflets d’opale,
fantômes bleus dont l’étreinte est douce
et qui semblent glisser sur la mousse…
de souvenirs fugaces et pâles.


RECOMMENCEMENTS

Et nous t’avons reprise, barque de cinname !…
Des chimères mauvaises se sont dissipées,
et nous irons encore sur les eaux frappées
par la double cadence d’une heureuse rame.

La douceur renouée frissonne, s’étonne,
timide mais riante à travers ses larmes.
— Nous irons, fleurs des saules, respirer vos charmes,
nous fuirons vos atteintes, rafales d’automne !

Du fidèle rivage, quel dieu nous épie ?…
Ah ! brisons les amarres ! Les chaînes meilleures
ont gardé nos tendresses… Aimons — il est l’heure…
La parole défunte n’était qu’assoupie.

Pleins de dons et de forces, et pourtant esclaves,
et désormais avares, dans nos mains prudentes
nous tiendrons abritée du vent qui la tente
une amour plus profonde, plus chaude, plus grave.


REFLORAISONS

Écoutez-moi. Dans l’heure qui s’apaise
votre âme aussi doit apaiser ses fièvres
et consentir. Des mots sont sur mes lèvres
que vous devez entendre, je le veux.
— Où sont, hélas ! nos fragiles aveux ?…
Mais j’ai cessé la querelle mauvaise ;
je n’ai pour vous nul fade et vain pardon,
nulle rancune ardente ou résignée.
Rassurez-vous — je viens, d’ombre baignée,
et pâle, et calme, et grave, avec des yeux
plus indulgents et plus mystérieux
d’avoir scruté les ombres de nos âmes.
Vous qui, jadis, ne vouliez point entendre,
écoutez-moi — c’est remuer la cendre
et n’aspirer qu’un reflet de parfum ;
l’heure n’est plus du long émoi défunt,
mais sachez-le : mes larmes répandues,
amère pluie, ont en moi fécondé
d’autres moissons. — Ah ! tendresses perdues,
cristal brisé comme une destinée,
roses d’hier !… Mais des roses fanées
voici qu’en moi d’autres roses sont nées.


BERCEUSE

Dormez, enfant. À travers les courtines j’épie
le rythme égal de votre haleine ; la veilleuse
dans la chambre secrète brûle… Dormez, dormez.
L’oreiller de plumes sous votre front se creuse
comme une paume ; devant vos yeux fermés
passent les belles images menteuses…

Peut-être vous souvient-il encore des choses
qui bientôt se dissiperont une à une ?…
Rêvez, enfant, rêvez des jardins immatériels
où luisent de pâles et tièdes lunes,
où s’épanouissent tant de divines roses,
où dansent en rond des anges aux lèvres de miel !

Dormez… Rêvez… Nulle fée brune, blonde ou rousse,
ne lancera sur vous les miracles de sa corbeille ;
les fées sont mortes un beau soir, je ne sais comment.
Ont-elles fui, légères, sur les molles mousses ?
Sont-elles retournées à leur Passé charmant ?
… Mais le Destin vous a baisé sur la bouche.


Dans ses doigts, enfant, dans ses doigts gît votre vie.
Désormais — sachez-le, petite parcelle éphémère —
vous serez un homme parmi les humains ;
vos pas laisseront des sillages d’envie,
vous mordrez à des grappes douces-amères,
vous verrez se disjoindre peu à peu des mains.

Vous apprendrez les aubes, les jours, les crépuscules,
et les nocturnes voix, et les musiques du silence,
et l’étreinte inquiète de notre Occident ;
vous dépouillerez l’arbre de la science,
et tour à tour séduit, ardent, imprudent,
vous chercherez la porte des nouvelles Jouvences…

Dormez, enfant ! Vous déchirerez la brume chaste
pour suivre les bleus feux-follets sous les aunes,
au bord des étangs glauques et pervers ;
et vous vous éprendrez de soleil et d’espace,
et les mille visages de l’univers
dans vos prunelles se refléteront, fugaces ;

vous serez vainqueur et vous serez esclave :
vous embarquerez sur la nef de joie,
cette nef sans pilote et sans avirons

dont la houle caresse les parois étroites ;
des désirs en vous soudain glisseront,
pareils aux reptiles qu’un charmeur déploie ;

vous gaspillerez de vos deux mains prodigues
les fleurs d’avril et les moissons d’automne…
Dormez… Rêvez, petit enfant !
Vous connaîtrez l’effort et puis la fatigue,
et que la gloire saoule aux mille tuniques
a mille charmes décevants.

Et les heures d’hiver, les longues heures givrées
vous diront à l’oreille la mélancolie
cachée derrière le décor.
Sous ses vains masques, l’âme vous sera livrée…
Dormez sans crainte, dormez ! — Alors
votre âme chantera comme un violon triste !

Las pèlerin de l’incertitude
dont les pieds saignent dans la poussière
vous tomberez près d’un seuil inconnu,
et la dernière amante avec sa berceuse funèbre,
petit enfant dormant et nu,
la Mort vous conduira jusqu’aux rives de ténèbres…


Dormez. Vous ne sauriez entendre ces choses,
et ce sont là folles paroles nulles !
— Dormez, ce soir. Rêvez des jardins immatériels
où luisent les pâles et tièdes lunes,
où s’épanouissent tant de divines roses,
où dansent en rond des anges aux lèvres de miel…


DIALOGUE

Se pourra-t-il qu’un jour ressemblant comme un frère
au jour qui nous étreint, dans ses tuniques sombres,
dans ses robes de paix, de brume et de mystère,
elle vienne, et sur moi pèse du poids des Ombres…

se pourra-t-il ! — Déjà, de l’ombre des phalènes,
elle, la Mort qui guette — ô sournoise, ô fatale !
— elle aux vagues échos, elle aux fades haleines
murmure… Et j’ai frémi d’entendre sa sandale.

Or elle dit : « J’attends mon heure et ma victoire.
« Un jour comme aujourd’hui qui frôle ta fenêtre,
« un jour comme aujourd’hui, ma longue forme noire
« sur toi se penchera pour te mieux reconnaître.

« Sur tes membres figés, sur ta rigide couche
« j’inclinerai mon front chargé des nuits futures,
« et ma bouche viendra se clore sur ta bouche
« avec le froid baiser qui s’impose et qui dure !…

« Tu me crains ? C’est la Vie et l’Amour qu’il faut craindre !
« C’est ce tumulte vain, ce désordre prodigue,
« et ces liens légers que tes doigts veulent joindre,
« et ce fuyant plaisir qui connaît la fatigue ;


« c’est l’odorant verger qu’un essaim blond torture,
« c’est le trésor croulant des moissons fortunées,
« c’est le bleu crépuscule errant, c’est la ceinture
« qu’enroulent les saisons aux dansantes années…

« Crains la Vie : elle est femme avec les toisons rousses
« pleines d’acres parfums sur ses reins épandues ;
« ah ! ne respire pas ses forêts et ses mousses,
« n’écoute pas ses chants qui vont tenter les nues ;

« garde, garde tes pieds du repli de ses ondes,
« crains de mêler au sien les grappes de ton rire,
« et crains de t’abreuver à ses vasques profondes
« ou de trop partager son magique délire…

« Crains l’Amour ! Crains l’Amour souple comme un esclave
« mais plus que d’autres dieux trompeur et despotique ;
« sa lèvre est sinueuse et sa parole grave,
« dans ses doigts, mollement, vibre la lyre antique ;

« et du désert, voici des souffles chauds qui rampent
« parmi les voluptés flottantes de ses voiles ;
« des pampres et des fleurs émerveillent ses tempes,
« dans ses yeux infinis s’allument des étoiles…


« Crains l’Amour éloquent, beau prometteur de joies,
« l’Amour aux jeux divins dont s’anime ta joue,
« mais dont l’aube est un lac perfide où l’on se noie,
« mais dont le souvenir continue et bafoue !

« Préfère-moi. Préfère aux grands périls des choses
« mes étranges lueurs et mes ombres fidèles.
« Nous prendrons des chemins jonchés de pâles roses,
« je fleurirai ton sein de chastes asphodèles ;

« tu me suivras le long des longs espaces calmes,
« jusqu’aux fleuves d’oubli que franchissent les Ombres,
« et nous voyagerons à l’abri de mes palmes
« sous des astres nouveaux, sous des lunes sans nombre ;

« puis j’ouvrirai pour toi la retraite éternelle !
« Ombre, des superflus à jamais dépouillée,
« Ombre, tu connaîtras si ma demeure est belle
« que baigne le Léthé sous ces lunes brouillées ;

« tu verras des jardins où nul vent ne balance
« mes cyprès nébuleux et mes hauts lys de gloire,
« et tu t’allongeras sur des lits de silence,
« et tes rêves sereins n’auront plus de mémoire… »


Et moi j’ai répondu : « Prépare mon suaire,
« ô Mort, mais qu’après toi passe une main d’artiste
« pour graver un Éros dormant aux ailes tristes
« sur la stèle érigée en stèle funéraire ! »


NUIT

Mes yeux, vous ai-je bien servis ? Car il vous plaît
d’être servis, vous, vous dont la lueur profonde
peut réfléchir un ciel et contenir un monde !
Tour à tour, ô mes yeux intenses, mes deux yeux
étrangement secrets, tendrement curieux,
tour à tour vous aimez et vous quittez les choses.
— Comme des courtisans dans un jardin de roses,
Aubes, Midis et Soirs devant vous ont dansé ;
le Passé vous a pris au piège… le Passé !
Et votre sœur la Nuit sur vos ondes moroses
penchait hier un front orgueilleux et glacé…

Oui, mes yeux noirs épris d’images fugitives,
tour à tour vous avez élu diversement
la plaine ou les sommets, la rivière ou la rive,
l’horizon nuageux ou le palais dormant,
l’île voluptueuse ou la palme chétive ;
tour à tour votre choix vaguait, irrésolu,
de ces denses cités filles des cathédrales
aux lacs brumeux veillés par les lampes astrales ;
des mers vous ont donné leur flux et leur reflux,
des bergers ont pour vous mimé des pastorales ;

le voyage terrestre en vous s’est déroulé
plein de jeux imprévus, de changeantes images ;
l’insidieux Ulysse et les dévots rois Mages
n’ont point, en ces temps-là, croisé plus de visages…
Et n’avez-vous, mes yeux, découvert les clartés
de la chair périssable aux promptes déchéances,
la gamme des couleurs, la ruse des nuances,
et la forme adorable, et le trait ingénu ?
Errantes visions que rien n’a fatiguées,
caravanes d’amour au seuil d’une mosquée,
colonne solitaire et droite — marbre nu !

Atalante fuyait, fuyait… J’ai reconnu
la trace de ses pas sur le sable indiquée…

Que je crains désormais les destins accomplis,
ces doigts qui fermeront sur vous mes deux paupières,
cet horrible néant, ce froid, ces lourdes pierres
retombant sur un gouffre et scellant des oublis !
Que je crains désormais l’inexorable lit
de cette Mort vouant aux ombres éternelles
l’éclat passionné des humaines prunelles !

Cependant tout cela, mes yeux, mes sombres yeux,
tout cela qui renaît d’une suprême vie

pour avoir, dans votre eau merveilleuse et ravie,
glissé confusément à la faveur des dieux ;
tout cela, reflété dans cette onde éloquente,
qui m’émeut, et m’exalte, et bout avec mon sang,
mondes transfigurés, vergers éblouissants
où l’on devine au loin des rires de bacchantes ;
tout cela qui m’embaume et de myrrhe et d’encens
devra-t-il se dissoudre alors pour disparaître ?…
Et ne vous ai-je pas servis dans l’heure brève
afin qu’il vous souvienne, ô mes yeux, dans la mort,
et que votre mémoire en durant, peuple encor
le sommeil redouté de rêves et de rêves !…