Miroir, cause de malheur, et autres contes coréens/Hoc-Bo

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HOC-BO

Hoc-Bo, qui veut dire « goitreux » en coréen, était le surnom d’un pauvre mais honnête bonhomme qui vivait autrefois dans un petit village charmant au bord d’une féerique rivière. Ce surnom lui venait, comme on le devine facilement, de ce qu’il avait un énorme goitre qui le rendait d’ailleurs fort laid.

Aimant beaucoup boire et chanter, s’occupant peu des affaires de sa famille, il était très populaire dans tout le village, car s’il se faisait gronder tous les jours par sa femme à cause de son oisiveté et de son sans-souci, il se faisait au moins aimer de tout le monde par sa complaisance naïve et surtout par sa belle voix agréable.

Cet homme bon, simple, naïf, insouciant avait tout de même un regret qui le tenait parfois au cœur : c’était d’avoir un goitre qui lui tombait si désagréablement jusqu’au sein. Chaque fois qu’il abaissait ses regards, son goitre hideux sautait à ses yeux, et alors il poussait inconsciemment un long soupir plaintif :

— « Pourquoi Dieu m’a-t-il donné ce morceau superflu ! Je donnerais dix ans de ma vie à quiconque m’enlèverait ce goitre répugnant ! »

Aussi cherchait-il vainement le moyen de le faire disparaître ou plus exactement il souhaitait qu’un miracle se produisît.

Un jour, comme il faisait très beau, il eut une soudaine envie de faire une promenade dans la montagne. Aussitôt il enfonça dans sa besace une dizaine de bouteilles de bon vin qu’il mit sur son dos, puis il partit vers la montagne. Il marchait, il montait, il grimpait toujours en avant, toujours plus haut. Enfin quand il atteignit le sommet de la montagne, le soleil était déjà prêt à tomber. Là, tout en admirant les magnifiques paysages rendus féeriques par les derniers rayons du soleil couchant, il s’installa sur un rocher plat, enivré déjà par la beauté du spectacle de la nature qui se déroulait devant ses yeux. Il but quelques bouteilles sans se soucier de la nuit qui s’approchait alors à grand pas, amenant avec elle une superbe lune dont la lumière argentée semblait métamorphoser l’univers tout entier. S’apercevant enfin de l’heure tardive de la nuit, il se décida de regagner son foyer familial. Mais il était trop fatigué, la boisson lui avait brisé les jambes, comme il arrive souvent après une longue journée de marche. Cependant il descendait dans se presser. Au milieu de son chemin, il aperçut dans une vaste clairière un vieux château à l’aspect mystérieux. Il y entra donc dans l’espoir d’y trouver l’asile d’une nuit. Mais le château était désert, il n’y avait personne. Fort intrigué, il s’installa néanmoins sur le perron d’un grand escalier, dans l’intention d’y passer la nuit. Puis il ouvrit sa besace et commença à vider voluptueusement toutes les bouteilles du vin qui lui restaient encore. La triste clarté de la lune l’invitant et la chaleur joviale du vin le poussant aussi, il entonna d’une voix entraînante des chansons délicieuses, brisant ainsi la morne solitude de ce château mystérieux.

Ce château abandonné n’était autre que la résidence estivale d’un très riche seigneur de Séoul qui l’avait fait construire, il y avait alors une dizaine d’années. Or depuis que le seigneur vint s’installer dans son nouveau château, des phénomènes extraordinaires s’y produisirent tous les jours : des bruits inquiétants, des coups frappés aux murs emplissaient le domaine dès que la nuit arrivait. On trouvait aussi des meubles violemment renversés, la vaisselle projetée sur le sol ! le plus étonnant de tous ces mystères c’était que chaque fois qu’on se mettait à table, les plats se vidaient tout seuls avant qu’on y touchât. Le Seigneur fût donc obligé de quitter son château et l’abandonna pour toujours. C’était une bande d’esprits très curieux, croyait-on, qui hantaient le domaine seigneurial. Ils s’étaient installés dans ce château depuis que le Seigneur l’avait définitivement quitté.

Or une nuit ils entendirent des chansons mélodieuses dont la douceur les charmèrent à tel point qu’ils sortirent tous à la recherche de ce chanteur sublime. Enfin ils parvinrent jusqu’aux pieds d’un homme ivre et joyeux sur le perron de leur château. Quand le bonhomme eut fini ses chansons, un des esprits lui dit :

— « Monsieur, nous sommes vraîment heureux d’entendre votre belle voix. Mais d’où vous vient donc une si agréable voix ? »

— « Ah ! tout le monde n’a pas une belle voix, comme tout le monde n’a pas un goitre comme moi ! » fit-il tout en caressant fièrement son goitre qui lui tombait si laidement sur sa poitrine.

— « Eh bien ! continua-t-il après une minute de pause, ce goitre que vous voyez là est une source inépuisable de belles chansons ! »

— « Ah !  ? repartit l’esprit avec un air curieux, vendez-nous votre goitre, nous vous donnerons beaucoup d’or et de diamants. »

Ce bonhomme qui était si malheureux d’avoir ce goitre, comme nous l’avons déjà dit, y consentit aussitôt avec joie. Les esprits lui apportèrent alors beaucoup d’or et de diamants et enlevèrent le goitre, on ne savait trop comment, sans lui faire aucun mal. Le Hoc-Bo tout heureux revint chez lui et devint l’homme le plus riche de son village.

Cette incroyable mais véridique nouvelle se répandit bientôt partout et parvint jusqu’aux oreilles d’un autre goitreux qui habitait un village voisin. Celui-là était un méchant avare qu’aucun de ses compatriotes n’aimait. Il alla aussitôt demander des renseignements complémentaires à Hoc-Bo qui lui raconta fidèlement l’histoire de son aventure. Le méchant homme partit alors le soir même pour le château hanté où il s’installa confortablement sur le perron de l’escalier. Quand la nuit fut assez avancée, il se mit à brailler de toutes ses forces des chansons peu agréables ! Des esprits arrivèrent en effet en masse, mais très furieux ils crièrent à l’adresse de l’inconnu :

— « Qui es-tu donc qui cries si fort ! Pourquoi viens-tu troubler notre paisible sommeil ? »

Alors le méchant homme crut que le moment décisif était venu. Il déploya donc toute son éloquence pour convaincre les esprits, de la merveille de son goitre.

— « …Achetez-moi mon goitre, c’est une source inépuisable des belles chansons. »

À peine a-t-il dit cela que les esprits éclatèrent de rire.

— « Haro ! sur le voleur ! Il vient nous voler avec son goitre ! Ça doit être le frère de celui qui nous a volé avec son dégoûtant goitre ! Reprends celui de ton frère, nous te le donnons pour rien ! » firent-ils tout en flanquant un énorme goitre sur la joue du malheureux bonhomme qui rentra chez lui tout penaud avec une paire de goitres.

— « Il ne faut jamais aller vendre son goitre de peur d’en recevoir un autre ! » dit un proverbe coréen.