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Mirifiques Aventures de maître Antifer/Première partie/Chapitre XIII

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XIII

Dans lequel le gabarier Trégomain navigue assez heureusement sur un « vaisseau du désert ».

Le lendemain, 23 mars, dès l’aube, une caravane quittait la capitale de l’imanat, et suivait la route à proximité du littoral.

Une véritable caravane, et telle que le gabarier n’en avait jamais vu défiler à travers les landes d’Ille-et-Vilaine. Il fit cet aveu à Juhel, lequel ne s’en étonna point. Cette caravane comptait une centaine d’Arabes et d’Hindous, plus des bêtes de somme en nombre à peu près égal. Avec cette force numérique, les périls du voyage étaient conjurés. Il n’y aurait pas à s’inquiéter d’un coup de main des pirates de terre, moins dangereux, d’ailleurs, que les pirates de mer.

Parmi les indigènes, on remarquait deux ou trois de ces financiers ou négociants, dont l’agent français avait parlé. Ils voyageaient sans apparat, uniquement préoccupés des affaires qui les appelaient à Sohar.

Quant à l’élément étranger, il était représenté par les trois Français, maître Antifer, Juhel, Gildas Trégomain, et les deux Égyptiens, Nazim et Ben-Omar.

Ces derniers n’avaient eu garde de manquer le départ de la caravane. Ayant appris, puisque maître Antifer ne s’en cachait pas, que celui-ci devait partir le lendemain, ils s’étaient préparés en conséquence. Il va de soi que le Malouin ne s’était aucunement inquiété de Ben-Omar et de son clerc. À eux de le suivre comme ils l’entendraient, et sans qu’il eût à en prendre souci. Son intention bien arrêtée était de ne pas avoir l’air de les connaître. Lorsqu’il les aperçut au milieu de la caravane, il ne les honora même pas d’un salut, et, sous son regard menaçant, le gabarier n’osa tourner la tête de leur côté.

Les bêtes qui servaient au transport des voyageurs et des marchandises étaient de trois sortes : chameaux, mulets, ânes. On aurait en vain songé à utiliser un véhicule quelconque, fût-ce une charrette rudimentaire. Comment le véhicule eût-il roulé sur un sol cahoteux, dépourvu de routes frayées, marécageux parfois, comme le sont ces prairies humides auxquelles on donne le nom de « mauves » ? Tout le monde était monté selon sa convenance.

Deux mulets de moyenne taille, vigoureux et ardents, portaient l’oncle et le neveu. Les loueurs de Mascate, des juifs très entendus en affaires, leur avaient fourni ces montures habituées au train des caravanes, — à un bon prix, cela va sans dire. Maître Antifer devait-il regarder à quelques centaines de pistoles de plus ou de moins ? Non, évidemment. Toutefois, pour n’importe quelle somme, on ne put trouver un mulet dont la solidité fût en rapport avec le poids de Gildas Trégomain. Sous cette masse humaine, pendant un trajet de cinquante lieues, aucun représentant de la race mulassière n’eût été en état de résister. De là, nécessité de se pourvoir d’un animal plus robuste pour le service de l’ex-patron de la Charmante-Amélie.

« Sais-tu que tu es embarrassant, gabarier ? lui avait dit poliment maître Antifer, après avoir renvoyé les mulets qui furent successivement essayés.

— Que veux-tu, mon ami ?… Il ne fallait pas m’obliger à t’accompagner !… Laisse-moi à Mascate où je t’attendrai…

— Jamais !

— Je ne peux pourtant pas me faire transporter en plusieurs morceaux…

— Monsieur Trégomain, avait demandé Juhel, auriez-vous de la répugnance à employer un chameau ?

— Aucune, mon garçon, si le chameau n’en éprouvait pas à me servir de monture.

— C’est une idée, s’était écrié maître Antifer. Il sera très bien sur un de ces chameaux…

— Si justement appelés « vaisseaux du désert ! » avait ajouté Juhel.

— Va pour le vaisseau du désert ! » s’était contenté de répondre l’accommodant gabarier.

Et voilà comment, ce jour-là, sur un colossal échantillon de ces ruminants, entre les deux bosses du robuste animal, était achevalé Gildas Trégomain. Cela ne lui déplaisait pas. Même, à sa place, peut-être un autre en eût-il été très fier. S’il éprouva ce sentiment bien légitime, il n’en montra rien, et ne songea qu’à gouverner au mieux son vaisseau, à épargner des embardées inutiles, à le tenir en bonne direction. Sans doute, lorsque la caravane prenait une allure plus rapide, le train de la bête ne laissait pas d’être rude. Mais les assises charnues du gabarier étaient suffisantes pour amortir ces coups de tangage.

À l’arrière de la caravane, où il restait de préférence, Saouk montait un mulet un peu vif, en cavalier rompu à ce genre d’exercice. Près de lui, ou du moins mettant toute son attention à ne point être distancé, Ben-Omar chevauchait un petit âne, ses pieds rasant presque la terre, — ce qui devait exempter de gravité les chutes éventuelles. Enfourcher un mulet ?… Jamais le notaire n’avait pu s’y décider. Il serait tombé de trop haut. D’ailleurs, ces mulets arabes sont fringants, impétueux, capricieux, et il faut une main énergique pour les maîtriser.

La caravane marchait de manière à franchir une étape d’une dizaine de lieues par journée, coupée d’une halte de deux heures au moment de la méridienne. En quatre jours, elle aurait atteint Sohar, s’il ne se produisait aucun retard.

Quatre jours, voilà qui devait paraître d’une interminable longueur à maître Antifer, toujours éperonné par l’obsession de son îlot. Et pourtant il touchait au terme de son aventureux voyage… Quelques traites encore, et il serait au but… Pourquoi donc se sentait-il plus nerveux, plus inquiet, à mesure qu’il approchait de l’instant décisif ? Ses compagnons n’arrivaient pas à tirer une parole de lui. Ils en étaient réduits à causer entre eux.

Et, du haut de son ruminant, se balançant d’une bosse à l’autre, voici que le gabarier fit cette réflexion :

« Juhel, de toi à moi, est-ce que tu crois au trésor de Kamylk-Pacha ?

— Hum ! répondit Juhel, cela m’a la mine d’être par trop fantasmagorique !

— Juhel… s’il n’y avait pas d’îlot ?…

— Et, en admettant qu’il y eût un îlot, monsieur Trégomain, s’il n’y avait pas de trésor ?… Mon oncle serait obligé d’imiter ce fameux capitaine marseillais, parti pour Bourbon, et qui, faute d’avoir trouvé Bourbon, était revenu à Marseille !

— Voilà qui lui serait un coup terrible, Juhel, et je ne sais si son cerveau y résisterait ! »

On croira volontiers que le gabarier et son jeune ami se gardaient de discuter ces hypothèses en présence de maître Antifer. À quoi bon ? Rien n’aurait pu ébranler les convictions de cet entêté. Douter que les diamants et autres pierres d’une valeur énorme fussent à l’endroit où Kamylk-Pacha les avait enfouies sur cet îlot dont il connaissait la situation exacte, cela ne fût jamais entré dans sa pensée. Non, et il s’inquiétait uniquement de certaines difficultés d’exécution pour mener à bonne fin sa campagne.

En effet, le voyage d’aller était relativement facile. Il s’accomplirait sans encombres, c’était probable. Une fois à Sohar, on verrait à se procurer une embarcation, on irait à la découverte de l’îlot, on déterrerait les trois barils… Il n’y avait rien là qui fût de nature à tracasser un esprit aussi résolu que celui de notre Malouin. Se transporter de sa personne, accompagné du gabarier et de Juhel, au milieu d’une caravane, quoi de plus facile ? Il était supposable également que la translation du trésor depuis l’îlot jusqu’à Sohar ne rencontrerait aucun obstacle. Mais, pour revenir à Mascate, ces barils emplis d’or et de pierres précieuses, il faudrait les charger sur des chameaux de bât, à l’instar de ces marchandises dont le transit s’opère le long du littoral… Et comment les embarquerait-on sans éveiller l’attention des agents de douane… sans se voir contraint à quelque énorme paiement de droits ?… Qui sait même si l’iman ne serait pas tenté de les accaparer, de se déclarer propriétaire absolu d’un trésor découvert sur ses territoires ? Car maître Antifer avait beau dire « mon îlot », l’îlot ne lui appartenait pas… Kamylk-Pacha n’avait pu le lui léguer, et, incontestablement, cet îlot faisait partie de l’imanat de Mascate !

C’étaient là, sans parler des difficultés de transport au retour, du réembarquement à bord du prochain paquebot pour Suez, plusieurs raisons capitales de se sentir très perplexe. Aussi quelle idée absurde et intempestive le riche Égyptien avait-il eue de confier ses richesses à un îlot du golfe d’Oman ?… N’en existait-il pas d’autres par centaines, par milliers, disséminés à la surface des mers, fût-ce au milieu des innombrables groupes du Pacifique, qui échappent à toute surveillance, dont la propriété n’est revendiquée par personne, où l’héritier aurait pu si aisément recueillir son héritage sans éveiller aucun soupçon ?…

Bref, les choses étaient telles. Impossible d’y rien changer. L’îlot occupait un point du golfe d’Oman depuis la formation géologique de notre sphéroïde, il y resterait jusqu’à la fin du monde. Quel malheur qu’on ne pût lui donner la remorque pour le conduire en vue de Saint-Malo !… Voilà qui eût beaucoup simplifié la besogne.

On admettra donc que maître Antifer fût en proie aux plus vifs soucis, lesquels se traduisaient par des paroxysmes de rage intérieure. Ah ! le déplorable compagnon de voyage, au total, toujours marmonnant, ne répondant point aux questions, chevauchant à l’écart, gratifiant son mulet de quelque coup de matraque parfois peu mérité… Et, franchement, si le trop patient animal eût envoyé son cavalier à quatre pas d’un vigoureux mouvement de reins, il n’y aurait pas eu lieu de lui en vouloir.

Ce trouble de son oncle, Juhel le devinait sans oser intervenir. Gildas Trégomain, du haut de sa monture à double bosse, comprenait ce qui se passait dans le cerveau de son ami. Tous deux avaient dû renoncer à combattre un pareil ébranlement moral, et ils se regardaient, hochant la tête d’une façon significative.

Cette journée de début n’occasionna pas d’extrêmes fatigues. Cependant la température était déjà élevée sous cette latitude. Le climat de l’Arabie méridionale est excessif à la limite de ce tropique du Cancer, et très contraire au tempérament des Européens. Un vent brûlant, à travers un ciel dévoré de feux, souffle le plus généralement du côté des montagnes. La brise de mer est impuissante à le refouler. L’écran des hauteurs de Gebel se dresse vers l’ouest, et il semble que cette chaîne réverbère les rayons du soleil comme le ferait un immense récepteur. En outre, lorsque la saison torride bat son plein, les nuits sont étouffantes et le sommeil impossible.

Malgré cela, si les trois Français n’eurent pas trop à souffrir des deux premières étapes, c’est que la caravane chemina sur les plaines boisées, voisines du littoral. Les environs de Mascate n’offrent point l’aridité du désert. La végétation s’y développe avec une certaine exubérance. Il y a des champs cultivés en millet lorsque le sol est sec, en riz lorsque les marigots ramifient leurs veines liquides à sa surface. Puis l’ombrage ne manque pas sous les forêts de banians, entre ces mimosas qui produisent la gomme arabique, dont l’exportation a lieu sur une grande échelle, — l’une des principales richesses du pays.

Le soir, le campement fut établi au bord d’une petite rivière, alimentée par les sources des montagnes de l’ouest, qui promène ses eaux lentes vers le golfe. On débrida les bêtes, on les laissa paître à leur convenance, sans même prendre le soin de les entraver, tant elles sont habituées à ces haltes régulières. Pour ne parler que des personnages de cette histoire, l’oncle et le neveu abandonnèrent leurs mulets sur la pâture commune, — ce que Saouk fit également dès l’arrivée de la caravane. Le chameau du gabarier s’agenouilla comme un fidèle du Koran à l’heure de la prière du soir, et Gildas Trégomain, se désaffourchant, honora d’une bonne caresse le mufle de l’animal. Quant à l’âne de Ben-Omar, il s’arrêta brusquement, et, comme son cavalier ne descendait pas assez vite, il l’envoya rouler à terre par une inopinée saccade de son arrière-train. Le notaire tomba étendu de tout son long sur le sol, tourné vers la Mecque, dans l’attitude d’un musulman en prière. Il est probable, toutefois, qu’il songea plutôt à maudire sa bourrique qu’à célébrer Allah et son prophète.

Nuit exempte d’incidents, qui s’écoula dans ce campement situé à une quarantaine de kilomètres de Mascate, et lieu habituel de la halte des caravanes.

Le lendemain, dès les premières lueurs de l’aube, départ et reprise de la route dans la direction de Sohar.

Le pays est plus découvert. Jusqu’à l’horizon s’étendent de vastes plaines sur lesquelles le sable commence à remplacer l’herbe. Une apparence de Sahara avec tous ses inconvénients, rareté de l’eau, défaut d’ombre, fatigues du cheminement. Pour des Arabes, accoutumés à ces marches en caravane, ce voyage n’avait rien que d’ordinaire, et ils accomplissent ces longs trajets en plein cœur de l’été sous de plus accablantes températures. Mais comment des Européens supporteraient-ils cette épreuve ?

Hâtons-nous de dire qu’ils s’en tirèrent sans dommage, — même le gabarier, dont la masse, quelques semaines plus tard, eût pour sûr fondu sous les feux de ce soleil tropical. Bercé par l’allure régulière et le pas élastique de son chameau, il somnolait béatement entre les deux bosses. Solidement accoté, il avait si bien l’air d’être partie intégrante de l’animal qu’une chute n’était point à craindre. D’ailleurs, il n’avait pas tardé à reconnaître que son obligeante monture connaissait mieux que lui les difficultés de la route, et il ne cherchait plus à la diriger. La Charmante-Amélie ne marchait pas avec plus de sécurité, lorsqu’un attelage la remorquait le long du chemin de halage de la Rance.

Quant à Juhel, jeune et vigoureux, tandis qu’il parcourait ces territoires de l’imanat entre Mascate et Sohar, son esprit le reportait au milieu de sa chère ville bretonne, dans la rue des Hautes-Salles, devant cette maison où l’attendait Énogate… Pour ce qui est de la fameuse princesse que son oncle voulait lui faire épouser, il ne s’en inquiétait guère ! Jamais il n’aurait d’autre femme que sa jolie cousine ! Est-ce qu’il existait au monde une duchesse qui eût à lui être comparée, fût-elle de sang royal ?… Non, et les millions de Kamylk-Pacha n’y changeraient rien, en admettant que cette aventure ne fût pas un rêve des Mille et une Nuits parfaitement irréalisable. Il va sans dire que Juhel avait écrit à sa fiancée dès l’arrivée à Mascate. Mais quand cette lettre lui parviendrait-elle ?…

Maître Antifer parut encore plus soucieux ce jour-là que le jour précédent, et le lendemain, sans doute, nouvelle aggravation. C’était toujours le transport des trois barils qui lui causait les plus vives alarmes, très justifiées, disons-le.

Et à quelles appréhensions ne se fût-il pas abandonné, s’il avait su que, dans la caravane même, il était l’objet d’une surveillance particulière ? Oui… il y avait là un indigène, âgé d’une quarantaine d’années, de physionomie très fine, qui, n’ayant jamais éveillé ses soupçons, s’était attaché à sa personne.

En effet, l’escale bi-mensuelle du paquebot de Suez à Mascate ne s’opérait pas sans que la police de l’iman y prit un intérêt spécial. En outre de la taxe imposée à tout étranger qui veut fouler du pied le sol de l’imanat, le souverain éprouve une curiosité très orientale à l’égard des Européens qui lui rendent visite. Savoir l’objet de leur présence dans le pays, si leur intention est d’y séjourner, rien que de très naturel… Aussi, lorsque les trois Malouins débarquèrent sur le quai, et après qu’ils se furent logés à l’hôtel anglais, le chef de la police n’hésita-t-il pas à les entourer d’une sage protection.

Or, comme nous l’avons fait observer, la police de Mascate, admirablement organisée en ce qui concerne la sécurité des rues, ne l’est pas moins lorsqu’elle surveille les voyageurs, qu’ils viennent par terre ou par mer. Elle se garde bien d’exiger d’eux des papiers en règle, dont les coquins sont toujours pourvus, de les soumettre à des interrogatoires auxquels ils sont préparés à répondre. Mais elle ne les perd pas de vue, elle les épie, elle les « file » avec une discrétion, une réserve, un tact qui font honneur à l’intelligence des Orientaux.

Il suit de là que maître Antifer était sous l’œil d’un agent, chargé de le suivre jusqu’où il lui conviendrait d’aller. Sans le demander jamais, ce policier finirait par apprendre à quel dessein ces Européens étaient dans l’imanat. Si même ils se trouvaient embarrassés au milieu d’une population dont ils ne connaissaient pas la langue, il s’empresserait de leur offrir ses services avec une complaisance sans bornes. Puis, grâce à cette information, l’iman ne les laisserait repartir que s’il n’avait aucun intérêt à les garder pour une cause quelconque.

On le reconnaîtra, cette surveillance pouvait singulièrement entraver la grande opération de maître Antifer. Déterrer un trésor d’une valeur invraisemblable, le ramener à Mascate, l’embarquer sur le paquebot à destination de Suez, c’était déjà difficile. Mais, lorsque Sa Hautesse saurait à quoi s’en tenir, cela dépasserait forcément les limites du possible.

Par bonheur, — on ne saurait trop le répéter, — Pierre-Servan-Malo ignorait ce surcroît de complications futures. Le fardeau des soucis présents suffisait à l’accabler. Il ignorait, il ne se doutait guère qu’il voyageait sous le regard inquisiteur d’un agent de l’imanat. Ni ses deux compagnons ni lui n’avaient remarqué dans le personnel de la caravane cet Arabe si réservé, si discret, lequel les épiait sans entrer en communication avec eux.

Toutefois, si cette manœuvre avait échappé à leur attention, peut-être n’en était-il pas de même de Saouk. Le soi-disant clerc de Ben-Omar, parlant l’arabe, avait pu entretenir quelques-uns des négociants qui se rendaient à Sohar. Or, ces personnages, auxquels l’agent de police n’était point inconnu, n’avaient pas fait mystère de sa qualité. Le soupçon dès lors, était venu à Saouk que cet agent était attaché à la personne de maître Antifer, et cela ne manqua pas de lui causer certaines inquiétudes. En effet, s’il ne voulait pas que l’héritage de Kamylk-Pacha tombât entre les mains d’un Français, il ne voulait pas davantage qu’il tombât entre les mains de l’iman. Remarquons, d’ailleurs, que le policier ne suspectait en aucune façon les deux Égyptiens, ne pouvant imaginer qu’ils marchaient au même but que les trois Européens. Des voyageurs de leur nationalité, il en venait souvent à Mascate. On ne se défiait donc point de ceux-ci, — ce qui prouve que la police n’est pas parfaite — même dans l’imanat de Sa Hautesse.

Après une journée fatigante, coupée par la halte de midi, la caravane établit son campement un peu avant le coucher du soleil.

Il y avait là, près d’une sorte de lagon à demi-desséché, une des curiosités naturelles de la région. C’était un arbre, sous lequel la caravane tout entière pouvait s’abriter, et dont l’abri eût été fort apprécié en plein midi pour passer les heures de la méridienne. Les rayons du soleil n’auraient pu percer le dôme de ces frondaisons immenses, étendues comme un velum à une quinzaine de pieds au-dessus du sol.

« Un arbre tel que je n’en ai jamais vu !… s’écria Juhel, lorsque son mulet s’arrêta de lui-même sous les premières ramures.

— Et tel que je n’en reverrai probablement jamais ! répondit le gabarier, en se redressant entre les bosses du chameau qui venait de s’agenouiller.

— Qu’en dites-vous, mon oncle ? » demanda Juhel.

L’oncle n’en dit rien, par la raison qu’il n’avait rien vu de ce qui excitait la surprise de son ami et de son neveu.

« Il me semble bien, dit Gildas Trégomain, que nous avons à Saint-Pol de Léon, dans un coin de notre Bretagne, une vigne phénoménale qui a quelque célébrité…

— Juste, monsieur Trégomain, mais elle ne saurait être comparée à cet arbre ! »

Non ! et si extraordinaire que soit la vigne de Saint-Pol de Léon, elle eût produit l’effet d’un simple arbrisseau auprès de ce géant végétal.

C’était un banian, — un figuier, si l’on veut, — d’une grosseur de tronc invraisemblable, cent pieds de circonférence au moins à le bien mesurer. De ce tronc, comme d’une tour, sortait une énorme fourche à décuple ramification, dont les branches s’enchevêtraient, se croisaient, se développaient, en couvrant de leur ombre la surface d’un demi-hectare. Immense parasol contre les rayons solaires, immense parapluie contre les averses, impénétrable aux feux comme aux eaux du ciel.

Si le gabarier en avait eu le temps, — car il en aurait eu la patience, — il se serait donné la satisfaction de compter les branches de ce banian. Combien y en avait-il ?… Cela ne laissait pas de piquer sa curiosité.

Or, précisément, elle fut satisfaite. Voici dans quelles circonstances.

Comme il examinait les basses branches du banian, se tournant, se retournant, la main tendue, les doigts redressés, il entendit ces mots prononcés derrière lui :

« Ten thousand. »

C’étaient deux mots anglais, que soulignait un fort accent oriental, et qu’il ne comprit pas, étant dans l’absolue ignorance de cette langue.

Mais Juhel savait l’anglais, et, après quelques mots à l’indigène qui venait de donner ce renseignement.

« Il paraît qu’il y a là dix mille branches ! dit-il en s’adressant au gabarier.

— Dix mille ?…

— C’est du moins ce que cet Arabe vient de dire. »

L’Arabe n’était autre que l’agent, mis aux trousses des étrangers pendant leur séjour dans l’imanat. Trouvant l’occasion bonne d’entrer en rapport avec eux, il en avait profité. Quelques demandes et autant de réponses furent encore échangées en langue anglo-saxonne entre Juhel et cet Arabe, lequel, s’étant présenté comme interprète attaché à la légation britannique de Mascate, se mit obligeamment à la disposition des trois Européens.

Juhel remercia l’indigène, et fit part à son oncle de cette circonstance, très heureuse à son avis pour les démarches qui suivraient leur arrivée à Sohar.

« Bien… bien !… se contenta de répondre maître Antifer. Arrange-toi pour le mieux avec cet homme, et dis-lui qu’on le paiera généreusement.

— À la condition qu’on trouve de quoi le payer ! » murmura l’incrédule Trégomain.

Toutefois, si Juhel crut devoir se féliciter de cette rencontre, il est probable que Saouk s’en montra moins satisfait. De voir le policier en rapport avec les Malouins, c’était bien pour lui inspirer un surcroît d’inquiétudes, et il se promit de surveiller de très près les menées de cet indigène. Et encore, si Ben-Omar avait pu apprendre où l’on allait… si le voyage touchait à son terme… s’il devait se prolonger ?… L’îlot gisait-il dans les parages du golfe d’Oman, dans le détroit d’Ormuz, dans le golfe Persique ?… Faudrait-il le chercher le long des côtes de l’Arabie ou près du littoral de la Perse, jusqu’à la limite où le royaume du Shah confine aux États du Sultan ?… Comment alors s’opéreraient les opérations et quelle durée exigeraient-elles ?… Est-ce que maître Antifer comptait s’embarquer de nouveau à Sohar ?… Puisqu’il ne l’avait pas fait à Mascate, cela ne semblait-il pas indiquer que les coordonnées plaçaient l’îlot au-delà du détroit d’Ormuz ?… À moins que, par caravane, le voyage dût se continuer vers Jardja, vers El Kalif, peut-être jusqu’à Korenc, au fond du golfe Persique ?…

Cruelles incertitudes, troublantes hypothèses, qui ne cessaient de surexciter le tempérament de Saouk, et dont le pauvre diable de notaire subissait les contre-coups.

« Est-ce ma faute, répétait-il, si monsieur Antifer s’entête à me traiter comme un étranger !… »

Comme un étranger ? Non ! pis que cela, comme un intrus, dont la présence lui était imposée par le testateur ! Ah ! sans le un pour cent !… Mais ce un pour cent valait bien quelques épreuves !… Seulement, quand se termineraient-elles ?…

Le lendemain, la caravane traversa des plaines sans fin une sorte de désert dépourvu d’oasis. Les fatigues furent extrêmes pendant cette journée et les deux qui suivirent — fatigues dues surtout à la chaleur. Le gabarier put croire qu’il allait se dissoudre comme un de ces blocs de glace des mers boréales qui dérivent vers les basses latitudes. Très certainement, il perdit un dixième de son poids spécifique, à l’évidente satisfaction du porteur à deux bosses qu’il écrasait sous sa masse.

Aucun incident n’est à signaler pendant ces dernières étapes. Ce qu’il faut noter, c’est que l’Arabe, — il se nommait Sélik, — fit plus ample connaissance avec Juhel, grâce à leur commune pratique de la langue anglaise. Mais, que l’on se rassure, le jeune capitaine se tint toujours dans une prudente réserve et ne livra rien des secrets de son oncle. La recherche d’une ville du littoral, favorable à l’établissement d’un comptoir, c’est-à-dire la fable déjà imaginée pour l’agent français de Mascate, fut également servie au soi-disant interprète.

Celui-ci y ajouta-t-il foi ? Juhel dut le croire. Il est vrai, le finaud ne jouait ce jeu que pour en apprendre davantage.

Bref, dans l’après-midi du 27 mars, après quatre jours et demi de cheminement, la caravane franchit l’enceinte de Sohar.