Mirifiques Aventures de maître Antifer/Seconde partie/Chapitre I

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SECONDE PARTIE

I

Qui contient une lettre de Juhel à Énogate, où sont relatées les aventures dont maître Antifer fut le héros.

Combien était triste la maison de la rue des Hautes-Salles à Saint-Malo, et à quel point elle semblait déserte depuis que maître Antifer l’avait quittée ! Dans quelles inquiétudes s’écoulaient les jours, les nuits pour ces deux femmes, la mère et la fille. La chambre vide de Juhel faisait vide toute cette demeure : c’est du moins l’impression que ressentait Énogate. Ajoutez-y que son oncle n’y était pas, que l’ami Trégomain n’y venait plus !

On était au 29 avril. Deux mois, deux mois déjà depuis que le Steersman avait pris la mer, emportant les trois Malouins en cette aventureuse campagne à la conquête d’un trésor. Comment s’était accompli leur voyage ?… Où se trouvaient-ils alors ?… Avaient-ils atteint leur but ?…

« Mère… mère, disait la jeune fille, ils ne reviendront plus !

— Si… mon enfant… aie confiance… ils reviendront ! répondait invariablement la vieille Bretonne. Tout de même, peut-être qu’ils auraient mieux fait de ne pas nous quitter…

— Oui, murmurait Énogate, au moment où j’allais devenir la femme de Juhel ! »

Constatons ici que le départ de maître Antifer n’avait pas été sans produire un prodigieux effet en ville. On était si accoutumé à le voir déambuler, la pipe à la bouche, à travers les rues, le long du Sillon, sur les remparts ! Et Gildas Trégomain, marchant à son côté, un peu en arrière, ses jambes toujours arquées, son nez toujours aquilin, son veston toujours plissé aux entournures, sa bonne figure toujours placide et rayonnante de bonté !

Et Juhel, le jeune capitaine au long cours, dont sa ville natale s’enorgueillissait, qu’elle aimait autant que l’aimait Énogate — disons comme une mère aime son fils — ne voilà-t-il pas qu’il avait pris son vol, alors qu’il allait être nommé second d’un beau trois-mâts-barque de la maison Le Baillif et Cie !

Où étaient-ils tous les trois ? On n’en avait aucune idée. Personne ne se doutait que le Steersman les conduisait à Port-Saïd. Énogate et Nanon étaient seules à savoir qu’ils devaient descendre la mer Rouge, s’aventurer presque aux limites septentrionales de l’océan Indien. Maître Antifer avait sagement fait de garder son secret, puisqu’il ne voulait pas que Ben-Omar eût vent de quoi que ce fût relatif au gisement du fameux îlot.

Toutefois, si l’on ne connaissait rien de son itinéraire, il n’en était pas ainsi de ses projets, trop loquace, trop exubérant, trop communicatif pour s’être tu à cet égard. À Saint-Malo comme à Saint-Servan, comme à Dinard, on se répétait l’histoire de Kamylk-Pacha, la lettre reçue par Thomas Antifer, l’arrivée du mandataire annoncée par cette lettre, l’établissement de la longitude et de la latitude d’un îlot, le trésor invraisemblable de cent millions — cent milliards, disaient même les mieux informés. Aussi, avec quelle impatience on guettait la nouvelle de la découverte, et le retour de ce capitaine caboteur transformé en nabab, ramenant au port une cargaison de diamants et de pierres précieuses !

Énogate n’en demandait pas tant. Que son fiancé, son oncle, son ami, revinssent, même les poches vides, elle serait satisfaite, elle remercierait Dieu, et sa profonde tristesse se changerait en une joie immense.

La jeune fille, cependant, n’était pas sans avoir reçu les lettres de Juhel. Une première, datée de Suez, lui relatant les détails du voyage depuis leur séparation, marquait l’état moral de son oncle dont la nervosité allait toujours croissant, l’accueil fait à Ben-Omar et à son clerc, exacts tous les deux au rendez-vous assigné. Une deuxième lettre, datée de Mascate, narrait les incidents de la navigation à travers l’océan Indien jusqu’à la capitale de l’imanat, disant à quel degré de surexcitation, voisin de la folie, en était maître Antifer, et annonçant le projet de gagner Sohar.

Aussi furent-elles dévorées, ces lettres de Juhel, qui ne se bornaient pas à raconter des impressions de voyage, ni à dévoiler l’état moral de son oncle, mais qui exprimaient à la jeune fille tout le chagrin de son fiancé d’avoir été séparé d’elle à la veille de leur mariage, d’être si loin, puis l’espoir de la revoir bientôt, d’arracher le consentement de leur oncle, même s’il revenait les mains pleines de millions ! Énogate et Nanon lisaient et relisaient ces lettres, auxquelles elles ne pouvaient répondre — cette consolation leur étant enlevée. Alors elles se livraient à tous les commentaires que ces récits leur suggéraient ; elles comptaient sur leurs doigts les jours pendant lesquels les absents seraient encore retenus dans ces mers lointaines ; elles les rayaient vingt-quatre heures par vingt-quatre heures du calendrier piqué au mur de la salle ; enfin, après la dernière missive, elles s’abandonnaient à l’espoir que la seconde moitié du voyage serait consacrée au retour.

Une troisième lettre arriva le 29 avril, deux mois environ depuis le départ de Juhel. En voyant qu’elle était timbrée de la Régence de Tunis, Énogate sentit son cœur battre de bonheur. Les voyageurs avaient donc quitté Mascate… ils étaient rentrés dans les mers d’Europe… ils revenaient vers la France… Que fallait-il pour atteindre Marseille ?… Au plus trois jours ! Et pour atteindre Saint-Malo par ces rapides trains du P.-L.-M. et de l’Ouest ?… Au plus vingt-six heures !

La mère et la fille étaient assises dans une des chambres du rez-de-chaussée, après avoir refermé la porte sur le brave homme de facteur. Personne ne viendrait les troubler. Elles pouvaient laisser déborder leurs sentiments.

Dès qu’elle eut essuyé ses yeux un peu humides, Énogate brisa l’enveloppe, en tira la lettre, et lut à voix haute, donnant à chaque phrase le temps d’être bien comprise.

Régence de Tunis, La Goulette,
22 avril 1862
« Ma chère Énogate,

« Je t’embrasse pour ta mère d’abord, pour toi ensuite et enfin pour moi. Mais que nous sommes loin l’un de l’autre, et quand finira cet interminable voyage !

« Je t’ai écrit deux fois déjà, et tu as dû

recevoir mes lettres. Voici la troisième, plus importante encore, en premier lieu parce qu’elle te dira que la question du trésor s’est modifiée d’une très inattendue manière, au grand ennui de mon oncle… »

Énogate laissa échapper un petit cri de vraie joie, et, battant des mains :

« Ils n’ont rien trouvé, ma mère, dit-elle, et je n’épouserai pas un prince…

— Continue, ma fille ! » répondit Nanon.

Énogate acheva la phrase qu’elle avait interrompue.

« … et ensuite parce que j’ai le gros chagrin de t’apprendre que nous allons être obligés de poursuivre nos recherches loin… bien loin… »

Le lettre trembla entre les doigts d’Énogate.

« Poursuivre les recherches… bien loin ! murmurait-elle. Ils ne reviennent pas, mère… ils ne reviennent pas !

— Du courage, ma fille, et continue ! » répéta Nanon.

Énogate, ses beaux yeux pleins de larmes, reprit la lecture de la lettre. Juhel racontait sommairement ce qui s’était passé sur l’îlot du golfe d’Oman, comment, au lieu du trésor, on n’avait trouvé qu’un document déposé en cet endroit, et sur ce document la mention d’une nouvelle longitude. Puis Juhel ajoutait :

« Juge un peu, ma chère Énogate, du désappointement de mon oncle, de la colère qui s’ensuivit, et aussi de ma déception, non point due à ce que nous n’avions pas pris possession du trésor, mais parce que notre départ pour Saint-Malo, mon retour près de toi, étaient retardés ! J’ai cru que mon cœur allait se rompre… »

Énogate avait grand’peine à contenir les battements du sien, et, par ce qu’elle éprouvait, elle comprenait ce que Juhel avait dû souffrir.

« Pauvre Juhel ! murmura-t-elle.

— Et pauvre toi ! murmura la mère. Continue, ma fille ! »

Énogate reprit d’une voix altérée par l’émotion :

« En effet, cette maudite longitude, Kamylk-Pacha nous enjoignait de la porter à la connaissance d’un certain Zambuco, banquier à Tunis, lequel, de son côté, possède une seconde latitude. Évidemment, c’est dans un autre îlot que le trésor a été enfoui. Vraisemblablement, notre pacha avait aussi contracté une dette de reconnaissance envers ce personnage, lequel l’avait jadis obligé comme l’avait obligé notre grand-papa Antifer. Il y aurait donc à partager le legs entre deux légataires, ce qui réduirait de moitié la part de chacun. De là une extravagante colère de qui tu sais !… Plus que cinquante millions au lieu de cent !… Eh ! j’en suis à désirer qu’ils soient cent mille, ceux dont ce généreux Égyptien a été le débiteur, afin qu’il en revienne si peu à mon oncle qu’il ne mette plus obstacle à notre mariage ! »

Et Énogate de dire :

« Est-ce qu’on a besoin d’argent quand on s’aime !

— Non, et c’est même gênant ! répondit de très bonne foi la vieille femme. Continue, ma fille ! »

Énogate obéit.

« Lorsque notre oncle a lu ce document, il s’est trouvé si abasourdi que les chiffres de la nouvelle longitude et l’adresse de celui à qui elle doit être communiquée pour établir la situation de l’îlot, tout cela a été sur le point de lui échapper. Par bonheur, il s’est retenu à temps.

« Notre ami Trégomain, avec qui je m’entretiens si souvent de toi, ma chère Énogate, a esquissé une singulière grimace en apprenant qu’il s’agissait d’aller à la recherche d’un second îlot.

« Mon pauvre Juhel, m’a-t-il dit, est-ce qu’il se moquerait de nous, ce pachi-pachon-pacha ?… Est-ce qu’il a envie de nous expédier au bout du monde ?

« Sera-ce au bout du monde ?… c’est ce que nous ne savons même pas au moment où je t’écris !

« En effet, si notre oncle a gardé pour lui les indications contenues dans ce document, c’est qu’il se défie de Ben-Omar. Depuis que cette espèce de fourbe a tenté de lui soutirer son secret à Saint-Malo, il le tient en suspicion. Peut-être n’a-t-il pas tort, et, pour tout dire, le clerc Nazim me paraît aussi suspect que son patron. Il ne me revient pas, ce Nazim, ni à monsieur Trégomain — avec sa physionomie farouche et ses yeux sombres ! Je t’assure que notre notaire, M. Calloch, de la rue du Bey, n’en voudrait pas dans son étude. J’ai la conviction que si Ben-Omar et lui connaissaient l’adresse de ce Zambuco, ils chercheraient à nous devancer… Mais notre oncle n’en a pas soufflé mot, pas même à nous. Ben-Omar et Nazim ne savent point que nous allons à Tunis, et voilà comment, en quittant Mascate, nous en sommes tous à nous demander où la fantaisie du pacha nous envoie encore ! »

Énogate s’arrêta un instant.

« Ces diaboliques manigances ne me plaisent guère ! » observa Nanon.

Juhel racontait ensuite les incidents qui avaient marqué le retour, le départ de l’îlot, le désappointement très marqué de l’interprète Sélik à voir les étrangers revenir les mains vides, et ne mettant plus en doute qu’il ne se fût agi là que d’une simple promenade, enfin le pénible cheminement de la caravane, l’arrivée à Mascate, l’attente pendant deux jours du paquebot de Bombay.

« Et si je ne t’ai pas écrit une seconde fois de Mascate, ajoutait Juhel, c’est que j’espérais toujours apprendre quelque chose de nouveau et pouvoir t’en informer… Mais il n’en est rien, et tout ce que je sais, c’est que nous retournons à Suez, d’où nous partirons pour Tunis. »

Énogate, suspendant sa lecture, regardait Nanon qui hochait la tête en murmurant :

« Pourvu qu’ils n’aillent pas au bout du monde ! On peut tout craindre avec les Infidèles !… »

L’excellente femme parlait de ces Orientaux comme on en parlait au temps des Croisades. Et même, avec ses scrupules de pieuse Bretonne, les millions qui viendraient d’une telle source lui paraîtraient de mauvais aloi… Mais allez donc énoncer de pareilles idées devant maître Antifer !

Juhel racontait alors le voyage de Mascate à Suez, la traversée de l’océan Indien et de la mer Rouge, Ben-Omar malade au-delà de toute vraisemblance…

« C’est tant mieux ! » dit Nanon.

Puis, durant tout ce voyage, Pierre-Servan-Malo dont on ne pouvait tirer une parole !

« Vois-tu, ma chère Énogate, je ne sais ce qui arriverait si notre oncle était déçu dans ses espérances, ou plutôt je ne le sais que trop, il deviendrait fou. Qui aurait cru cela d’un homme si sage dans sa conduite, si modeste dans ses goûts ! La perspective d’être cent fois millionnaire… Après cela, y a-t-il beaucoup de têtes qui y résisteraient ? Oui… nous deux sans doute ! Mais cela tient à ce que notre vie est concentrée dans notre cœur !

« De Suez, nous avons gagné Port-Saïd, où il nous a fallu attendre le départ d’un steamer de commerce pour Tunis. C’est là que demeure ce banquier Zambuco auquel notre oncle doit communiquer cet infernal document… Mais lorsque la latitude de l’une et la longitude de l’autre auront déterminé le gisement du nouvel îlot, jusqu’où faudra-t-il l’aller chercher ? Toute la question est là, et, à mon avis, elle est grave, puisque c’est d’elle que dépend notre retour en France… et près de toi… »

Énogate laissa tomber la lettre, que sa mère ramassa. Elle ne pouvait en continuer la lecture. Elle voyait les absents entraînés à des milliers de lieues, exposés aux plus grands dangers dans des contrées terribles, n’en revenant jamais peut-être, et ce cri lui échappa :

« Oh ! mon oncle… mon oncle, quel mal vous faites à ceux qui vous aiment tant !

— Pardonnons-lui, ma fille, répondit Nanon, et demandons à Dieu de le protéger ! »

Il y eut quelques instants de silence, pendant lesquels ces deux femmes s’unirent dans une même prière.

Puis, Énogate reprit :

« C’est le 16 avril que nous avons quitté Port-Saïd. On ne doit point faire escale avant Tunis. Les premiers jours, nous avons navigué assez près du littoral égyptien, et au moment où Ben-Omar entrevit le port d’Alexandrie, quel regard il lui jeta !… J’ai cru qu’il voudrait y débarquer, quitte à perdre sa prime… Mais son clerc est intervenu, et, dans leur langue dont nous n’avons pas compris un mot, il lui a fait entendre raison — assez brutalement, à ce qu’il m’a semblé. Il est visible que Ben-Omar a peur de ce Nazim, et j’en suis à me demander si cet Égyptien est bien l’homme qu’il dit être, tant il a l’air d’un bandit ! Aussi, quoi qu’il en soit, je me promets de le surveiller.

« Au-delà d’Alexandrie, nous avons pris direction sur le cap Bon, en laissant au sud les golfes de Tripoli et de Gabès. Enfin, le revers des montagnes tunisiennes d’un aspect si sauvage s’est montré à l’horizon, avec les quelques fortins abandonnés qui hérissent leurs crêtes, un ou deux marabouts entre les rideaux de verdure. Puis, dans la soirée du 21 avril, nous avons atteint la rade de Tunis, et notre bâtiment a mouillé, le 22 avril, devant les môles de la Goulette.

« Ma chère Énogate, si, à Tunis, je suis plus près de toi que lorsque nous étions là-bas sur l’îlot du golfe d’Oman, que c’est loin toujours, et qui sait si la malchance ne vas pas nous éloigner davantage ! Il est vrai, d’être à cinq lieues ou à cinq mille, dès lors que l’on n’est pas l’un près de l’autre, cela est tout aussi triste ! Ne te désespère pas, cependant, et répète-toi bien que, quelle que soit l’issue de ce voyage, il ne saurait se prolonger.

« Je t’écris cette longue lettre à bord, afin de pouvoir la mettre à la poste dès que nous débarquerons à la Goulette. Elle te parviendra dans quelques jours. Sans doute, elle ne te dit pas ce que j’ignore, ce qu’il eût été si important de savoir, c’est-à-dire vers quels parages nous allons être entraînés. Mais notre oncle ne le sait pas lui-même, et cela ne peut être déterminé qu’après un échange de communications avec le banquier dont nous sommes probablement venus troubler le repos à Tunis. Car, enfin, lorsqu’il apprendra qu’il s’agit de cet énorme héritage à la moitié duquel il a droit, ce Zambuco voudra se mettre de la partie, il se joindra à nous pour les recherches ultérieures, il sera probablement aussi emballé que notre oncle…

« Du reste, sitôt que je connaîtrai la situation de l’îlot numéro deux — et je ne tarderai pas à la connaître, puisque c’est moi qui serai chargé de la relever sur la carte — je t’en informerai. Il est donc probable qu’une quatrième lettre succédera à cette troisième, à peu de jours d’intervalle.

« Comme la présente, d’ailleurs, elle portera pour ta mère et toi, chère Énogate, les bonnes amitiés de monsieur Trégomain et les miennes, et aussi celles de notre oncle, bien qu’il semble avoir perdu jusqu’au souvenir de Saint-Malo, de sa vieille maison de famille, des êtres aimés qui l’habitent !

« Quant à moi, chère fiancée, c’est tout mon amour que je renvoie, comme je recevrais, tout le tien, s’il m’était possible d’avoir une lettre de toi, et crois-moi pour la vie.

« Ton bien fidèle et bien tendre
« Juhel Antifer. »