Miroir, cause de malheur, et autres contes coréens/Texte entier

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AVANT-PROPOS

Le présent volume est né de la même idée qui fut à l’origine de mon premier livre : Autour d’une vie coréenne. Lors de la publication de ce dernier, je n’ai pas cru nécessaire d’exposer à mes lecteurs la raison de cette « aventure ». Aventure, en effet, je devais m’exprimer dans une langue qui n’est pas la mienne et que je ne possède pas, je l’avoue, encore à fond. Cependant j’avais une excuse qui ne souffrait d’aucune hésitation : c’était pour moi un devoir, un acte de conscience que de présenter la Corée sans plus tarder au public européen. En faisant connaître au monde le passé glorieux de ce pays et le douloureux présent de ses vingt-trois millions d’habitants, actuellement victimes d’une inqualifiable force brutale, je tenais à apporter ma part de bonne volonté à la compréhension mutuelle entre l’Occident et l’Orient, qui s’impose désormais.

Grande comme la Suisse, l’Autriche, la Belgique, la Hollande et le Danemark réunis, la Corée forme un groupement ethnique distinct. D’ailleurs par sa langue musicale sans aucune analogie avec les langues chinoise ou japonaise, par son alphabet simple mais parfait, elle se distingue nettement des autres pays.

Au cours de sa longue histoire nationale qui remonte à plus de 42 siècles, la Corée n’a jamais cessé de jouer un rôle important tant dans le développement culturel que dans la vie politique d’Extrême-Orient. Aussi a-t-elle tenu et tient-elle toujours dans sa main la seule clef de tous les problèmes de cette partie de notre pauvre Terre.

Que l’histoire d’un peuple soit avant tout l’histoire de ses contes et ses chansons, voilà ce que celle de la Corée justifie pleinement tant les contes et les chansons coréens reflètent la vie coréenne.

Ils nous parviennent à travers les siècles par les bouches des paysans aussi ignorants que crédules. Pour les recueillir il faudrait aller vivre parmi ces paysans qui pour s’égayer et s’amuser ne se lassent jamais, surtout dans leurs longues veillées laborieuses d’hiver, de contes innocemment renouvelés et enrichis selon les verves fantaisistes du conteur. C’est justement dans ces contes de paysans, gens simples et sans artifice, image de la Corée toute pure, que nous pouvons voir revivre, en un moment, la Corée millénaire et que nous retrouvons sa vieille morale, ses vieilles croyances, ses mœurs et son amour inné de la justice. Dans une famille l’autorité paternelle est absolue, comme celle du Roi sur son peuple. Cependant au-dessus des lois les plus respectées, il y a la loi Éternelle. Voyez dans ces contes, Dieu intervient à chaque instant pour protéger les honnêtes gens et punir les méchants. Son influence se devine partout même quand il n’est pas nommé. Certes, les superstitions et les mystères y abondent comme d’ailleurs dans tous les contes de l’humanité primitive.

Le présent volume ne représente en somme qu’une infime partie de ces innombrables contes coréens que j’ai entendus dans mon enfance et que tout Coréen, sans doute, doit avoir entendu d’une façon plus ou moins fantaisiste. C’est en fouillant les souvenirs lointains de ma tendre enfance, en effet, que j’ai composé le présent recueil. Je dis bien « composé », car je ne me suis servi d’aucun texte, pour la bonne raison qu’ils n’en ont point. Cependant quelques uns d’entre eux ont une tradition écrite. Mais ceux-là mêmes, je les tiens oralement de ma grand’mère. Pour les autres, j’en tiens de mon oncle, brave paysan à la verve si fougueuse, de mon maître d’école aux traits si sévères qui nous faisait souvent répéter son histoire de la veille. Mais c’est surtout de ces nobles « vagabonds » érudits qui sont nombreux, au soir de leur vie, à parcourir le pays et dont la présence dans le salon de mon père était continuelle, que j’ai entendu des histoires captivantes. Certes, je n’ignore pas qu’il y a une foule de contes coréens qui sont beaucoup plus intéressants que ceux du présent recueil, mais faute de les avoir connus je ne puis que regretter de ne pouvoir faire mieux.

Il ne me reste plus maintenant qu’à implorer l’indulgence de mes lecteurs pour toutes les lacunes qu’ils y trouveront.

Paris Juillet 1934.

MIROIR, CAUSE DE MALHEUR

Dadai était un tout petit village perdu au cœur des plus profondes montagnes. Or la nature avait tellement défavorisé la situation de ce hameau qu’il était pour ainsi dire complètement isolé du reste du Monde. Aussi les habitants de ce pauvre coin ignoraient-ils tout ce qui se passait hors de leur village.

C’est parmi ces habitants d’esprit encore moyenâgeux que se trouvait un jeune bûcheron du nom de Tchadol. C’était un esprit très curieux. Tout son rêve depuis déjà plusieurs années, était d’aller voir Séoul capitale de la Corée dont il avait toujours entendu dire des merveilles par les paysans fantaisistes.

Cette année-là, fermement décidé à faire le voyage à Séoul, Tchadol n’attendait plus que l’hiver pour partir. Après avoir terminé sa petite moisson et fourni la provision de bois pour tout le village dont il était le seul bûcheron, il exposa un jour à sa femme son projet d’aller voir la capitale. Celle-ci, après quelque opposition, le laissa faire. Aussi un beau matin à l’aube, Tchadol se prépara à partir pour Séoul. Sa femme lui remit tout en l’embrassant un havresac rempli de provisions et de linge, et elle lui dit :

— « Tu m’apporteras de Séoul, un peigne, surtout ne l’oublie pas ! » Puis connaissant bien la. mauvaise mémoire de son mari, elle ajouta : « Si tu l’oublies, regarde cette lune là-bas ! » fit-elle en lui montrant le dernier quartier d’une lune qui, semblable par son demi cercle à un peigne à la mode coréenne, était suspendue à ce moment-là toute pâle au-dessus d’une montagne lointaine.

Tchadol partit donc seul franchissant les montagnes et les forêts, traversant les plaines et les rizières, toujours vers le Nord dans la direction de Séoul.

Au bout d’un mois de marche, il arriva un jour au somment d’une colline d’où il pouvait enfin embrasser d’un seul coup d’œil toute cette merveilleuse capitale à laquelle il avait si longtemps rêvé. C’était une ville immense située au bord du magnifique fleuve Han-kang et entourée d’une enceinte de murailles imposantes dont les quatres gigantesques portes aux quatre points cardinaux s’élevaient très haut dans l’air, dominant la ville et ses environs. Ce premier coup d’œil ayant excité sa curiosité, Tchadol fut impatient d’entrer dans la capitale. Aussi descendit-il vers la ville presque en courant et arriva bientôt devant cette légendaire « Nam-Dai-Moun », une des quatre grandes portes dont la capitale de la Corée était fière. Dès son entrée dans la ville Tchadol fut d’abord émerveillé, entre autres choses, par les larges rues avec les splendides étalages des boutiques des deux côtés et aussi par les bizarres coiffures des passants. Mais il fut bientôt très ennuyé par les regards à la fois ironiques et outrageants de tout le monde fixés sur sa personne. Certes, il était ridicule, surtout à Séoul, avec sa tenue moyenâgeuse : la tête drapée au lieu d’être coiffée d’un chapeau, son pantalon et sa veste démesurément flottants, et tout cela sans « Droumac », une espèce de manteau, vêtement de ville par excellence. Ce qui attirait tant d’ironie, c’était à vrai dire, son air gauchement émerveillé et craintif et aussi un peu bête ! Cependant il était fatigué des longues journées de marche et surtout de ces nouveautés. D’ailleurs la nuit était déjà commencée, il fallait trouver un gîte… Malheureusement il fût bientôt suivi par une bande de gosses dont les cris confus et perçants lui cassaient la tête. Il fut tellement agacé qu’à la fin il se laissa tomber dans un coin de rue et attendit désespérément le départ de la bande. Mais les gamins redoublèrent leurs railleries et leurs méchancetés tout en entourant le pauvre Tchadol. C’est à ce moment qu’un gentilhomme qui passait intervint et dispersa la bande. Puis il demanda à Tchadol d’où il venait et ce qu’il voulait. Celui-ci lui répondit d’un accent fort comique qu’il était venu pour voir Séoul et qu’il lui fallait maintenant trouver une auberge le meilleur marché possible, pour se reposer. Alors le gentilhomme le conduisit très complaisamment dans une petite auberge et recommanda au patron de le bien traiter. Aussi notre montagnard fixa là son quartier-général et parcourut tous les jours la capitale, en tous sens. Chaque soir il rentrait, dans son auberge content et émerveillé.

Cependant si magnifique que fût le spectacle de cette ville, il en fut vite fatigué. Et au bout d’un mois de cette vie, il fut pris soudain d’un irrésistible mal du pays. Il regrettait maintenant le paysage sauvage de son pays et les visages connus et les voix familières de ses compatriotes. Il lui semblait désormais que Dadai, son village bien aimé, était un paradis terrestre. Aussi, brusquement décidé à repartir le lendemain dès l’aube, il fit ce soir-là les préparatifs nécessaires. Après le dîner, il se rappela tout à coup qu’il avait une commission à faire pour sa femme, mais sa mauvaise mémoire ne lui permit pas de se rappeler l’objet de cette commission. Désolé de ce triste oubli, il sortit néanmoins en ville et se promenait devant les étalages des grands bazars. Or la pleine lune qui était, juste à ce moment-là, dans le ciel d’Est, lui rappela cette parole de sa femme : « Si tu l’oublies, regarde cette lune là-haut. » Heureux d’avoir trouvé cela, il entra aussitôt dans l’un des bazars et demanda :

— « Avez-vous quelque chose qui ressemble à cette lune là-haut ? »

Le vendeur fort intrigué, demanda laquelle lune. L’homme lui montra la pleine lune du ciel. Le vendeur, au bout d’une longue réflexion, lui présenta alors un miroir rond dont la ressemblance avec la lune était frappante. Cependant Tchadol ignorait l’utilité de cet objet. À sa demande, on la lui expliqua. Cette explication ébahit une fois de plus Tchadol avant son départ de la capitale. Il se demandait surtout comment sa femme pouvait connaître cet objet sans être jamais venue à Séoul ! Enfin convaincu d’avoir bien fait la commission, il rentra à son auberge. Et le lendemain matin à l’aube, il repartit donc repassant par les contrées qu’il avait déjà traversées, toujours vers le Sud dans la direction de son village chéri.

Au bout d’un mois de marche, il atteignit enfin les abords de son pays. De loin il voyait déjà, avec des larmes de joie, ce minuscule village de Dadai caché derrière un bouquet d’arbres. Dès lors il galopa inconsciemment jusque chez lui il fut reçu par les siens avec des cris de joie.

La nouvelle se répandit en un clin d’œil et tout le village accourut vers la maison du bûcheron à qui on adressait un torrent de questions auxquelles le pauvre Tchadol ne savait que répondre. Quand la première manifestation sincèrement chaude mais un peu brutale fut passée et quand les voisins furent partis, sa femme lui demanda s’il avait fait sa commission.

— « Mais oui ! ma mie ! le v’la ! » fit-il tout en lui remettant le paquet du miroir.

Heureuse de ce cadeau de Séoul, elle défit précipitamment le paquet. Mais à son grand étonnement elle trouva un objet bizarre au lieu d’un peigne qu’elle avait demandé à son mari. Or à peine avait-elle examiné cet objet bizarre, qu’elle éclata en sanglot ! Au bruit de cette tristesse inattendue, la mère de Tchadol accourut et demanda à sa bru ce qu’elle avait.

— « Oh maman ! il est revenu de Séoul avec une jeune femme ! »

— « Mais où est-elle ? »

— « La voilà, regardez là-dedans ! » pleura-t-elle tout en lui tendant le miroir.

La mère, à son tour, regarda dans le miroir, et ayant trouvé une vieille femme au visage sillonné de profondes rides, elle dit :

— « Ah ! Bien mieux encore ! Il nous amène la belle-mère aussi ! »



YUN-WHAI

Yun-Wai — très connu dans le monde littéraire coréen sous le nom de « Moun-Sung » ou « Étoile de Lettres », mieux connu encore dans le milieu populaire sous le nom de « Soul-Doc » ou « Tonneau de Vin » — aimait dans son adolescence à parcourir les provinces lointaines.

Un jour, la nuit le surprit en pleine route et l’obligea à s’arrêter à l’auberge la plus voisine. Mais l’aubergiste lui présenta aussitôt ses regrets de ne pouvoir le recevoir faute de la moindre place :

— « J’ai cédé moi-même ma chambre à un noble voyageur, dit-il, et je suis obligé de passer la nuit avec les miens dans la cuisine. »

Yun-Whai ne sachant que faire s’assit néanmoins sur un rouleau de natte de paille qui se trouvait à l’entrée de la cour, et tout pensif il regardait à quelques pas de lui un enfant jouer gaiement avec une grosse perle à la main. Soudain cette perle lui glissa des mains et vint tomber par terre. Au grand étonnement de Yun-Whai, une oie qui rôdait alors non loin de là se précipita sur la perle et l’avala si vivement que l’enfant n’eut pas le temps de s’en apercevoir.

Ayant perdu sa perle, l’enfant s’en alla en pleurnichant. Bientôt il revint avec son père, l’aubergiste, et tous deux fouillèrent vainement partout. Celui-ci eut des soupçons qui lui furent. confirmés par les réponses hésitantes de Yun-Whai, et il ordonna à ses domestiques de l’attacher solidement à un poteau. Il le menaça avec colère de le dénoncer à la justice dès le lendemain matin.

Cependant Yun-Whai ne protesta pas, n’offrit pas de résistance. Il pria simplement le patron de bien vouloir attacher l’oie à côté de lui, ce qui lui fut accordé.

Le lendemain matin, l’aubergiste vint et constata que la perle était sortie, une fois digérée, pendant la nuit. Alors il se jeta, tout confus, à genoux devant Yun-Whai, et tout en implorant son pardon il lui reprocha de ne lui avoir pas dévoilé tout ceci la veille.

— « Si je vous l’avais dit hier soir, répondit le jeune homme en souriant, vous auriez certainement tué cette oie ! »



SIM TCHUN

Dans une petite ville de la province de Whang-Jou, à Doha, vivait un honnête et pauvre aveugle du nom de Sim Bonsa. Il se désespérait de n’avoir pas d’enfant. Quelle joie, lorsqu’il apprit que sa femme était enceinte ! Et au bout de neuf mois la dame Sim mit au monde une délicieuse et belle petite fille qu’on nomma Sim Tchun.

Malheureusement, à la suite de la naissance de cette fillette la mère tomba gravement malade et mourut au bout de quelques jours. Le pauvre Sim Bonsa plein de douloureuses tristesses, serrant l’enfant sur son cœur, partit mendier tous les jours le lait et le riz d’une porte à l’autre. D’ailleurs les habitants de cette ville, pris de pitié pour le pauvre aveugle et sa malheureuse fille, les recevaient partout avec sympathie. De cette façon Sim Bonsa éleva sa fille jusqu’à l’âge de quinze ans. Et c’est maintenant la petite Sim Tchun qui va de porte en porte mendier le riz pour soigner son père aveugle, et tout le monde loue la bonne conduite de cette infortunée fille.

Un jour, revenant seul d’une promenade, Sim Bonsa glissa et tomba dans un ruisseau. Fort heureusement un bonze d’un temple voisin, qui passait juste à ce moment en cet endroit sauva le malheureux aveugle. Celui-ci, débordant de reconnaissance, lui demanda son nom.

— « Je suis le bonze d’un temple voisin d’ici. D’ailleurs vous n’avez pas à me remercier, tout homme à ma place aurait fait la même chose. »

— « Ah ! vous êtes vraiment bon, je vous dois la vie, murmura Sim Bonsa, vous voyez, je ne suis qu’un malheureux mortel. Vivre pendant toute l’existence dans les ténèbres ! Quoi de plus malheureux que cela ! Est-ce que le tout-puissant Bouddha ne pourrait pas me rendre la vue ? »

— « Ah ! si, répondit le bonze, vous pouvez retrouver la vue, seulement avez-vous ce qu’il faut ? »

— « Que faut-il donc faire ? » demanda Sim Bonsa d’un air suppliant.

— « Si vous pouviez faire une offrande de 300 sacs de bon riz au Bouddha de notre temple vous retrouveriez la vue. »

Sim Bonsa qui ne s’attendait pas à une telle nouvelle répondit étourdiment qu’il ferait cette offrande. Cependant en réfléchissant son air devint aussitôt grave et triste, puis il s’en alla à tâtons tout en remerciant encore une fois son sauveur.

Dès son retour à la maison, Sim Bonsa raconta à sa fille l’accident de la journée qui aurait pu tourner au tragique et l’heureuse rencontre d’un bonze. Sim Tchun l’écoutait les larmes aux yeux et rendait sans cesse grâce au généreux bonze. Sim Bonsa silencieux et mélancolique, poussait de temps en temps de longs soupirs significatifs. Sim Tchun qui connaissait parfaitement le moindre geste de son père, comprit aussitôt qu’il avait quelque chagrin. Elle lui demanda tendrement ce qu’il avait sur le cœur.

Sim Bonsa d’abord feignit de n’avoir aucun souci, puis finit par lui raconter que s’il avait trois cents sacs de bon riz à offrir au Bouddha il pourrait retrouver la vue. À cette nouvelle, Sim Tchun dissimulant mal ses sanglots resta triste et désolée.

Un jour le bruit circula dans la ville que les Chinois étaient venus acheter une belle jeune fille. Renseignement pris, il s’agissait de ces riches commerçants chinois qui venaient tous les trois ans en Corée pour y acheter des marchandises. Or, une superstition effroyable mais traditionnelle exigeait qu’on sacrifiât une belle jeune fille dans la Mer-Jaune afin d’obtenir une heureuse traversée de cette mer, surtout avec des marchandises de valeur. Voilà pourquoi ces riches commerçants cherchaient à acheter à tout prix une belle victime.

Sim Tchun sortit aussitôt sur la place de la ville où il y avait, en effet, des riches marchands chinois qui attendaient désespérément quelque proposition des habitants. Sim Tchun se présenta résolument devant les marchands, en leur disant :

— « Achetez-moi, je vous prie ! »

Les Chinois très heureux, lui demandèrent quel prix.

— « Me donneriez-vous quatre cents sacs de bon riz ? » répartit la jeune fille. Les Chinois acceptèrent et promirent de les livrer le lendemain même. Le lendemain les marchands chinois vinrent chercher Sim Tchun avec les quatre cents sacs de riz. Celle-ci, à la fois triste et joyeuse, offrit à son père les quatre cents sacs de riz en lui disant qu’il devait offrir trois cents sacs de ce riz au Bouddha pour retrouver la vue et qu’il devait garder le reste cents sacs pour sa provision.

Sim Bonsa surpris, demanda à sa fille la provenance de ce riz.

— « C’est pour vous rendre la vue que je me suis fait avancer quatre cents sacs de bon riz par un riche propriétaire d’une ville voisine en m’engageant chez lui comme domestique. »

Sim Bonsa, ému et triste, pleurait comme un enfant. Il recommanda à sa fille de revenir souvent le voir, tandis que la pauvre Sim Tchun sanglotait silencieusement tout en faisant ses adieux son malheureux père.

Le jour même du départ de sa fille, Sim Bonsa envoya trois cents sacs de riz au temple en honneur du Bouddha et il attendait tous les jours la visite de sa fille, la vraie lumière de ses yeux.

Sim Tchun, sous la conduite de ces riches marchands chinois, s’embarqua le jour même sur un énorme voilier qui prit aussitôt le large. Arrivés au milieu de cette mer fatale, les Chinois y jetèrent la malheureuse Sim Tchun qui disparut sous les vagues en sanglotant.

Un jour l’ambassadeur de sa Majesté le Roi de la Corée, revenant de la capitale chinoise, traversait en bateau la Mer-Jaune. Soudain, au grand étonnement de tout le monde, on vit une énorme et magnifique fleur de Lotus qui flottait majestueusement au milieu de cette mer sans borne. L’ambassadeur en particulier fort surpris donna l’ordre de la cueillir soigneusement. Et dès son retour à la capitale coréenne, il présenta le Lotus à sa Majesté. Le Roi, admirant beaucoup la beauté de cette fleur la fit mettre dans une salle du Palais. Le lendemain matin, alors que le Roi contemplait cette énorme et phénoménale fleur de Lotus, une très belle jeune fille sortit du fond de sa corolle.

Le Roi, qui était encore jeune et veuf depuis quelques mois, tomba amoureux de cette jeune personne, sans savoir au juste pourquoi ni comment. Il était si amoureux d’elle qu’il la présenta dès le lendemain devant la cour et annonça qu’il la choisissait pour la Reine de la Corée.

Sim Tchun, que les marchands chinois avaient précipitée dans la mer, était tombée par un miraculeux hasard dans une énorme fleur de Lotus où elle se croyait, d’ailleurs, dans l’autre monde. Cependant, longtemps elle fut dans le royaume de rêve. Elle ne reprit sa pure conscience que quand elle se trouva dans le Palais royal. C’est alors qu’elle se rendit compte d’abord vaguement puis avec netteté de tout ce qui s’était passé depuis qu’elle avait quitté son père. Devenue reine, elle fut toute puissante. Elle fit alors chercher immédiatement son père, mais personne dans sa ville natale, ne savait rien de lui.

Le pauvre Sim Bonsa avait offert au Bouddha une offrande de trois cents sacs de bon riz, mais vainement il attendit de lui le retour de la vue. Nuit et jour il attendait sans cesse la visite de sa fille bien aimée qui n’arrivait pas. Enfin pris de soupçon, Sim Bonsa alla se renseigner chez un voisin qui lui raconta toute la vérité. À cette nouvelle le malheureux aveugle devint presque fou et il sanglotait tous les jours en parcourant la ville. Puis tout à coup on n’entendit plus parler de lui.

Sim Tchun, malgré toutes les recherches, ne pouvait retrouver son père. Un jour elle donna une grande fête aux aveugles dans son Palais et invita expressément tous les aveugles de tout le pays à y assister.

Les brillantes fêtes continuaient depuis plusieurs jours et une foule d’aveugles passait tous les jours devant la Reine sans que celle-ci pût retrouver son père. Cependant, le dixième jour, Sim Tchun remarqua son père Sim Bonsa entrant à tâtons dans le Palais. Elle se précipita au devant de lui en criant tout en larmes :

— « Papa ! mon pauvre papa ! me voici, votre fille Sim Tchun ! »

Sim Bonsa, entendant la voix de sa fille Sim Tchun, croyait rêver. La joie et l’émotion firent ouvrir ses pauvres yeux aveugles.



NÉNUPHAR-ROUGE

Kim Hio-Sung, le grand Chancelier du Royaume de la Corée, aimait à fréquenter toutes les belles femmes de la capitale. Sa femme en était fort jalouse. Un jour, comme il rentrait à la maison, il vit sur la table un rouleau d’étoffe grise.

— « À qui destinez-vous cette étoffe ? » demanda-t-il à sa femme.

— « Pour faire des jansams ! »[1] répondit-elle sèchement.

— « Ah !… ? mais pour qui donc les jansams ? »

— « Pour moi, parbleu ! puisque vous entretenez une foule de femmes et vous me méprisez comme une chienne, je me suis décidée à entrer dans un monastère !… »

— « Bravo ! bravo ! » l’interrompit-il joyeusement, il est vrai que j’aime les femmes. Et j’ai pu conquérir dans mes bras les femmes de toutes les conditions : depuis les prostituées, les esclaves jusqu’aux doctoresses et les nobles. Mais je n’ai jamais pu conquérir une bonzesse. Hâtez-vous de l’être pour exaucer le plus tôt possible mon dernier désir ! »

Raillée vaincue par ses colères impuissantes, la pauvre femme se plaignit amèrement des mauvaises conduites de son mari un jour auprès de son frère, qui était, lui, un rare vertueux.

Celui-ci fort irrité alla trouver son beau-frère et lui en fit de sérieux reproches. Quelques jours après Kim Hio-Sung soumettait à la signature du Roi un décret nommant son beau-frère gouverneur de Piung-An. Ce dernier comprit immédiatement le dessein vengeur du Chancelier et il se disait ironiquement :

— « Inutile de me mettre à l’épreuve ! Vous me reconnaîtrez une fois de plus ! »

Cependant il songeait à cette célèbre danseuse de Piung-An, Nénuphar-Rouge, dont la beauté et l’intelligence étaient universellement connues. Elle attirait de quatre coins du pays toute la jeunesse aisée, et d’immenses richesses étaient englouties par ses caprices.

— « Cette danseuse, pensa-t-il, non seulement elle n’arrivera pas à me débaucher, mais encore je tacherai de la supprimer de cette Société afin d’assainir l’atmosphère morale du pays. »

Avec cette ferme résolution, Kang Nam-Ki, le nouveau gouverneur de Piung-An, arriva à son gouvernement provincial. Dès le premier jour il interdit rigoureusement toute présence féminine aux réceptions officielles, car il prévoyait la présence probable de cette Nénuphar-Rouge qu’il n’avait d’ailleurs jamais vue, mais dont il craignait la prodigieuse beauté.

Les premiers temps il travailla beaucoup pour mettre sa nouvelle administration en parfaite harmonie avec sa volonté. Un jour, invité par un délicieux soleil de cette fin d’été, il partit en promenade à travers la ville. Après avoir visité les monuments historiques dont cette ville était particulièrement riche, il descendit vers le soir la pittoresque vallée du fleuve « Dai-Dong ». Soudain un son mélodieux attira ses regards vers la plaine mouvante du flot. Et il y vit une magnifique barque avec une très belle joueuse de lyre ! La barque s’approchait peu à peu du rivage et le gouverneur l’examinait avec attention. La beauté de cette femme était telle qu’il crut d’abord voir un ange dont il n’avait eu l’idée que dans les contes de fées.

— « Ça doit être cette fameuse Nénuphar-Rouge » pensa-t-il. Il l’interpella gravement :

— « Quelle est cette personne qui se trouve dans cette barque ? »

— « C’est une danseuse de la ville, Seigneur », répondit-elle.

— « Alors, quel est votre nom ? »

— « Je m’appelle Pêche-de-Jade, Seigneur. »

« Pêche-de-Jade, murmura-t-il tout seul, quelle peut être la beauté de cette Nénuphar-Rouge, alors ! » Le gouverneur perdit déjà la tête devant cette danseuse dont les doigts délicats voltigeaient gracieusement sur les cordes de sa lyre. Il lui offrit de l’accompagner. Pêche-de-Jade l’accueillit dans sa barque avec mille grâces.

Pêche-de-Jade n’était autre que cette fameuse Nénuphar-Rouge qui avait été chargée d’une mission confidentielle par le Grand-Chancelier du Royaume, Kim Hio-Sung, beau-frère du nouveau gouverneur, comme nous l’avons vu plus haut. Cette danseuse, ayant appris la promenade projetée du gouverneur, s’était promenée à dessein sur le « Dai-Dong » sous ce nom de Pêche-de-Jade.

Déjà par sa conversation spirituelle, par son chant sublime et surtout par les frissons voluptueux de sa chair délicate, cette belle danseuse s’empara entièrement de l’esprit du gouverneur. C’est à ce moment alors qu’elle lui demanda adroitement :

— « Seigneur, je suis heureuse d’avoir cet honneur de vous accompagner. Je me rappellerai de ce jour comme un des meilleurs jours de ma vie. Pour en garder un souvenir, je vous demande, Seigneur, de m’accorder une signature au bas de ma chemise. »

Sous l’empire de cette femme, le gouverneur était heureux de lui donner aussitôt la satisfaction.

Quelques mois après le gouverneur reçut un message de son beau-frère, Chancelier du Royaume, qui lui envoyait un paquet contenant une chemise de femme et un simple billet ainsi conçu :

— « Que signifie cette signature au bas de cette chemise ? »

Le Gouverneur répondit par ce billet :

— « Cette signature signifie que la vertu ne résiste pas à la tentation d’une beauté sublime. »



UN POISON PRÉCIEUX

Le percepteur général du Royaume de la Corée dilapida au jeu une somme de cent mille liangs[2] du Trésor royal. On l’arrêta donc, et le Roi, furieux, prononça en personne la sentence suivante :

— « Dans un délai de deux mois si la somme de cent mille liangs n’est pas versée au Trésor, le percepteur général sera exécuté. »

Les deux enfants du percepteur, un garçon de vingt ans et une jeune fille de dix-huit, cherchèrent vainement le moyen de sauver leur père chéri. Un jour le garçon quitta le foyer familial en se disant « Peut-on être digne de vivre si on laisse mourir son père en prison !… Ah ! si la perte de ma vie pouvait sauver celle de mon père !… »

Ainsi, sans savoir où, le pauvre désespéré partit comme un fou. Au coucher du soleil il arriva devant une maison somptueuse. Il y demanda l’hospitalité pour la nuit. L’hôte de la maison l’accueillit très cordialement. Le lendemain matin, avant de quitter cette maison hospitalière, le jeune homme alla prendre congé de son hôte. Celui-ci, d’un air fort triste, lui demanda d’où il venait et où il allait. Il lui répondit alors qu’il était un voyageur sans but. Puis, mis en confiance par l’air noble de son hôte, il lui raconta toute son histoire, et lui demanda s’il ne pourrait pas lui avancer une somme de cent mille liangs pour qu’il pût racheter la vie de son père.

— « Vous pouvez avoir cette somme nécessaire pour sauver votre père, dit tout à coup l’aimable hôte après un long silence, mais à une condition… » Il s’interrompit brusquement.

— « Parlez, seigneur, ne craignez rien ! J’accepte d’avance toutes les conditions que vous me proposerez ! A-t-on le droit d’hésiter de faire quoi que ce soit quand il s’agit de sauver son père ! »

— « Jurez d’abord que vous garderez en secret ce que je vais vous dire quand même vous n’accepteriez pas ma proposition. »

Le jeune homme ayant juré, l’hôte continua :

— « Eh bien, voici : Mon fils unique doit épouser d’ici un mois la fille d’un Seigneur lointain. Or, mon fils est… at…teint subitement d’une cruelle maladie, la lèpre !… Je ne voudrais pas qu’on le sache avant son mariage, dit-il en abaissant sa voix. Je vous demande donc de bien vouloir le remplacer seulement pendant les deux ou trois jours de la cérémonie nuptiale, bien entendu, sans qu’on le sache. Et à condition que vous me juriez de vous abstenir dans la chambre nuptiale, je vous donne tout de suite la somme de cent mille liangs pour sauver votre père. »

Il accentua tout spécialement sur les derniers mots : « pour sauver votre père », comme s’il voulait lui rappeler qu’il s’agissait ici d’un devoir sacré.

— « Pour sauver mon père, Seigneur, je suis prêt à sacrifier ma vie ! Vos désirs seront donc satisfaits. »

Le jour de la cérémonie, le jeune homme arriva avec son hôte chez la fiancée. Tout le monde admirait la beauté du jeune homme plus que celle de la fiancée. La nuit arrivée, le père du fiancé envoya un de ses plus fidèles et habiles domestiques pour épier la conduite du jeune homme dans la chambre nuptiale.

Par un trou de fenêtre habilement percé, le domestique observa Le jeune homme se couchait tout habillé dans un coin, le visage contre le mur. La jeune mariée, assise près de lui, avait l’air à la fois fort inquiet et ennuyé. Soudain elle adressa au jeune homme quelques paroles qui restèrent sans réponse. Quelques instants après elle répéta vainement les mêmes paroles avec un accent d’insistance. Quand, pour la troisième fois, elle n’obtint pas une réponse du jeune homme, elle le réveilla et lui dit :

— « Seigneur, que signifie votre froid silence qui me semble un affront ! Si dès le premier jour sacré d’une longue vie conjugale vous me tournez le dos, quelle sera donc notre vie de demain ? Je ne veux point recevoir l’affront de personne ! Et par ma mort j’entends sauver tout de suite l’honneur de mon sang ! » fit-elle sèchement tout en saisissant un couteau de la table à la main.

Le jeune homme terrifié arrêta brusquement le geste de la jeune mariée. Après un long silence il dût avouer toute la vérité sur sa présence dans cette chambre nuptiale !

— « Peu importe les fiançailles ! c’est vous qui vous êtes présenté tout à l’heure devant la table sacrée de la cérémonie nuptiale ! Vous resterez donc mon mari ou je meurs ! »

Le domestique-espion, comprenant la gravité de situation rendit aussitôt compte de sa mission auprès de son maître qui prit la fuite en pleine nuit pour échapper à la honte.

Le lendemain matin, la jeune mariée raconta l’histoire de son mari à ses parents qui se déclarèrent heureux d’avoir arraché leur fille adorée à un lépreux. Ils décidèrent d’envoyer immédiatement les cent mille liangs avec intérêts au créancier de leur nouveau gendre.

Cependant le jeune mari, après son retour dans le foyer paternel avec sa femme, refusait de se montrer au grand jour.

— « Je suis heureux d’avoir sauvé notre père, dit-il à sa sœur qui s’inquiétait de tout ce mystère, mais je ne suis plus digne du jour ! Car j’ai manqué à ma parole, et surtout j’ai déshonoré le sauveur de mon père ! »

— « Mon frère ! dit la jeune fille toute pensive, grâce à vous notre père a été sauvé. À mon tour je veux prendre ma part de votre sacrifice et réparer votre manque de parole. Je veux épouser le fils de notre bienfaiteur. Allez lui annoncer ma décision et revenez avec sa réponse. »

Le frère, protestant de toute sa vigueur, ne voulait à aucun prix sacrifier sa sœur. Cependant, après une vive discussion avec celle-ci, il dut accepter sa décision.

Après le départ de son frère, la jeune fille pensa : c’est bien mon devoir de sauver l’honneur de ma famille et de rendre heureux un frère bien-aimé. Mais comment peut-on supporter la vie auprès d’un lèpreux ! C’est impossible. Aussitôt après la cérémonie sacrée du mariage, quand j’aurai sauvé notre honneur, je me donnerai la mort ! » Aussi prépara-t-elle secrètement un flacon de poison.

Le frère revint après avoir arrangé les fiançailles. Et le jour convenu, la jeune fille, vêtue d’une jaquette jaune de soie brodée et d’une jupe rose traînante, se rendit chez le fiancé dans une magnifique chaise à porteurs. Ce jour-là, fatiguée par les émotions de cette journée de cérémonie, elle entra très tôt dans la chambre nuptiale. Là, bientôt, elle s’était endormie, toute habillée, d’un profond sommeil.

Vers minuit elle se réveilla et chercha vainement le flacon de poison qu’elle avait caché dans son sein. Étonnée de cette disparition elle alluma la lampe. C’est alors qu’elle vit son malheureux époux étendu inanimé sur le parquet tenant le flacon vide dans sa main raide. Il vomissait abondamment du sang noirâtre. Son corps entier en était littéralement baigné. Après avoir caché le flacon vide, elle alla prévenir ses beaux-parents qui prodiguèrent aussitôt les soins nécessaires. Vers le matin, le lépreux reprit tout à coup la connaissance et déclara qu’il se sentait très bien. Et depuis lors la lèpre disparut peu à peu et le jeune marié devint bientôt un homme sain, qui rendit heureuse sa jeune femme au grand cœur.



FEMME INFIDÈLE

Dans un petit monastère pittoresque perdu au milieu de ce merveilleux mont Kum-Kan-San, un groupe de jeunes gens fiers et magnifiques se trouvait réuni.

Tous les jours, après le dîner et avant d’aller se coucher, ils se réunissaient dans un endroit pour délier leurs langues retenues toute la journée dans leur méditation solitaire[3]. Leurs conversations roulaient généralement sur des sujets philosophiques, des souvenirs personnels ou de famille.

Ce soir-là, invités par l’air délicieusement frais et parfumé de ce brûlant été, ils se réunirent sur la terrasse du monastère. Ce fut devant un spectacle splendide de la nature rendu féerique par les derniers rayons du soleil couchant, que ces jeunes hommes engagèrent leurs conversations, autour d’un sujet éternel, aussi vieux que le monde l’amour et la fidélité.

Jeunes et fiers, chacun parlait bruyamment de son saint amour en vantant la fidélité de celle qu’il aimait. Cependant un vieux bonze, assis sur une éminence, assistait ce jour-là à ce bavardage de jeunesse. Aux affirmations chevaleresques et surtout aux invocations mélancoliques de ces jeunes gens pour leurs « Dulcinées », le bonze ne pouvait dissimuler ses sourires tristes pleins de mépris. D’une voix calme et sereine, il interrompit tout à coup la conversation de cette fière jeunesse.

— « Mes jeunes seigneurs, vous vous trompez beaucoup sur la fidélité des femmes, mais vous ne vous en apercevez certainement pas ! car je sais que, pour la jeunesse, il n’y a pas d’impossibilité. La jeunesse est innocente, sans expérience et crédule. C’est ainsi que vous l’êtes sans vous en douter !… »

— « Comment ! vous, un vieux bonze, un ascète misogyne, qui ne devez pas connaître les femmes, pouvez-vous parler ainsi ? » fit un jeune homme.

— « Certes, si j’étais depuis toujours ce que je suis aujourd’hui, je ne devrais pas connaître les femmes. Mais j’ai eu mes vingt ans dans le grand Monde. Dans ma jeunesse j’étais noble, riche, aimant et aimé autant que vous aujourd’hui, si ce n’était encore davantage !… Ah, si j’avais su alors ce que je sais aujourd’hui sur les femmes, je n’aurais certainement pas attendu le soir de ma vie pour me faire bonze ! Vous êtes jeunes, pleins d’espérance et d’amour. Mais quand vous aurez mon âge vous comprendrez que vous avez vécu constamment trompés, car la vie n’est qu’une illusion et l’amour n’est qu’un mensonge ! À votre âge j’étais comme vous. Je défendais l’honneur des dames surtout celui de la mienne qui m’aimait d’un amour si profond et sincère que la mort elle-même, me semblait-il, ne pourrait nous séparer. À trente ans, je fus nommé préfet de Ko-Yang quand la Sil-Là déclara la guerre au Bec-Jai[4].

Or un jour les soldats de Sil-Là assiégèrent la ville de Ko-Yang dont la chute n’était plus qu’une question d’heures. Alors je dis à ma femme chérie que, étant préfet de cette ville, je devais garder ma place jusqu’au dernier moment, mais qu’elle devait me quitter le plus tôt possible. Ma femme protesta tout en larmes, en déclarant qu’elle ne me quitterait jamais et préférait mourir à côté de moi ! Enfin, en attendant les événements, nous nous jurâmes de nous rester fidèles quoiqu’il arrivât. Et en cas où nous serions séparés par les ennemis, non seulement nous devions toujours choisir la mort plutôt que d’endurer la honte, mais encore nous devions faire tout notre possible pour nous retrouver après la guerre, si nous étions encore vivants… etc… Ainsi nous étions en train de nous jurer une foule de choses, lorsque les soldats de Sil-Là entrèrent dans le palais préfectoral et emmenèrent ma femme d’un côté et moi de l’autre. Depuis ce temps, je n’ai pu la revoir. Lorsque la paix fut revenue, je me mis aussitôt à sa recherche. Or, on m’apprit que le généralissime de l’armée ennemie l’avait emmenée dans son pays ! Vous pensez bien que j’ai volé jusqu’à Kiung-Jou, capitale de Sil-Là. Arrivé à Kiung-Jou, j’ai réussi à faire la connaissance d’un domestique de ce généralissime. Je lui demandai discrètement tout ce que je voulais savoir. Le domestique — il était très bavard — me répondit facilement sans savoir à qui il parlait.

— « Écoutez donc, me disait-il, notre généralissime nous a amené de la récente guerre une très belle maîtresse. On dit qu’il l’aurait prise au préfet de Ko-Yang… »

En apprenant ces nouvelles je m’en moquai, car j’étais absolument sûr de la pureté de ma femme. Elle aurait certainement préféré la mort à la honte ! Certes, pensais-je, le généralissime voudrait la faire sa femme, mais il n’y réussira jamais ! D’ailleurs s’il l’y avait forcée, elle ne serait déjà plus dans ce monde ! Ce soir-là, décidé à aller la voir, coûte que coûte, je rôdai autour de la maison ennemie tout en cherchant à y pénétrer. Un grand trou d’égoût au-dessous du mur s’offrit à mes yeux. Je m’y précipitai. Or, à peine avais-je pu entrer dans la cour de la maison du généralissime ennemi que j’entendis quelqu’un dire tout près de moi : « Grand Dieu ! quand voudriez-vous que je revoie mon pays natal et les miens bien-aimés… » C’était une voix féminine qui ne m’était pas tout à fait inconnue ! J’attirai donc l’attention par quelques bruits. Alors une silhouette se dessina soudain dans l’ombre en disant : quelqu’un est là ? — Oui, qui êtes-vous ? lui demandai-je. Je suis la servante de la maison, mais… cette voix… fit la silhouette tout en allumant une bougie. À la clarté de cette lumière, je reconnus ma servante qui avait été toujours attachée à la personne de ma femme. Ah ! ciel qui vois-je ici, chuchota-t-elle tout en étouffant difficilement sa voix. — Et ta maîtresse où est-elle ? — Oh, seigneur, dit la servante d’une voix basse, ne songez pas à la revoir. Le généralissime l’a épousée, et maintenant elle l’aime trop pour vous réserver un bon accueil ! Fuyez ! seigneur, pour l’amour du Ciel ! On vous ôterait la vie, si vous étiez découvert !… — Comment ! folle ? Dieu condamne tes calomnies imbéciles ! Conduis-moi auprès d’elle, je veux la voir. Cédant à mon insistance la servante me dit : « Puisque vous y tenez, allez la voir tout de suite, car le généralissime vient de sortir. Elle me conduisit aussitôt auprès de sa maîtresse. Or, celle-ci, à mon grand étonnement, me regarda froidement, avec un air irrité. — Que venez-vous faire ici ? me dit-elle, surtout ne me parlez pas ! Je ne veux pas vous entendre, encore moins vous voir ! Disparaissez immédiatement ou votre tête payera votre audace ! »

Ici le bonze poussa un long soupir douloureux dans lequel on put comprendre un poignant cri de déception et surtout un dégoût de la femme !

— « Enfin ! continua-t-il, du reste je ne me rappelle plus ! Cependant quand je repris conscience, le généralissime était devant moi avec quelques soldats. Il était rouge de colère. Il ordonna tout à coup à ses hommes « Exécutez-le immédiatement ! » Aussitôt on se précipita sur moi et on me ligota mes quatre membres. C’est alors que je suppliai le généralissime de m’accorder une minute pour dire un dernier mot. On me le permit. Je lui racontai d’abord dans quelle condition, nous, ma femme et moi, nous nous étions jurés une foi éternelle et ensuite séparés ; puis comment j’avais pu pénétrer dans sa maison, et enfin je lui dis : « Seigneur, voilà une femme lâche et infidèle au sens le plus méprisable du mot. Vous même, seigneur, vous êtes un futur moi-même avec cette femme-là. Maintenant, gardes ! exécutez-moi ! » Le généralissime m’écouta et parut fort ému. Puis il me dit d’une voix basse : « Fidèle à vos paroles, vous êtes venu de si loin au risque de votre vie jusque chez moi. Or, cette infidèle vous a traité d’une façon telle. que je comprends fort bien votre déception et votre dégoût ! Vous avez raison ! c’est une vipère ! À votre triste récit mon cœur s’est ému ! Ce serait une honte pour notre pays de laisser ici une telle femme ! s’indigna-t-il tout en ordonnant aux gardes l’exécution immédiate de cette femme au lieu de moi. Ainsi je fus délivré, mais mon horreur pour les femmes et mon dégoût pour la vie ne cessèrent pas de grandir. Enfin me voilà dans ce monastère isolé pour finir le reste de mes jours. Oh ! mes jeunes seigneurs, croyez-moi bien, vous pouvez sonder mille lieues au fond de l’Océan, mais vous ne pourrez jamais sonder un pouce au fond du cœur d’une femme ! »



LE CHAT EN DEUIL

Au bord d’un sentier un paysan trouva un petit chat mourant de faim. Pris de pitié, il l’emporta chez lui et le soigna de son mieux. Mignon et sage il gagna vite la sympathie de toute la famille. Et chaque jour à l’heure du repas, il s’installait auprès de son bienfaiteur qui le gâtait d’ailleurs de toutes sortes de bonne choses. Ainsi vécut le chat pendant des années choyé comme un pacha.

Un jour le brave paysan tomba gravement malade. Mille soins médicaux ne furent que de vains efforts. À la fin on fit venir à grand frais le plus célèbre des médecins. Celui-ci, après une consultation attentive, déclara qu’il n’y avait qu’un seul remède à cette maladie.

— « Mangez un millier de cœurs de rats, c’est simple mais toute la question est de se les procurer. »

En effet comment trouver un millier de cœurs de rats ! Toute la famille réunie en discuta les moyens sans aboutir à rien. Or le chat qui ne quittait jamais le brave paysan, surtout depuis qu’il était malade, assista donc attentivement à toutes ces discussions.

— « Je dois ma vie à cet homme, murmura-t-il tout pensif. Que ne ferais-je pour le sauver ! »

Puis il sortit d’un pas énergique. Après s’être déguisé en deuil, il alla s’asseoir, plein de tristesse, dans un coin du grenier qu’il savait être peuplé de rats. À peine se fut-il installé qu’il vit s’avancer crânement un gros rat vers un sac de blé, sans se douter de la présence du chat. Celui-ci bondit alors devant cet animal impertinent tout en poussant un cri terrible. Le rat s’immobilisa net comme par miracle. C’est à ce moment que le chat s’écria d’un ton courroucé :

— Que votre espèce soit sotte, je ne l’ignore pas, mais à ce point grossière c’est révoltant ! Voilà trois jours que je suis frappé d’un deuil cruel et pas un d’entre vous n’est venu me présenter les condoléances. La politesse a donc disparu de ce pays civilisé ! Votre espèce est vraiment indigne du sol coréen. Va avertir tes amis que je les exterminerai sans pitié s’ils ne viennent pas tous réparer leur faute grossière et m’implorer le pardon !

Ceci dit le chat regagna son coin plein d’une douloureuse affliction, tandis que le rat tout tremblant s’éclipsa derrière une grosse caisse.

Dès son retour parmi ses amis, il leur fit part de son incroyable mésaventure.

— « Je vous propose, continua-t-il d’une voix terrifiée, d’aller rendre une visite au chat sans tarder davantage. Autrement nous risquerions tous d’être exterminés. »

On en discuta longtemps dans une atmosphère de crainte, et les avis furent très partagés. Au milieu de cette consternation un vieux rat s’éleva :

— « Mes chers amis, dit-il, je suis d’avis qu’on aille voir le chat. D’abord s’il avait un dessein pantagruélique il aurait croqué sans autre forme de procès celui qu’il avait entre ses mains. Ce n’est donc pas le cas puisqu’il le laissa partir. D’autre part, si cruel qu’il soit comment oserait-il attaquer ceux qui veulent lui apporter leur sympathie ! Bref je vais le voir tout seul, et je saurai bien deviner ses intentions réelles. » fit-il tout en partant courageusement vers le grenier.

Dès qu’il aperçut au loin le chat en deuil il s’avança humblement devant lui.

— « Seigneur, dit-il d’un ton respectueux, nous avons appris un peu tardivement le cruel deuil qui vous frappe et nous vous assurons de nos indéfectibles sympathies. »

— « Je suis très touché de ta visite, mon cher rat, répondit le chat d’une voix fort affligée. Il est si doux de recevoir les marques de sympathie dans des heures de détresse. Sois assuré que tu as acquis toutes mes gratitudes. »

Le vieux rat était sûr de la bonne intention de l’infortuné chat. Aussi s’empressa-t-il d’aller retrouver ses amis et de les inviter à rendre au chat une visite de politesse. Les plus courageux d’entre eux allèrent le voir l’un après l’autre et revinrent tous avec les mêmes bonnes impressions. C’est alors que commença un véritable défilé des rats devant le chat en deuil.

— « Mes chers amis, je suis vraiment ému de vos sympathies, dit le chat. Je voudrais bien dire à chacun de vous tous mes sincères remerciements, mais je suis si abattu en ces jours de douloureux deuil et vous êtes si nombreux ! Pour me permettre de vous remercier une fois pour toutes et pour vous épargner ce long défilé, je vous propose de vous réunir tous en un lieu où j’aurai le très grand plaisir de vous voir tous ensemble. »

Les rats ayant accepté cette proposition, on se donna rendez-vous pour le soir-même à minuit dans une cour déserte. Le chat se concerta préalablement avec quelques-uns de ses amis qu’il embusqua dans des coins sûrs.

À minuit des milliers de rats se réunirent au lieu de rendez-vous. Le chat arriva à son tour avec un léger retard sur l’horaire fixé. Puis il s’avança pieusement au milieu de cette foule rongeuse prosternée sur son passage. Soudain, obéissant à un cri terrible poussé par le chat en deuil, quelques dizaines de félins firent irruption de tous les coins de la cour et sautèrent comme des éclairs sur les rats réunis. En un clin d’œil un immense carnage fut accompli et des milliers de rats gisaient égorgés par terre.

Le lendemain matin le chat attira l’attention de ses maîtres qu’il amena dans la cour déserte. On s’imagine facilement la joie de ces braves gens si désolés de ne savoir comment trouver un millier de cœurs de rats pour sauver un des leurs. Mais le chat était certainement plus heureux que tous les autres d’avoir rendu un service à son bienfaiteur.



UN INGÉNIEUX MENSONGE

Il y avait une fois un triste sire qui n’avait pour toute descendance qu’une charmante fille. Il devait songer à la marier et cela le préoccupait beaucoup.

Un jour il crut imaginer un moyen très ingénieux qui lui permettrait non seulement de trouver un mari à sa fille mais encore de s’enrichir et de s’amuser. Il annonça donc dans tout le pays :

— « Celui qui m’obligera à réfuter un mensonge qu’il me présentera sera mon gendre. Mais en cas d’échec de sa tentative le candidat me versera une somme de cent liangs[5].

Aussitôt de toutes parts de vieux garçons et de jeunes déshérités vinrent en masse dans l’espoir de se marier. L’un après l’autre, chacun présenta son petit mensonge tout cru auquel le bonhomme répondait invariablement avec un sourire cynique tout en encaissant les cent liangs du malheureux candidat : « Cela est vrai et je le crois ! »

Bref, les mensonges les plus absurdes, les plus injurieux, les plus… tout ce que vous voudrez n’arrivèrent pas à le convaincre !

Parmi ces malheureux candidats, il y avait un jeune bûcheron qui venait d’échouer pour la cinquième fois, par conséquent, il venait de perdre avec le cynique bonhomme cinq cents liangs, somme considérable à l’époque, ses économies de dix années. Maintenant il n’avait plus rien au monde pas même un sou ! Il se lamentait, il se désespérait… quand tout à coup une idée lui vint. Aussitôt il se présenta de nouveau au bonhomme afin de renouveler une dernière tentative.

— « Encore toi ! Ne feras-tu pas bien de renoncer à ton aventure ? Car tu perdras toujours ! » railla ce dernier tout en recevant le jeune bûcheron pour la sixième fois.

— « Pas du tout, au contraire, je viens vous dire un mot dont dépend toute ma vie… Rappelez-vous plutôt ! Il y a quatre ans je vous ai prêté dix mille liangs au taux de dix pour cent et vous m’avez promis de me les rendre aujourd’hui. Voici d’ailleurs le contrat signé par vous ! » fit-il en lui présentant un faux papier.

Le bonhomme réfléchissait gravement, la tête basse. Il se voyait cette fois bien perdu. En effet s’il disait que cela était vrai, le jeune bûcheron lui réclamerait les dix mille liangs avec les intérêts de quatre ans. Et s’il lui disait que c’était bien un mensonge, le jeune homme lui prendrait sa fille !

— « Allons vite ! payez votre dette ! » pressa le jeune bûcheron triomphalement.

Le triste sire était malheureux surtout à l’idée d’interrompre son commerce à la fois si intéressant et si lucratif. Cependant faute d’autres moyens, il se consola en se disant :

— « En sauvant mon argent je donne un mari à ma fille ! » Et c’est ce qu’il fit, non sans regrets ni sans soupirs.



SANGA-SINGMOU-LOINKOC

Sung-Jong fut un grand Roi qui honore l’histoire de la Corée. Ce Roi avait un tel souci du bien-être de son peuple qu’il voulait à tout prix se rendre compte, en personne, de la santé et de l’opinion de ses sujets.

Aussi faisait-il souvent des tournées secrètes dans les villes et dans les campagnes. Et grâce à ses habiles déguisements il fréquentait sans être connu tous les milieux sociaux du pays.

Ce fut au cours d’une de ses sorties secrètes dans la banlieue de sa capitale, qu’il entendit le bruit d’une étrange gaieté sortir d’une pauvre chaumière isolée. Il s’en approcha aussitôt pour mieux écouter, et par le trou d’une fenêtre en ruine, il vit sangloter désespérément un vieillard assis devant une table minuscule chargée d’une grosse cruche pleine de vin. Près de lui, tandis qu’un homme en deuil fredonnait gaiement des airs joyeux, une charmante bonzesse[6] dansait gracieusement

Poussé par sa curiosité, il entra dans la chaumière et pria le maître de bien vouloir lui dire la raison de cette « gaîté triste ».

— « L’homme que vous voyez là en deuil, répondit le vieillard d’une voix mélancolique, est mon fils, et cette jeune femme à la tête rasée est ma bru. À l’occasion de mon soixante-dixième anniversaire ma bru a vendu ses beaux cheveux à un perruquier, faute d’autres moyens, pour m’offrir aujourd’hui un vin d’honneur. Or les gestes de mes enfants m’ont tellement touché que je n’ai pu empêcher mes larmes de tomber. C’est pour dissiper ma tristesse que mon fils chante et ma bru danse ! » termina-t-il en fondant de nouveau en larmes.

Le Roi fort ému par cette scène, rentra aussitôt dans sa capitale. Et il convoqua immédiatement au Palais-Royal ces trois braves malheureux et leur fit un très riche don sous le titre de « vertu filiale ». Ce n’était pas tout, le Roi voulut que ce prix eut un retentissement national. Il ordonna l’ouverture d’un concours extraordinaire de Mandarins, auquel il donna lui-même le sujet suivant :

« Sanga-Singmou-Loïnkoc », ce qui peut-être traduit ainsi : « Le chant joyeux d’un homme en deuil et la danse gracieuse d’une bonzesse charmante provoquaient les larmes compatissantes d’un vieillard ému. »



LES TACHES DU SORGHO

Il y avait une fois une très pauvre femme, qui vivait dans un coin isolé de la montagne avec ses trois petits enfants : Dalsoun, une fillette de six ans, Yang-Sou, un petit garçon de quatre ans, et Sung-Liong, un bébé de deux ans. Cette pauvre femme allait travailler tous les jours dans les villages voisins, tantôt comme laveuse, tantôt comme ménagère. Elle gagnait ainsi du riz, des gâteaux et de la viande pour nourrir ses enfants.

Elle partit donc un jour, comme d’habitude, pour le village de Long-Mac, situé à quelques lieues. Le soir venu, elle rentrait à la maison avec son panier rempli de riz, de bonbons et de viande. Mais elle rencontra, en route, un tigre qui lui demanda :

— « D’où venez-vous et où allez-vous ? »

— « Je viens du village de Long-Mac, où j’ai gagné au prix de mes peines du riz, des bonbons et des viandes, répondit la pauvre femme, pour nourrir mes petits enfants qui m’attendent à la maison. »

— « Si vous me donnez votre riz, je ne vous mangerai pas », dit le tigre.

La pauvre femme continua son chemin après lui avoir donné le riz. Mais elle rencontra encore un tigre qui lui dit à nouveau :

— « D’où venez-vous et où allez-vous ? »

— « Je viens du village de Long-Mac où j’ai gagné, au prix de mes peines, du riz, des bonbons et de la viande, répondit la pauvre femme, pour nourrir mes petits qui m’attendent à la maison. »

— « Donnez-moi vos bonbons où je vous mange ! »

Elle les lui donna. À peine eut-elle fait quelques pas, qu’un autre tigre lui demanda la viande. Elle donna encore[7]… Puis un autre lui demanda sa jupe qu’elle donna toujours… De cette façon, la pauvre femme fut dépouillée jusqu’à la dernière pièce d’étoffe qu’elle portait sur le corps. C’était le même tigre qui revenait toujours, se plaçant sur la route de cette pauvre femme. Après s’être déguisé en paysanne, à la manière de sa victime, grâce aux robes accaparées, il s’en alla chez les enfants de cette dernière. Arrivé devant la porte, il frappa. Les voix aiguës des enfants répondirent :

— « Qui est là ? Est-ce maman ? »

— « Oui, c’est moi ! Ouvrez la porte ! »

— « Mais ce n’est pas la voix de maman ! » murmurèrent les enfants.

— « C’est que je suis enrhumée ! Ouvrez vite la porte ! »

Après une longue hésitation, Dalsoun, aînée des trois enfants, alla ouvrir la porte. L’allure suspecte de cette prétendue maman mit la fillette en méfiance. Entrant dans la chambre sans lumière, la prétendue maman s’empara aussitôt de Sung-Liong, le petit bébé qui dormait innocemment enveloppé de chiffons, tandis que la petite Dalsoun, serrant son petit frère, Yang-Sou, entre ses bras alla se blottir dans un coin. Ayant entendu « sa mère » croquer quelque chose, le petit garçon demanda :

— « Maman, qu’est-ce que tu manges ? »

— « Rien… »

À ce moment, Dalsoun remarqua le bout de la queue du tigre dépassant sous la jupe, et elle vit nettement, à travers l’obscurité, le tigre, mangeant le bébé.

— « Maman, dit la petite fille d’une voix effrayée, je veux aller au cabinet. »

— « Il fait trop froid au dehors…

— « Il me faut y aller ! »

— « Alors, va et reviens vite ! »

— « Mais j’ai peur d’aller seule ! Yang-Sou, accompagne-moi ! »

— « Va seule, je laisserai la porte ouverte. »

— « Mais, maman, j’ai peur ! Laisse-moi aller avec Yang-Sou. » insista la petite fille.

Le tigre trop occupé à croquer le petit bébé, les laissa sortir.

Dehors, la lune était pleine et majestueuse, inondant l’univers de sa lumière argentée, et la fraîcheur de cette fin d’automne rendait blanche la rosée. Les deux enfants, Dalsoun et Yang-Sou, coururent à toute vitesse jusque sous un vieux saule pleureur au bord d’une rivière qui, à quelques pas de chez eux, traversait un champ. Ils grimpèrent aussitôt sur le saule dont ils atteignirent enfin le sommet.

Le tigre, ayant mangé le bébé, attendait en vain les deux enfants. Il sortit à leur recherche. Après avoir fouillé partout, il les aperçut au sommet du vieux saule. Il leur demanda comment ils avaient pu monter jusque là. La petite fille répondit :

— « Va chercher le pot d’huile qui est dans la cuisine, et verse le tout autour du tronc. Et alors tu pourras monter facilement jusqu’à nous. » Le tigre alla chercher le pot d’huile et le versa tout autour du tronc qui devint naturellement très glissant. Puis il essaya de grimper, mais il glissa et tomba. Cependant il essaya encore et encore, mais il tomba toujours et toujours. Le petit garçon Yan-Sou, très amusé de voir cette comédie du tigre, éclata de rire. Et il eut même l’imprudence de dire sans penser aux conséquences :

— « Oh ! qu’il est bête ! Il n’a pas l’idée de se servir d’une échelle pour monter sur un arbre comme maman avait l’habitude de faire pour cueillir les « gam » [8] !

Le tigre alla aussitôt chercher l’échelle au moyen de laquelle il réussit à monter sur le saule. Voyant le tigre s’approcher d’eux, les deux enfants effrayés adressèrent une prière à Dieu :

— « Grand Dieu, si vous aimez les enfants, envoyez-nous un panier attaché à une corde solide et sinon envoyez-nous un panier attaché à une corde pourrie. »

Un panier descendit du ciel, attaché à une corde. Ils sautèrent tous deux dans ce panier qui remonta aussitôt dans le ciel. Le tigre arriva à son tour au sommet du saule, mais irrité de n’avoir pu attraper les deux enfants, il adressa lui aussi une prière à Dieu :

— « Grand Dieu, dit-il, d’une voix peu gracieuse, si vous m’aimez envoyez-moi un panier attaché à une corde solide, et sinon ne m’envoyez rien ! »

Un panier descendit, attaché au bout d’une superbe corde. Il y sauta mais la corde était pourrie. Le tigre tomba dans le vide. Malheureusement pour lui, il vint s’écraser sur une canne de sorgho, qui le traversa de part en part. Le tigre mourut donc, laissant couler abondamment son sang. Voilà pourquoi, depuis lors, les cannes de sorgho sont tachetées de rouge. C’est le sang du tigre.



KIM-KISOU

Kim-Kisou était le fils d’un pauvre paysan d’origine plébéienne. Dès son enfance, il se fit remarquer par une intelligence extraordinaire. Son père, malgré son extrême indigence, encouragé vivement par ses voisins, l’initia de très bonne heure aux études pour lesquelles le jeune Kisou avait un goût particulier.

À l’âge de quinze ans, il se présenta audacieusement, et à l’étonnement de tous, au concours national des Lettres, qui permettait aux lauréats de briguer les plus hauts postes du pays. Le jeune candidat obtint facilement le premier prix, avec les félicitations du jury.

L’empereur, qui présidait en personne la distribution des prix, daigna recevoir le lauréat avec des égards particuliers. Cependant après les magnifiques fêtes traditionnelles qui suivirent le dit concours, Kisou regagna modestement le foyer paternel et continua ses études avec sa curiosité habituelle. Or un jour son père lui dit :

— « Mon enfant, je me fais vieux et j’aimerais te voir dans une situation digne de toi. Va à Séoul et tâche d’obtenir une fonction avantageuse. D’ailleurs cela ne tient qu’à toi puisque tu as eu la première place au concours national et que notre Auguste Empereur se montre plein de sollicitude à ton égard.

Kim-Kisou, après avoir réfléchi sur l’extrême indigence de sa famille et sur la légitime espérance de son père, se décida de partir, le lendemain, pour Séoul.

Arrivé à la capitale, il présenta à l’empereur une supplique demandant un poste digne du premier lauréat du concours national.

L’Empereur ne pouvait lui donner satisfaction à cause de son jeune âge. Néanmoins il fit venir Kim-Kisou, un soir dans son palais afin de s’entretenir avec lui dans l’intimité.

D’un ton paternel, il l’interrogea d’abord sur mille sujets divers, puis abordant enfin le sujet qui intéressait plus particulièrement Kim-Kisou il lui dit :

— « Ne croyez-vous pas que c’est trop tôt pour vous de… » L’Empereur voulait lui dire par ces mots qu’il était encore trop jeune pour être un fonctionnaire important. Mais le jeune homme l’interrompit par cette réplique adroite :

— « Sire, ne dites pas qu’il est encore tôt, mais dites qu’il est plutôt tard, car je ne suis arrivé au palais qu’après dîner. »

Évidemment il y avait là un sens équivoque voulu. L’Empereur le devina aisément. Il fut émerveillé par cette réponse spirituelle qui ne manquait ni de finesse ni de bon sens.

— « Décidément je me trompe ! poursuit le souverain, vous êtes capable de remplir une fonction importante. Je vous nomme gouverneur de votre province en attendant mieux. »

À l’âge de 17 ans, Kim-Kisou devint donc le plus jeune gouverneur de province que l’histoire de la Corée ait jamais connu. Or dès le jour qu’il prit possession de son poste, il remarqua l’attitude fort impertinente de ses subordonnés. Ceux-ci se permettaient impunément des libertés irrévérencieuses à son égard ! Et quand ils lui adressaient la parole, ils dressaient impertinemment la tête, alors que la tradition protocolaire du pays exigeait que l’on inclinât légèrement le buste en avant, en signe de respect devant un supérieur. Le gouverneur comprit aussitôt que ses fonctionnaires, sachant parfaitement l’origine plébéienne de sa famille et surtout son extrême jeunesse, se moquaient de lui. Sans se fâcher, il chercha tranquillement le moyen de les punir. Un jour, il fit venir quelques tailleurs de pierre à qui il ordonna de fournir, de toute urgence, une centaine de casques de pierre dont le poids minimum devait être de trois « kuns ».

Quand le gouverneur entra en possession de ces casques de pierre, il manda ses subordonnés :

— « Messieurs, leur dit-il d’un air narquois, en arrivant dans mon gouvernement, j’ai remarqué que vous aviez tous un cou trop rigide pour être de bons fonctionnaires. Comme je connais un excellent moyen très simple qui rend souples les cous trop rigides, j’estime que je vous rendrai un réel service en le mettant en pratique. À partir d’aujourd’hui, vous porterez sur la tête ces casques de pierre. Vous les porterez toute la journée ! Ne les ôtez pas surtout, car alors on verrait comment un jeune gouverneur sait faire respecter ses ordres ! »

Les impertinents fonctionnaires se retirèrent ayant chacun un casque de pierre sur la tête.

Accablés sous le poids de leurs casques, ils eurent bientôt de pénibles torticolis ou de douloureuses migraines. Leur souffrance était atroce. Jamais supplice ne fut aussi terrible. Ils regrettèrent alors d’avoir manqué de respect à l’égard du jeune gouverneur et allèrent implorer le pardon de leur chef.

— « Vous voyez maintenant, fit celui-ci, comme le remède a été efficace ! Et si après cette petite expérience, il reste encore quelque cou mal assoupli… on n’a qu’à m’avertir. »

À partir de ce jour, une atmosphère respectueuse sembla régner dans le gouvernement provincial. Cependant le jeune gouverneur ne put s’empêcher de lire sur le visage de ses fonctionnaires leur véritable sentiment. Sortis d’une classe bourgeoise et intellectuelle, ils ne voulaient point souffrir les ordres d’un « jeune gamin » de la plèbe. Aussi ne tardèrent-ils pas à ourdir de nouvelles et basses machinations contre le gouverneur.

Kim-Kisou, avec sa sérénité habituelle, fit semblant de ne s’apercevoir de rien. Il se promit pourtant de mettre un terme à cette comédie.

Comme il revenait par une après-midi d’automne d’une inspection à travers le pays, en compagnie de nombreux fonctionnaires de son gouvernement, il traversa un chemin vicinal côtoyant un magnifique champ de cannes à sucre dont les tiges, en pleine maturité, atteignaient facilement trois à quatre mètres de haut. S’adressant alors brusquement à l’un de ses vieux subordonnés qu’il savait être le chef de la rébellion, il dit :

— « Comment appelle-t-on ces magnifiques plantes ? »

— « Seigneur, ce sont des cannes à sucres. »

— « Il leur faut combien d’années pour atteindre une si belle hauteur ? »

— « Seigneur, il ne leur faut pas plus de six ou sept mois », répondit le vieux fonctionnaire d’un air ironique qui décelait un grand mépris pour l’ignorance du gouverneur.

— « Ah ?  ! vraiment ! s’étonna Kim-Kisou. Eh bien, vous allez me couper une de ces cannes sucre dans toute sa hauteur. »

Le vieux fonctionnaire exécuta aussitôt l’ordre de son chef. Le jeune gouverneur reprit alors d’un ton sévère :

— « Maintenant, vous allez essayer de mettre cette canne dans votre poche, sans la briser ! »

— « Seigneur, c’est une chose matériellement impossible que de mettre une canne de plus de trois mètres dans une poche qui n’a que quelques pouces de profondeur. » Répondit-il visiblement énervé par la naïveté du magistrat.

— « Ah, ah ! vieil imbécile ! éclata tout à coup le gouverneur d’un ton de tonnerre. Une canne à sucre, qui n’a point un an, n’entre pas dans votre poche et vous voulez m’y mettre, moi qui ai plus de 17 fois son âge ! Votre imbécillité est trop forte pour être pardonnée ! Aucun châtiment n’est assez rigoureux pour votre témérité ! Gardes !!! arrêtez-le ! et qu’on l’incarcère immédiatement ! »

Cette sévère mesure inattendue, effraya tout le monde. Et depuis lors, une discipline parfaite et cordiale régna dans le gouvernement provincial.



HUNGBOU ET NORBOU

Hungbou et Norbou étaient deux frères qui vivaient autrefois dans un petit village de campagne. Le cadet, Norbou, était un homme riche mais sans cœur et avare et ne connaissait que l’argent. Il ignorait totalement la bonté et la pitié. Cependant son frère aîné Hungbou était un homme bon et aimable, mais il était très pauvre, si pauvre que, parfois, la misère le poussait à la mendicité. Il est vrai qu’il ne mendiait jamais pour lui-même, mais pour sa vieille mère qu’il aimait tendrement. Norbou n’avait jamais aidé son frère pauvre, pas davantage sa vieille mère sans ressource.

Un jour Hungbou n’avait absolument rien à manger. Après une longue hésitation il alla trouver son frère cadet Norbou :

— « Mon frère, je n’ai rien aujourd’hui à la maison, prêtez-moi un sac de riz, je vous rendrai à la prochaine moisson. Ce n’est pas d’ailleurs pour moi que je viens vous demander du riz, c’est plutôt pour notre vieille mère… »

Mais Norbou faisait semblant de ne rien entendre, tandis que sa femme, d’un air méprisant, répondit qu’ils n’avaient rien à prêter. Hungbou revint à la maison tout humilié. Cependant il fallait nourrir sa vieille mère. Il alla chez les voisins d’où il revenait toujours les mains pleines, car si tout le monde dans le village haïssait et blâmait Norbou, le brave Hungbou y jouissait d’une amitié sincère et d’une familiarité respectueuse.

L’hiver fut, cette année-là, particulièrement dur pour Hungbou qui, n’ayant aucune provision à la maison, dut faire un effort presque surhumain pour soutenir l’existence de sa famille. Cependant le printemps arriva, et avec lui, la vie et la joie régnèrent partout. Un jour, profitant des doux rayons d’un soleil printanier, Hungbou prenait l’air devant sa chaumière. Et en contemplant le merveilleux spectacle de la Nature qui se déroulait partout devant ses yeux, il disait tristement :

— « Ah, vraiment la vie humaine ne vaut pas celle de la plante ! puisque la plante ressuscite et rajeunit tous les ans avec le printemps ! »

Soudain les cris aigus et inaccoutumés des hirondelles qui avaient leurs nids justement au-dessus de sa fenêtre, attirèrent l’attention de Hungbou. Et aussitôt il constata qu’une d’elles gisait par terre ayant une patte blessée, tandis que deux autres poussaient des cris d’alarme comme si elles suppliaient Hungbou de venir à leurs secours. Celui-ci, ému de cette scène, prit soigneusement l’oiseau dans sa main et lui prodigua des soins attentifs en appliquant sur sa blessure les médicaments nécessaires. Et tous les jours il allait voir sa malheureuse hirondelle.

Au bout de quelques jours l’oiseau s’envola ; complètement rétabli. Un jour comme Hungbou se trouvait à la maison, l’hirondelle vint toute joyeuse, puis elle laissa tomber aux pieds de son bienfaiteur une graine de gourde. Celui-ci, fort amusé, ramassa la graine et la sema dans un coin de son jardin. Avec une rapidité extraordinaire un germe sortit de cette graine, puis de grosses tiges rampantes rayonnèrent de tous côtés. Bientôt de magnifiques fleurs ornèrent ces tiges qui ne tardèrent guère à porter des gourdes. Il y en avait cinq superbes, qui, en quelques jours, devinrent toutes étonnamment grosses et mûres.

— « Ah, quelles belles gourdes, tout de même ! Nous allons avoir cette année des belles cruches ! » dit Hungbou à sa femme d’un rire naïf et heureux, tout en cueillant les cinq gourdes.

— « Prends en une, ma mie, nous allons la scier en deux. » Il se mit aussitôt à la besogne.

À peine une gourde était-elle ouverte, qu’une immense quantité d’or et d’argent en sortit, au grand étonnement de Hungbou et sa femme.

Ils ouvrirent une deuxième gourde. Il en sortit plusieurs anges mignons qui mirent des gâteaux exquis aux pieds de Hungbou et de sa femme. Ceux-ci, heureux de cet événement extraordinaire et inattendu, choisirent les meilleurs et coururent pour les offrir à leur vieille mère, puis ils conservèrent le reste dans la cuisine.

Ils ouvrirent une troisième gourde. Celle-ci contenait une quantité prodigieuse de magnifiques étoffes. Ils ouvrirent une quatrième gourde. Cette fois une troupe de fées en sortit ; les unes en chantant, d’autres en dansant divertirent les époux Hungbou. Ils ouvrirent la cinquième gourde, la dernière. Il en sortit une équipe de maçon qui bâtirent aussitôt une superbe maison. Hungbou pleurant de bonheur, dit à sa femme :

— « Maintenant avec toutes ces richesses et cette belle maison nous pouvons enfin rendre heureuse notre vieille mère ainsi que beaucoup de malheureux. »

Un jour, Norbou, ayant appris l’incroyable nouvelle de son frère, vint lui rendre visite. À une foule de questions curieuses de son frère cadet, Hungbou raconta tout simplement son histoire de l’hirondelle et des gourdes.

Norbou était fort jaloux de ce que son frère fût plus riche que lui et dès son retour à la maison, Norbou délibéra avec sa femme.

Un jour il constata avec bonheur que des hirondelles avaient construit des nids au seuil de sa maison. Il en attrapa aussitôt une et lui brisa une patte. Puis il lui prodigua des soins attentifs, en appliquant sur sa blessure les produits nécessaires. Cependant la malheureuse hirondelle gémissait douloureusement depuis deux jours. Pourtant au bout du troisième jour elle s’envola rétablie. Elle revint en effet avec une graine au bec.

— « Ça y est ! m’y voilà ! » pensa Norbou avec un cri de joie. Il lui prit la graine et la sema dans un coin de son jardin. Avec une rapidité extraordinaire, un germe poussa de cette graine, puis de grosses tiges rampantes rayonnèrent de tous côtés. Bientôt de magnifiques fleurs ornèrent ces tiges qui ne tardèrent guère à porter des citrouilles. Il y en avait cinq superbes qui, en quelques jours, devinrent toutes grosses et mûres. Norbou, ivre de bonheur, s’empressa de les cueillir. Puis aidé de sa femme, il scia une première citrouille. Mais à la grande déception de Norbou et de sa femme, il en sortit une bande de voleurs qui s’enfuirent en emportant tous les objets de valeur. Ils ouvrirent une deuxième. Cette fois il en sortit une grande quantité d’ordures et d’excréments qui remplirent toute la maison de Norbou. Ils ouvrirent une troisième d’où sortirent cette fois une foule de mendiants qui emportèrent tous les vêtements et toutes les couvertures de Norbou. Ils ouvrirent une quatrième. Cette fois il en sortit quelques fous qui fouettèrent, sans explication, les époux Norbou. Ils ouvrirent la cinquième citrouille, la dernière. Cette fois-ci, il en sortit une troupe de fossoyeurs qui remplirent de cadavres la maison de Norbou, puis l’incendièrent.

Maintenant Norbou et sa femme dépouillés de tout, sans riz, sans abri, allèrent trouver leur frère aîné Hungbou. Ils lui racontèrent en sanglotant leur juste aventure. Alors Hungbou, pris de pitié pour son frère cadet, lui offrit une partie de sa fortune.



LES SAULES PLEUREURS DU CARREFOUR
« TCHUN-ANSAN-GRY »

An Singdo était un pauvre orphelin sans la moindre fortune. Son oncle paternel, An Kidon, un riche gentilhomme de la province de Kiung-Sang, le recueillit et l’éleva avec son fils, An Bondo, qui avait à peine un an de moins que son cousin.

Ces deux enfants s’aimaient et se respectaient à la fois comme les meilleurs amis et frères. Tous deux, fort intelligents et laborieux, poursuivaient leurs études sous la direction d’un illustre maître.

Les parents songèrent un jour à choisir des épouses pour les deux jeunes gens. Et alors que des demandes en mariage affluaient tous les jours pour Bondo, Singdo se voyait négligé et oublié. Cela se conçoit aisément Bondo constituait un riche parti, par contre Singdo était un prétendant sans importance. Cependant les parents, pleins de sympathie pour le malheureux Singdo, voulaient à tout prix lui trouver une épouse digne de lui. De son côté, Bondo déclara qu’il était fermement résolu à demeurer célibataire tant que son cousin n’aurait pas fondé un foyer. Il fit valoir sa déclaration à l’appui de la tradition du pays qui condamnait le mariage d’un cadet avant l’aîné.

Sur ces entrefaites, Bondo fut demandé en mariage, un jour par la fille d’un très grand Seigneur de Cai-Riong, dans la province de Tchoung-Tehung. Logiquement, la demande ne pouvait être refusée : d’abord, parce que le parti était excellent, ensuite, parce que la conclusion d’un tel mariage allait rattacher la famille de An Bondo à une famille très honorable. En conséquence, les deux cousins furent mandés par leurs parents :

— « Mes enfants, leur dit le père, nous sommes en train de chercher des épouses dignes de vous, et nous avons déjà trouvé un très beau parti pour vous, Bondo. J’ai longtemps refléchi avant de prendre une décision. Je veux donc maintenant qu’on m’obéisse ! Quand à vous, Singdo, continua le père, malgré tout vous êtes encore très jeune. Nous vous trouverons bientôt une charmante épouse, et vous en serez content. En attendant allez, mon enfant, faire un tour dans la capitale. Je vous conseille de vous présenter au grand concours du mandarinat qui aura lieu à la fin du mois prochain. Le jour de la cérémonie nuptiale de Bondo est fixé au vingt-troisième jour de ce mois-ci. Le vingt-et-un nous partirons d’ici tous ensemble pour vous accompagner jusqu’à « Tchun-Ansan-Gry » puisque d’une façon ou d’une autre nous devons passer, nous aussi, par là pour nous rendre chez les parents de la fiancée.

Or, donc, le vingt et unième jour du quatrième mois de cette année-là, Bondo, le Seigneur An Kidon et Singdo partirent ensemble Le premier pour se marier, le second pour servir de témoin au mariage de son fils, et le troisième pour se rendre à Séoul, capitale de la Corée. Ils étaient escortés par une suite nombreuse.

Au coucher du soleil, ils atteignirent le carrefour « Tchun-Ansan-Gry », d’où Singdo devait prendre congé de son oncle et de son cousin.

Ce carrefour est certainement un des carrefours les plus intéressants et les plus anecdotiques de la Corée. Situé au milieu de la pittoresque plaine presque déserte de Jun-Jou, il donne naissance à toutes les grandes routes du Sud de la péninsule coréenne. Au surplus, il est le croisement même des routes de Séoul à la province de Kiung-Sang et de Tchoung-Tchung à la province de Jun-La. Tous les jours, une foule considérable des classes les plus diverses du pays passe par ce carrefour. De là tout voyageur se renseigne sur le chemin à parcourir pour atteindre la prochaine auberge, car après le carrefour Tchun-Ansan-Gry, il faut de longues heures de marche pour trouver un gîte. D’ailleurs il est rare que le voyageur ne s’arrête pas au moins une nuit dans quelque auberge aux environs de ce carrefour le beau paysage, les hôtels pittoresques qu’on y trouve et surtout la renommée de leur cuisine sont de nature à tenter les passants, généralement fatigués et ennuyés de leur long voyage. À l’époque où se place notre récit, il n’y avait, à ce carrefour, qu’une vingtaine de jolies chaumières, bordant les deux côtés de la route.

Le soleil venait de disparaître à l’horizon dans un ciel de feu, quand le Seigneur An Kidon et ses enfants abordèrent une grande auberge dont le nom à la fois simple et poétique « Maison-de-Campagne », plut à Bondo. C’était, à coup sûr, une des meilleures auberges de Tchun-Ansan-Gry. Son toit était fait de chaumes pointus et ses murs de pisé étaient couverts de plantes grimpantes. Un vaste bar que l’on transformait, la nuit venue, en dortoir pour les voyageurs peu fortunés, était rempli de clients. Par une porte-cochère, le seigneur An Kidon et sa suite entrèrent dans la cour qui était entourée de tous côtés par des bâtiments. Des chaises à porteurs et d’énormes malles toutes prêtes à partir étaient posées ça et là. Dans une écurie, à droite, plusieurs chevaux vigoureux mâchaient gloutonnement dans leurs mangeoires. Quelques domestiques affairés couraient dans la cour.

Le Seigneur An Kidon retint une chambre pour lui et une autre pour ses enfants, et envoya ses domestiques au dortoir en question.

Après un dîner plantureux, l’animation de la journée disparut soudain et une douce sérénité s’étendit sur toute l’auberge. Cependant la soirée était délicieuse. L’air que l’on respirait était léger et vivifiant. La brise qui répandait à cette heure crépusculaire le parfum délicat du gazon en fleurs annonçait joyeusement l’arrivée de la Reine de la nuit. Bondo, triste et silencieux, invita son cousin Singdo à aller faire un tour sur la terrasse. Là, tous deux bavardèrent longuement jusqu’à fort avant dans la nuit.

Le lendemain matin, au grand étonnement de tous, Bondo le fiancé avait disparu ! Vainement on le chercha partout, il était bien parti laissant tous ses effets nuptiaux, muni seulement de la valise de son cousin Singdo qui ne contenait que le nécessaire de voyage. Cette escapade s’expliquait aisément : Bondo désirait céder sa place à son malheureux cousin Sindgo.

Bien que désolé, le père tint pourtant à sauver l’honneur de sa famille. Le fiancé était attendu, dans l’après-midi de ce même jour devant l’autel sacré des ancêtres. Le Seigneur An Kidon appela donc son neveu Singdo et lui dit :

— « Vous voyez la situation ! Je vous ordonne de vous présenter chez la fiancée. Elle vous est destinée, le sort en est jeté ! Quant à moi, je vais retourner à la maison, c’est mon devoir… D’ailleurs vous comprendrez… »

An Singdo, malgré lui, se voyait obligé de se marier. Il partit donc seul suivi de quelques domestique pour Gai-Riong, dans la province de Tchoung-Tchung. Cependant dans sa chaise à porteurs, il pensa : « Je me marie contre mon gré, contre la volonté de tous, contre la coutume du pays, puisque je me marie avec la fiancée de mon cousin ! Mais que va-t-on dire, là-bas, chez la fiancée, en me voyant arriver sans témoin ?… » Il s’imaginait déjà entendre les commérages des vieilles femmes qui sont généralement nombreuses surtout dans les cérémonies nuptiales :

— « Il vient se marier, comme celà, tout seul ! Il n’a donc pas un parent, pas un ami, pas une connaissance quelconque pour lui servir de témoin !…

Soudain les résonnements confus des grelots d’un cheval, le tirèrent de sa torpeur. Et il vit, par la portière de sa chaise, un beau jeune homme à cheval qui venait à sa rencontre.

À la vue de ce jeune homme, il poussa un profond et heureux soupir de soulagement comme s’il était à bout de patience de l’attendre.. Et il trouva tout naturel de l’interpeller poliment sans savoir au juste pourquoi ni comment :

— « De grâce, Seigneur, êtes-vous pressé ? Puis-je savoir d’où vous venez et où vous allez ? »

— « Si cela vous fait tant plaisir, Seigneur, je viens de chez mes parents qui habitent dans la province de Tchoung-Tchung, et je vais à la province de Jun-La chez mon père qui en est le gouverneur. »

— « Seigneur, vous n’êtes donc pas un voyageur pressé. Rendez-moi un service dont je vous serais reconnaissant toute ma vie. Je viens de Kiun-Sang et je me rends chez ma fiancée pour mon mariage. Or une grave indisposition, tout à fait inattendue, ayant contraint mon père de garder le lit, je n’ai point de témoin pour m’accompagner. Ce fâcheux événement s’est produit si soudainement que je n’ai pas même eu le temps de choisir un ami pour remplacer mon père. Seigneur, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, faites-moi la grâce de me servir de témoin ».

L’adolescent, d’un air fort amusé, accepta la proposition. Il fait faire à son cheval demi tour et suivit joyeusement la chaise à porteurs. Au début de l’après-midi, ils atteignirent la maison de la fiancée. An Singdo se présenta le plus naturellement du monde devant l’autel sacré de la cérémonie nuptiale et la journée se termina sans le moindre incident.

Le soir, après le dîner, An Singdo s’excusa auprès de ses hôtes pour aller rejoindre un moment son nouvel ami. Il le remercia, une fois de plus, d’avoir bien voulu lui servir de témoin. Et tout en conversant, ils bûrent abondamment jusqu’à une heure tardive…

Depuis longtemps minuit était passé et la nouvelle mariée attendait impatiemment son mari. Ses parents inquiets envoyèrent un laquais dans le salon des hommes pour voir de quoi il retournait. Celui-ci revint dire que le nouveau marié et l’hôte d’honneur dormaient profondément, sans doute à la suite d’une ample libation. Alors on lui ordonna de transporter le nouveau marié dans la chambre nuptiale. Le laquais s’exécuta. Il prit donc soigneusement dans ses bras le nouveau marié, un beau jeune homme de belle prestance et le déposa sur la couche qui lui était réservée. L’ami fut abandonné seul dans la pièce.

Le lendemain matin, à son réveil, le jeune hôte d’honneur constata à sa grande surprise que la pièce où il reposait n’était pas celle où il se trouvait la veille. Magnifiquement décorée, cette chambre ne pouvait qu’être une chambre nuptiale. Comme il se retournait sur sa moelleuse couchette, il se heurta à un corps étendu à ses côtés. Eh ! quoi ?!! qui était donc cette belle jeune fille couchée innocemment près de lui ? En se remémorant ce qui s’était passé la veille, il mesura toute l’erreur qui avait été commise inconsciemment. Après une toilette hâtive, il s’apprêtait pour quitter les lieux, quand la nouvelle mariée, réveillée brusquement, le retint en le prenant par la manche. Elle lui dit, toute effarée :

— « Seigneur, où allez-vous ? Votre agitation m’inquiète. Pourquoi mettez-vous tant d’empressement pour me quitter ? Que signifie ce visage hâve ? »

Le jeune homme, n’osant pas lever ses yeux, la mit au courant de toute la vérité.

— « Non, non, Seigneur, vous ne sortirez pas d’ici ! s’exclama-t-elle en éclatant en sanglots. Qu’importent les fiançailles et la cérémonie ! Vous êtes le premier homme que j’ai reçu dans ma chambre. Je suis perdue certainement si vous m’abandonnez… »

Pendant qu’une vive discussion se poursuivait dans cette étrange chambre nuptiale, An Singdo se réveilla, à moitié abruti par l’alcool. Il s’étonna d’abord de se trouver encore au salon. L’air floréal et doux qu’il respira avec volupté lui permit de reprendre nettement conscience.

— « Comment ! ne suis-je pas le nouveau marié ?… Ne devrais-je pas me trouver dans la chambre nuptiale ? Que signifie tout celà ?  !… Mais où est donc mon ami Yang-Tchun-Bal ? Serait-il déjà parti… »

Tout en se questionnant ainsi avec nervosité, An Singdo regardait sans cesse autour de lui et interrogeait les domestiques. Il comprit enfin la vérité. L’indignation s’empara de lui, mais il ne tarda pas à se calmer.

À vrai dire, An Singdo n’avait nullement le désir de se marier. Ce mariage, il ne l’avait accepté que pour se conformer à la volonté de son oncle. Il s’estimait à présent heureux d’avoir évité un acte en tous points en contradiction avec les traditions de son pays.

Il ne me reste, pensa-t-il, qu’à rassurer l’heureux jeune homme, puis à quitter le plus tôt possible cette maison ! »

Il était à cet endroit de ses pensées, quand, tout à coup, Yang-Tchun-Bal entra chez lui. Le visage pâle, les yeux humides et hagards il se tint coi, semblait attendre la sentence de An Singdo. Mais celui-ci d’un air souriant lui prit amicalement la main, et lui dit :

— « Mon cher, que voulez-vous ! Tout s’accomplit selon la volonté de Dieu. D’ailleurs vous n’êtes pas à plaindre Soyez digne de votre heureux sort. Quant à moi, je me contente du mien. N’ayant plus rien à faire dans cette maison, je vais m’en aller. Adieu, mon ami ! »

— « Ah ! ciel ! que tout cela est étrange, balbutia le jeune homme. La nouvelle mariée est obstinée, elle ne veut rien entendre ! Elle est résolue à mourir si je ne deviens pas son mari. Elle attend ma réponse. Vous êtes trop indulgent ! Condamnez-moi, bâtonnez-moi ! Quoi ! vous ne manifestez pas la moindre irritation à mon égard ! »

— « Je laisse faire le destin. Le fait est accompli. Montrez-vous digne de votre race ! » répliqua An Singdo d’une voix ferme.

Le jeune homme saisit vivement le bras de son ami. Puis après un long silence pendant lequel il fixa ses regards indécis sur le visage doux et triste de An Singdo, il reprit d’un ton résolu, en baissant la tête :

— « Ne serait-ce que pour vous obéir j’accepte ce mariage. Cependant vous n’ignorez pas la gravité de mon acte. C’est presque un crime non seulement envers l’honneur et envers vous, mais encore envers mes parents. Vous seul pouvez sauver ma situation. Je vous demande donc maintenant de me rendre un service : Soyez le témoin de mon mariage et accompagnez-nous jusque chez mes parents. »

— « Si ce n’est que celà, je me conforme à voire désir… »

Quelques jours après, An Singdo, monté sur un magnifique cheval accompagna le nouveau couple qui se rendit de Tchoung-Tchung à Jun-La, où habitaient les parents du nouveau marié. Après avoir passé par le carrefour Tchun-Ansan-Gry, ils arrivèrent à la nuit tombante au chef lieu de la province de Jun-La, chez le gouverneur qui était, comme nous l’avons vu plus haut, le père de Yang-Tchun-Bal.

Sitôt débarqué, ce dernier se prosterna devant son père et lui fit fidèlement le récit de son mariage. Le gouverneur manifesta d’abord une profonde indignation, puis fit venir An Singdo à qui il présenta ses excuses :

— « L’injure que vient de vous faire mon fils est impardonnable ! Vous vous êtes montré trop indulgent pour lui. Pour avoir sauvé l’honneur de ma famille, je vous dois une profonde reconnaissance… »

Après un moment de silence, il poursuivit d’un ton calme :

— « Il me vient une idée… j’aime mieux vous la dire tout de suite. J’ai une fille de dix-huit ans. On ne la prendrait sûrement pas pour une laide. Je me refuse à la juger sotte ou ignorante. Si le rang social de ma famille n’a rien qui déshonore le vôtre, je vous accorde avec grand plaisir la main de ma fille. »

Yang-Tchun-Bal approuvant avec joie la proposition de son père, engagea vivement son ami An Singdo à donner son consentement. Celui-ci accepta, après quelques mots de politesse, tout en remerciant le gouverneur de tout son cœur. On arrêta, sur le champ, la date du mariage et An Singdo se maria au milieu d’une fête grandiose.

Après un mois de lune de miel passé chez les parents et beaux-parents, les deux jeunes couples se préparèrent enfin à retourner chez eux avec leurs épouses. Le gouverneur se proposa de les accompagner jusqu’au carrefour Tchun-Ansan-Gry, qui était alors sous son administration. Ils arrivèrent en grande pompe à Tchun-Ansan-Gry, un jour vers le milieu de l’après-midi. Et ils descendirent à la « Maison de Campagne ». La présence du gouverneur dans ce petit village perdu au milieu de cette immense plaine créa une animation curieuse. Tout le monde voulant voir le magistrat s’arrêter devant la « Maison de campagne ». Ce jour-là le gouverneur commanda pour ses enfants un grand dîner auquel il convia quelques voyageurs de marque qui se trouvaient dans la même auberge. Le soir, alors que tous les convives étaient réunis dans une vaste pièce en attendant d’être servis, un laquais, tout essoufflé, vint annoncer qu’un grand Seigneur, le nouvel inspecteur du Royaume, arriverait de Séoul, et que quelques uns de ses laquais étaient déjà là avec les ordres formels de leur maître de préparer son repos dans l’auberge « Maison de Carmpagne ».

À l’annonce de cette nouvelle, le gouverneur fut plus désemparé que toutes les personnes présentes. Il avait appris pourtant depuis quelques jours la nomination d’un nouvel Inspecteur du Royaume, mais il n’attendait pas à le voir arriver de sitôt.

Un Inspecteur du Royaume de la Corée est un représentant direct du Roi, choisi par un concours extraordinaire du mandarinat. Muni d’un pouvoir exceptionnel quasi royal, il se rend sans prévenir personne sauf le Roi, pour contrôler les gouvernements provinciaux.

Le gouverneur donnait déjà des ordres pour faire évacuer la pièce la plus belle de l’auberge, quand tout à coup la chaise seigneuriale de l’Inspecteur entra dans la cour illuminée en l’honneur du gouverneur.

À la vue de l’Inspecteur Royal, un jeune homme au teint fleuri, tout le monde se prosterna. Cependant An Singdo ne se prosterna pas, malgré les invitations pressantes de son beau-père de se prosterner. Il fixa ses regards interrogateurs sur le visage de l’Inspecteur qui, lui aussi, s’arrêta brusquement, tout surpris, au seuil de la chambre pour regarder celui qui ne se prosternait pas. Soudain, un émouvant cri de joie attira l’attention de tous. Ils virent les deux jeunes hommes, l’Inspecteur et le gendre du gouverneur, s’embrasser. An Singdo présenta ensuite à tous ses compagnons, son cousin An Bondo qui venait d’être nommé Inspecteur Royal, au récent concours du mandarinat. Gaîment, on se mit aussitôt à table. Durant tout le repas An Singdo les larmes de joie aux yeux, fit fidèlement le récit de toutes les péripéties qui avaient précédé son mariage. Tous les convives avaient, eux-aussi, les larmes de joie aux yeux, et admiraient la belle conduite de ces deux jeunes hommes, tout en rendant grâce à la bonté clairvoyante de Dieu.

— « Le carrefour Tchun-Ansan-Gry, dit tout à coup Bondo, l’Inspecteur Royal, d’une voix émue, est pour moi un lieu désormais inoubliable. Je vous propose d’y laisser un souvenir commun ».

— « Seigneur, le saule pleureur est une célébrité de Tchun-Ansan-Gry, dit le gouverneur. Plantons des saules au point de départ des quatre directions. »

Le lendemain matin, avant de se séparer, Bondo, l’Inspecteur Royal, planta un saule dans la direction de Séoul, le gouverneur dans celle de Jun-la, An Singdo dans la direction de Kiung-Sang, et enfin Yang-Tchun-Bal dans celle de Tchoung-Tchung.

Ces saules pleureurs, par la suite, furent la source féconde du lyrisme de beaucoup de poètes et de chansonniers coréens qui vinrent s’abriter sous leurs ombres douces.



LA BILLE MAGIQUE

Il était une fois un brave vieillard qui avait pour toute famille un chien et un chat à la maison. Bon et gai de nature il adorait boire. Aussi pas un jour il ne rentrait chez lui sans être ivre.

Ce soir-là, après une journée assez chaude, il faisait un temps délicieux. Le féerique clair de la lune, la douce brise caressante, le concert lointain des insectes invisibles, tout cela l’incitait à sortir. Il invita donc ses deux amis quadrupèdes à une promenade nocturne. Bien entendu il n’oublia pas d’emporter avec lui une immense bouteille pleine de vin.

— « Je vais savourer ce délicieux nectar au bord d’un charmant ruisseau que je connais ! » murmura-t-il d’un air voluptueux.

Après avoir erré longtemps à travers les champs, il arriva enfin au bord d’un infatigable petit ruisseau. Là il s’installa confortablement face à l’eau courante. Ivre de joie et de vin il fredonnait mille airs populaires tout en remplissant son gobelet à mesure qu’il le vidait, tandis que ses deux amis fidèles, le chien et le chat couchés côte à côte, regardaient paisiblement leur maître égayé. Tant qu’il y avait du vin dans sa bouteille, rien ne pouvait arrêter le libre cours de la joie de ce vieillard insouciant. Mais hélas, si immense que fut cette bouteille, elle se vida à force d’en verser.

— « Point de vin, point de joie ! » soupira-t-il d’une voix mélancolique. Il s’apprêtait déjà à s’en aller quand soudain une voix inconnue l’interpella derrière lui :

— « De grâce, restez avec moi encore un peu. Comment pouvez-vous rentrer déjà par une pareille soirée ! » criait en effet un autre vieillard comme lui à la barbe blanche tout en accourant vers lui.

— « Assurément c’est une excellente idée. Mais je n’ai plus de vin. Ma bouteille est vide. Comment égayer alors notre soirée sans ce nectar divin. »

— « Soyez tranquille, dit l’autre, nous en aurons à volonté. Reprenez seulement votre place au bord de cet agréable ruisseau. Et puis maintenant, prêtez-moi un instant votre bouteille vide, continua le nouvel arrivant tout en sortant ce sa poche une petite bille en pierre transparente qu’il introduisit dans la bouteille. Aussitôt ô miracle ! la bouteille se remplit toute seule d’un vin délicieux.

Au comble de joie, nos deux vieillards se passaient sans cesse à tour de rôle tantôt le gobelet tantôt la bouteille devenue soudain inépuisable, jusqu’à ce que la lune pâlit dans une aube lointaine.

— « Voyez-vous, noble ami, il suffit de verser la bouteille pour obtenir autant de vin que vous voulez. En souvenir de notre charmante soirée je vous laisse la bille ! »

À peine eut-il dit cela que le mystérieux vieillard disparut sans laisser aucune trace. Ivre de vin et de joie, il rentra chez lui avec sa précieuse bille qui le comblait désormais d’un immense bonheur.

— « Puisque j’ai maintenant une source intarissable de bonheur, pourquoi n’en ferais-je pas profiter un peu autour de moi ! pensa-t-il. Il invitait tous les jours ses amis à boire. Et lorsque, au moment de moisson, il faisait chaud, il se promenait volontiers à travers les champs avec sa bouteille, dans l’intention de calmer la soif des paysans. Bref, il était heureux d’avoir du vin à volonté, plus heureux encore de partager son bonheur avec ses amis.

Un jour à la grande surprise de notre brave vieillard, la bouteille ne donna plus du vin et du coup il constata qu’on lui avait enlevé sa précieuse bille. Très affecté par cette disparition, il devint inconsolable. Or ses deux fidèles pensionnaires, le chien et le chat, s’aperçurent de la cause de ce malheur inattendu. Ils se concertèrent en secret pour retrouver la bille magique.

— « D’après toi, mon cher Toutou, qui aurait pu nous la voler ? » demanda Minet.

— « Pour moi, c’est le gros marchand de vin de l’autre rive qui nous l’a subtilisée. Depuis que nous avons cette bille, il est venu plusieurs fois chez nous. Il faut que cet homme riche et vaniteux ait quelque bien singulier dessein dans la tête pour venir chez nous avec cet air humble et malicieux. Naturellement notre maître qui ignore tout de méchanceté ne s’aperçut de rien. Mais moi, j’ai bien remarqué que chaque fois qu’il était ici, il n’a jamais cessé de fixer ses regards attentifs sur notre bouteille ! Alors que dois-je conclure ! » dit le brave chien d’un air pensif.

— « Tu vois, je pense exactement comme toi, mon cher Toutou. Ça ne peut être que ce vilain monsieur qui nous l’a volée. D’ailleurs ne se plaignait-il pas déjà à notre maître de n’avoir pas autant de recette qu’autrefois, depuis que nous avons cette bille. Il faut que nous allions la lui reprendre. Mais comment franchir le fleuve qui nous le sépare ! »

— « Pour cela ne t’inquiète pas, mon cher Minet. Puisque je sais nager. Je te prendrai sur mon dos ! »

Le soir même à la faveur de la nuit, ils traversèrent le fleuve l’un sur le dos de l’autre.

Arrivés à l’autre rive, Minet dit à son ami Toutou :

— « Reste là bien sagement et attends moi jusqu’à mon retour. Et surtout n’essaie pas de me venir en aide. Ta présence peut très bien éveiller l’attention des gens. »

Toutou ayant promis d’être sage, Minet partit lestement vers la maison du marchand de vin. Puis franchissant d’un seul saut la muraille, il s’introduisit dans les appartements mêmes de ce riche marchand. Aussitôt il commença à fouiller pièce par pièce. Or, en passant d’une pièce à une autre, il surprit un gros rat en train de déguster une crêpe au potiron dans un buffet. À la vue du chat il s’immobilisa comme pétrifié.

— « Mon pauvre rat, je te laisserais la vie sauve si tu pouvais seulement me rendre un service. Je viens ici chercher une bille magique que le maître de cette maison m’a volée. Pourras-tu me dire où il la cache ? »

Sire, répondit le rat d’une voix encore terrifiée, le maître de cette maison a un coffre-fort dans la cave où il met tout ce qu’il a de précieux. Si votre Majesté voudrait bien me suivre je la conduirai jusqu’au coffre-fort. »

Minet se rendit aussitôt dans la cave où se trouvait en effet un coffre-fort en bois solidement construit.

Si votre Majesté veut forcer ce coffre-fort, elle n’a qu’à me l’ordonner. Tous mes amis et moi serons heureux de lui rendre un service.

— « Mon cher rat, je suis profondément touché de tes gentillesses. Aide-moi donc, je t’en prie, à retrouver la bille en question.

Le rat ayant prié le chat d’attendre une minute partit et revint bientôt avec une véritable armée de rats qui se mirent à mordre, à ronger le coffre-fort de toute part, et finirent par percer très rapidement un grand trou. Les rats s’y entrèrent, puis en ressortirent avec toute sorte d’objets parmi lesquels Minet trouva enfin la bille magique.

Après avoir remercié mille fois les rats et après leur avoir assuré de sa protection, le chat revint trouver en toute hâte son ami Toutou à l’endroit où il l’avait laissé.

Pendant la longue attente Toutou avait épuisé sa patience. Il commença à s’ennuyer terriblement quand Minet fit son apparition. Aussi manifesta-t-il, à sa façon un peu brutale, sa joie qui devint brusquement comique à l’annonce de la bonne nouvelle de la bille.

Minet eut toutes les peines du monde pour le ramener au calme.

— « Alors rentrons vite maintenant ! » dit Minet.

— « Oui, mais donne-moi auparavant la bille que je porterai dans ma gueule. Ce sera plus sûr, car la tienne étant trop petite j’ai peur que tu la laisse tomber dans l’eau ! » dit Toutou d’un ton têtu qui ne souffre pas d’observation.

Minet dut lui céder la bille d’un geste à la fois sec et boudeur, non sans lui avoir vertement recommandé mille fois de ne pas faire attention aux morceaux de poisson pourri qui circulent sur l’eau, car Minet savait que Toutou est un grossier gourmand qui ne dédaigne rien de mangeaille.

Sur la promesse répétée de Toutou, ils se mirent donc dans l’eau l’un sur le dos de l’autre pour regagner l’autre rive. On allait presque toucher la terre quand Minet demanda à Toutou s’il avait bien la bille dans la gueule. Toutou voulant lui répondre affirmativement écarta machinalement ses mâchoires, et la bille en glissa dans l’eau ! Le chien poussa un tel cri de désespoir en secouant les épaules que le chat fut précipité dans le fleuve. Heureusement pour Minet, on était à deux pas de la rive. Il n’eut qu’un mauvais quart d’heure à passer dans l’eau. Quant à Toutou il fit immédiatement plusieurs plongeons pour retrouver la bille, mais il faisait si nuit qu’il dût y renoncer.

Tout tristes et découragés, maudissant leur malheureux sort ils se traînèrent sur le talus, puis se blottirent machinalement l’un contre l’autre, ne sachant plus quoi faire. Cependant la nuit s’éclaircissait peu à peu. Et avec les premiers rayons de soleil arrivèrent quelques pêcheurs matinaux. Ceux-ci s’installèrent paisiblement au bord du fleuve avec leurs lignes plongées dans l’eau. Soudain des cris joyeux d’un pêcheur attirèrent l’attention des malheureux Minet et Toutou :

— « Tiens ! je trouve une bille dans les entrailles de ce gros poisson ! »

— « Tu entends, Toutou ! dit Minet d’un ton éveillé.

— « Il est très possible que ce soit la nôtre, répondit vivement Toutou. Regarde, Minet, il la jette par terre avec les entrailles du poisson ! » repartit le chien tout en surveillant attentivement les gestes du pêcheur.

— « Allons voir de près », dit Minet entraînant son ami Toutou.

Tous deux, l’air piteux, la tête basse, la queue collée sur leur derrière, ils s’approchèrent timidement des entrailles abandonnées. Les pêcheurs qui ne voyaient en eux que deux malheureux bêtes affamées n’y prêtaient aucune attention. Ô miracle ! Toutou et Minet retrouvèrent dans les entrailles du poisson leur bille perdue. Sans perdre du temps, ils se précipitèrent vers la maison de leur maître qui retrouva aussitôt toute sa gaîté, son bonheur et sa santé avec la précieuse bille.



COMMENT ON RETROUVE LES PAPIERS VOLÉS

Li Ji-Coin, le célèbre gouverneur de la province de Tchoung-Tchung, reçut un jour la visite d’un pauvre bonze qui vint lui faire cette lamentable déclaration :

— « Je suis, commença le fidèle du Bouddha, le bonze du temple Miroc. Depuis près de vingt ans je soutiens l’existence de mes collègues du temple et la mienne en vendant au marché de cette ville les « Jang-Ji »[9] de notre production. Or, aujourd’hui, comme d’habitude, je m’étais installé avec mes papiers dans un coin du marché. En une minute d’absence, on me les a enlevés ! Considérez, Seigneur, que la perte de mes papiers, c’est la privation du strict nécessaire jusqu’au prochain marché de cette ville pour les quatre innocents bonze… »

— « C’est ta faute, interrompit le gouverneur, pourquoi n’as-tu pas fait attention au milieu d’une telle affluence du monde ! Et maintenant malgré ma bonne volonté, où et comment veux-tu que je les retrouve ! Retourne dans ta retraite, cela vaudra mieux que de te plaindre inutilement ici ! Et ne te tourmente pas trop car ce malheur te servira désormais comme une leçon dans la vie ! »

Le gouverneur avec une suite nombreuse partit, ce jour-là, en promenade dans les campagnes voisines. Là, au milieu de l’air parfumé de ce seuil d’automne, le festin largement arrosé de bon vin réjouissait tout le monde. Cependant le gouverneur, durant toute cette partie champêtre, s’indignait silencieusement à la pensée que des voleurs eussent osé entrer dans la province qu’il gouvernait.

Soudain sur le chemin de retour, en passant devant un « Jang-Sing » [10], le magistrat demanda d’un ton irrité, ce que c’était que cet individu qui osait se tenir debout la tête haute, au passage d’un gouverneur. L’un de ses chambellans lui répondit aussitôt que ce n’était pas un être humain mais un Jang-Sing.

— « Peu m’importe qu’il soit un Jang-Sing ! cria le gouverneur, son air ironique et son attitude impertinente m’irritent ! qu’on l’arrête donc, ordonna-t-il, et qu’on le garde jusqu’au nouvel ordre. Et comme il y a lieu de craindre que cet individu ne s’enfuie pendant la nuit, j’ajoute cet ordre formel à tous les fonctionnaires de mon gouvernement, sans aucune distinction, qu’ils seront responsables de sa fuite. »

Tous se moquèrent de lui, en se disant que l’alcool avait fait perdre la tête au gouverneur. Et pas un d’entre eux, bien entendu, ne le garda pendant la nuit.

Ayant tout prévu, le magistrat envoya en pleine nuit un de ses plus habiles valets de chambre pour enlever le Jang-Sing et le cacher le mieux possible.

Le lendemain matin le gouverneur ordonna l’introduction de l’arrogant Jang-Sing. Ce fut en vain que les gardiens fouillèrent partout. Et comme l’ordre du gouverneur était pressant, ils durent aller lui avouer la vérité, tout en implorant le pardon.

— « C’est la négligence d’observer les ordres du Supérieur qui est la cause de cette disparition. Or les fonctionnaires qui négligent les ordres gouvernementaux ne peuvent rester impunis ! Je vous ordonne à chacun, et sans aucune exception, de m’apporter immédiatement un paquet de papiers Jang-Ji. Celui qui ne m’apportera pas le paquet de papiers recevra non seulement vingt coups de fouets mais encore sera révoqué. »

Alors tous s’empressèrent d’aller chercher en ville des papiers dont le prix augmenta subitement, et tous ceux qui en avaient voulaient les vendre.

Après avoir fait ranger tous les papiers « pénitentiaux » dans une vaste salle de son palais, le gouverneur fit venir le bonze plaignant de la veille.

— « Je sais que tes papiers se trouvent parmi ces paquets, lui dit-il, cherche-les ! »

En effet le bonze retrouva ses papiers dont le magistrat fit rechercher la provenance. C’était un vaurien de la ville qui les avait volés et vendus au moment de la soudaine augmentation du prix. Au cri de « vive le gouverneur ! » le voleur fut arrêté, le bonze reprit son bien et les autres papiers furent rendus à ceux qui les avaient apportés.



LA CLOCHE MIRACULEUSE

Dans une misérable chaumière vivait un brave paysan qui se donnait beaucoup de mal pour nourrir sa modeste famille. Il se privait de tout pour soigner de son mieux sa vieille mère qu’il aimait de toute son âme. Il avait un fils de trois ans que la vieille grand’mère adorait. Aussi à l’heure de repas elle ne manquait jamais d’appeler son petit-fils et lui donnait à manger la meilleure chose de sa table. Et le petit gourmand raflait pour ainsi dire tout ce qu’il trouvait sur la maigre table de sa grand’mère qui faisait un effort pénible pour dissimuler sa faim, car elle savait que le petit n’aurait qu’un bol du riz s’il mangeait avec ses parents. Ceux-ci souffraient depuis longtemps de voir que leur vieille maman se privât presque de sa nourriture déjà très maigre à cause de ce petit misérable adoré.

Tout brave qu’il fut, il avait un esprit simple. Aussi proposa-t-il à sa femme d’un ton bourru d’enterrer son fils vivant au fond d’une montagne.

— « Tu vois, ma mie, nous sommes jeunes. Nous pouvons encore avoir des enfants, mais maman est très vieille… Que Dieu veuille qu’elle vive encore longtemps ! » soupira-t-il soudain mélancoliquement.

Il alla chercher brusquement une pelle puis partit vers la montagne avec son fils sur le dos. Arrivé à un lieu désert de la montagne, il commença à creuser une fosse tandis que le gamin, innocent, gambadait gaîment autour de son père.

En plein milieu de la fosse au choc de sa pelle un étrange bruit sonore se fit entendre. Et effectivement il découvrit, à sa grand surprise, une énorme et magnifique cloche en pierre. Pour la mieux examiner, il l’accrocha à un arbre et la frappa avec le manche de sa pelle. Un son doux et puissant se propagea loin dans le pays, attirant ainsi l’attention des habitants. Ceux-ci allèrent en masse dans la montagne et trouvèrent le brave paysan qui leur raconta très simplement toute son histoire.

— « Je peux faire maintenant quelque argent en vendant cette cloche. Alors pourquoi supprimerais-je mon fils que j’aime aussi ! » dit-il en rentrant chez lui avec son fils dans les bras et la cloche sur le dos.

La nouvelle se répandit vite comme une traînée de poudre et parvint jusqu’aux oreilles du Roi qui acheta au paysan la miraculeuse cloche. Puis il la confia à un temple bouddhique après avoir fait inscrire sur la cloche la dédicace suivante :

« Cette cloche rappellera à tout jamais à mon peuple que la piété filiale est la vertu première du royaume coréen. »



LE RENARD ET LE TIGRE

C’était un vieux tigre magnifique du mont Bectou. Depuis sa naissance jusqu’à sa vieillesse, il n’avait jamais quitté le sol natal. Connaissant parfaitement les coins et les recoins de son pays et profondément connu de tous les autres animaux qui s’y trouvaient, il était pour ainsi dire le maître absolu de ce mont légendaire.

C’était vraiment un heureux tigre pour qui la faim et la misère étaient choses inconnues. Il était d’autant plus heureux qu’il était surtout ignorant et sans-souci. Au reste, il était crédule et stupide. Une fois rassasié, il devenait doux et bon comme un mouton.

La veille il a fait une fructueuse chasse. Il venait de se réveiller d’une délicieuse sieste à la chaleur bienfaisante d’un soleil estival. Tout en s’étirant et baillant, bercé par une caressante brise, il contempla le calme et magnifique paysage qui s’étendait devant ses yeux. Soudain, il fut pris d’une douce mélancolie :

— « J’ai passé presque toute ma vie dans cette montagne sans jamais m’aventurer alentour, murmura-t-il. À vrai dire, je ne suis qu’une simple « grenouille au fond d’un puits qui voit le ciel pas plus large que le trou de sa demeure ! Je me fais vieux ! Avant de mourir, je veux visiter le fameux mont « Kum-Kan » dont on m’a souvent parlé, peuplé de mille merveilles et dont le beau nom seul excite ma curiosité ! »

Un beau jour, il partit donc pour le mont Kum-Kan qui se trouvait à mille lieues au sud du mont Bectou.

De montagne en montagne, de vallée en vallée, il marcha dans la direction du mont Kum-Kan. Soudain s’étant trouvé sans nourriture, il fit des détours par les lisières broussailleuses des forêts, dans l’espoir d’y rencontrer quelques tendres lapins. Vers le soir, il fut tout heureux de découvrir, entre deux rochers, un petit animal assez bizarre à la taille mince et svelte, à la tête fine dotée d’un museau pointu et surmontée d’une paire d’oreilles attentives ! Notre tigre ne se rappelait pas avoir vu, quelque part, une bête semblable.

C’était un vieux renard fort rusé. Il venait de sortir de son terrier, comme d’habitude, à la faveur du crépuscule. Il allait partir pour tenter quelque aventure dans les basses-cours d’un village voisin.

— « Mon dieu ! qu’est-ce que c’est çà ! C’en est fait de moi ! Je suis perdu ! » songea-t-il quand il aperçut le vieux tigre parmi les broussailles.

Cependant il l’examina attentivement, tout en cherchant le moyen de se sauver. Le tigre était timide et gauche. Ses manières lourdaudes prouvaient clairement qu’il était sans adresse ! Le renard s’enhardit et l’observa avec plus d’assurance. Pendant ce temps, le tigre s’approchait peu à peu de lui, mais d’un pas incertain. Son air plein d’une curiosité interrogatrice acheva, surtout, de déterminer le Renard de lui jouer un tour dont l’audacieux animal comptait bien sortir sain et sauf.

— « Halte là ! qui te rend si hardi d’échauffer ma bile ? Tu passes devant moi sans courber la tête ! N’as-lu donc jamais entendu parler de l’oncle du lion ? Tu seras châtié de ta témérité ! » gronda le Renard d’une fureur affectée.

Le tigre avait peine à croire ce que lui disait cet avorton. Il avait encore plus peine à croire à la possibilité d’un audacieux mensonge de la part d’un animal si peu redoutable, surtout en sa présence ! Il se rappela pourtant avec terreur la figure épouvantable du lion, le seul animal qu’il craignit au monde. Pris entre le doute et la crainte, il ne savait s’il devait s’enfuir ou s’il devait attaquer. Devant son hésitation maladroite, le Renard continua triomphalement :

— « Tu as l’air de ne pas me croire ! Tu n’es qu’un stupide nigaud ! Viens, avant de te châtier, je veux te montrer ma haute situation ! Suis-moi, et tu verras comment les autres animaux se tiennent à mon égard ! »

Suivi du tigre le rusé Renard se dirigea vers une forêt vierge qu’il savait habitée par un essaim d’animaux divers. À la vue du tigre, mille bêtes de proie se prosternèrent, tremblant de peur !

— « Tu vois bien maintenant, chuchota le Renard à l’oreille du tigre, la place que j’occupe dans l’Univers ! »

Crédule et naïf, le tigre fut forcé de reconnaître la suzeraineté de « l’oncle du lion ». Ce premier succès l’ayant grisé, le Renard prit la ferme résolution de punir le tigre.

— « Si tu es ignorant, ce n’est certes pas ta faute ! Je te pardonne, pauvre vieux tigre. Crois-moi, c’est ton grand âge qui t’épargne de la rigueur d’un châtiment ; car j’ai toujours eu du respect pour la vieillesse ! » dit le Renard. Puis il lui demanda d’où il venait et où il allait. Le tigre lui répondit qu’il arrivait du mont Bectou et qu’il se rendait au mont Kum-Kan dont il voulait voir, avant de mourir, les merveilleux paysages.

— « Eh bien, tu as raison, il faut voir les mille merveilles du mont Kum-Kan. Le voyage est toujours très instructif… Enfin va ! que Dieu t’accompagne ! »

— « Écoute, tigre, s’empressa-t-il d’ajouter, fais attention, mes neveux sont très nombreux par ici. Ils ne seront pas aussi indulgents que moi. Marche donc tout le long de cette vallée jusqu’à la colline de l’autre montagne que tu vois devant toi. C’est un chemin sûr et jamais un lion ne passe par là. Après cette colline, tu feras comme tu voudras, il n’y aura plus aucun danger ! » fit-il d’un ton protecteur, tout en donnant congé au tigre.

Le vieux tigre, encore tout troublé par le souvenir de l’aventure vécue, descendit la vallée d’un pas chancelant. Son allure était lourde et traînante car n’ayant pas pu manger depuis la veille, son estomac criait famine. Quelle joie celà fut pour lui quand il trouva sur son chemin une énorme cage grillagée dont la porte était ouverte avec un chien attaché dedans ! Il s’y précipita. À peine fut-il dans la cage qu’il fut immobilisé par une planche tombée derrière lui ! Il voulait sortir, mais c’était déjà trop tard, la porte s’était fermée toute seule. Il comprit alors qu’il était tombé dans un piège ! Que faire ? Il fallait se résigner au sort. Il attendit donc la mort, les larmes ruisselaient de ses yeux. À ce moment de désespoir, il se rappela tristement ses heureux jours passés et la douce vie qu’il avait menée dans son pays natal. Soudain des bruits de pas se firent entendre, puis un bonze passa devant la cage. Le tigre, tout en larmes, l’interpella :

— « Saint homme, apôtre du Bouddha, ayez pitié et sauvez-moi la vie. Au nom de votre religion, je vous supplie de me sauver… »

Le bonze ému par la détresse du tigre voulut bien le sauver. Mais il hésita, sachant parfaitement le caractère ingrat de cet animal.

— « Écoute, malheureux tigre, je veux bien te sauver, mais j’ai peur d’être mangé après mon bienfait ! Qui est ce qui me sauvera si tu seras ingrat ? »

Le tigre protesta, toujours en larmes, de la crainte injustifiée du bonze et soutint énergiquement sa bonne foi.

— « Qu’y a-t-il de plus abominable que d’être ingrat, continua-t-il. Si je ne pourrai pas vous récompenser pour votre bienfait, du moins je ne vous ferai jamais du mal, si sauvage que je sois !… »

Le bonze, de plus en plus ému de cette scène pathétique, songea :

— « Au lieu d’un chasseur, qui l’aurait certainement tué, c’est moi qui ai rencontré ce tigre, le premier. Sa vie ne dépend donc plus que de moi. Ne pas le sauver, ce serait le tuer. Or tuer, c’est le plus grand crime envers le Bouddha… »

Il dit, puis alla ouvrir, sans hésitation, la porte de la cage, non sans avoir obtenu, une dernière fois, la promesse du captif.

Le tigre fut donc sauvé. Sa crainte et ses angoisses se dissipèrent vite. Les premières émotions passées, il reprit peu à peu conscience de son être. Et à mesure qu’il reprenait conscience de lui-même, Il se sentit une telle faim qu’il oublia tout, même le souvenir du terrible piège d’où il venait d’être sauvé !

— « Saint homme, murmura-t-il à l’adresse du bonze, vous m’avez sauvé la vie, mais vous ne me l’avez sauvée qu’à moitié. »

— « Que veux-tu dire par là ? »

— « Il m’est vraiment très pénible de vous le dire, mais j’y suis obligé pour sauver ma vie… Il me faut vous manger ! »

— « Quoi !!! monstre ingrat ! » s’écria tout à coup le bonze épouvanté.

Une vive discussion s’engagea alors entre eux. Là-dessus survint le Renard de tout à l’heure. À vrai dire, celui-ci ayant conseillé au tigre de suivre cette vallée qu’il savait parsemée d’embûches tendues par des chasseurs, était sûr d’avance qu’il le retrouverait bientôt dans un piège quelconque, vu la faim terrible qui tenaillait le tigre. Il avait assisté, de loin, au « stupide bienfait » du bonze et à l’ingrate exigence du tigre. En s’approchant d’eux, il ne leur demanda pas moins le sujet de leur dispute. Alors le bonze lui fit fidèlement le récit de sa mésaventure et lui dit :

— « Sois juge impartial de notre querelle ! A-t-on jamais vu un animal aussi ingrat ? »

— « Le cas est très délicat ! Car tous deux, vous avez raison : vous, saint homme, de réclamer la justice ; vous aussi, tigre, de vouloir manger le bonze, car la faim n’a point de loi. Je tiens tout de même à rendre un jugement impartial. Il me faut cependant être mieux informé. D’abord, comment étais-tu, toi, tigre, quand le bonze arriva ? Rentre dans la cage et fais-moi voir ta position de tout à l’heure ! »

— « Voilà, comment j’étais tantôt ! » fit le tigre en regagnant le piège.

— « Bien, et vous, bonze, montrez-moi comment était fermée la porte de cette cage ? »

— « Voilà comment était fermée cette porte ! » fit le bonze tout en refermant la porte du piège.

— « Bon, bon, c’est parfait ! Si vous l’aviez laissée comme celà, sans vous en occuper, vous n’auriez certainement pas eu une querelle avec ce tigre. Eh bien, vous n’avez qu’à laisser maintenant cette porte fermée et il n’y aura plus une affaire tigre-bonze à trancher ! Allez-vous en, bonze, et bon voyage ! Quant à toi, tigre ingrat, bonsoir !



UN CURIEUX JUGEMENT

C’était en pleine canicule quand Kim Jinsa mourut subitement. Son âme s’envola aussitôt vers le palais d’Ok-Whang-Sang-Jay, le Tout puissant maître des Cieux, qui devait lui rendre le jugement dernier.

Comme l’administration d’Ok-Whang-Sang-Jay n’était pas mieux organisée que celle d’ici-bas, l’âme de Kim Jinsa dût rester trois jours dans l’antichambre du palais de l’autre monde en attendant son tour d’être jugée. Lorsqu’on l’eut conduite devant le Tout Puissant Dieu, celui-ci constata avec désolation que l’âme de Kim Jinsa avait été appelée par erreur. Il ordonna qu’on la reconduisit au plus vite sur la terre. Mais l’un de ses chambellans lui fit savoir que c’était impossible parce que le corps de Kim Jinsa resté sans âme depuis trois jours en cette pleine chaleur caniculaire était en complète décomposition. Ok-Whang-Sang-Jay, tout consterné, consulta les livres où figurent le nom et la destinée de tous les mortels.

— « C’est très ennuyeux ! Il faut bien que tu y retourne… Eh bien, je vois ici un certain Pak Tchambon dont le séjour sur la terre va finir dans un instant et qui est de ton âge. En retirant l’âme de Pak Tchambon, je te ferai entrer dans son corps. Et pour te recompenser de cette fâcheuse erreur, j’allongerai ta vie de trente ans. Maintenant suis ce petit chien blanc », lui dit alors Ok-Whang-Sang-Jay.

Kim Jinsa suivit donc un petit chien blanc qui, arrivé au bord d’une rivière, se précipita dans l’eau. Kim Jinsa s’y précipita lui aussi, et du coup il se réveilla sur la terre dans un lit inconnu ! Un drap blanc recouvrait son corps tout entier, des sanglots à la fois confus et pathétiques bourdonnaient à ses oreilles. Il écarta le drap et se souleva la tête. Ce fut alors un moment d’une stupéfaction générale. Dans une chambre ornée d’une décoration mortuaire, de nombreuses personnes étaient assises autour de son lit. Tout le monde fut littéralement interdit au réveil de Kim Jinsa. Ils avaient, tous, l’air hébété, la bouche bée et les yeux terrifiés encore mouillés de larmes. Un silence lourd et effroyable régna durant un instant. Soudain une femme à la longue chevelure pendante en signe de deuil se précipita sur lui poussant des cris de joie folle. D’autres suivirent bientôt l’exemple de cette femme.

— « Dieu merci, soupirait-on, il nous revient tout de même ! »

Grâce aux soins délicats qu’on lui prodiguait, Kim Jinsa retrouva vite une parfaite santé au milieu d’une immense joie de tous. Cependant il se demanda où et chez qui il était, car parmi tous les visages qui se pressaient si tendrement autour de lui, il n’en reconnut aucun ! Surtout cette jeune femme et ses deux enfants qui lui prêtaient si familièrement une tendresse et un dévouement tout particuliers, lui rappelèrent sa propre femme et ses propres enfants qu’il avait tant chéris, mais dont il ne savait plus maintenant aucune nouvelle ! Enfin il s’adressa à cette trop aimable femme :

— « Dites-moi, je vous prie, madame, qui vous êtes et où je suis ! »

— « Comment ! vous êtes chez vous et je suis votre femme qui vous aime ! »

C’est alors que Kim Jinsa se rappelant de toutes les péripéties de son court passage au Palais d’Ok-Whang-Sang-Jay, raconta son incroyable histoire à tous ceux qui étaient présents.

— « Je m’appelle Kim Jinsa, j’habite Kiung-Sangdo-Oulsan où j’ai une femme et des enfants que j’adore. Laissez-moi les rejoindre… » fit-il tout en s’apprêtant à partir.

Naturellement personne ne pouvait et ne voulait le croire malgré l’accent émouvant du récit, bien au contraire on le prenait volontiers pour fou, par suite on le tint sous une étroite surveillance. La femme surtout par une douce assiduité tachait de calmer son mari, tandis que celui-ci la suppliait sans cesse de le laisser partir.

Ne pouvant arriver à ses fins, il proposa d’une voix suppliante et désespérée qu’on l’accompagnât jusqu’à Kiung-Sangdo-Oulsan « juste pour voir des amis » et puis il reviendrait aussitôt à la maison.

— « J’ai besoin de changer d’air et cela me fera du bien », prétendit-il.

Cédant à cette lamentable et irrésistible insistance, la femme Pak Tchambon et quelques parents se décidèrent enfin de l’accompagner jusqu’à Oulsan, pour lui faire plaisir.

Arrivé à ce dernier lieu qui se trouvait à quelque cinq cents kilomètres au sud de Kaisung, l’homme se dirigea directement chez feu Kim Jinsa. Une femme en deuil au visage rongé de chagrins, tricotait devant sa fenêtre entourée de ses petits enfants. Il se précipita à la fois sur la dame en deuil et ses enfants. Il les embrassa avec effusion tout en sanglotant :

— « Oh, ma femme ! oh mes enfants ! »

Mais la dame Kim Jinsa indignée cria au scandale.

— « Quel impertinent personnage, quel vilain individu ! Violer mon foyer, manquer de respect surtout à une femme en deuil, quel monstre infernal ! »

Elle le poussa de toute sa force. L’homme alla se blottir dans un coin.

— « Grand Dieu, gémit-il d’un geste désespéré, enlève-moi ma vie ! C’est toi qui as commis l’erreur et c’est moi qu’on torture ! Sois juste, Grand Dieu, enlève-moi ma vie ! »

Pendant ce temps la dame Pak Tchambon s’approcha de la veuve Kim Jinsa. Tout en essayant de la calmer elle lui dit :

— « Excusez-le, madame, mon mari vient de sortir d’une très grave maladie. Et d’après tout ce qu’il nous raconte, son cerveau devait être un peu dérangé !… »

— « Mais non ! je ne suis pas fou ! je suis bien Kim Jinsa, votre mari. Seulement voici pour mon malheur, je suis la victime d’une erreur de Dieu ! » fit-il tout en racontant encore une fois son incroyable histoire.

Bien qu’elle se demandât comment il a pu savoir certains détails intimes de sa famille, la veuve Kim Jinsa le mit à la porte tandis que la femme Pak Tchambon le ramenait chez elle. Déçu et brisé il se résigna à un inconsolable tristesse. Cependant il ne cessait pas de penser à son adorable femme et à ses enfants chéris. Aussi cherchait-il toujours le moyen de les revoir. Un jour, il se décida — ce fut son ultime espoir — de présenter au Roi une requête sur son cas. Il rédigea donc minutieusement en des termes pathétiques tous les détails de sa fantastique histoire.

À la réception de cette peu ordinaire supplique, le Roi crut d’abord qu’on se moquait de lui. Pourtant l’accent sincère et émouvant de cette requête secouait fortement sa curiosité. Il convoqua aussitôt l’homme et l’interrogea avec une attention toute particulière. L’homme lui fournit tous les détails demandés et même des détails intimes et bien d’autres preuves indiscutables de la vérité. Après la vérification faite, on se voyait — si incroyable que fût son récit fantastique — dans l’obligation de le reconnaître comme Kim Jinsa. Les preuves étaient telles que, ni la dame Pak Tchambon, ni même la veuve Kim Jinsa ne pouvaient plus douter de la véracité de cette lamentable histoire. Cependant des doutes douloureux et d’hésitations palpitantes débordaient sur les visages de ces deux malheureuses femmes. Mais le Roi rendit le jugement suivant qui devait prendre la force de loi !

— « …Puisque la saine raison humaine ne peut plus se douter de la véracité de cette fantastique histoire de Kim Jinsa, j’ordonne que celui-ci demeure conjugalement chez la dame Kim Jinsa pendant toute sa vie et qu’on rende le cadavre à la famille Pak Tchambon dès qu’il sera mort. »



TCHAI DU-BON

Sous le règne de Souk-Jong, lorsqu’une terrible lutte des partis politiques éclata en Corée, Tchai Kwang-Do, qui fut plusieurs fois grand Chancelier du Royaume, était alors le chef d’un grand parti d’opposition. Un jour ses adversaires l’ayant accusé de trahison, le Roi l’envoya en prison où il mourut subitement.

Sa malheureuse veuve, ruinée et sans ressource, licencia tous ses esclaves, qui se comptaient par centaines et elle se retira avec son unique fils de quatre ans, Du-Bon, dans une chaumière de quelque campagne isolée.

L’enfant grandit et se maria. La misère grandit aussi et semblait toucher son apogée. Un jour Tchai Du-Bon pensa :

— « L’hiver approche, ma femme est enceinte, ma vieille mère malade, le grenier est vide ! et pourtant il faut vivre ! Que faut-il donc faire !… »

Soudain une idée lui vint il savait bien que les anciens esclaves de son père vivaient tous très heureux et riches dans une contrée lointaine. Il se proposa d’aller les voir et de solliciter de leur part quelques secours. Aussi un beau jour, il quitta les siens en leur assurant qu’il reviendrait riche.

C’est en mendiant de village en village qu’il atteignit enfin la ville proposée. L’aspect des habitations et l’élégance des passants laissaient croire suffisamment que c’était une ville riche. Il frappa à la porte d’une belle maison habitée par un de ses anciens serviteurs dont le nom était gravé à l’entrée. Un jeune homme vint et lui demanda :

— « Qui voulez-vous voir ? »

— « Song Sébang est-il à la maison ? »

— « Comment ! misérable ! tu oses appeler ce nom sans ajouter le mot Seigneur ! »

— « Va dire à Song Sébang que je suis le Seigneur Tchai Du-Bon de Séoul ! » reprit-il avec un sourire de mépris.

Bientôt il fut introduit auprès de Song Sébang qui était un homme d’une cinquantaine d’années.

— « Assieds-toi là, jeune homme ! fit-il froidement, tu as bien fait de venir chez nous, car nous avons besoin de toi ! »

Puis fixant ses regards à la fois ironiques et terribles sur le pauvre Tchai Du-Bon stupéfait, Song Sébang continua :

— « Tu viens ici, en somme, pour troubler notre bonheur ! n’est-ce pas ? Vous vous êtes assez servi de nous ! Laissez-nous donc maintenant vivre en paix ! s’enflamma-t-il, sache que nous vivons ici en Yang-Ban[11] et ta présence dans cette ville peut fort bien divulguer notre origine. D’ailleurs tant que la famille Tchai sera sur la terre, nous ne serons jamais tranquilles ! Voilà pourquoi ta vie dans ce monde est toujours pour nous un très grand danger puisque tu es le seul descendant de la famille Tchai. Songe un peu à ce que ta seule mort pourrait rendre définitivement heureuses des centaines de vies ! À quoi bon des discours ! » termina-t-il brusquement tout en liant les quatre membres de son malheureux visiteur.

Le soir même, alors que Song Sébang et quelques-uns de ses amis préparaient l’exécution secrète de Tchai Du-Bon, une vieille femme s’empara soudain de ce dernier qu’elle couvrit de baisers et de ses larmes. Elle déclara que personne ne pourra le tuer à moins qu’on ne la tue la première.

C’était la mère de Song Sébang qui fut autrefois la bonne du Seigneur Tchai Kwang-Do. Elle avait pour ainsi dire élevé le malheureux Du-Bon jusqu’à l’âge de quatre ans entre ses bras. Elle l’avait beaucoup aimé, et le souvenir de cet amour lointain ne lui permettait pas aujourd’hui de souffrir la mort du pauvre et innocent Du-Bon.

Devant les gestes invulnérables de sa mère, Song Sébang décida de remettre à plus tard l’exécution de son prisonnier. En attendant on lui coupa la langue et les deux mains pour l’empêcher de s’exprimer, puis on l’enferma dans un cachot.

Depuis on ne sait combien de temps — probablement une vingtaine d’années — Tchai Du-Bon vivait dans son cachot sombre sans le moindre vêtement. On ne lui donnait pour toute nourriture qu’un bol de riz cuit à l’eau par jour. De longs poils couvraient maintenant son corps tout entier. Il n’avait plus aucune apparence d’un être humain. Bref, c’était un vrai singe phénoménal qui ne savait pas même pousser un cri.

On le sortit un jour, je ne sais à quelle occasion. La vue de cet animal peu ordinaire suscita la curiosité de la foule. Et la nouvelle se répandit bientôt dans tout le pays, et tous les jours des curieux arrivèrent de toutes parts pour le voir.

Tchai Kun-Sin, le nouveau préfet de Tai-Kou, encore très jeune et curieux, fit amener un jour le singe phénoménal. À la vue du préfet le singe se mit tout à coup en grande agitation, et de grosses larmes ruisselaient de ses yeux comme des torrents. Le préfet ému de cette scène se demanda : « Comment un animal peut-il pleurer si pathétiquement ! »

Cependant les agitations de plus en plus bizarres et expressives du singe laissa le préfet tout rêveur. Il ordonna aussitôt au dresseur de laisser libres les membres de cet animal. Alors l’animal fit nettement voir qu’il pouvait entendre sans pouvoir parler.

— « Êtes-vous un homme ? » lui demanda le préfet.

L’animal fit signe que oui.

— « Pouvez-vous écrire ? »

L’animal fit encore signe que oui. Le préfet lui fit aussitôt attacher un pinceau au bout de son bras tondu et puis on lui présenta une grande feuille de papier. Alors l’homme écrivit qu’il se nommait Tchai Du-Bon, fils de Tchai Kwang-Do, etc…, etc… Bref, il raconta toute son histoire.

À peine avait-il fini de lire le terrible récit de ce pauvre homme que le préfet se jeta devant lui en criant : « Mon père ! mon pauvre père ! »

Tchai Kun-Sin était en effet le fils de Tchai Du-Bon qui devait ignorer l’existence de ce fils, puisqu’il avait quitté sa femme avant la naissance de son enfant. Ai-je besoin d’ajouter ici que les coupables ont été punis avec toutes les rigueurs imaginables des lois ?



OULIM

Oulim est un lac pittoresque situé au cœur même de ce légendaire mont Bectou. Il y a quelques milliers d’années aurait vécu au bord de ce lac un jeune solitaire du nom d’Oulim qui passait sa vie à jouer passionnément de la flûte. Sa renommée d’artiste était déjà immense à cette époque. La mélodie de sa flûte était si ensorcelante qu’elle apaisait aisément même la colère d’Ok-Whang-Sang-Jay.

C’était une nuit du quinzième jour du huitième mois du calendrier oriental, aussi la lune était-elle pleine et inondait l’univers de sa lumière blanche. Un zéphyr folâtre caressait la surface paisible du lac. Enivré par ce spectacle féérique de la nature. Oulim alla s’installer, cette nuit-là, au bord de l’eau. Là, juché confortablement sur un roc, il se donna libre cours à son art flûteur. Les accords de sa flûte étaient si mélodieux que tous les poissons du lac se rassemblèrent au bord de l’eau juste aux pieds d’Oulim.

Soudain un tumultueux bruit d’eau se fit entendre du milieu du lac et au même moment une immense clarté y passa comme un éclair. Puis à sa grande surprise Oulim vit une belle jeune fille agenouillée devant lui.

— « Je suis un ange du Ciel, chassé par Tout Puissant à la suite d’un péché, dit-elle, je suis venue vers vous attirée par les accords sublimes de votre flûte. Ayez pitié et prenez-moi pour votre femme » supplia-t-elle.

Oulim qui n’avait encore jamais connu l’affection d’une femme, fut agréablement ému de l’accent pathétique de cette belle jeune fille. Il accéda avec joie à ses demandes. Et depuis ce jour, le bonheur le plus parfait régnait dans la vie de ce jeune couple.

C’était au début d’un été. On se plaignait partout de la longue sécheresse. Les fontaines n’avaient plus d’eau potable, les rizières étaient complètement sèches, les plantes mourraient pour ainsi dire carbonisées. Et l’eau du lac elle-même diminuait à vue d’œil si bien qu’on y voyait le fond où se débattaient les malheureux poissons. Le peuple priait nuit et jour le Dieu miséricordieux. Oulim, qui aimait la nature plus que lui-même, était profondément affligé de cette terrible calamité. Quant à sa femme, dès le début de cette sécheresse, elle en souffrait si violemment qu’elle perdit aussitôt tout son appétit. Cependant sa santé empira tant qu’elle ne put bientôt plus quitter son lit. Un soir Oulim s’installa au chevet de sa femme pour veiller pendant la nuit comme il le faisait tous les soirs depuis qu’elle était malade. Mais vaincu par la fatigue, il s’endormit bientôt d’un profond sommeil.

À la première heure du lendemain matin Oulim s’aperçut que sa femme avait disparu. Surpris il allait partir à sa recherche quand tout à coup il vit sur la table une lettre à son adresse, laissée par son adorable compagne.

— « Excusez-moi, ô excusez-moi ! y lut-il. Je suis le poisson gardien du lac. Charmée par vos accords captivants j’avais fait depuis longtemps un vœu de venir vous voir sur la terre. Le Tout Puissant Dieu a daigné m’en accorder la permission seulement pendant dix-huit pleines lunes. Or j’ai dépassé ce délai sans retourner au lac. C’est pour me punir que le Maître de l’Univers envoie sur la terre cette terrible calamité. Pour l’amour de la population innocente, pour sauver votre vie et la mienne, je retourne inconsolable ce soir dans le lac. Quand la lune sera pleine dans un ciel azuré et quand le zéphyr folâtre caressera la surface dormante du lac, venez avec votre flûte au bord de l’eau et faites-moi entendre vos accords sublimes. Le matin, quand les rosées brilleront encore au premier rayon du soleil laissez refléter votre doux visage sur les ondes reposantes du lac. C’est le seul vœu que je forme de tout mon cœur. »

À peine a-t-il lu cette surprenante et incroyable missive qu’Oulim sanglota désespérément. L’écho de ce sanglot descendit sur tout le pays amenant partout avec lui la pluie bienfaisante.

Oulim inconsolable allait rôder désormais à toute heure autour du lac, espérant revoir sa tendre compagne.

Ce soir-là encore la lune était pleine. L’air était saturé d’un parfum suave, une brise caressante taquinait les roseaux du lac. Oulim était particulièrement mélancolique. Le cœur gros de tristesse, il se promenait au bord de l’eau. Il voulait jouer de la flûte, mais c’est son sanglot qui la joua. Les accords étaient si divins qu’Oulim lui-même en fut énivré. C’est à ce moment précis qu’il entendit du milieu du lac la voix de sa belle femme qui l’appelait.

Cette nuit-là au bord de ce lac un drame d’amour immensément triste se déroula…

Le lendemain matin, les bergers matinaux trouvèrent au bord de l’eau la flûte et les sandales d’Oulim. Les habitants des villages voisins vinrent en masse à cette triste nouvelle et fouillèrent en vain le lac pour retrouver le divin Oulim.

Depuis ce jour, quand la lune est pleine, on entend à ce lac des accords mélodieux de flûte et quand la sécheresse sévit, on n’a qu’à prier le Dieu miséricordieux au bord de ce lac pour obtenir la pluie. Enfin personne ne pêche dans les eaux de ce lac sans injurier la mémoire du Grand Oulim.



HOC-BO

Hoc-Bo, qui veut dire « goitreux » en coréen, était le surnom d’un pauvre mais honnête bonhomme qui vivait autrefois dans un petit village charmant au bord d’une féerique rivière. Ce surnom lui venait, comme on le devine facilement, de ce qu’il avait un énorme goitre qui le rendait d’ailleurs fort laid.

Aimant beaucoup boire et chanter, s’occupant peu des affaires de sa famille, il était très populaire dans tout le village, car s’il se faisait gronder tous les jours par sa femme à cause de son oisiveté et de son sans-souci, il se faisait au moins aimer de tout le monde par sa complaisance naïve et surtout par sa belle voix agréable.

Cet homme bon, simple, naïf, insouciant avait tout de même un regret qui le tenait parfois au cœur : c’était d’avoir un goitre qui lui tombait si désagréablement jusqu’au sein. Chaque fois qu’il abaissait ses regards, son goitre hideux sautait à ses yeux, et alors il poussait inconsciemment un long soupir plaintif :

— « Pourquoi Dieu m’a-t-il donné ce morceau superflu ! Je donnerais dix ans de ma vie à quiconque m’enlèverait ce goitre répugnant ! »

Aussi cherchait-il vainement le moyen de le faire disparaître ou plus exactement il souhaitait qu’un miracle se produisît.

Un jour, comme il faisait très beau, il eut une soudaine envie de faire une promenade dans la montagne. Aussitôt il enfonça dans sa besace une dizaine de bouteilles de bon vin qu’il mit sur son dos, puis il partit vers la montagne. Il marchait, il montait, il grimpait toujours en avant, toujours plus haut. Enfin quand il atteignit le sommet de la montagne, le soleil était déjà prêt à tomber. Là, tout en admirant les magnifiques paysages rendus féeriques par les derniers rayons du soleil couchant, il s’installa sur un rocher plat, enivré déjà par la beauté du spectacle de la nature qui se déroulait devant ses yeux. Il but quelques bouteilles sans se soucier de la nuit qui s’approchait alors à grand pas, amenant avec elle une superbe lune dont la lumière argentée semblait métamorphoser l’univers tout entier. S’apercevant enfin de l’heure tardive de la nuit, il se décida de regagner son foyer familial. Mais il était trop fatigué, la boisson lui avait brisé les jambes, comme il arrive souvent après une longue journée de marche. Cependant il descendait dans se presser. Au milieu de son chemin, il aperçut dans une vaste clairière un vieux château à l’aspect mystérieux. Il y entra donc dans l’espoir d’y trouver l’asile d’une nuit. Mais le château était désert, il n’y avait personne. Fort intrigué, il s’installa néanmoins sur le perron d’un grand escalier, dans l’intention d’y passer la nuit. Puis il ouvrit sa besace et commença à vider voluptueusement toutes les bouteilles du vin qui lui restaient encore. La triste clarté de la lune l’invitant et la chaleur joviale du vin le poussant aussi, il entonna d’une voix entraînante des chansons délicieuses, brisant ainsi la morne solitude de ce château mystérieux.

Ce château abandonné n’était autre que la résidence estivale d’un très riche seigneur de Séoul qui l’avait fait construire, il y avait alors une dizaine d’années. Or depuis que le seigneur vint s’installer dans son nouveau château, des phénomènes extraordinaires s’y produisirent tous les jours : des bruits inquiétants, des coups frappés aux murs emplissaient le domaine dès que la nuit arrivait. On trouvait aussi des meubles violemment renversés, la vaisselle projetée sur le sol ! le plus étonnant de tous ces mystères c’était que chaque fois qu’on se mettait à table, les plats se vidaient tout seuls avant qu’on y touchât. Le Seigneur fût donc obligé de quitter son château et l’abandonna pour toujours. C’était une bande d’esprits très curieux, croyait-on, qui hantaient le domaine seigneurial. Ils s’étaient installés dans ce château depuis que le Seigneur l’avait définitivement quitté.

Or une nuit ils entendirent des chansons mélodieuses dont la douceur les charmèrent à tel point qu’ils sortirent tous à la recherche de ce chanteur sublime. Enfin ils parvinrent jusqu’aux pieds d’un homme ivre et joyeux sur le perron de leur château. Quand le bonhomme eut fini ses chansons, un des esprits lui dit :

— « Monsieur, nous sommes vraîment heureux d’entendre votre belle voix. Mais d’où vous vient donc une si agréable voix ? »

— « Ah ! tout le monde n’a pas une belle voix, comme tout le monde n’a pas un goitre comme moi ! » fit-il tout en caressant fièrement son goitre qui lui tombait si laidement sur sa poitrine.

— « Eh bien ! continua-t-il après une minute de pause, ce goitre que vous voyez là est une source inépuisable de belles chansons ! »

— « Ah !  ? repartit l’esprit avec un air curieux, vendez-nous votre goitre, nous vous donnerons beaucoup d’or et de diamants. »

Ce bonhomme qui était si malheureux d’avoir ce goitre, comme nous l’avons déjà dit, y consentit aussitôt avec joie. Les esprits lui apportèrent alors beaucoup d’or et de diamants et enlevèrent le goitre, on ne savait trop comment, sans lui faire aucun mal. Le Hoc-Bo tout heureux revint chez lui et devint l’homme le plus riche de son village.

Cette incroyable mais véridique nouvelle se répandit bientôt partout et parvint jusqu’aux oreilles d’un autre goitreux qui habitait un village voisin. Celui-là était un méchant avare qu’aucun de ses compatriotes n’aimait. Il alla aussitôt demander des renseignements complémentaires à Hoc-Bo qui lui raconta fidèlement l’histoire de son aventure. Le méchant homme partit alors le soir même pour le château hanté où il s’installa confortablement sur le perron de l’escalier. Quand la nuit fut assez avancée, il se mit à brailler de toutes ses forces des chansons peu agréables ! Des esprits arrivèrent en effet en masse, mais très furieux ils crièrent à l’adresse de l’inconnu :

— « Qui es-tu donc qui cries si fort ! Pourquoi viens-tu troubler notre paisible sommeil ? »

Alors le méchant homme crut que le moment décisif était venu. Il déploya donc toute son éloquence pour convaincre les esprits, de la merveille de son goitre.

— « …Achetez-moi mon goitre, c’est une source inépuisable des belles chansons. »

À peine a-t-il dit cela que les esprits éclatèrent de rire.

— « Haro ! sur le voleur ! Il vient nous voler avec son goitre ! Ça doit être le frère de celui qui nous a volé avec son dégoûtant goitre ! Reprends celui de ton frère, nous te le donnons pour rien ! » firent-ils tout en flanquant un énorme goitre sur la joue du malheureux bonhomme qui rentra chez lui tout penaud avec une paire de goitres.

— « Il ne faut jamais aller vendre son goitre de peur d’en recevoir un autre ! » dit un proverbe coréen.



LIEU-JIN

Lieu-Jin était un idiot, idiot mais à sa manière qui était parfois, qu’on le veuille ou non, fort astucieuse. Il y avait, en effet, au fond de son idiotie une sorte de vérité et de logique trop vraie et trop rigoureuse pour être une réalité. De plus il était très comique par son corps démesurément long qui s’allongeait et se disloquait quand il marchait.

On nous rapporte que Lieu-Jin, en son enfance, faisait le désespoir de ses parents qui rêvaient pour leur fils une carrière d’honneur. Mais l’enfant était dénué de la moindre intelligence ! Il était né idiot et il le resta en grandissant. Bon au sens propre du mot, naïf et indifférent jusqu’à ignorer le mal, ce pauvre Lieu-Jin avait, par-dessus son infirmité naturelle, la mémoire peu fidèle. Cependant il était populaire à cent lieues à la ronde, car, si, par ses infirmités naturelles, il blessait inconsciemment l’amour-propre de ses parents, il était au moins une source de joie et de fou-rire pour les autres.

Un jour, par une chaude après-midi d’été, sa mère l’envoya faire des emplettes au marché du soir. Lieu-Jin partit donc muni d’un énorme sac. La place du marché se trouvait au pied du rempart de la ville. Comme on n’était encore qu’au début de l’après-midi, la place était calme avec ses innombrables et minuscules châlets-boutiques fermés. Les marchands de quatre-saisons, étendus à l’ombre de la muraille, ronflaient à tue-tête. La chaleur était alors tropicale, et excitait la soif. Une odeur rafraîchissante et agréable qui se dégageait d’un débit de boissons invita Lieu-Jin à s’y arrêter. Il y entra avec son sans-souci habituel, et se fit servir une cruche de bon vin qu’il avala si vite qu’il n’eut même pas le temps de le goûter. Ça ne compte pas ! Il en but une autre. Mais un peu de vin n’était bon pour un pareil homme qu’à exciter davantage la soif. Il en demanda donc une troisième puis une quatrième… enfin il en but tellement qu’il en fut ivre !

« Puisqu’il est encore trop tôt pour le marché, je vais faire un petit somme sur le rempart », se dit-il, oubliant naturellement qu’il était interdit aux civils de monter sur le rempart. Là, dominant le marché, il s’installa dans un coin agréable. Il ne tarda pas à être envahi par un profond sommeil.

Lorsqu’une brise assez fraîche frôla le visage de Lieu-Jin, il se réveilla. D’un mouvement athlétique, il s’étira, bailla, puis frotta ses yeux et vit enfin de sa place que le marché était en pleine activité.

« Bon ! je me réveille juste à temps ! » grommela-t-il, en se grattant la tête. Il descendit au marché d’un pas chancelant et commença à faire des emplettes.

Or, la mère de Lieu-Jin, après avoir envoyé son fils au marché des provisions, l’attendit vainement pour le dîner du soir. Comme il ne rentra pas à la maison, sa famille se vit, ce soir-là, obligée de se coucher sans dîner.

Le lendemain, presque toute la journée, on chercha partout le mystérieux disparu. Mais il resta introuvable. La mère surtout affligée dans son amour maternel pleurait tristement, quand son fils rentra gai, le plus naturellement du monde, avec le sac des emplettes sur son dos.

— « Dieu merci, mon fils !… D’où viens-tu ?… »

— « Je viens du marché et j’ai fait vos commissions, maman ! »

— « Comment ? Mon pauvre enfant, tu es fou ! Dans quel marché étais-tu, pour revenir un jour après ! »

— « Ah ??? » fit Lieu-Jin qui comprit enfin qu’il avait dormi sur le rempart pendant vingt-quatre heures !

Un jour Lieu-Jin apprit que le père de son meilleur ami était mort dans un accident du travail. Il alla aussitôt chez ce dernier pour lui présenter ses condoléances. Celui-ci habitait alors un village assez éloigné et Lieu-Jin ne put y parvenir qu’au début de l’après-midi. Il trouva son ami tout abattu par les émotions douloureuses et par les fatigantes cérémonies de l’enterrement de son père. Il l’embrassa avec effusion, partagea son affliction et son deuil. Puis il lui demanda :

— « Raconte-moi, je t’en prie, les circonstances de ce tragique accident qui t’inflige une si douloureuse perte ! »

— « Eh bien, répondit l’ami, mon père comme architecte dirigeait les travaux de la construction d’une maison. Il se trouvait sous la charpente quand tout à coup une énorme poutre tomba, pour des causes encore inconnues, sur le dos de mon père, l’écrasant ainsi sous son poids !… Non, non, épargne-moi de cette horreur ! » gémit-il tout en sanglotant.

— « Ah ! quelle horreur ! en effet. Mais dis-moi encore, son œil n’a pas été blessé ? »

Tout autre que cet ami l’aurait pris pour un mauvais plaisant. Heureusement il savait que Lieu-Jin était un idiot sans méchanceté.

Cependant vers le soir, Lieu-Jin devait rentrer chez lui. Son ami lui prêta son âne, vu la longueur du trajet que celui-ci avait à parcourir avant le coucher du soleil.

— « Fais attention, c’est une bête très capricieuse et délicate. Tu la soigneras bien, n’est-ce pas ! »

Le voilà en route, notre géant idiot sur un âne minuscule qui, bien que petit, supportait fort bien son énorme fardeau. Chemin faisant, Lieu-Jin pensa machinalement à son ami dont l’affliction avait fait sur lui une profonde impression. Il se demanda soudain, avec curiosité :

« Pourquoi mon ami est-il si triste quand ce n’est pas mon père qui est mort ? Pourquoi son père est-il mort quand c’est la poutre qui est tombée ? Pourquoi la poutre l’a-t-elle écrasé quand on ne lui a pas demandé… etc… etc… »

En faisant toutes ces réflexions idiotes, il s’aperçut que l’homme était un animal merveilleusement constitué :

« …Si le nez était placé à l’envers, on aurait reçu toute la pluie dans les narines ! et les yeux s’ils avaient été placés à l’occiput, quel malheur ce serait pour nous de tourner à chaque instant le dos à l’objet que nous voulons voir ! et la bouche… »

Ainsi de suite, il s’enfonça de plus en plus dans la profondeur de son idiotie qui semblait le distraire.

Pendant ce temps, l’âne qui le portait sur le dos ne recevant aucune direction fit demi-tour et revint à la maison de son maître.

— « Eh, quoi ! tu reviens ? As-tu, sans doute, oublié quelque chose ? l’interrogea l’ami en deuil.

Au cri étonné de son ami, Lieu-Jin sortit seulement de sa torpeur. Il répondit tout hébété :

— « Mais je viens de chez toi ! et je m’étonne que tu sois ici avant moi !

— « Mais non, réveille-toi, imbécile ! Ah ! je comprends maintenant. Mon âne est revenu sans que tu t’en sois aperçu ! Enfin, descends et entre ! Tu ne peux pas partir ce soir, il fait trop noir. Tu coucheras ici, et tu partiras demain ! » dit-il tout en l’entraînant dans la chambre.

Lieu-Jin, d’un air inquiet, murmura :

— « Pourtant il me faut être à la maison demain à la première heure du jour ! »

— « Eh bien, tu partiras d’ici demain à l’aube et tu seras chez toi avant qu’aucun paysan ne se soit réveillé. »

Après un dîner copieux les deux amis se préparèrent à se coucher.

— « Je partage avec toi ma couchette ! » fit l’hôte tout en invitant Lieu-Jin à y prendre place. Mais celui-ci ayant ôté seulement ses guêtres et chaussettes, s’installa, tout habillé, dans la couchette, et cela, malgré le conseil de son ami qui lui demandait de se déshabiller.

— « Non ! c’est pour ne pas perdre, demain matin, du temps, répondit Lieu-Jin. Je n’aurai qu’à mettre, en me réveillant, mes chaussettes et guêtres pour partir. Bonsoir ! » fit-il tout en s’allongeant sous la couverture. Puis il ajouta :

— « Tiens ! ami, je ne te réveillerai pas demain matin. Je te dis donc, d’avance, bonjour, merci et au revoir, pour demain ! »

Sachant l’entêtement de Lieu-Jin, sans insister davantage, l’hôte s’étendit à côté de son ami, sous la même couverture. Bientôt les deux amis ronflèrent brusquement, plongés dans un profond sommeil.

Le lendemain matin, au premier chant des coqs, Lieu-Jin se réveilla en sursaut. De la couchette, sans en sortir, il mit en toute hâte ses chaussettes et guêtres. Puis, sans déranger le dormeur, il sortit de la chambre, sauta sur l’âne et se mit en route. En arrivant chez lui, il constata, avec quelque surprise, que ses pieds étaient nus et que ses chaussettes et guêtres avaient disparu. Il resta longtemps perplexe devant cette mystérieuse disparition. Mais le mystère s’éclaircit quand, un jour, son ami venu reprendre son âne lui dit :

— « Quelle drôle de plaisanterie tu m’as faite. Pourquoi as-tu mis à mes pieds tes chaussettes. et guêtres, en t’en allant ? »

— « Ah ! c’est vrai !!?? » s’écria Lieu-Jin, comprenant enfin que dans sa hâte il s’était trompé de pieds.

Lieu-Jin était, au fond, un fils très docile, aimant beaucoup ses parents. À peine avait-il dépassé sa vingtième année, il devint corpulent et robuste. Sa force était telle qu’il faisait à lui seul le travail de plusieurs personnes. Ses parents n’avaient plus besoin de journaliers pour labourer les champs ou récolter les moissons.

Cependant ce n’était pas là ce qu’ils attendaient de leur fils. Ils voulaient faire de lui un bel esprit et lui préparer, comme nous l’avons déjà vu, une carrière d’honneur. Mais malgré tous leurs efforts, Lieu-Jin resta réfractaire à toute étude, voire à tout acte raisonné. Ce qui désespérait encore davantage ces malheureux parents, c’était de voir l’enfant devenir de plus en plus idiot, à mesure qu’il grandissait.

« On dit que le voyage et le changement d’air forment la jeunesse, pensa un jour la mère de Lieu-Jin. Je vais envoyer mon fils à Séoul. Il faut qu’il soit mêlé dans la vie active de cette grande et merveilleuse capitale. »

Ayant fait part de ce projet à son mari qui se rangeait toujours à son avis, elle appela aussitôt son fils :

— « Va faire un séjour à Séoul. Tu verras comment les gens de la capitale vivent. Et tu ne reviendras à la maison que quand tu auras dépensé toute cette somme d’argent ! » fit-elle tout en lui remettant une énorme bourse et un sac de voyage rempli de nécessaires.

— « Tu sais, ajouta le père, les gens de la capitale ne sont pas comme ceux d’ici. Tu feras attention surtout à tes affaires, car il y a là-bas beaucoup de voleurs terribles. Si l’on sait que tu as une bourse sur toi, on te la volera sans peine. Fais donc attention et sois toujours prudent ! »

Enfin, après avoir reçu mille autres conseils, Lieu-Jin partit pour Séoul où il arriva au bout de huit jours. En débarquant dans la capitale, il entra aussitôt dans la première auberge qu’il rencontra sur son chemin. Mais, se rappelant du prudent conseil de son père sur la subtilité des gens de capitale, il dit à son hôte :

— « Je vous avertis d’avance que je n’ai pas d’argent sur moi.

— « Eh ! quoi ? Si vous n’avez pas d’argent sur vous, comment allez-vous payer votre pension ? Nous ne pouvons vous accepter, allez-vous en » gronda l’hôte tout en invitant son pauvre client à partir.

Celui-ci alla chercher ailleurs une autre auberge. Il en trouva facilement une assez grande et luxueuse dont le patron, un gros bonhomme rubicond au ventre rondelet, était fort aimable. Lieu-Jin prit une chambre particulière. Cette fois-ci, il se garda bien de rien dire.

Le soir arriva, on lui servit le dîner. Mais le domestique qui le servait était un vieux garçon d’un sans-gêne inqualifiable. Peut-être avait-il deviné que le jeune voyageur était un idiot, et en voulait-il tirer profit ?… En tout cas il se mit à expliquer très complaisamment, des choses qu’on ne lui demandait pas. Il entretint Lieu-Jin des curiosités de la ville, des coins intéressants à visiter, des spectacles amusants à voir, des magasins à bon marché, et pour tout cela il s’offrit gracieusement à Lieu-Jin comme guide désintéressé. Puis il parla des plats qui étaient sur la table.

— « Voyons, savez-vous ce que c’est, mon bon monsieur ? je vais vous le dire ! » continua l’impertinent domestique sur un ton de protecteur tout en portant un énorme morceau de rôti dans sa bouche. Ainsi sous prétexte d’apprendre les noms des plats, il vida rapidement toutes les assiettes. Et quand il n’y eut plus rien à manger, le malin domestique s’empressa de débarrasser la table. Puis ayant souhaité le bonsoir à sa dupe, il s’en alla tranquillement.

Après la sortie du domestique, Lieu-Jin s’enferma dans sa chambre, heureux d’être seul.

Fatigué de longues journées de marche, il se préparait déjà à se coucher, quand tout à coup un problème assez difficile surgit : où mettre son sac de voyage avec sa bourse pour n’être pas volé. Car tout le monde connaissait la terrible subtilité des voleurs de Séoul. Il lui fallait absolument trouver un endroit pour cacher ses affaires, sans quoi il ne pouvait pas dormir. Ses yeux pleins d’inquiétude roulaient autour de la chambre, en quête d’une cachette sûre, quand soudain ils s’arrêtèrent sur une petite porte rectangulaire couverte d’un papier blanc, située au milieu du mur, du côté opposé à la porte d’entrée.

Voilà un placard ! Si je cachais mes affaires dans ce placard, personne ne le saurait ! pensa-t-il.

Il alla ouvrir cette petite porte et y jeta son sac de voyage avec sa bourse et tous ses effets. Après avoir refermé solidement la porte du placard, il s’enfonça aussitôt sous la couverture avec un soupir de soulagement.

Au milieu de la nuit, il se réveilla, pressé par un besoin naturel. Sans songer, naturellement, à chercher le vase de nuit qui se trouvait dans la pièce, il sortit se soulager dans la cour. Or, cette nuit-là, il tombait une pluie abondante. Lieu-Jin fit alors gicler du perron de sa chambre. La nuit étant absolument noire, il ne savait où le jet de son urine tombait, mais il en entendait clairement le bruit. Cependant le bruit ne cessa pas de se faire entendre. Tout en s’en étonnant un peu, il fut dans l’obligation de se tenir debout en attendant la fin pour pouvoir rentrer. Il y resta si longtemps dans cette attitude que l’aube survint. C’est alors qu’il s’aperçut de son erreur. Le bruit qu’il croyait provenir de lui n’était en réalité que celui de la gouttière en pleine activité dans cette nuit de la pluie. Un peu contrarié, il rentra dans sa chambre, puis se rendormit profondément.

Ce matin-là, il ne se leva qu’avec le grand jour. Aussitôt il alla chercher son sac dans le placard. En ouvrant la petite porte, il ne trouva plus, sa grande surprise, le placard. Avec lui avait disparu son sac de voyage. La porte ouverte lui offrait le spectacle d’une rue très animée.

— « Vraiment incroyable ! Ils sont terribles, ces voleurs de Séoul ! Pour voler mon sac ils ont enlevé le placard entier ! » murmura-t-il d’un ton à la fois furieux et surpris.

Il manda le patron à qui il raconta son malheur. À peine avait-il écouté ce récit, l’aubergiste éclata follement de rire :

— « Ah, ha, ha… ! Ah, ha, ha, ha mais non, mon ami, ha, ha ! ce n’est pas un placard ! c’est une fenêtre qui donne sur la rue ! ha, ha, ha !!! »

Enfin n’ayant plus d’argent, il dût quitter la capitale, le lendemain même sans avoir retiré le moindre profit de son séjour à Séoul.

Malgré toutes les tentatives désespérées de ses parents, Lieu-Jin resta toujours idiot. Et ces vaines tentatives leur occasionnèrent des sacrifices si lourds qu’ils en étaient presque ruinés. Ils durent donc renoncer à tout espoir, et s’empressèrent de marier leur fils pendant qu’ils avaient encore quelque moyen.

Ils étaient alors pauvres, quand un jour la mère de Lieu-Jin l’envoya vendre, au bijoutier d’une ville voisine, un magnifique bracelet en or d’une grande valeur. Lieu-Jin se présenta donc chez le bijoutier qui lui acheta le précieux bracelet pour une somme assez considérable.

Sur le chemin de retour, il s’arrêta au bord de la route, accablé par l’énorme poids de son fardeau, car en ce temps-là il n’y avait que des sous en cuivre et la moindre somme constituait déjà un fardeau pesant. Pendant cet instant de repos, il lui vint une idée :

« Si je transportais mon fardeau en deux fois, je n’en aurais aucune peine ! » songea-t-il.

Aussitôt il creusa un trou où il enterra la moitié de son argent. Puis, pour qu’il n’oublie pas l’endroit et surtout « afin qu’on ne la prenne pas pour une somme sans propriétaire » pensa-t-il, il planta sur son dépôt un petit poteau sur lequel il inscrivit :

« Ici se trouve enfouie une somme d’argent appartenant à Lieu-Jin. Qu’on y prenne garde, pour ne pas se tromper. »

Après avoir transporté la moitié de son argent à la maison, Lieu-Jin revint à sa cachette pour prendre l’autre moitié. Mais à son grand étonnement, il n’y trouva plus que son poteau indicateur ; on avait enlevé l’argent. Indigné et triste, il murmura alors :

« Il faut être aveugle pour se tromper sur une somme qui ne vous appartient pas, surtout quand y a un poteau aussi clair ! »

Lieu-Jin était en compagnie de sa femme sur le perron de sa chambre, quand, une après-midi, il vit une souris entrer dans le foyer d’une cheminée.

— « Tu vas voir, ma-mie ! Je ferai sortir cette souris toute seule ! »

Il grimpa aussitôt sur le toit avec un peu de bois sec et alluma un feu dans le tuyau de la cheminée qui aboutissait sur un coin de ce toit. Or le feu, au lieu de pénétrer dans l’intérieur du tuyau, comme aurait voulu Lieu-Jin se répandit à l’extérieur et provoqua un terrible incendie qui détruisit entièrement son habitation.

Réduit à une vie misérable qui lui était d’autant plus pénible que ses parents étaient alors très vieux, Lieu-Jin se rendit compte enfin de la nécessité de l’argent pour vivre. À vrai dire, il ne se sentait pas nécessiteux pour lui-même, mais pour ses vieux parents et pour son innocente femme qu’il voyait parfois privée de nourriture.

Un jour, il alla faire un tour dans le cabaret du village, lieu habituel de son passe-temps. Ce jour-là, on y jouait aux cartes. Lieu-Jin, en voyant sur le jeu des pièces d’argent, murmura avec un soupir :

« À quoi sert d’avoir beaucoup d’argent ! On devrait en donner un peu aux nécessiteux !… »

Soudain, Lieu-Jin poussa un grand cri de joie et puis sortit du cabaret d’un pas rapide. Personne dans la salle ne s’en étonna car tout le monde savait qu’il était idiot. Cependant Lieu-Jin alla directement au bord d’une rivière qu’il savait être bordée d’une rangée de jeunes saules. Il en choisit un et cueillit soigneusement toutes les feuilles.

L’idée d’aller cueillir les feuilles d’un saule lui était venue, soudain, à la vue de l’argent qu’il avait vu sur le jeu. Cet argent lui rappelait, non sans noircir son âme candide, une superstition du pays qui disait que parmi les feuilles d’un saule entier, il y en a toujours une magique, une seule. Si l’on la mettait sur le front, on devenait tout de suite invisible aux autres. Celui qui trouve cette feuille magique peut être toujours riche puis qu’il peut prendre les biens d’autrui sans être vu de personne. Mais toute la question est d’avoir assez de patience pour la trouver. Il faut examiner, une à une, toutes les feuilles d’un saule entier.

Lieu-Jin, après avoir attentivement cueilli dans un sac toutes les feuilles d’un jeune saule qu’il avait choisi, rentra aussitôt chez lui avec le sac sur le dos.

Ce fut un soir, après le dîner. Sa femme tricotait à la lueur d’une faible lampe. Il s’installa alors à côté d’elle et commença à examiner les feuilles du saule, l’une après l’autre. D’abord il mit une feuille sur le front et demanda à sa femme :

— « Dis-moi, ma mie, me vois-tu ? »

— « Mais bien sûr que je vous vois ! »

Puis mettant une autre sur le front :

— « Me vois-tu ? »

— « Mais bien sûr que je vous vois ! »

— « Me vois-tu ? » fit-il en changeant encore de feuille.

— « Mais vous êtes fou ! laissez-moi tranquille ! »

— « Aie patience, ma mie, et réponds-moi seulement ! Me vois-tu ? continua-t-il.

— « Ou…iii !! je vous vois ! vous dis-je, je vous vois ! » dit la femme agacée sans même regarder son mari.

— « Me vois-tu ? »

— « Oui… »

— « Me vois-tu ? »

La femme ne pouvait plus souffrir cet idiot. — « Non, je ne vous vois pas ! laissez-moi en paix… Là !!! »

— « Ah ! ça y est ! » s’écria le mari, fou de joie tout en quittant la chambre. Son épouse sans se rendre compte de rien, était néanmoins heureuse de se débarrasser de l’idiotie de son mari.

Celui-ci retourna aussitôt au cabaret où il trouva encore les joueurs en pleine passion, avec des sommes considérables devant eux. Lieu-Jin mit alors sa feuille du saule sur le front et commença à empocher, tout bonnement, l’argent du jeu.

— « Qu’est-ce qu’il fait-là cet idiot-là ? » s’étonnèrent les joueurs furieux, tout en appliquant des gifles sur les joues innocentes du malheureux voleur.

— « Ah !? Vous me voyez donc ! Et pourtant j’ai encore ma feuille sur le front ! » murmura-t-il tout en enlevant la feuille de son front.

À ce murmure naïf, toute la salle éclata de fou-rire.



TCHI-AC

Dans un petit village de province de Kang-Ouen, vivait autrefois un jeune paysan du nom de Tchi-Ac. Intelligent et travailleur, il aimait dès sa première enfance à manier l’arc. Il se plaisait à consacrer tous ses loisirs à parcourir les plaines et les montagnes s’exerçant au tir à l’arc de tout son cœur. Un jour il se sentit un très habile archer, si bien qu’il se dit :

— « Un tel art ne peut avoir une valeur que quand on le met au service d’une cause. Y-a-t-il une cause qui soit plus noble que celle de défendre sa patrie. Il me faut aller à Séoul offrir mes services à sa Majesté, l’empereur de la Corée. »

Depuis ce jour, il ramassa toutes ses économies et prépara soigneusement son prochain voyage dans la capitale. Un beau matin il quitta son village natal, avec son sac sur le dos et l’arc à la main. En ce temps-là on ne voyageait qu’à pied. Il marcha donc tous les jours dans la direction de Séoul. Et quand la nuit arrivait il se reposait souvent à belle étoile, faute d’auberge sur son chemin. Car il ne suivait pas toujours la route régulière, mais il traversait la plaine et la montagne par pur plaisir. Ainsi il s’engagea un jour dans une profonde montagne, au lieu d’en faire le tour. Fatigué par les longues journées de marche il s’avançait d’un pas lourd. Soudain il entendit dans cette montagne déserte des cris de détresse des oiseaux qui semblaient appeler le passant au secours. Tchi-Ac s’arrêta vivement prêtant une oreille attentive du côté d’où venait le cri. Il découvrit en effet non loin de lui, sur un arbre, un énorme serpent prêt à avaler deux jolis faisans qu’il tenait enroulés dans sa queue. Indigné de cette scène brutale, il s’arma prestement de son arc, envoya une terrible flèche en pleine tête du reptile qui s’écroula lourdement par terre, tandis que les deux pauvres faisans s’envolèrent précipitamment dans l’air non sans avoir survolé longuement au-dessus de Tchi-Ac comme s’ils voulaient remercier leur généreux sauveur. Tchi-Ac continua son chemin traversant les forêts, sautant les abîmes, franchissant les rochers, il accélérait ses pas pour sortir plus vite de cet immense désert. Insouciant comme il était il ne s’était jamais demandé de la profondeur de cette montagne. Le soleil déclinait déjà derrière un sommet lointain et la nuit arrivait à grand pas. Tchi-Ac avançait toujours mais bientôt épuisé il se résigna à passer la nuit à la belle étoile et s’installait déjà sous un arbre quand il aperçut au loin, une faible lumière.

— « Ça doit être une habitation ! » soupira-t-il, et il y courut oubliant la fatigue et la faim. Arrivé à la porte, il y frappa. Une voix féminine lui demanda qui il était et ce qu’il voulait.

— « Je suis un voyageur égaré dans cette montagne, je viens vous demander l’hospitalité d’une nuit. »

Alors la porte s’ouvrit et une jeune femme à la fois froide et austère le reçut dans une cour déserte. C’était une vieille maison qui avait tout l’air d’un temple depuis longtemps abandonné. Au milieu de cette cour, une cloche minuscule se perchait haut au sommet d’un mât immense. La jeune femme le conduisit dans une pièce isolée remplie d’une odeur de moisi. Une poussière épaisse comme deux doigts tapissait le parquet. Mais tout cela ne vaudrait-il pas mieux que de passer la nuit dehors dans cette montagne incertaine ! À peine eut-il dévoré un repas froid que la jeune femme lui avait servi qu’il ronflait déjà à tue-tête. Or il fut réveillé à minuit par un lugubre sifflement. Et il vit dans la pièce un gigantesque serpent prêt à lui sauter à la gorge !

— « Je suis la jeune femme de tout à l’heure, dit l’effroyable reptile. Je t’avais entraîné jusqu’ici pour venger mon mari. Tu l’as tué en effet d’une flèche maudite alors qu’il chassait, cette après-midi, deux vulgaires faisans ! »

Une sueur glaciale passa dans le dos de Tchi-Ac dont le corps pétrifié tremblait comme une feuille.

— « Tu as raison, certes, balbutia-t-il, de vouloir venger ton mari. Mais songe un peu à ce que je vais à Séoul pour mettre tout mon savoir au service de notre pays. Bien qu’il y ait une différence de nature entre toi et moi, tu n’es pas moins pour cela un habitant de ce pays que nous devons défendre par devoir. Et puis qu’aurais-tu fait, toi, si tu voyais un puissant monstre sur le point d’avaler un faible sans défense ? C’est poussé par un instinct naturel que j’ai sauvé, tout à l’heure, la vie de deux innocents faisans », continua-t-il tout en suppliant l’effroyable reptile de lui laisser la vie sauve.

Le monstre semblait touché par l’appel pathétique de ce malheureux homme.

— « Je conçois ton malheur, soupira l’animal reptile, mais je ne peux pas ne pas punir l’assassin de mon époux !… »

Puis après une pause :

— « Pendant dix années de ma vie dans ce temple abandonné je n’ai jamais pu entendre le timbre de cette cloche que tu vois dans la cour. si donc tu peux me faire entendre au moins trois coups de cette cloche avant le premier chant du coq, je te pardonnerai. Sans quoi je ne ferai toi qu’une bouchée. »

Tchi-Ac sortit aussitôt dans la cour au pied du clocher. Il faisait si nuit qu’on apercevait à peine, très haut dans l’air, une vague silhouette de la cloche. Il n’y avait ni corde ni échelle pour l’atteindre. Après les vains efforts le pauvre jeune homme dût renoncer tristement à sa tentative impossible ! L’heure était déjà très avancée et les chants de coqs allaient bientôt se faire entendre. Et le terrible reptile s’apprêtait à lui sauter au cou. La queue du serpent serrait déjà les membres du pauvre Tchi-Ac qui perdait connaissance, quand tout à coup « dong » le timbre clair de la cloche se fit entendre ! Le reptile surpris, s’arrêta brusquement, dressant la tête dans l’air, prêtant une oreille attentive. « Ding ! Dong ! » deux tintements successifs vinrent ouvrir les yeux étonnés de Tchi-Ac qui vit alors le reptile tout penaud s’éloigner doucement dans une direction inconnue, tandis que les faibles échos lointains des premiers chants de coqs matinaux chatouillaient l’air silencieux de cette montagne profonde. Tchi-Ac se précipita, de nouveau, dans la cour jusqu’au pied du clocher. Il y trouva deux cadavres ensanglantés de faisans les becs écrasés, sans doute ceux-là mêmes que Tchi-Ac avait sauvés la veille et qui l’avaient sauvé à leur tour. Ému jusqu’aux larmes, Tchi-Ac embrassa les dépouilles mortelles de ces nobles animaux qu’il enterra au pied même de ce clocher. Puis renonçant à son voyage jusqu’à Séoul, il décida de se faire bonze dans ce temple abandonné qu’il restaura lui-même depuis ce jour.



LE FOIE DU LAPIN

Il y avait autrefois dans la profondeur de l’Océan Pacifique un merveilleux Royaume sous-marin dont le souverain vivait au milieu d’une magnificence inouïe. Son Palais était en diamants, entouré de toutes les splendeurs possibles et imaginables.

Un jour la fille unique et adorée de Sa Gracieuse Majesté tomba gravement malade. Nulle prière et aucun médecin ne pouvaient la guérir. Cependant l’état de la princesse devint de plus en plus grave, puis désespéré !

Le malheureux Roi tenta alors un ultime effort pour sauver son unique héritière bien chérie : Il invita en un conseil tous les docteurs et les savants les plus réputés de son Royaume afin de discuter le cas de la maladie de sa fille.

De longues discussions, aussi logiques qu’inutiles, se poursuivaient sans aboutir à rien. Soudain un vieux médecin de la cour entra dans la salle de Conseil et dit au Roi :

— « Sire, je viens d’examiner l’Auguste malade. Et je ne connais qu’un seul remède. Cependant la difficulté ou la presque impossibilité de se procurer ce remède m’empêche de vous en dire le nom. »

Le Roi, heureux d’entendre enfin qu’il y a tout de même un remède à la maladie de sa fille, l’invita aimablement à s’expliquer.

— « C’est, Sire, le foie d’un animal de la terre qui s’appelle le LAPIN. »

— « Puisque c’est le seul remède qui me soit conseillé jusqu’à présent, dit le Roi, je voudrais au moins l’essayer. Mais qui parmi vous pourrait aller sur la terre et me procurer un foie de Lapin ? »

À ce moment une tortue se leva :

— « Sire, je ne suis au monde que pour vous être utile et pour vous plaire. Ordonnez-moi que j’y parte. Cependant une fois sur la terre, comment reconnaîtrais-je le Lapin ? puisque je ne l’ai jamais vu. »

— « Eh bien ! on te donnera un portrait détaillé du Lapin et tu n’auras qu’à questionner chaque fois que tu rencontreras un animal terrestre que tu n’as jamais vu auparavant », lui répondit le Roi tout en louant le courage de la Tortue.

Aux ordres du Roi, un artiste fournit aussitôt un superbe portrait d’un lapin. La tortue partit armée de ce portrait et d’une foule de conseils et de renseignements indispensables.

Elle arriva donc sur la terre où le printemps prodiguait, à ce moment-là, partout la vie et la gaîté.

Au loin sur le doux versant d’un plateau tapissé du gazon printanier, la tortue aperçut un étrange animal qui se promenait au milieu des jolies fleurettes. À son allure sautillante, à ses oreilles longues et pointues et enfin à sa queue courte et tondue, la tortue reconnut le lapin. Elle consulta le portrait : la ressemblance fut trop frappante pour qu’il y ait encore quelque incertitude. Tout heureuse, la tortue s’en approcha aussitôt, puis en lui présentant ses hommages, elle fit la connaissance du lapin.

Je suis heureux de faire votre connaissance, dit le lapin, cependant pourrais-je savoir quel est votre pays d’origine ? Car dans notre monde montagnard nous ne vous connaissons pas. Vous venez sans doute d’un pays bien lointain ! »

— « En effet, répondit la tortue, je viens d’un Royaume sous-marin de DONG-HAI. C’est au cours de mon voyage sur la terre que j’ai entendu parler de votre haute personnalité. Et je suis très fière, croyez-moi, d’avoir fait votre connaissance ! »

— « Je suis vraiment touché de votre amabilité, et je vous en remercie bien vivement. Vous m’êtes un hôte rare et cher. Quant à moi, n’étant jamais sorti de notre montagne, j’ignore totalement les choses de la mer. De grâce, racontez-moi un peu votre vie sous-marine. »

— « Vous avez bien raison de me la demander. Notre vie sous-marine n’a rien de commun avec votre vie terrestre. Sur la terre vous n’êtes jamais tranquille vous avez des hommes qui cherchent toujours à vous tuer et une foule d’autres animaux féroces qui ne vous veulent que du mal. N’est-ce pas vrai aussi qu’il y a sur la terre des mauvaises saisons où vous êtes obligé de mener une vie de misère : le froid, la faim, voilà ce que nous ne connaissons pas chez nous. Cependant dans notre vie sous-marine, il n’y a qu’une saison éternelle : c’est le printemps. Partout vous trouverez l’herbe tendre et grasse avec des fleurs parfumées. On ignore chez nous la misère et la crainte, car enfin pourquoi la misère ? quand tout le monde vit dans l’opulence ; et pourquoi la crainte ? quand on est tous frères ! »

Le lapin, brûlant d’envie soupira tristement :

— « Quel heureux sort que le vôtre ! Combien je vous envie ! que ne puis-je aller dans votre pays ! »

— « Il ne tient qu’à vous ! Notre pays vous est tout ouvert ! Et vous serez toujours le bienvenu. »

— « Cependant comment pourrais-je aller sur l’eau ? »

— « Si vous le désirez, je pourrai vous rendre ce service. Montez sur mon dos, je vais vous conduire jusque chez nous. »

Le lapin accepta la proposition de Tortue tout en la remerciant de tout son cœur. La Tortue quitta donc la terre avec le lapin sur son dos. Quand ils furent au milieu de l’Océan où le lapin n’avait plus aucun moyen de s’échapper, la Tortue éclata de rire tout à coup d’un air malin :

— « Ha, ha ! mon pauvre lapin, tu es bien maintenant en mon pouvoir. Tout ce que je t’avais raconté tout à l’heure est faux ! À la vérité il nous faut le foie d’un lapin pour sauver la fille de notre Auguste Roi gravement malade. Voilà pourquoi je te cherchais, ha ha ! »

À ces mots le lapin fut terrifié, et une colère impuissante montait à sa tête. Mais il la dissimula avec toutes les peines du monde.

— « Quelle coïncidence ! tout de même ! je n’ai pas mon foie sur moi. Étant un lapin sacré, je dois sortir mon foie tous les huit jours afin de le laver dans des eaux fraîches et propres. Et je dois le remettre à sa place après l’avoir bien séché. C’est justement ce matin que je l’ai sorti et lavé ! et je l’ai laissé sécher sur un rocher. Il faut retourner tout de suite pour le reprendre, et nous reviendrons après. »

La tortue était très crédule, cependant elle hésita. Le lapin repartit en soulevant son derrière :

— « Regardez mon derrière, il y a trois trous dont un est justement réservé pour sortir et remettre mon foie. »

La Tortue ne savait d’abord que faire. Pourtant elle se décida à la fin, à retourner sur la terre pour reprendre le foie. Quand ils furent revenus sur la terre, le lapin sautant lestement du dos de la Tortue sur un petit rocher, éclata tout à coup d’un rire bruyant et moqueur :

— « Ha, ha ! ma pauvre Tortue, je n’ai jamais rien vu d’aussi sot que toi ! Quel est l’animal de ce monde qui puisse vivre sans foie même une seconde ? Tout ce que je t’avais dit tout à l’heure est faux. Il a bien fallu que je mente pour sauver ma vie ! »

La Tortue était trop honteuse pour trouver une réponse.



MASHIP, LA BONNE BÊTE

Maship était un pauvre bûcheron qui vivait laborieusement dans un petit village montagnard. Bon et sans artifice, il était simple et crédule dans sa vie. Aussi ses compatriotes le surnommèrent « la bonne bête ». Cependant tout le monde enviait l’heureux sort de cette « bonne bête » d’avoir une très belle femme qui l’adorait pour ainsi dire. Tout le monde se demandait ce qui pouvait attirer cette belle femme intelligente vers Maship, un pauvre et vulgaire bûcheron qui vivait au jour le jour en vendant ses fagots au marché. Pourtant nul dans le pays ne paraissait plus heureux que ce couple bûcheron.

Un jour d’hiver, n’ayant plus de bois à abattre aux environs il alla en chercher plus loin au fond de la montagne. Sur son chemin, au bord d’une clairière, il trouva à sa grande surprise, un jeune chasseur à moitié mourant de faim et de froid. Maship le chargea sur son dos et revint à toute vitesse chez lui. Là, durant des jours le couple Maship lui prodigua des soins les plus attentifs. Le jeune chasseur reprit bientôt toute sa santé. C’était un jeune homme élégant et froid.

— « Je suis le fils aîné du seigneur de ce pays. Je me suis égaré l’autre jour dans cette montagne au cours d’une partie de chasse. Pendant que je cherchais mon chemin, la nuit, la faim et le froid m’ont surpris tout à coup. Voilà comment je fus recueilli par vous le lendemain matin dit-il d’un ton quelque peu hautain qui étonna le bon couple Maship !

Cependant des jours passèrent sans que le jeune fils du seigneur songeât à partir, et Maship n’osait pas dire de s’en aller à une personne à qui il donnait l’hospitalité. Chaque fois que Maship partait dans la montagne pour abattre les bois le jeune homme sortait avec lui en disant qu’il allait chasser. Mais il rentrait bientôt seul chez Maship et cherchait visiblement à entrer en conversation avec la femme du brave bûcheron. En vérité le jeune seigneur frappé de la beauté extraordinaire de cette femme en tomba follement amoureux. Si bien qu’il préférait la maigre cuisine et le grossier grabat de cette pauvre chaumière aux mets fins et variés et au lit moelleux du foyer paternel. Il attendait un moment propice pour faire à la jeune femme une déclaration solennelle. Un jour, alors que Maship était parti comme d’habitude, au travail, le jeune chasseur ingrat fit part brusquement de son amour à la femme de son sauveur. Tout en lui promettant insolemment beaucoup de fortune et de bonheur, il la supplia de le suivre.

— « Vous êtes trop belle et trop intelligente pour vivre misérablement avec un bûcheron aussi pauvre que simple ».

Il croyait déjà avoir gagné la partie quand, à sa grande stupéfaction, la jeune femme indignée se dressa devant lui, rouge de colère.

— « Sortez d’ici, grossier personnage ! Si c’est là toute l’éducation que vous avez reçue, votre espèce seigneuriale ne vaut même pas le pied de mon mari. Hors d’ici, monstre ingrat ! » gronda-t-elle tout en lui montrant du doigt la porte de sortie.

Le jeune chasseur effronté pris d’une violente colère et de honte voyait son projet manqué. Il s’enfuit aussitôt tant il craignait justement les sévères leçons de Maship qui ne tarderait pas à rentrer. Mais il se jura d’enlever cette femme tôt ou tard.

Un jour, à peine un mois après sa fuite, le jeune chasseur ingrat revint dans le village de Maship avec une véritable armée de domestiques. Il fit enlever de force la femme de son sauveur dans une chaise à porteurs. Indigné, le pauvre bûcheron voulait se défendre, mais la force était trop inégale, il ne reçut pour tous ses frais que de terribles coups de bâton.

— « Ô jeune seigneur chasseur, s’écria-t-il tout en se jetant aux pieds de son ravisseur, rappelez-vous bien que c’est moi qui vous ai sauvé la vie. Comment pouvez-vous m’insulter ainsi. Sans moi, vous ne seriez peut-être plus depuis longtemps sur la terre ! Seigneur, ayez pitié ! » gémit-il tout en le suppliant de lui laisser sa femme.

— « Si je ne suis pas mort c’est que le Grand Ciel ne l’a pas voulu ! ricana cyniquement le jeune ingrat. Cependant je te rendrais ta femme si tu creusais par tes propres moyens un tunnel de cinquante kilomètres à travers ce bloc de rocher que tu vois-là ! » dit-il tout en montrant l’immense masse de granit qui garnissait le flanc de la montagne.

À moins d’un miracle, comment peut-on creuser un tunnel de cinquante kilomètres à travers une telle masse de granit ! Le pauvre Maship était surtout inconsolable à l’idée qu’il ne reverrait plus jamais sa femme. Pourtant il se disait :

— « Puisque je n’ai d’autre moyen de la revoir qu’en creusant un long tunnel à travers cette montagne, je vais commencer dès maintenant. Celà me donnera l’illusion d’un espoir qui me rendra au moins la vie supportable. »

Il se mit donc aussitôt à piocher au beau milieu de cet immense rocher malgré les sages conseils de tous ceux qui connaissaient la crédule et innocente nature de Maship, de renoncer à sa stupide tentative. On s’apitoyait non pas tant sur son malheureux sort que sur son entêtement.

Un jour un vieillard du village exaspéré de voir ce malheureux simple s’épuiser vainement contre cet immense bloc de granit, lui dit d’un ton à la fois ironique et bourru :

— « Tu as raison ! mon ami, creuser un tunnel de cinquante kilomètres à travers une montagne de granit, c’est un jeu d’enfant ! Continue donc frappe fort ! tu y parviendras certainement en moins de cent jours ! cria-t-il tout en s’éloignant.

Vraiment, en moins de cent jours ? » s’écria soudain le pauvre Maship les yeux illuminés de joie. Il redoubla, dès ce moment, les coups de pioches en allongeant tous les jours la journée du travail. Les cent jours touchaient à leur fin sans que l’idiot de Maship eut pu creuser un mètre de profondeur dans ce bloc de granit. Il en était d’ailleurs fort déçu. Le centième jour, il commença à désespérer. Cependant il se mit à creuser, ce jour là dès très bonne heure. Mais ses bras n’avaient plus l’énergie des jours précédents. Un moment donné il fut à la fois tellement énervé et désespéré qu’il souleva en l’air son immense pioche et piqua de toute sa force dans le granit qu’il creusait ! Il y piqua si fort que le bout de sa pioche se brisa. Mais ce fut un coup miraculeux, car juste à ce moment un énorme bloc de granit se détacha du rocher y faisant ainsi un large et profond trou. C’était un véritable tunnel ! Maship plus émerveillé que surpris, y pénétra précipitamment et marcha tout au fond de cette voie souterraine. Au bout d’une longue course, il sortit, ô bonté infinie du Juste Ciel ! dans le jardin même du Seigneur ravisseur. Là il trouva sa femme prosternée à l’ombre d’un vieux chêne, priant Dieu pour revoir son mari Maship. Celui-ci l’enlaça dans ses bras et s’enfuit par le trou du tunnel tout en criant de toute sa force :

— « Oh ! monstre ingrat, j’emmène ma femme par le tunnel ! »

Les gardes et les domestiques du Seigneur surpris s’enfoncèrent eux-aussi dans le tunnel à la poursuite du fuyant. Mais le tunnel s’écroula ensevelissant ainsi les méchants pourchasseurs. Le Seigneur très irrité se mit aussitôt à la tête d’une petite armée de cavalerie qui vint se poster à l’entrée du tunnel, en attendant la sortie du couple Maship. À la grande exaspération du Seigneur ravisseur, le couple Maship ne sortit pas pendant plusieurs jours. C’est alors que le méchant seigneur ordonna qu’on allumât un grand feu à l’entrée du tunnel, croyant obliger ainsi les Maship à sortir. Mais soudain à la surprise générale un flot énorme jaillit de l’entrée du tunnel et l’eau envahit si brusquement les alentours que les gens du Seigneur et le seigneur lui-même y furent tous noyés.



L’ENFANT POLISSON

Un passant peu pressé prenait le frais, au bord de la route, à l’ombre d’un vieux chêne. Non loin de lui un tout petit garçon s’amusait avec un gros chien. Pour oublier un peu l’ennui de la route, croyait-il, il commença à taquiner l’enfant qui était fort polisson.

Cependant intimidé par des propos indiscrets du passant qui se moquait de ses cheveux ébouriffés, de ses mains sales et surtout de sa culotte ouverte, le petit garçon voulut partir. Mais le bonhomme l’en empêcha en ouvrant ses deux bras. Le chien qui avait manifesté déjà plusieurs fois son antipathie contre ce passant, crut alors que son compagnon de jeu était menacé par ce mauvais plaisant. Aussi s’élança-t-il furieusement sur le bonhomme qu’il mordit légèrement au mollet. Un filet de sang coulait de la blessure. L’enfant s’en approcha aussitôt et lui dit :

— « Monsieur, achetez vite une bonne tranche de gâteau ! et frottez le sur votre blessure, ensuite donnez le à manger à mon chien ! C’est comme ça que chez nous on assure la guérison de la morsure d’un chien ! Faites-le vite ! je vous en prie ! »

Le bonhomme privé de tout conseil médical, décida néanmoins de suivre celui du bambin, en se disant : « puisque celà ne me coûte qu’un sou ! ». Il acheta donc une bonne tranche de gâteau. Après l’avoir frotté sur sa blessure il le jeta au chien qui, tout heureux, l’attrapa dans sa gueule et s’enfuit aussitôt à la recherche d’un coin tranquille.

— « Monsieur, repartit le petit garçon, vous ne ferez plus une pareille bêtise ! Si l’on donne un gâteau à un chien qui a mordu un homme, quel est le chien qui ne recommencera pas ! »

Puis l’enfant riait follement du tour qu’il avait joué au malheureux passant et gambadait sur un tas de sable.

Dissimulant mal sa colère impuissante contre un bambin, le bonhomme chercha de nouveau à l’intimider :

— « Quel âge as-tu ? »

— « J’ai le même âge que mon camarade Kimon. »

— « Quel âge a-t-il, ton camarade ? »

— « Il a le même âge que moi, monsieur. »

— Alors, à vous deux, Kimon et toi, quel âge avez-vous ? »

— « À nous deux, nous avons le même âge que mon frère Kilbo. »

— « Ah, ça ! c’en est assez ! tout cela ne me dit pas ton âge ! »

— « Pourtant moi, je devine bien le vôtre. »

— « Dis-moi voir alors mon âge ! »

— « Vous devez avoir 46 ans, monsieur. »

— « Et comment cela ? »

— « C’est que notre domestique Jaky a 23 ans, et il n’est que à moitié idiot. »

— « Ah tu es un enfant mal élevé ! Sache que je suis un chirurgien qui corrige les enfants mal élevés par une piqure terrible aux cuisses ! C’est ce que je vais te faire ! »

— « Comme vous voudrez. Moi, je n’ai pas peur des piqures ! »

— « Tu n’as peur de rien ? »

— « Si, il y a une chose qui me fait terriblement peur, c’est l’œil de tigre, hou ! »

— « Qu’est-ce que c’est que ça ! comment le fait-on alors ? demanda le bonhomme.

— « C’est très facile, fit l’enfant, on met ses deux pouces dans les deux côtés de sa bouche et avec les autres doigts on ouvre tout grands ses yeux en hurlant hou ! hou ! Voilà qui est terrible pour moi. »

Crédule jusqu’à en être bête, le bonhomme essaya de faire comme le gosse lui avait indiqué, histoire de l’effrayer, pensa-t-il. Mais le gamin lui jeta une poignée de sable dans les yeux au moment où le bonhomme les ouvrait tout grands en hurlant hou ! hou ! »

Alors accablé de douleur il cria éperdûment :

— « Oh ! mes yeux, mes yeux ! je meurs ! »

— « Je vous l’ai bien dit, railla le gamin follement amusé, que c’était terrible ! »


LA RECONNAISSANCE D’UN CRAPAUD

Une curieuse légende coréenne nous présente le crapaud comme l’animal bienfaiteur de tout un village.

Voici ce que l’on raconte à ce sujet :

Dans un petit pays perdu au cœur d’une profonde montagne, vivait autrefois un brave et pauvre paysan. Il était veuf depuis quelques années, une cruelle épidémie de la fièvre typhoïde qui sévissait alors dans le pays lui ayant enlevé sa femme. Pour soutenir sa pénible existence et celle de son unique fillette tendrement chérie, il cultivait laborieusement les quelques arpents de terre qui constituaient toute sa fortune au monde.

Heureusement pour lui, la petite Bok-Sury était sage et pleine de piété filiale. Elle assistait de son mieux son père dans son travail et s’occupait du ménage avec un soin délicat. C’est ainsi qu’en rentrant de son champ, le soir, à la maison, notre brave paysan trouvait la joie et le bien-être familial qui lui faisaient oublier aussitôt son dur labeur.

Un jour, alors que la petite fille se trouvait dans la cuisine, préparant le repas, un énorme crapaud sauta soudain à ses pieds. L’animal, sans la moindre peur, regarda fixement Bok-Sury. tout en remuant sa mâchoire inférieure, comme s’il voulait lui dire qu’il avait une grande faim, et la suppliant de lui donner quelque chose.

Émue dans toute son innocence d’enfant, la petite ménagère tendit au pauvre crapaud une boulette du riz que l’animal dévora en un clin d’œil. Puis il alla s’installer dans un coin de la cuisine, sans avoir l’air de vouloir partir. Bok-Sury ne le chassa pas, car on était en plein hiver et il faisait un temps glacial dehors.

Depuis ce jour, le crapaud, sans se gêner de rien, se présentait d’un air solliciteur, aux pieds de la petite fille, chaque fois que celle-ci venait dans la cuisine pour préparer les repas. Et Bok-Sury lui donnait régulièrement une boulette du riz dont l’animal semblait très satisfait.

Ainsi le crapaud vécut pendant des années dans la cuisine de cette petite fille. Devenu paresseux et inerte, il grossissait à vue d’œil, si bien qu’on l’aurait pris volontiers pour un gros dogue !

Un jour, le brave paysan tomba gravement malade. Durant des mois la jeune fille, pleine de chagrins, veilla nuit et jour auprès de son père chéri. Mais l’état du malade resta toujours très grave. Les voisins vinrent nombreux et conseillèrent à la pauvre jeune fille d’aller consulter le célèbre Docteur qui habitait alors dans une ville lointaine. L’enfant partit aussitôt à la recherche de ce médecin. Parvenue chez ce dernier, elle le supplia de venir voir son malheureux père. Le Docteur y consentit sans difficulté. Il se rendit donc auprès du patient et l’examina minutieusement.

— « La maladie de votre père, dit-il à Bok-Sury, vient d’une anémie. Seule, l’ordonnance que je vais vous délivrer pourra le sauver. Surtout n’essayez pas autre chose ! Ce serait non seulement une dépense inutile, mais encore une complication de la maladie. Cependant j’ai peur que vous ne soyez pas assez riche pour pouvoir payer la drogue indispensable, car elle vous coûtera très cher ! » termina-t-il d’un ton ennuyé, tout en remettant à la jeune fille l’ordonnance qu’il venait de rédiger.

L’indigence de cet infortuné foyer sautait aux yeux du Docteur. L’extrême simplicité de cette minuscule chaumière, de ses menus meubles et surtout la misérable tenue de Bok-Sury, tout cela décelait clairement la pauvreté de cette famille. Pourtant le Docteur ne put s’empêcher de constater, d’ailleurs avec quelque surprise, l’ordre parfait et l’impeccable propreté qui régnaient dans cette pauvre chaumière.

Après son départ, la petite Bok-Sury fut plus désolée que jamais, car elle n’avait plus ni sou ni maille pour acheter le médicament nécessaire la longue maladie de son père, plus la dépense occasionnée par les besoins quotidiens de l’existence, avaient achevé d’épuiser complètement les quelques économies qui restaient encore. Elle pleurait tous les jours à chaudes larmes, priant Dieu.

En ce temps-là, il y avait dans un petit village voisin, un gigantesque bâtiment séculaire, une espèce d’immense hangar fermé, solidement construit. On croyait généralement, dans le pays, que c’était une ancienne prison dont la moitié aurait été affectée au dépôt des armes. Bref, ce qui nous importe de connaître pour le moment c’est qu’à l’époque où se place notre histoire, ce bâtiment servait de grange ou d’entrepôt commun à tous les habitants du village.

Or, il existait dans ce pays, on ne savait trop depuis quand et comment, une terrible superstition : On offrait annuellement en sacrifice une victime humaine au Dieu-Gardien de cet entrepôt. On fixait une date, de préférence, dans les premiers jours du printemps, on dressait, au milieu de l’entrepôt, un autel sacrificatoire sur lequel on posait, comme victime une jeune fille, ayant les membres solidement liés. Après les cérémonies d’usage qui consistaient en des révérences classiques, tout le monde se retirait, laissant seule sur le sinistre autel la malheureuse victime. Puis l’on fermait à clef l’énorme portail de l’entrepôt.

Ce qui est plus mystérieux encore, c’était qu’en rouvrant ce portail, on constatait que la victime avait disparu sans laisser aucune trace. Et si l’on n’offrait pas ce sacrifice annuel, on était sûr d’avoir, au cours de l’année, de terribles malheurs emportant des centaines de vies humaines ! Ajoutons qu’il n’était point aisé à cette malheureuse communauté de trouver tous les ans la victime indispensable !

Justement, on était au seuil du printemps. On cherchait partout avec une terrifiante inquiétude, une jeune fille. La petite Bok-Sury était au courant de cet événement et elle savait aussi la somme considérable dont on disposait pour obtenir une victime.

Un jour, après une réflexion de toute une nuit, elle se décida fermement à se sacrifier pour sauver son père.

— « Que suis-je ? Rien, sinon une simple fille sans utilité ! se disait-elle. Tandis que mon père est un homme si brave et si bon qu’il mérite de vivre longtemps et heureux ! »

Le lendemain matin, elle se présenta résolument devant le conseil du village voisin, demandant à être achetée. Elle obtint facilement satisfaction, puis revint à la maison avec une somme considérable qu’on lui remit comme prix de sa vie. Bok-Sury s’occupa aussitôt de l’exécution de l’ordonnance du Docteur dont l’effet sur la maladie de son père fut fort heureusement radical. Celui-ci reprit, en effet, peu à peu sa santé et entra en convalescence. La jeune fille était heureuse de voir son père en voie de rétablissement. Mais comment pouvait-elle être sans tristesse, quand elle voyait venir à grand pas le dernier jour de sa vie !

Les jours s’écoulèrent avec une rapidité cruelle ! Enfin se présenta la date si épouvantable du sacrifice. La malheureuse jeune fille avait passé une nuit blanche, remplie d’horribles cauchemars ! Pendant toute la nuit, elle avait été l’objet d’une cruelle torture, pensant constamment à la terrible mort qui l’attendait dans le sinistre entrepôt.

Le matin, elle se réveilla dès l’aube. Elle se mit aussitôt à faire le ménage, à préparer le repas. Puis après avoir pris un bain et changé son linge, elle entra dans la chambre de son père pour lui faire ses derniers adieux.

Étouffant le sanglot qui l’étreignait à la gorge et dissimulant la tristesse dont elle était accablée, elle dit :

— « Père, je sors… »

— « Où vas-tu ? »

— « C’est notre voisine, la dame Kim, qui me demande de l’accompagner un peu dans ses courses. Et ne vous inquiétez pas surtout si je tarde à rentrer. Le repas est tout prêt dans le buffet de la cuisine. »

À peine avait-elle dit ces mots qu’elle s’empressa de quitter la pièce, de peur que son père ne remarquât les grosses larmes qui troublaient sa vue. Elle vint s’asseoir sur le tabouret, son siège habituel, devant le foyer de sa cuisine. Elle regarda furtivement le crapaud, son pensionnaire depuis trois ans.

Pendant ces trois années de leur vie commune en compagnie de marmites et de casseroles, elle avait souvent maltraité le pauvre crapaud, dans ses moments de mauvaise humeur. Mais elle comprenait pour la première fois, ce jour-là, qu’elle s’était prise d’une amitié pour le crapaud et que cette amitié était partagée par l’animal, car l’innocente bête semblait être très émue par les larmes qui ruisselaient sur les joues de sa maîtresse.

— « Mon pauvre crapaud, tu n’auras plus personne pour te nourrir ! C’est pour la dernière fois que je te vois ! Adieu… Adieu… » dit-elle en pleurant tout en caressant son malheureux pensionnaire.

À ce moment, les bruits lointains d’une voiture et des clameurs inaccoutumées se firent entendre. Elle comprit aussitôt qu’on venait la chercher. Elle courut alors au devant de la voiture afin que son père ne fût troublé. Toutefois avant de quitter pour jamais ce cher foyer paternel, elle déposa dans un coin, facile à découvrir, la somme considérable qui lui restait encore.

Ainsi donc, on conduisit la malheureuse jeune fille jusqu’à l’autel sacrificatoire sur lequel elle fut déposée, les membres liés. Après une simple cérémonie, tout le monde quitta l’entrepôt et le portail fut fermé.

— « Maintenant c’est la mort ! » pensa la jeune fille terrifiée, tout en regardant autour d’elle avec une résignation stoïque.

Mais quel ne fut pas de son étonnement en constatant que son crapaud était assis attentivement dans un coin de ce lugubre entrepôt ! Elle se rappela pourtant l’avoir vu marcher derrière elle, quand elle sortit précipitamment de la cuisine.

L’animal fixa ses regards sur le plafond, ses yeux devinrent alors tout flamboyants, et une fumée jaunâtre sortit de sa gueule et monta tout droit dans l’air.

Or du plafond, une étrange brume bleuâtre se dégagea lentement. Au contact de ces deux couleurs, une scène fantastique se déroula. La couleur bleue semblait empêcher la couleur jaune de monter, tout en cherchant elle-même à descendre, et réciproquement, la jaune parut empêcher la bleue de descendre tout en cherchant à atteindre le plafond. Enfin, la bleue se replia, tandis que la jaune poursuivit majestueusement son ascension. Et quand elle atteignit la poutre du plafond, soudain un bruit formidable se fit entendre soulevant les poussières du pavé.

Quelques heures après, suivant l’usage, le grand maître de la cérémonie alla, suivi des notabilités du village, rouvrir la porte de l’entrepôt. À la grande stupéfaction de tous, on trouva une énorme scolopendre d’une grandeur fabuleuse et un crapaud d’une grosseur non moins fabuleuse étendus mort par terre. Et l’entrepôt était rempli d’une odeur nauséabonde. La surprise fut plus grande encore quand on trouva, contrairement aux exemples des années précédentes, la victime encore couchée sur l’autel sacrificatoire. On se précipita alors vers la jeune fille. Son corps était encore chaud. On le transporta dans une maison voisine espérant la ranimer. Pendant qu’on lui prodiguait les soins les plus attentifs, les racontars les plus fantaisistes se répandaient dans tout le village. Cependant la jeune fille revint à la vie et fit, à la stupéfaction générale, le récit de ce qu’elle avait vu dans l’entrepôt et ajouta avec émotion l’histoire de son malheureux crapaud.

Tous les habitants de ce village pleurèrent la mort du pauvre animal, leur bienfaiteur, et comprirent clairement alors que la superstition dont ils étaient victimes n’était que le crime de cette monstrueuse scolopendre. Enfin, on reconduisit, en grande pompe et avec tous les honneurs que l’on doit à un grand héros national, la jeune fille jusque chez son père qui ne comprenait rien à ce mystère.



LI DORY

Li Dory, dont le père était un pauvre cultivateur, se plaignait déjà depuis longtemps de l’injustice et de la méchanceté d’un très puissant seigneur.

Cependant, il avait quinze ans, quand obligé par la misère il dut entrer au service de ce même seigneur malgré l’insignifiance du salaire. Comme vous pensez bien, il ne pouvait pas regarder son maître d’un bon œil !

Un jour le seigneur appela Li Dory de toute urgence et lui ordonna tout consterné :

— « Va vite mander le docteur ! et dis lui que mon fils de trois ans a avalé un sou avec lequel il jouait ! Va vite ! va ! » Mais Li Dory sans se presser lui dit d’un ton franc :

— « Comment ! vous avez peur pour la vie de votre enfant qui n’a avalé qu’un sou ? Mais vous ! Seigneur, qui avez avalé tant d’argent du pauvre peuple, vous vous portez à merveille ! »

Le seigneur, furieux, l’accabla de coups de bâtons et le menaça de mort. Cependant, avait-il encore quelque reste de conscience ? Car son visage pâle se couvrait tout à coup d’une rougeur timide tandis que ses regards indécis se hasardaient dans l’espace. Puis il rentra dans son cabinet la tête baissée et sans mot dire…

Un autre jour, Li Dory entrait dans le salon de son maître pour recevoir des ordres. Le Seigneur, qui était en compagnie de ses deux enfants, prenait des pilules. Li Dory, au lieu d’attendre des ordres, lui demanda :

— « Seigneur, pourquoi prenez-vous ces pilules ? »

— « C’est pour faciliter ma digestion… »

— « Ah ! s’exclama-t-il tout furieux en interrompant son maître, quelle injustice de la vie ! Il y a donc des heureux qui prennent des pilules pour faciliter leur digestion ! et il y en a d’autres qui… » Il se tut brusquement. Puis aussitôt Li Dory sortit son derrière tout nu et en le présentant sous le nez de son maître lui dit :

— « Mettez-y quelques-unes de vos pilules, pour l’amour du Ciel ! »

À ce moment les fils du seigneur, indignés, sautèrent sur l’impertinent serviteur et le rouèrent de coups. Mais le père les arrêta. Très calme, la tête basse, le seigneur semblait être plongé dans une profonde réflexion. Puis la tête toujours baissée il s’adressa d’une voix à la fois douce et triste, à son serviteur :

— « Mon ami, désormais tu ne travailleras plus mais tu étudieras sous ma protection avec mes enfants. »

Les enfants du seigneur protestèrent contre le dessein paternel en disant que vu la condition sociale de ce serviteur, ils ne pouvaient pas souffrir sa présence dans leur milieu. Le père les réduisit au silence d’une voix de tonnerre.

Un jour ayant préparé soigneusement un « wha-ro » [12] avec un gros nœud de sapin mal brûlé de telle sorte qu’il fumât terriblement, le seigneur fit venir ses deux enfants et leur ordonna d’enterrer mieux le feu sous les cendres afin d’étouffer la fumée.

En vain ils l’essayèrent, car la fumée jaillissait toujours en soulevant les cendres : quand ils étouffaient la fumée d’un côté avec une pelle de cendre elle sortait de l’autre, si bien qu’à la fin ils constatèrent l’impossibilité d’arriver au bout. Aussi l’un d’eux proposa qu’on changeât le feu entier. Mais le père leur dit en souriant :

— « Vous voyez bien maintenant qu’il est impossible d’étouffer une force de la nature, si faible soit-elle ! Plus on essayera de l’étouffer, plus on rencontrera de résistance, parfois même dangereuse ! Aussi vous n’essayerez pas d’étouffer Li Dory, car c’est une force de la nature, croyez-moi, et très puissante. »

En effet, dix ans après Li Dory devint le Grand Chancelier du Royaume de la Corée et gouverna le pays avec une rare intelligence.



LA PUISSANCE DES LARMES D’ENFANT

La Corée a eu autrefois un Roi terriblement antialcoolique. Par des décrets qui punissaient de mort, il entendait interdire le commerce du vin, « poison qui fera sécher lentement nos os et notre cœur ! » disait-il.

L’éxécution et la surveillance de ces fameux décrets royaux antialcooliques avaient été confiées à un jeune fonctionnaire du nom de Liou Jin-Hang. Or un soir, alors que ce dernier se trouvait en famille parmi les siens, le Roi le convoqua au palais royal.

— « Malgré mes décrets, lui dit le Roi d’un ton fort irrité, il y aurait encore la contrebande du vin dans le pays. Et des bruits de source sûre m’apprennent aujourd’hui que dans ma capitale même il y aurait un commerce clandestin d’alcool ! Tout cela est de votre faute et le résultat de votre négligence. Je vous donne trois jours pour découvrir cette contrebande, sinon vous serez tenu pour responsable et vous payerez suivant la rigueur de mes décrets. »

Liou Jin-Hang, ayant reçu cet ordre terrible, revint tout défait chez lui. Sa femme, voyant son mari rentrer pâle et sans force lui demanda :

— « Qu’avez-vous donc, pourquoi êtes-vous si pâle ?… »

Il lui répondit, pour dissimuler son inquiétude et sans aucune arrière-pensée :

— « Vous savez combien j’aime le vin ! La longue et pénible privation de cette boisson affaiblit ma santé et j’en souffre aujourd’hui ! »

— « Ah, il vous faut donc du vin pour retrouver votre santé ! Eh bien ! je sais où en acheter. Mais si je n’y allais pas moi-même il serait difficile d’en obtenir ! » dit-elle tout en sortant de la maison avec une bouteille.

Liou Jin-Hang suivit secrètement sa femme. Celle-ci se dirigea vers un village voisin de l’Est et entra dans une pauvre chaumière. C’était là qu’elle achetait du vin ! Liou Jin-Hang retourna aussitôt chez lui, avant sa femme, et l’attendit. Bientôt elle rentra et offrit à son mari la bouteille remplie du vin. Il en but un bol, d’un air heureux. Puis il boucha la bouteille qu’il mit dans sa poche tout en se préparant tranquillement à sortir. Sa femme très étonnée, vu surtout l’heure tardive, lui demanda où il allait et pourquoi il emportait la bouteille avec lui. Il lui répondit le plus naturellement du monde :

— « Dans la ville j’ai un ami intime qui aime, comme moi, le vin et avec qui j’ai souvent bu du vin. Et aujourd’hui en voyant cette précieuse et rare boisson je ne puis m’empêcher de penser à lui. Je vais le voir pour partager avec lui ce plaisir. »

La femme de Liou, heureuse, d’ailleurs, de voir son mari content, lui souhaita une bonne soirée.

Cependant Liou Jin-Hang se dirigea vers maison contrebandière du village voisin. C’était une très pauvre chaumière qui se composait de trois pièces dont une à l’entrée avait, seule, une lumière. Il s’en approcha donc. Il y avait dans cette pièce un homme d’une trentaine d’années en train de lire sous la lueur d’une faible lampe. Au bruit de pas, il se releva. Et très surpris de recevoir la visite d’un étranger à une heure pareille, il lui demanda ce qu’il voulait de lui. Liou Jin-Hang lui répondit en montrant la bouteille du vin qu’il sortit de sa poche :

— « Voici une marchandise clandestine qui sort de chez vous. Sous la menace de la peine capitale, Sa Majesté m’a ordonné, ce soir, de découvrir les contrebandiers avant trois jours. C’est vous le coupable, suivez-moi donc ! »

L’homme, d’un air stupéfié, resta d’abord interdit.

— « Puisque je suis tombé sous le coup de la loi, dit-il tout à coup, je n’ai plus qu’à vous suivre. Je n’ignore pas que l’infraction à la loi antialcoolique est punie de la peine capitale. Cependant j’ai une vieille mère, permettez-moi, au moins, de lui faire mes adieux. »

Avec le consentement du fonctionnaire, l’homme alla frapper à la porte d’une pièce voisine et appela d’une voix basse sa mère qui dormait dans cette pièce. Elle se réveilla en sursaut et demanda tout affolée :

— « Qu’y a-t-il mon enfant ! Pourquoi ne dormez-vous pas à cette heure-ci ? »

— « Chère mère, j’ai eu déjà l’occasion de vous rappeler qu’un honnête homme doit préférer la mort plutôt que de violer la loi. Vous ne m’avez pas écouté. Me voici aujourd’hui découvert ! et je suis déjà entre les mains de la Justice » termina-t-il en désignant de l’œil le fonctionnaire.

À peine avait-elle écouté cela que la vieille dame éclata en sanglots. Puis en se mettant à genoux devant Liou Jin-Hang, elle dit :

— « Seigneur, j’ai fabriqué clandestinement le vin, non pas pour faire fortune. Depuis que j’ai imposé à mon fils de faire des études pour pouvoir espérer un avenir meilleur, j’ai commencé à violer la loi antialcoolique, et cela pour subvenir simplement aux besoins domestiques. Vous voyez bien, Seigneur, que mon fils n’y est pour rien. Je suis la seule coupable. En tout cas qu’on punisse la coupable, non un innocent ! C’est donc moi qui vais vous suivre et non mon fils… »

Aux bruits de ces sanglots, la femme de ce malheureux homme se réveilla à son tour en sur saut. Ayant appris la terrible nouvelle, elle réclama tout en larmes, au fonctionnaire la peine capitale pour elle.

— « Je ne veux survivre à personne, ni à mon mari, ni à ma belle-mère… » cria-t-elle.

Mais le mari, dominant les sanglots des deux femmes, dit à sa compagne :

— « Ma mie, puisque la Justice a déjà saisi l’affaire, et comme la loi est inviolable et égale pour tous, les sanglots ne serviront à rien ! La Justice me réclame, je vais devant elle avec un cœur noble. Ne l’avilissez pas avec vos sanglots ! Cependant j’ai un regret, celui de n’avoir pas d’enfant qui transmette notre nom à la postérité. Adoptez donc un enfant parmi nos parents lointains qui en ont plusieurs. Ensuite, j’ai une seule et dernière recommandation à vous faire faites tout votre possible pour que le reste des jours de ma mère soit heureux, après ma mort. »

Mais les deux femmes ne voulant rien entendre, continuèrent de plus en plus fort leurs sanglots et leurs supplications désespérées. Et alors à trois, mari, épouse, mère, ils se disputèrent aprement la peine capitale.

Devant ce spectacle pathétique dont la tristesse était augmentée encore par l’obscurité de la nuit, il aurait fallu avoir un cœur de marbre pour n’avoir pas de pitié !

Liou Jin-Hang, des larmes d’émotion dans les yeux, leur dit :

— « Écoutez-moi, Seigneur, je constate que vous avez à remplir deux devoirs sacrés et même trois. D’abord vous avez une vieille mère dont vous devez assurer l’existence et le bien-être, ensuite vous n’avez pas encore d’enfants qui doivent porter votre nom. C’est un des plus grands crimes envers vos aïeux. Enfin vous avez une jeune femme magnanime que vous devez rendre heureuse. Cependant moi, malheureusement je n’ai déjà plus de parents et j’ai deux enfants et puis je suis riche. Je peux mourir aujourd’hui sans regret. Je veux donc mourir à votre place. Vivez honnêtement, voilà tout ce que je vous demande ! » fit-il tout en sortant de la chaumière.

Et malgré toutes les protestations de la famille contrebandière, il s’en alla…

Le délai de trois jours accordé par le Roi expirait dans quelques heures. C’est alors que Liou Jin-Hang raconta à sa femme toute son histoire de contrebandiers et lui fit part de sa ferme décision de mourir à la place du coupable. À cette nouvelle, la pauvre femme effrayée éclata tout à coup en sanglots. Cependant connaissant parfaitement le caractère à la fois terrible et têtu de son mari, elle n’osa pas protester, mais elle se laissa tomber par terre et continua à sangloter désespérément. Pendant ce temps Liou Jin-Hang se rendit tout seul au Palais royal où le Roi devait l’attendre ce jour-là.

— « Où sont vos contrebandiers ? » lui demanda le Roi, à la vue de Liou Jin-Hang.

— « Sire, je n’ai pu remplir avec succès la haute mission que votre majesté a daigné me confier.

— « Alors vous savez ce qui vous attend ! » fit le Roi très en colère. Il ordonna aussitôt l’incarcération de Liou Jin-Hang en attendant son exécution.

Après le départ de son mari, la dame Liou continua toujours à sangloter désespérément. Liou Sounn, fille aînée de Liou Jin-Hang, âgée seulement de sept ans, demanda à sa maman la raison de cette tristesse, tout en la consolant de sa voix caressante. La mère cédant à l’insistance de son enfant chérie, lui raconta en quelques mots que son père n’ayant pu découvrir le contrebandier du vin, suivant l’ordre qu’il avait reçu du Roi, était condamné à la mort.

L’enfant l’écouta silencieusement, puis sortit de la maison, sans mot dire, d’un pas grave, laissant sa mère pleurer seule. La petite fillette se dirigea aussitôt vers le Palais Royal où elle demanda aux sentinelles la permission d’y entrer. Mais les sentinelles très amusées de la naïve audace de cette enfant, lui dirent :

— « Qu’est-ce que tu vas faire là-dedans ? »

— « Je voudrais voir le Roi. »

— « Mais le roi n’a pas besoin de toi, et il ne voudrait pas te voir ! »

— « Mais si, tous les Rois aiment les petits enfants et tous les Rois sont bons. Vous n’avez jamais écouté les contes de fées de ma maman ? Ah ! laissez-moi entrer, je suis certaine que le Roi sera content de me voir. »

Les sentinelles, de plus en plus amusées de la naïveté innocente de cette fillette, la taquinèrent amicalement tout en lui refusant la permission demandée. Après de vaines insistances, l’enfant finit par sangloter. L’accent sincère et douloureux de ce sanglot enfantin émut profondément tous ceux qui l’entendaient. Tous désiraient ardemment satisfaire la curiosité innocente de cette malheureuse enfant. Les courtisans aidant, la nouvelle arriva rapidement jusqu’aux oreilles du souverain, qui fort ému de cette nouvelle, fit aussitôt venir l’enfant.

— « Pour quelle raison vous voudriez me voir ? lui demanda le Roi.

— « Sire, répondit la petite fillette, je sais que les Rois aiment les enfants et leur peuple. Je sais aussi que vous ne savez que faire du bien. Or ma mère, ce matin m’a dit en pleurant que mon père avait été condamné par le roi, parce que mon père n’a pu découvrir les contrebandiers. Je ne puis pas croire qu’un Roi ait condamné mon père, car un Roi est toujours assez bon pour comprendre que les contrebandiers sont difficiles à découvrir, surtout ceux du vin qui savent que leur crime est puni de mort. Et puis je n’ai jamais vu dans les contes de fées qu’un Roi condamne un homme innocent et bon comme mon père. Mon père aime beaucoup maman et moi. Il me raconte souvent des contes de fées, que les Rois envoient chez nous pour s’informer de notre conduite à la maison. Je sais que vous n’aimez pas les enfants désobéissants. Je serai désormais plus sage que jamais, rendez-moi mon père ! dit-elle tout en se mettant à genoux.

Le Roi, généralement inexorable aux plus touchantes supplications, ne put s’empêcher de se laisser attendrir par ces bavardages innocents et naïfs d’une toute petite fillette.

— « Quel âge avez-vous ? et qui est votre père ? » demanda-t-il avec un sourire amusé.

— « Sire, j’ai sept ans et je suis la fille aînée de Liou Jin-Hang. »

— « Liou Jin-Hang ! Il est déjà condamné ! et je n’y puis plus rien » dit le Roi tout à coup rouge de colère.

À cette nouvelle terrible, la petite fillette éclata en sanglots si douloureux qu’il semblait fendre le cœur de tous ceux qui l’écoutaient. Le Roi lui-même en fut fort ému et ordonna la mise en liberté immédiate de Liou Jin-Hang en disant que :

— « Les larmes naïves et innocentes d’un enfant sont plus puissantes que la loi d’un Roi de la Corée. »



A-MI-TA-BOUL

Un riche commerçant perdit presque toute sa fortune dans une malheureuse affaire contractée au cours de son dernier voyage en Chine. Désespéré de sa malchance, il alla consulter le célèbre Devin coréen dont la sainte réputation était alors connue de tout le monde.

— « Saint homme, lui dit-il, je viens de perdre toute ma fortune dans une malheureuse affaire. Quel commerce dois-je entreprendre pour redevenir riche ? »

— « Donnez-moi d’abord 3.000 liangs d’honoraires ! » répondit le Devin.

Le commerçant lui remit aussitôt cette somme. Mais le Devin après une pause demanda encore trois mille liangs. Le commerçant n’hésita pas de lui donner encore la satisfaction.

— « L’affaire est trop importante, repartit soudain le Devin d’un ton froid, donnez-moi encore trois mille liangs. »

Le commerçant les lui donna toujours sans aucune hésitation.

— « Vous reviendrez me voir dans trois jours, fit-il encore au malheureux commerçant qui n’avait plus d’autre ressource que d’obéir à cet arrogant saint homme.

Au bout de trois jours impatiemment passés, le commerçant se présenta de nouveau chez le Devin.

— « Enfin voici ma réponse, dit le saint homme, tout en lui remettant un petit rouleau de papier soigneusement enveloppé. Surtout gardez-vous bien de l’ouvrir, continua-t-il. Il faut que vous alliez de ce pas au pied du mont Kai-Lion. Là vous convierez le plus de monde possible à un festin monstre. Montrez leur ce rouleau en leur disant que c’est toute votre fortune que vous avez gagnée en Chine. Et quand tous les regards seront fixés sur ce paquet vous n’avez qu’à l’ouvrir lentement et votre fortune sera faite. »

Le malheureux commerçant rentra aussitôt chez lui et réalisa tout ce qu’il avait de vendable. En suite il alla au pied du mont Kai-Lion où, suivant le conseil du Devin, il convia toute la population du pays à un festin monstre. À un moment jugé opportun le marchand monta sur une table pour dominer la foule et tout en brandissant le fameux rouleau de papier, il déclara à ses convives :

— « Voici toute ma fortune que j’ai gagnée en Chine ! Vous allez voir, je vais le défaire devant vous ! »

Tout le monde se demandait ce que pouvait contenir ce petit paquet qui constituait toute la fortune de ce riche commerçant. Leur curiosité était telle que leurs regards suivaient avidement les doigts du commerçant qui déroulait son paquet avec une lenteur désespérante. À la fin on trouva inscrite sur le papier cette pieuse prière A-MI-TA-BOUL. Machinalement tout le monde lut cette prière à haute voix. Et en la répétant les uns déclaraient que le marchand était fou, d’autres se fâchaient en disant qu’il se moquait d’eux. Bref la foule mécontente se dispersa rapidement en répétant sans cesse cette insipide prière soit par ironie soit surtout par colère.

Resté seul au pied de cette montagne, célèbre d’ailleurs depuis des siècles par ses innombrables légendes, frustré de ses derniers sous, ne sachant plus où et comment finir désormais les derniers jours de sa vie, le pauvre marchand se lamentait amèrement de son malheureux destin. Il cherchait à noyer ses chagrins dans des vins généreux, dernier refuge d’une âme désespérée. Il en but tellement qu’il se laissa choir dans un profond sommeil. Soudain il se réveilla surpris par la fraîcheur piquante de cette nuit d’automne. L’air était rempli d’un parfum suave des chèvres-feuilles en fleurs. Une magnifique constellation d’étoiles clignotait dans un ciel pur. Et au milieu d’un silence religieux, les invisibles insectes combinaient un concert sublime. Juste à ce moment il vit venir un vieux bonze qui lui demanda ce qu’il faisait là seul. Le marchand lui raconta alors toute sa malheureuse histoire et se plaignit de la mauvaise plaisanterie du Devin.

Le bonze à peine l’eut-il écouté s’écria :

— « C’est vous qui avez donc sauvé ma vie. Je suis l’Esprit gardien de cette sainte montagne. Par mon inattention un temple de Dieu a été brûlé. Le Grand Ok-Whang-Sang-Jay, fort mécontent, me convoqua au ciel. « Si avant le coucher du soleil, m’a dit le Tout Puissant Maître de l’Univers, cent mille prières en mon honneur ne montent pas du mont Kai-Lion, tu iras finir tes jours dans l’Enfer ! » Que pouvais-je faire sinon attendre le coucher du soleil pour entrer dans le terrible Enfer. Or au grand étonnement d’Ok-Whang-Sang-Jay lui-même une immense prière cent mille fois répétée, monta au Ciel du pied de cette montagne, apaisant ainsi la colère divine. Ayant bénéficié de la clémence du Tout Puissant, je viens reprendre mon poste dans cette montagne. Vous voudriez refaire votre fortune, n’est-ce pas ? Alors voilà un veau d’or qui vaut certainement plus que votre fortune d’autrefois continua-t-il tout en lui remettant un magnifique veau d’or.

Heureux de cette fortune inattendue, le marchand rentra dans la capitale avec son veau d’or dont il trouva un acquéreur en la personne du Roi.



UNE ÉNIGME TRAGIQUE

En revenant d’une promenade, un jeune homme s’arrêta devant une fontaine, sous un grand saule pleureur. Au bord de cette fontaine, une belle jeune fille remplissait gracieusement son urne d’eau. Il lui demanda une cruche pour calmer sa soif. La jeune fille tout en le regardant lui tendit une cruche à moitié remplie, avec une poignée de feuilles de saule à l’intérieur. Le jeune homme amusé par la fantaisie de cette jeune fille, vida néanmoins la cruche avec un sourire, s’arrêtant à chaque gorgée, car les feuilles l’empêchaient de boire en un seul trait. Il lui demanda très respectueusement pourquoi ces feuilles de saule dans la cruche.

— « Parce qu’il est malsain de boire trop vite, lui répondit-elle très simplement, surtout quand on est très altéré. »

— « C’est très gentil de votre part et je vous en remercie… »

Quelle belle jeune fille ! pensa-t-il tout en cherchant des phrases pour continuer la conversation.

La jeune fille, qui affectait alors de ne faire aucune attention au jeune homme, lui jetait de temps en temps de rapides coups d’œil. À un moment donné leurs regards se rencontrèrent, puis machinalement ! ils échangèrent un sourire. Alors le jeune homme brisa le silence :

— « Quelle belle journée ! n’est-ce pas ? »

— « …… »

— « Croyez-vous que le beau temps va durer ? » continua-t-il une minute après, d’un ton d’insistance.

— « Pourquoi pas ! » fit-elle sans même lever la tête.

— « Parce que… il fait trop… beau. C’est-à-dire que… »

La jeune fille sourit en rougissant un peu.

— « Vous êtes du pays, n’est-ce pas, mademoiselle ? »

— « Oui, mes parents habitent la grande ferme que vous voyez là-bas. D’ailleurs c’est la plus grande ferme du pays ! » ajouta-t-elle.

— « Je ne me trompais pas en pensant que vous étiez du pays, je l’ai deviné au premier coup d’œil. »

— « Mais comment ça ? » fit-elle avec un air visiblement ironique.

— « Je ne sais comment vous répondre, mais j’ai eu le pressentiment que vous êtes de ce village qui m’est très sympathique.

— « Idée singulière ! » dit-elle avec un geste vague tout en quittant la fontaine.

Le jeune homme resta rêveur en regardant la jeune fille disparaître derrière les fermes. Trois jours de suite il revint au bord de cette fontaine espérant revoir cette belle fille, mais celle-ci n’y revint pas. Un jour ayant fermement décidé de la revoir même chez elle, s’il le fallait, il rôda toute une après-midi autour de la ferme de la jeune fille. Il l’aperçut enfin dans la cour alors qu’elle donnait à manger aux poules. Mais elle était trop occupée pour l’apercevoir. Il trouva alors un moyen pour attirer son attention ! D’un geste menaçant il provoqua un chien qui s’étendait au soleil à l’entrée de la ferme. Le chien se mit à aboyer furieusement tout en reculant au fond de la cour. Alors la jeune fille releva la tête pour voir ce qui se passait au dehors et aperçut le jeune homme. Elle le regarda d’abord avec surprise, puis un sourire passa sur ses lèvres. Mais elle affecta de ne rien voir. Jusqu’au coucher du soleil, bien qu’elle traversât la cour plusieurs fois elle ne lui prêta pas la moindre attention. À la fin pourtant elle regardait et même très fréquemment avec un air inquiet, guettant le retour de ses parents. Comme le jeune homme s’obstinait désespérément dans la contemplation de la jeune fille, celle-ci reparut dans la cour et s’approcha de lui. Cette fois avec un sourire fort aimable elle sortit de son sein un miroir dont elle lui montra d’abord le dos puis la face, et toujours en souriant. Après quoi elle disparut pour ne plus se montrer… Il y avait là bien un sens, mais le jeune homme s’en alla chez lui sans l’avoir compris.

Prétextant un mal de tête, il refusa de dîner et entra aussitôt dans sa chambre. Là il chercha vainement toute la nuit le sens de l’énigme de la jeune fille dont l’image remplissait désormais sa vie. Ses recherches pendant deux jours restèrent infructueuses. Le troisième jour le jeune homme tomba gravement malade et son état inspira une vive inquiétude dans la famille. Or, ce jour-là ses parents, retenus d’avance depuis quelques jours par des amis, durent absolument s’absenter. Ils confièrent le soin de veiller leur fils malade à leur fille aînée en lui disant que le Docteur viendrait vers le soir et qu’ils tâcheraient de rentrer à la maison le plus tôt possible dans la nuit même.

Le Docteur arriva chez le malade. Et comme il ne voyait personne dans la cour, il se dirigea tout seul vers le vestibule. De là il s’approcha d’une pièce d’où sortaient des voix, et, très curieux, écouta :

— « Oh ! ma sœur, ce n’est pas le Docteur qui me guérira ! Mais réponds-moi de grâce ! connais-tu ce fermier qui possède la plus grande ferme de Méhatchon ? »

— « Oui, c’est Monsieur Kim Sun-Dal ! et pourquoi cela ? »

— « Il faut que je te fasse un aveu… dont dépendra le bonheur de toute ma vie… J’aime sa fille d’un amour insensé… mais ce n’est pas là l’important. Elle m’a donné une énigme dont je n’ai pu trouver le sens, voilà pourquoi je suis tombé malade… Ne pourras-tu m’aider à le trouver… Écoute-moi : elle m’a montré un miroir d’abord le dos puis la face. Vois-tu ce que pourrait signifier cela ? »

Un silence absolu régna pendant quelques instants. Puis la sœur éclatant tout à coup d’un rire bruyant lui dit :

— « Pour si peu de chose, oh ! mon pauvre ami ! tu te donnes tant de mal ! J’ai trouvé. Voici la signification : elle t’a montré d’abord le dos d’un miroir, eh bien, c’est la nuit ; elle t’a montré ensuite la face c’est la pleine lune. Par conséquent elle te donne un rendez-vous dans une nuit de pleine lune, c’est-à-dire… mais c’est ce soir même ! Attends… moi oui, c’est bien ce soir ! car ses parents sont certainement invités à assister, comme les nôtres, aux noces d’or de Monsieur Cang-Taigon… »

Le curieux Docteur s’en alla mystérieusement sans avoir vu le malade.

Le jeune homme heureux d’avoir trouvé le sens de l’énigme, reprit aussitôt toute sa force morale. Après avoir rapidement dîné, il partit donc pour Méhatchon. Mais comme il était assez faible, car il n’avait guère pris de nourriture pendant les autres jours, il n’y put arriver que tard dans la nuit. Voyant une lueur de lampe dans un bâtiment latéral, il s’y dirigea. Et malgré les bruits qu’il faisait alors exprès personne ne répondit. Il entra donc dans la chambre, mais il n’y avait personne. Cependant surpris par une odeur désagréable, il voulut faire un pas vers la lumière pour mieux voir, et aussitôt il glissa par terre. En se relevant il constata que la chambre était pleine de sang. Alors terrifié il s’enfuit vers la porte. Or à ce moment-là les parents de la jeune fille, rentrant à la maison, refermèrent la porte à la clef. Il fut donc obligé de sortir de là par le trou du canal d’une mare.

Le lendemain matin les bruits de l’assassinat de la jeune fille et de la disparition de son cadavre furent répandus partout. Les autorités arrivèrent en masse pour examiner le crime sur le lieu. L’un d’eux ayant trouvé un éventail qu’il considéra avec attention, s’écria triomphalement :

— « Voilà l’assassin déjà trouvé ! cet éventail nous a appris son nom et son adresse ! »

Le matin était déjà très avancé lorsque les policiers entrèrent dans la chambre du jeune homme qui dormait en ce moment d’un profond sommeil. Ses effets ensanglantés, ses souliers remplis par la boue de la mare, etc… tout confirmait aux policiers qu’il était bien l’assassin. On arrêta donc le jeune homme, et malgré toutes ses protestations, on le condamna à mort et on l’exécuta.

Un mystère effroyable troublait depuis près de dix ans le gouvernement royal de Séoul ainsi que toute la population du pays : Un matin le préfet de la province de Lac-Ton fut trouvé mort mystérieusement dans son lit. N’ayant découvert aucune trace du crime, on crut donc que c’était une mort naturelle survenue pendant le sommeil. Quelques mois plus tard le gouvernement nomma un autre préfet à cette province. Celui-ci dès le lendemain de l’entrée à sa fonction fut trouvé mort exactement dans la même condition que son prédécesseur ! La nouvelle provoqua une terreur générale parmi la population. Le gouvernement était d’autant plus inquiet que personne ne voulait être nommé à ce poste. Cependant il réussit à nommer un troisième préfet qui, malgré toutes les précautions imaginables, fut lui aussi trouvé mort, toujours exactement dans les mêmes conditions ! Cette fois, tout est bien fini. Le gouvernement lui-même n’osait plus nommer personne pour ce poste important. Toutes recherches ne purent empêcher le mystère de bien garder son secret durant près de dix ans. Le Roi, voulant absolument éclaircir ce mystère, trouva enfin un moyen de recruter quelques candidats : Un jour il fit rassembler dans une vaste salle tous les détenus dont les crimes étaient particulièrement atroces. Et le Roi, s’étant déguisé en un simple garde, s’amusait avec eux. Pendant des jours il les examina secrètement l’un après l’autre. Il s’arrêta enfin à un aventurier fort redoutable qu’il recommanda expressément aux juges de condamner le lendemain à la peine capitale. Le soir même de cette condamnation, lorsque la nuit fut assez avancée, le Roi fit venir le condamné et lui dit :

— « Tu sais que tous mes sujets, sans aucune distinction, qui tombent sous le coup de mes lois, sont irrévocablement exécutés ! Tu es condamné, tu vas donc mourir. Cependant je suis disposé à t’accorder une grâce si tu te décides désormais d’être un homme meilleur, et je te demanderais même de rendre un service à ton pays, car tu peux en rendre… »

— « Ordonnez-moi, sire, je ne risque rien puisque je suis déjà condamné à mort ! »

Alors le Roi, lui ayant raconté la mystérieuse disparition de trois préfets de Lac-Ton, annonça sa prochaine nomination à ce poste.

— « Et tu tacheras, continua le Roi, de dévoiler le secret. »

— « Je vous répète, sire, que je ne risque rien, et j’aime ce genre d’aventure. Et puis qui sait ! je pourrai peut-être vous apporter la lumière ! »

Quelques jours plus tard la nomination d’un nouveau préfet dans la province de Lac-Ton, vacante depuis plus de dix ans, souleva une curiosité sensationnelle à travers le pays, mais on ne savait pas qui.

Le nouveau préfet, dès le jour même de son arrivée dans la préfecture, ordonna d’abord l’illumination pendant toute la nuit de sa nouvelle résidence, ensuite la retraite absolue de tout personnel. Ayant décidé de veiller la nuit il s’installa sur son siège, les portes toutes ouvertes. Jusqu’à minuit, rien de particulier. Cependant son attention fut attirée par l’énorme silhouette d’une jeune fille ensanglantée qui, les cheveux en désordre et ayant un couteau plongé à travers la gorge, parut soudain au fond du jardin. C’était un spectacle épouvantable ! Il se croyait déjà mort quand elle s’avança peu à peu et bientôt atteignit le seuil de la maison. De là, elle dit d’une voix faible :

— « N’ayez pas peur, je vous en supplie ! » Le préfet s’était déjà évanoui. Et quand il revint à lui, il la trouva prosternée devant la porte. Alors, avec beaucoup de courage il lui dit d’une voix toute tremblante :

— « Que voulez-vous ? »

— « Si vos prédécesseurs sont morts, c’est qu’ils sont tous victimes de leur faiblesse, répondit d’abord la jeune fille, chacun d’eux est mort terrifié rien que par ma vue. Je ne suis point ici pour vous faire du mal. Je n’ai qu’un vœu, une vengeance à vous confier : Je suis la fille de Monsieur Kim Sun-Dal, fermier de Méhatchon. Il y a dix ans, un soir, alors que j’attendais un jeune homme à qui j’avais donné un rendez-vous, le Docteur de la ville entra soudain dans ma chambre et voulut me violenter. Cependant sachant déjà la conséquence de sa conduite, il plongea un couteau dans ma gorge et jeta mon corps dans la forêt de bambous ou je suis restée encore aujourd’hui. Et c’est par erreur qu’on a exécuté mon malheureux ami ! Vengez-nous, Seigneur, sanglota-t-elle, et puis, enterrez ma pauvre dépouille auprès de mon malheureux ami ! »

À peine avait-elle terminé qu’elle avait déjà disparu ! Le préfet n’y comprenait rien. Était-il dans un rêve ou était-il mort comme ses prédécesseurs ? Vainement il s’efforça de rafraîchir ses idées ! Vainement il voulut oublier tout !

Le lendemain matin son sommeil fut troublé par des chuchotements autour de lui. Le préfet écouta donc :

— « Pauvre homme ! — est-ce qu’il est mort ? — tiens ! à ton idée ! au moins, mettons-le sur son lit — ah, laisse-le comme celà, on viendra tout-à-l’heure — etc…, etc… »

Hanté déjà par le souvenir de la veille, plus encore agacé par ces chuchotements, il se réveilla brusquement. Il constata alors qu’il avait passé la nuit par terre tout habillé et vit autour de lui une dizaine de gardes préfectoraux, qui, tous d’un air stupéfait, se prosternèrent à ce moment. Alors le préfet leur dit en souriant :

— « Levez-vous et allez prévenir tous les fonctionnaires et tous les notables de la ville, sans oublier le Docteur, afin qu’ils assistent à un urgent conseil qui va se tenir dans un instant. Et que tous les gardes soient prêts à recevoir mes ordres ! »

Bientôt on vint lui annoncer que la salle de conseil était au grand complet et qu’on n’attendait plus que sa présence.

À la vue du nouveau préfet, tout le monde se leva.

— « Asseyez-vous, dit-il tout en s’installant vivement sur son siège. Messieurs, je ne veux point pour aujourd’hui de cérémonies, je veux qu’on me réponde ! fit-il solennellement. Sa Majesté a eu toujours le souci du bien de son peuple. Elle m’a chargé tout exprès de cette fonction pour éclaircir le mystère qui, depuis dix ans, trouble son sommeil ainsi que votre pays. Nous allons donc chercher la lumière, et nous y arriverons ! »

À ce moment, un vieux fonctionnaire se leva :

— « Seigneur, depuis dix ans, nous avons en vain essayé de faire la lumière. Nous serions tous très honorés si nous pouvions vous être utiles… »

— « Je vous en réponds ! interrompit le préfet. Dites-moi seulement quels sont les faits extraordinaires qui ont eu lieu dans ce pays depuis dix ans ? »

— « Rien, ou presque rien… c’est-à-dire qu’il y a eu l’assassinat d’une jeune fille par un jeune vaurien amoureux qui fut exécuté après le jugement ! Voilà tout, Seigneur, à part celà, je ne vois rien d’extraordinaire… Il faut que je vous dise aussi qu’on n’a pas pu retrouver le corps de la jeune fille. »

— « Eh bien ! c’est un fait intéressant ! » éclata triomphalement le préfet. « Les parents de ces deux jeunes morts sont-ils encore ici ? »

— « Mais oui, Seigneur, ils sont des gens très honorés du pays. »

— « Gardes ! ordonna le préfet, faites venir tout de suite les parents de ces deux jeunes gens ! »

Le temps avait calmé le violent chagrin de ces parents. Cependant, à la convocation du préfet, ils arrivèrent tous très émus et étonnés. Le préfet s’adressa d’abord au père de la jeune fille :

— « Êtes-vous convaincu que le jeune homme a bien assassiné votre fille ? »

— « Ma foi, Seigneur, nous ne pouvons croire autrement. »

— « Et vous, Monsieur, repartit le préfet, vous êtes convaincu que votre fils est un assassin ? »

— « Je n’oserais jamais l’affirmer, car il était d’une nature très douce ! Il était souffrant, Seigneur, et nous étions absents ce jour-là ! »

— « Comment ! vous n’aimiez donc pas beaucoup ce fils, puisque vous l’avez laissé malade seul ! »

— « C’est-à-dire que nous comptions sur le Docteur de la ville. »

— « Le Docteur de la ville ? Il doit être présent ici ! » fit le préfet, en s’adressant au vieux fonctionnaire.

Le Docteur, qui a suivi la séance avec une attention anxieuse, se leva à ce moment d’un air presque hébété.

— « Ah ! Bonjour, Monsieur le Docteur, vous l’avez donc vu ce jour-là ? »

— « Non, Seigneur, je n’ai pas pu le voir, car j’étais moi-même fort malade ce jour-là… »

— « Quelle coïncidence fâcheuse ! » remarqua le préfet.

Or la majorité de l’assemblée témoignait vivement de la parfaite honorabilité du Docteur. Le préfet jugea alors nécessaire de brusquer le dénouement. Il éclata tout-à-coup d’un rire presque cynique et lui dit :

— « Docteur, c’est très curieux que n’ayez pas eu aucun mal lorsque vous rendiez visite à une jeune fille amoureuse ! »

Tous les regards des assistants se clouèrent littéralement sur le visage du Docteur qui murmurait tout bas des mots inintelligibles. Le préfet, après avoir remarqué attentivement son visage, l’invita en ces termes :

— « Docteur, faites-nous le récit ! Si vous croyez que c’est trop demander, eh bien, je vous aiderai ! »

Le Docteur comprit alors qu’il était inutile de protester de son innocence. Il dut donc avouer son crime. On n’eut même pas le temps de le condamner, il fut lynché par la foule. Le corps de la malheureuse jeune fille fut retrouvé à l’endroit indiqué. Il était intact sous l’ombre, mais il tomba en poussière lorsqu’on le sortit au jour.



UNE STATUE MÉMORABLE

Un jour un vieux bonze chantait des cantiques sollicitant quelques aumônes à la porte d’un riche château qui se trouvait isolé au bord d’un grand fleuve. Or le maître de ce château magnifique était fâcheusement connu dans le pays pour son avarice et sa méchanceté. Il n’a jamais donné aucune aumône à personne. Aussi fut-il fort surpris et mécontent de ce qu’on vint lui demander l’aumône. Traitant le vieux bonze de voleur, il lui jeta une pelle de fumier d’étable. Le vieux bonze sans se fâcher s’en alla humblement. La bru de ce méchant châtelain, témoin de ce geste irrévérencieux de son beau-père à l’égard d’un pauvre vieillard, en fut profondément indignée. Elle sortit à la dérobée pour retrouver le vieux bonze. Elle lui demanda pardon en lui donnant un boisseau de riz. Le bonze qui se montrait indifférent à toute injure regarda la jeune femme d’un air de pitié.

— « Jeune femme, dit-il après avoir gardé un long silence, demain à midi vous verrez jaillir une source au milieu de votre cour. Alors vous quitterez votre château sans rien dire à personne et vous monterez en toute vitesse sur la colline de votre village. Surtout ne regardez pas derrière vous, sous aucun prétexte, avant d’arriver au sommet ! » insista-t-il d’un accent suppliant.

La jeune femme le prit d’abord pour un fou. Mais quand elle s’aperçut soudain que le vieux bonze avait disparu en un clin d’œil sans laisser aucune trace, elle commença par s’en inquiéter. Le lendemain à midi, en effet, elle vit à sa grande stupéfaction une source jaillir du sol, au milieu de la cour ; et bientôt elle grossit d’une façon inquiétante. Alors affolée la jeune femme se précipita dans sa chambre, prit son bébé sur son dos et ramassa quelques objets personnels dans un panier qu’elle mit sur sa tête et courut tout droit vers la colline.

Une rafale formidable surgit brusquement dans le ciel, une violente averse se précipita dans la vallée. Des bruits confus de torrents déchaînés se faisaient entendre bientôt derrière ses pas. C’est alors qu’elle s’est rappelée d’avoir oublié son adorable mari dans le château. Dès ce moment elle ne pouvait résister au désir brûlant de savoir le sort de sa maison conjugale. Presque arrivée au sommet de la colline, oubliant un instant le conseil du vieux bonze de la veille, la jeune femme regarda machinalement derrière elle. Elle ne put pousser qu’un seul cri d’horreur ! Elle ne vit aucune trace du château, ni de la vallée ! Ce n’était plus qu’un immense océan ! Devant ce spectacle terrifiant, elle fut littéralement clouée sur place et son corps glacé fut pétrifié à jamais. C’est l’histoire qu’on raconte au sujet d’un rocher isolé qui ressemble fort à une statue de femme ayant un panier sur la tête et un enfant sur son dos. On peut voir ce rocher encore aujourd’hui sur le flanc d’une colline qui se trouve dans le village de Noram-Dong, district de Sin-Joung, dans la préfecture de Kang-Kai en Corée.



UN PRÉFET MYSTÉRIEUX

La préfecture du Hai-Jou se trouvait bâtie au milieu d’une magnifique pièce d’eau pleine de nénuphars. Après l’installation d’un nouveau préfet un nombre considérable de grenouilles fit subitement irruption dans ce lac et tous les soirs cette foule batracienne se mettait à crier en chœur si fort qu’elle troublait le repos de la population. Les habitants de Hai-Jou, énervés de cette calamité peu ordinaire, manifestèrent leur mécontentement en demandant au préfet de prendre des mesures nécessaires. Les uns préconisèrent le séchage du lac, les autres son épuration… Bref mille et une suggestions parvinrent tous les jours à l’adresse du préfet.

Grave et inquiet, celui-ci garda un silence obstiné. Le plus incompréhensible est qu’il interdit formellement à la population de faire le moindre mal aux grenouilles de ce lac. Les habitants exaspérés vinrent un jour en masse dans la cour de la préfecture réclamèrent au préfet une action immédiate. Devant cette situation menaçante le mystérieux préfet sortit enfin de son mutisme, mais ce fut simplement pour demander à ses administrés un délai d’un mois pour enrayer la révolte batracienne.

Les jours s’écoulèrent rapidement sans que le préfet eut pu appliquer aucune mesure efficace. Rongé sans doute par des chagrins mystérieux, le malheureux magistrat dépérissait à vue d’œil. Le trentième jour au soir la lune était pleine et claire et les grenouilles redoublèrent ce soir-là leurs cris énervants. Le préfet était au comble de l’exaspération. Si les grenouilles ne se taisaient pas dès ce soir, il devait s’attendre le lendemain matin à un malheur de la part de ses administrés. Soudain d’un mouvement à la fois énergique et énervé il prit un pinceau et écrivit quelques mots sur une feuille blanche qu’il jeta ensuite dans le lac. Et aussitôt les cris des grenouilles cessèrent comme par enchantement. Le lendemain matin le préfet disparut sans laisser aucune trace. Qu’est-il devenu ? Personne n’a jamais pu retrouver la clef de ce troublant mystère.

Depuis ce jour jusqu’à maintenant, à travers des siècles, on n’a jamais revu, prétend-on, aucune grenouille dans ce lac qu’on peut voir encore aujourd’hui à Hai-Jou, dans la province de Whang-Hai.



L’ENFANT TERRIBLE

Il était une fois un très méchant seigneur tout puissant et tyrannique. Il avait sous ses ordres non seulement un régiment d’esclaves, mais encore un nombre considérable de serfs dont la condition de la vie était presque la même que celle des esclaves : la seule différence était qu’il n’osait pas exercer trop librement sur ses serfs le droit de vie et de mort qu’il avait sur ses esclaves.

Parmi ses serfs, il y avait un nommé Kim Sébang dont la femme était d’une beauté sublime. Le seigneur la convoitait ardemment depuis déjà longtemps. Aussi fit-il mille avances à Kim Sébang. Mais celui-ci, sachant déjà le sens de toutes ces avances, ne voulut absolument rien entendre. C’est alors que le seigneur couva le dessein lubrique de la lui ravir.

Un jour, il fit venir Kim Sébang. Et tout en lui donnant un énorme sac rempli de grains du millet, il lui dit :

— « Tu me feras savoir, avant demain midi, le nombre exact des grains que contient ce sac ! Si non je te prendrai ta femme ! »

Protester, c’était lui fournir l’occasion de querelle qu’il cherchait depuis longtemps ! Kim Sébang, impuissant et désolé, revint à la maison avec le sac du millet sur son dos. Compter les grains d’une si énorme quantité du millet était chose matériellement impossible ! Que faire ? Il fut en proie à un terrible chagrin. Kim Sébang avait un enfant, un garçon de dix ans, très intelligent et habile. Voyant son père dans cet état désespéré, l’enfant demanda ce qu’il avait au cœur. Mais le père ne lui répondit pas en disant que ce n’était pas ce qu’il devait savoir. Pourtant attendri par les pressantes insistances de son fils, il lui raconta à la fin toute l’histoire de son malheur d’abord le cruel dessein du seigneur de lui enlever sa mère, ensuite l’ordre sournois qu’il avait reçu de compter le nombre exact des grains d’un énorme sac de millet.

— « Chose impossible ! comme tu vois, continua-t-il en poussant un profond soupir. Que pouvons-nous faire contre un homme aussi puissant ! Quant à moi, je préférerai la mort plutôt que de perdre ta mère ! »

L’enfant parut d’abord réfléchir. Puis il dit tout à coup :

— « Ce n’est pas difficile du tout ! Je sais ce qu’il faut faire ! »

Aussitôt l’enfant alla chercher une balance et pesa dix grammes du millet dont il compta exactement les grains. Puis en s’adressant à son père, il dit :

— « Papa, dix grammes de millet contiennent tant de grains, par conséquent un kilo de millet contiendra tant de grains. Donc nous n’avons qu’à savoir le poids exact de millet que contient ce sac. »

Ainsi l’enfant, aidé de son père, calcula le nombre total de grains de millet. Le lendemain avant midi, Kim Sébang se présenta devant le seigneur à qui il annonça le nombre exact des grains de millet. Le seigneur, très étonné, lui demanda comment il avait pu le savoir. Le serf lui raconta tout simplement le système qu’il avait employé pour les compter. Le seigneur très irrité de n’avoir pas réussi, non plus encore cette fois, sa tentative criminelle, lui ordonna encore une autre absurdité avec beaucoup de cynisme.

— « Avant trois jours tu me fourniras ici-même un cable de cent mètres fait entièrement de coquillages de mollusques ! Si non, tu sais déjà la condition ! je te prendrai ta femme ! »

Kim Sébang, toujours impuissant et désolé, revint à la maison, et raconta à son fils le nouvel ordre qu’il avait reçu du seigneur. Ensuite il dit d’un ton triste :

— « C’en est fait de nous. Cette fois-ci nous sommes bien perdus ! »

Mais l’enfant au bout d’un long silence, pendant lequel il semblait être plongé dans une profonde reflexion, lui dit :

— « Papa, soyez tranquille ! je vois ce qu’il faut faire. Seulement il faut que j’aille moi-même à votre place, pour lui répondre ! »

Le père redoutant la cruauté du seigneur ne voulait pas d’abord le laisser aller seul chez ce dernier. Mais il y céda à la fin, vu l’ingéniosité de l’idée de son fils.

Au bout de trois jours, l’enfant se présenta en effet seul devant le seigneur qui lui cria d’une voix de tonnerre :

— « Qu’est-il devenu ton père ? Je ne veux pas t’entendre ! »

— « Mais, seigneur, mon père se trouve dans l’impossibilité de sortir. Un serpent l’a mordu hier alors qu’il cueillait des fraises dans les champs ! »

— « Qu’est-ce que tu me chantes là ! comment ? en plein hiver où nous sommes, peut-on trouver des fraises et des serpents dans les champs ? »

— « Ah, ha ! seigneur, vous qui savez si bien raisonner, comment pouvez-vous exiger une chose impossible telle que celle de fournir cent mètres de câble entièrement fait de coquillages de mollusques ? »

Le seigneur, bien que cynique et absurde, piqué au vif par le raisonnement d’un enfant, hurla à l’adresse de celui-ci :

— « Oh, ho tu es un raisonneur ! Eh bien, tu viendras demain raisonner devant moi. Écoute bien ! je serai demain assis comme celà, à cette place. Et tu me feras sortir hors de cette chambre dans l’espace de trois minutes, sans me toucher, sinon je te prendrai ta mère ».

Toute la grandeur de l’absurdité du seigneur n’étonna guère l’enfant, car il s’y attendait avec résignation. Cependant comment peut-on être sans inquiétude, lorsqu’il en va de la vie de toute une famille ? Aussi l’enfant revint à la maison tout pensif et grave. Kim Sébang impatient d’attendre le retour de son fils, vola au-devant de lui et le pressa de questions. Mais l’enfant répondit très tranquillement :

— « Papa, tout va bien pour le moment. Demain j’irai le voir encore une fois, et alors tout ira mieux »

Le lendemain alerte et radieux, l’enfant se présenta devant le seigneur qui lui cria tout bourru :

— « Bon ! essaie maintenant de me déplacer hors de cette pièce, sans me toucher ! »

Le petit garçon se prosterna aussitôt devant le seigneur et lui dit d’une voix suppliante :

— « Seigneur, c’est une chose absolument impossible. Cependant je pourrais vous faire entrer dans cette pièce en une minute, si vous étiez au dehors »

— « Vraiment ! tu pourras me faire entrer ? Eh bien, ça m’est égal, c’est la même chose ! Essaie donc… » fit-il tout en se tenant debout hors de la porte.

— « Ah, ha ! seigneur, vous êtes maintenant bien sorti »

Le seigneur dissimulait mal sa colère et sa honte d’avoir été trompé par ce gamin. Cette fois-ci il ne pouvait même plus trouver une autre absurdité. Cependant depuis ce temps, tous les desseins qu’il concevait pour enlever la femme de Kim Sébang, si ingénieux fussent-ils, étaient tous déjoués par cet enfant, si bien qu’à la fin il voyait l’absolue nécessité de perdre ce gamin pour la réussite de son dessein satyrique. À cet effet il employa mille moyens possibles et imaginables, mais c’était en vain qu’il essayait de l’assassiner, car l’enfant échappait toujours avec une intelligence incroyable. Plus l’intelligence de l’enfant était grande et ingénieuse, plus le seigneur paraissait ridicule et méchant ! Et plus le seigneur paraissait ridicule et méchant, plus l’enfant gagnait, à ses dépens, la sympathie des autres.

À la fin, exaspéré par les échecs répétés de ses tentatives criminelles, il se décida à lever le masque de son cynisme. Aussi fit-il venir, un matin, un de ses esclaves, le plus brutal et le plus cruel, et lui dit :

— « Tu vas prendre, aujourd’hui, le petit enfant de Kim Sébang et le mettre dans un sac. Puis tu iras le jeter au loin dans le courant le plus impétueux du fleuve. Et voilà pour ta récompense ! » fit-il tout en lui remettant une bourse énorme.

Cet esclave sans cœur alla aussitôt chez Kim Sébang et lui arracha l’enfant, malgré toutes ses résistances suppliantes. Ayant enfermé l’enfant dans un sac qu’il mit sur son dos, il s’en alla tranquillement vers le fleuve fatal qui se trouvait à une demie journée de marche du domaine seigneurial.

Depuis une bonne heure l’enfant était dans le sac sur le dos du cruel esclave. On était alors au seuil de l’été et il faisait ce jour-là une chaleur épouvantable. Malgré toutes les supplications de ce malheureux enfant, l’esclave continua toujours son chemin. Arrivé au mi-chemin du fleuve, il s’arrêta devant une auberge, sans doute, pour calmer sa soif. Il accrocha le sac du malheureux enfant à la branche d’un énorme sapin qui se trouvait devant la porte de l’auberge. Puis il entra dans la salle de consommation. Là, il rencontra une grosse commère encore jeune qui lui parut très avenante. C’est en compagnie de cette femme qu’il se mit à boire en plaisantant, tout en se permettant de temps en temps de petites familiarités sans se soucier de rien.

Pendant ce temps, le pauvre enfant se lamentait dans son sac. Soudain par le trou de son sac, il vit venir un aveugle. Et une idée lui vint tout à coup. Il l’interpella donc :

— « Seigneur aveugle ! Je veux vous rendre un service, un très grand service. J’étais moi-même aveugle jusqu’à ce matin. Or d’après les précieux conseils d’un saint homme, qui consistaient à me mettre dans ce sac et de le suspendre ensuite à cette branche, j’ai retrouvé ma vue au bout de quelques heures. Sachant parfaitement toutes les misères et la souffrance des aveugles, et le moyen très simple de retrouver la lumière, je ne puis m’empêcher de répandre cette bonne nouvelle à tous les aveugles que je vois. Et je vous… »

— « Comment ! retrouver la lumière ! que faut-il donc faire ?  ! » s’écria brusquement l’aveugle tout en interrompant son interlocuteur.

— « Approchez-vous ! » fit l’enfant.

L’aveugle s’approcha à tatons du côté d’où venait la voix. Et il se heurta contre quelque chose.

— « Vous y voilà, dit le gamin, vous voyez, je suis dans un sac suspendu à une branche. Décrochez-le ! »

L’aveugle le décrocha et l’enfant sortit alors du sac.

— « Maintenant entrez-y ! » fit-il tout en poussant le malheureux aveugle dans le sac qu’il boucla, ensuite avec toutes les peines du monde il réussit à l’accrocher à la branche du sapin. Puis l’enfant s’enfuit et rentra secrètement chez ses parents.

L’esclave qui se saoulait dans la salle de consommation de l’auberge, comme nous l’avons dit, en compagnie d’une vulgaire commère, sortit enfin, vers le soir. Sous l’empire de l’alcool il marchait d’un pas chancelant. Il décrocha le sac d’enfant sans se rendre compte de la différence de poids qu’il y avait entre un enfant de dix ans et un homme de quarante ans. Il se contenta de dire :

— « C’est lourd ! ce petit cochon là ! »

Puis le voilà reparti en zigzaguant et en chantant, avec le sac sur son dos, vers le fleuve fatal.

Le malheureux aveugle, qui avait vainement attendu la lumière, comprit enfin qu’un ivrogne l’emportait sur son dos en chantant et en zigzaguant. Il lui demanda qui il était et où il allait. Mais l’homme était tellement ivre qu’il n’entendait absolument rien. Et comme tous ses efforts pour obtenir de lui une réponse ne réussissaient pas, il se résigna à son sort, tout en espérant le retour de la lumière de ses yeux.

Cependant le cruel esclave continua son chemin et arriva enfin au bord de ce fleuve fatal où il jeta son sac sans le moindre trouble de conscience ! Au contraire il était heureux de s’être débarrassé d’un fardeau ! Il revint donc chez son maître et lui annonça fièrement qu’il avait bien accompli sa lugubre mission.

L’intelligent et habile enfant de Kim Sébang, ayant à peu près tout prévu, attendit en cachette le retour de l’esclave. Il était heureux de voir les choses s’accomplir comme il l’avait espéré. Il se fit faire alors une magnifique robe en soie brodée. Après s’en être habillé, il se présenta, un jour, très fièrement devant le seigneur qui se troubla d’abord de le voir revenir surtout si magnifique.

— « Seigneur ! dit l’enfant, je ne viens pas ici pour me venger de votre cruauté et de votre injustice. Mais je viens ici pour remplir une sainte mission que j’ai reçue de Sa Majesté le Roi du Royaume sous-marin. Dès que votre esclave m’a jeté dans le fleuve je fus introduit par une troupe de nymphes auprès de Sa Majesté, le tout Puissant Roi sous-marin… Ah ! je n’ai encore rien vu d’aussi beau que ce splendide et féérique Palais construit entièrement en diamants ! Sa Majesté me fit asseoir à côté de lui et il me dit : « Vous êtes la personnification même des martyrs de la terre. La terre est un gouffre de misères ! Les puissants, les faibles, et les riches, les pauvres, tous y sont des misérables ! Cependant je veux que la terre soit habitable, ce qui est tout à fait possible. Il suffit d’avoir un homme assez puissant sur la terre et capable d’exécuter mes ordres ! Remarquez, continua le Roi, que votre seigneur qui a voulu votre perte n’était pas au fond un méchant. Voilà un homme tout désigné pour réaliser mon idéal sur terre. Donc je vous renvoie auprès de votre seigneur et vous lui direz tout ce que je viens de vous apprendre. Et dites lui qu’il vienne me voir avec toute sa famille afin qu’elle soit sanctifiée en même temps que lui. Puis il reviendra, avec une pouvoir exceptionnel sur la terre qu’il rendra certainement heureuse en l’administrant suivant mes conseils : « Voilà, seigneur, ce que je viens vous apprendre » termina l’enfant.

À ce moment, par une coïncidence tout à fait accidentelle, le cruel esclave rencontra l’enfant devant son maître.

— « Oh ! un revenant ! » fit-il en s’affaissant par terre sans connaissance…

En écoutant ce discours viril d’un tout petit enfant et en voyant la crainte bien compréhensible de son esclave, le seigneur songea :

— « Il n’y a pas l’ombre d’un doute que cet enfant ait été noyé. Et son retour ici même et la magnificence dont il est entouré justifient amplement tout ce qu’il me dit là. Je serais donc le Roi de la Terre si j’allais recevoir le pouvoir exceptionnel dont me parle le tout Puissant souverain sous-marin. »

À la pensée de se voir, un jour, Roi il devint presque fou de bonheur. Aussi demanda-t-il à l’enfant ce qu’il faut faire pour hâter sa visite au Roi sous-marin.

— « Eh bien ! préparez autant de sacs que vous avez de personnes qui vous sont les plus chères. Et alors je vais vous y conduire » répondit le gamin.

Enfin, quand tout fut prêt, l’enfant ordonna que chacun entrât dans son sac. Puis après avoir bouclé solidement les sacs il les transporta dans un chariot jusqu’au bord du fleuve où il les jeta sans pitié. Après celà, l’enfant revint au pays et déclara aux habitants :

— « J’ai puni les méchants ! et maintenant partageons entre nous toutes ces fortunes qui ont été faites à la sueur de nos fronts et par le sang de nos veines ! »



UNE LÉGENDE CORÉENNE

Ce fut par un beau jour d’automne que ce vénérable poète, dont les vers ne sont que des expressions de son amour automnal, se plut à flâner à travers les collines tout en contemplant les dorures sans éclat des feuilles de la saison.

L’atmosphère était comme saturée de rêve. La sérénité du ciel, la douceur de la brise, les murmures harmonieux des ruisseaux cachés, les gazouillements confus des oiseaux invisibles, tout cela exerçait sur lui une attraction magique. Il lui semblait que la nature elle-même rassemblait ses puissances éparses, battait le rappel de ses éléments de séduction pour lancer à la face enivrée du promeneur solitaire l’irrésistible appel de la douce rêverie.

Le poète s’était assis au pied d’un arbre, goûtant les délices de son enchantement, quand tout-à-coup, il vit venir un cerf blessé qui s’efforçait de cacher son corps sanglant derrière un buisson touffu. Mais la petitesse du taillis ne lui offrait pas un abri sûr. Alors le poète devinant tout, arracha rapidement plusieurs brassées d’autres buissons et les jeta soigneusement sur le corps du cerf qui faisait alors mine d’être mort. Quelques instants après, deux chasseurs arrivèrent en hâte. Ils lui demandèrent s’il n’avait pas vu passer un cerf blessé.

— « J’ai vu passer un cerf furieux, en effet, répondit le poète, galopant à toute allure dans cette direction. »

Ainsi, une direction fausse étant indiquée, ils s’y précipitèrent sans même remercier leur interlocuteur. Quand les chasseurs eurent disparu au loin, le cerf sortit de sa cachette. D’un regard reconnaissant, il considéra l’homme pendant un instant, puis s’en alla d’un pas traînant vers la haute montagne, tandis que, cédant à la fraîcheur crépusculaire, le poète regagnait son foyer familial.

Le lendemain matin, contrairement à son habitude, comme il s’était réveillé de fort bonne heure, et plongé dans la méditation, sa femme le pria de lui en dire le sujet. Alors, après avoir raconté à celle-ci l’histoire du cerf blessé, il lui apprit qu’il venait de s’éveiller d’un rêve peu ordinaire :

— « Un vieillard s’est présenté à moi, continua-t-il, il m’a remercié fort gracieusement d’avoir sauvé son fils bien-aimé qui n’était autre que le cerf de la veille. Il m’a assuré comme témoignage de sa gratitude, une postérité prospère et glorieuse. »

Ayant raconté cela d’un air assez amusé, il continua tout-à-coup d’un ton triste :

— « Combien je suis heureux d’avoir entendu une telle nouvelle, fût-ce en rêve ! Songez, Madame, que depuis quatre générations, notre famille n’a toujours connu qu’un descendant unique ! Et à notre tour, nous n’avons plus maintenant l’espoir d’avoir d’autre enfant que celui que Dieu nous a confié déjà… »

À ce moment on frappa à la porte. Puis la porte de leur chambre s’ouvrit, laissant paraître leur unique fils adoré qui venait leur présenter ses devoirs habituels. C’était un beau garçon en pleine force. Dans un visage rempli de douceur, ses yeux étincelaient comme des étoiles dans un ciel serein. Sa nature à la fois simple et charmante ne pouvait que s’enrichir de vertus et de sagesse sous la direction d’un tel père.

— « C’est un beau garçon ! » remarqua la femme quand le fils fut sorti « Il faudrait que nous pensions à son mariage ! » ajouta-t-elle.

— « C’est le seul sujet de mes soucis ! » dit le mari.

— « Au fait, quelle réponse réservez-vous à la proposition qui nous a été faite par le Seigneur de Han-Yang ? »

Comme son mari n’y répondait pas, elle continua ;

« La vertu, les grâces de sa fille que tout le monde apprécie ne vous disent-elles rien ? »

— « Je le sais ! » fit-il doucement.

— « Alors qu’attendez-vous pour donner à ce Seigneur une réponse favorable ? »

— « Certes, il ne manque rien à cette jeune fille pour être une épouse parfaite, mais… mais elle est, madame, la fille unique de ce Seigneur ! Le mot « unique » m’effraie !… »

— « Que dites-vous là ! vous oubliez que tout dépend de la volonté de Dieu. Si rien ne fait défaut dans les natures de ces deux jeunes gens pour être un parfait couple, c’est que Dieu aurait bien voulu cette union. Conformons-nous donc, cher époux, à la volonté divine. »

Le mari lui-même souhaitait cette union, mais le mot « unique » lui semblait avoir une consonance horrible. Cependant les arguments de sa femme lui parurent raisonnables. Aussi décida-t-il de répondre favorablement à la demande du Seigneur de Han-Yang.

Les deux familles s’entendirent donc pour fixer la date de la cérémonie nuptiale pour laquelle, désireuses de donner tout éclat possible, elles firent aussitôt des préparatifs grandioses. Le jour venu, suivant la coutume du pays, le fiancé escorté de ses gens alla chez la fiancée, où devait être dressé le lit nuptial. Ce fut l’occasion d’une réjouissance générale et la fête se termina avec un rare éclat. La nuit étant assez avancée, on conduisit les nouveaux mariés à l’appartement qui leur avait été réservé.

Restés seuls, le nouveau marié remarqua que sa femme souffrait légèrement. Croyant à de la fatigue, il lui conseilla d’aller se reposer. Cependant sa souffrance semblait s’aggraver tout à coup. Puis à son grand étonnement, il la vit perdre connaissance et mettre au monde un enfant ! Malgré sa grande stupéfaction, retenant son sang-froid, il lui prodigua les soins nécessaires. Après qu’elle fût revenue à elle il lui dit :

— « Madame, songez que nous nous sommes liés pour jamais depuis ce matin. Désormais votre déshonneur est le mien. Ayez donc confiance et laissez-moi agir comme je l’entends »

À ce mot, il sortit de la chambre et alla réveiller secrètement son valet qui lui était attaché personnellement. Il lui dit :

— « Mon ami, je viens d’être averti en rêve qu’un grand malheur serait à la porte de chez nous, et ma présence serait nécessaire pour sauver mes parents. Évidemment je ne veux pas le croire ! mais ma conscience n’en est pas moins troublée. Préparez donc sans bruit mon cheval et le vôtre, et conduisez-moi jusqu’à la maison. Comme je compte être de retour avant l’aurore, obéissez vite ! »

Puis il revint auprès de sa femme. Tout en la rassurant avec une aimable éloquence il enveloppa très soigneusement le nouveau-né dans une étoffe de soie et le cacha dans son sein. En sortant de nouveau de la chambre, il dit :

— « Madame, je vous rejoindrai avant l’aurore. Attendez-moi avec confiance. »

Voilà nos deux cavaliers, maître et valet, déjà en route. Lorsqu’ils furent sur le point de passer un petit pont de bois, le maître ordonna au valet d’arrêter un instant, sous prétexte d’avoir besoin de prendre un peu de précaution. Il descendit donc sous le pont, mais à peine fut-il ! descendu qu’il remonta en poussant un cri l’étonnement.

— « Apportez-moi de la lumière, dit-il à son valet, il y a là quelque chose qui me surprend ! »

Le valet s’empressa de descendre avec la lumière et découvrit un nouveau-né enveloppé dans une étoffe de soie.

— « Oh, s’exclama le jeune maître, c’est pour sauver cet être humain que j’ai été choisi… En tout cas, c’est l’ordre formel de Dieu ! Allons vite, en route ! »

Quand il se présenta devant ses parents qui s’alarmèrent de cette présence inattendue surtout à une heure pareille, le jeune marié leur raconta son rêve et la découverte du nouveau-né sous le pont, puis il leur dit :

— « Je vois là un ordre du Tout-Puissant ! conformons-nous, chers parents, à la volonté divine ! »

— « C’est fait ! répondirent ses parents ensemble. Il sera élevé avec les plus grands soins. Mais faites-nous, Monsieur, le plaisir d’aller rejoindre votre épouse le plus vite possible ! et partez… »

Avant l’aurore, en effet, le jeune marié put rejoindre sa femme qui l’attendait, l’air inquiet.

Le lendemain matin, les nouveaux mariés reparurent gais le plus naturellement du monde.

— « Jamais un couple aussi harmonieusement parfait, disait tout le monde, n’aurait existé ! »

La précaution de ce prudent jeune mari fut telle qu’on ignorait le moindre événement de la veille.

La vie leur fut douce. Les heureux jours se succédèrent ainsi que les heureuses années. Vingt années s’écoulèrent comme un matin, depuis leur mariage. Et pourtant elles n’avaient pas manqué d’accomplir leurs œuvres cruelles ! car un sommeil éternel avait fermé les paupières de leurs parents. Ce couple autrefois tout rose, tout florissant, devenu père et mère, voyait alors quelques fils blancs courir dans leurs chevelures.

Le souvenir fâcheux aurait été oublié durant cette heureuse vie trop courte, si un jour un jeune page n’avait pas demandé à son maître :

— « Seigneur, à moins que je ne fusse tombé du ciel, je dois avoir des parents qui m’ont donné naissance. Si vous ne savez rien de ma personne, daignez me dire quand et comment je fus recueilli par vous ».

Le visage du Seigneur devint sombre et pensif, une terrible colère qu’il dissimulait mal surgit tout-à-coup dans ses yeux, puis il répondit :

— « Vous le saurez tout à l’heure ! »

À ce mot, il passa dans une salle intérieure où sa femme tricotait.

— « Madame, il faut que je vous parle, lui dit-il en entrant, nous avons trop vécu pour qu’il y ait encore quelque secret entre nous ! »

Tout en lui rappelant, d’un ton sombre, les souvenirs de la première nuit de leur mariage, et la question posée par le page qui n’était autre que l’enfant de sa femme, il la pria de lui dire son nom.

— « Dieu soit témoin de ma pureté ! balbutia-t-elle d’une voix tremblante, cet enfant m’est venu tout seul. En tout cas je veux tout dire, seulement en présence de ce pauvre enfant ».

Le moment étant favorable pour un entretien secret, il appela donc le page à qui il présenta sa femme, en lui disant :

— « Voilà l’auteur de vos jours, qui vous dira comment vous êtes venu au monde. »

— « Oh ! mon pauvre ami, commença-t-elle, moi qui vous ai donné la naissance, j’ignore moi-même si vous êtes un être humain comme les autres, car vous êtes venu au monde d’une façon incompréhensible ! »

Puis s’adressant à son mari :

— « Ce fut la veille de nos fiançailles que j’eus un rêve extraordinaire. Un vieillard se présenta à moi, alors que je me promenais dans le jardin. Il me raconta que son fils avait été sauvé par mon futur beau-père. « Pour le remercier je viens ici bénir sa future belle-fille » dit-il tout en versant sur ma tête un flacon de parfum délicat dont je savourai pendant un instant l’odeur exquise. Depuis lors, je sentais que quelque chose d’extraordinaire se passait en moi. Enfin voilà la première nuit de notre mariage arrivée. Le reste, vous le savez, balbutia-t-elle en sanglotant… Racontez-moi, Seigneur, comment vous l’avez élevé. »

Ils l’écoutèrent tous deux, la tête baissée. Le mari rompant le silence, dit à sa femme :

— « Rassurez-vous, madame, je vous crois. J’ai d’autant plus de raison de vous croire que mon père a sauvé en effet le jour qui précédait nos fiançailles un cerf blessé, et la nuit même il a eu un rêve semblable au vôtre ! »

Après un instant d’arrêt, il leur rappela d’abord son souvenir stupéfait de l’événement extraordinaire de cette nuit nuptiale et sa présence d’esprit d’inventer un mensonge à savoir le rêve et la découverte du nouveau-né sous le pont. Puis en s’adressant au jeune homme :

— « Mon père, après avoir remercié Dieu, confia votre éducation à un précepteur de haute vertu qui se félicitait d’avoir eu pour élève un enfant qu’il qualifiait d’intelligence même. Quand votre éducation fut terminée, c’est-à-dire depuis le mois dernier, je vous ai pris comme mon page, mais mon intention était faire de vous un homme utile »

À peine le récit terminé, le jeune homme se prosterna devant son maître et lui dit :

— « Seigneur, la grandeur de votre esprit mériterait toute bénédiction de Dieu. Je dois donc ma naissance à madame, mais je vous dois ma vie, à vous, Seigneur ! »

Puis avec une tristesse infinie, il jura qu’il consacrerait désormais sa vie entière à son maître et sauveur. En même temps il déclara qu’il quitterait la maison pour des raisons d’ordre moral. Il partit donc un beau jour, et une trentaine d’années s’écoulèrent sans qu’on eût la moindre nouvelle de lui…

Ce fils du divin poète, vaincu à son tour par ses soixante-dix ans, gardait le lit depuis des mois. Un jour son état inspira une vive inquiétude. On crut alors que sa mort n’était plus qu’une question d’heures. Soudain, quelqu’un se fit annoncer à la porte et sans qu’on lui apportât la réponse, accourut jusqu’à la chambre du mourant.

— « Seigneur, dit-il au moribond d’une voix vibrante, si je me suis éloigné de vous de corps, mon âme ne l’était pas une minute ! » Depuis trente ans j’ai étudié la géologie, et ma science m’a permis de trouver une « miung-san » [13] où je compte dresser votre lit éternel qui permettra, ensuite, à votre âme d’entrer dans la famille divine de l’autre monde. Et alors vous serez le maître du Bonheur et du Malheur de ce Monde-ci ! »

Ces termes produisirent un effet heureux sur le visage du moribond qui, après avoir remercié le nouveau venu, ne tarda pas à rendre le dernier soupir.



  1. Jansam : est une espèce de vêtement de bonze ou de bonzesse dont la couleur est toujours grise.
  2. Liang : C’est une somme d’argent composée de dix « don » ou cent « poun ». Le poun est l’unité la plus basse de la monnaie coréenne qui correspond à peu près à trois centimes français.
  3. Les jeunes Coréens allaient passer, après leurs études, au seuil de la vie sociale, une année de méditation dans les monastères qui s’y prêtaient particulièrement par leur situation loin du monde dans la montagne, tout près de la nature, par leur atmosphère sainte et philosophique, parmi les ascètes solitaires.
  4. Avant la naissance de la « Corée », la péninsule coréenne était divisée en trois nations. Du sud au nord Sil-Là, Bec-Jai et Cocourieu. Cette période de division, qui a duré pendant sept cents ans, est connue en Corée sous le nom de Sam-Kouk ou Trois-nations. Ce n’est qu’après l’unification de la péninsule par Sil-Là qu’elle a reçu le nouveau nom de Corée.
  5. Voir la note du conte : Un poison précieux.
  6. Bonzesse : prêtresse bouddhiste qui se distingue des autres femmes par sa tête rasée.
  7. Ce conte est une de ces historiettes qu’on raconte en Corée aux enfants pour les inviter au sommeil. L’héroïne rencontrera autant de tigres qu’elle a sur elle de pièces de vêtements et parfois même de membres.
  8. Gam est le nom coréen de kaki.
  9. Jang-Ji est une espèce de papier unique au monde. Sa qualité extraordinaire est un des légitimes orgueils de la Corée. Sa solidité remplace quelquefois celle de cuir.
  10. Jang-Sing est une borne kilométrique en tronc d’arbre sculpté représentant toujours un général coréen d’autrefois. Sa hauteur minimum de deux mètres et son masque farouche et grossier le rendent généralement imposant et diabolique.
  11. Yang-Ban est une classe sociale de la Corée qui correspond en France à la haute bourgeoisie sous l’ancien régime.
  12. Wha-Ro : est une espèce de cuvette en métal dont on se sert pour conserver le feu de charbon sous les cendres.
  13. Le culte des morts est très rigoureux en Corée. Une curieuse superstition dit que la prospérité ou la ruine de postérité est subordonnée à la qualité du lieu de tombeaux des ancêtres. Le lieu de tombeaux qui permet l’âme de l’occupant d’entrer dans la famille de divinité de l’autre monde s’appelle « miung-san »,