Miroir, cause de malheur, et autres contes coréens/Une légende coréenne

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UNE LÉGENDE CORÉENNE

Ce fut par un beau jour d’automne que ce vénérable poète, dont les vers ne sont que des expressions de son amour automnal, se plut à flâner à travers les collines tout en contemplant les dorures sans éclat des feuilles de la saison.

L’atmosphère était comme saturée de rêve. La sérénité du ciel, la douceur de la brise, les murmures harmonieux des ruisseaux cachés, les gazouillements confus des oiseaux invisibles, tout cela exerçait sur lui une attraction magique. Il lui semblait que la nature elle-même rassemblait ses puissances éparses, battait le rappel de ses éléments de séduction pour lancer à la face enivrée du promeneur solitaire l’irrésistible appel de la douce rêverie.

Le poète s’était assis au pied d’un arbre, goûtant les délices de son enchantement, quand tout-à-coup, il vit venir un cerf blessé qui s’efforçait de cacher son corps sanglant derrière un buisson touffu. Mais la petitesse du taillis ne lui offrait pas un abri sûr. Alors le poète devinant tout, arracha rapidement plusieurs brassées d’autres buissons et les jeta soigneusement sur le corps du cerf qui faisait alors mine d’être mort. Quelques instants après, deux chasseurs arrivèrent en hâte. Ils lui demandèrent s’il n’avait pas vu passer un cerf blessé.

— « J’ai vu passer un cerf furieux, en effet, répondit le poète, galopant à toute allure dans cette direction. »

Ainsi, une direction fausse étant indiquée, ils s’y précipitèrent sans même remercier leur interlocuteur. Quand les chasseurs eurent disparu au loin, le cerf sortit de sa cachette. D’un regard reconnaissant, il considéra l’homme pendant un instant, puis s’en alla d’un pas traînant vers la haute montagne, tandis que, cédant à la fraîcheur crépusculaire, le poète regagnait son foyer familial.

Le lendemain matin, contrairement à son habitude, comme il s’était réveillé de fort bonne heure, et plongé dans la méditation, sa femme le pria de lui en dire le sujet. Alors, après avoir raconté à celle-ci l’histoire du cerf blessé, il lui apprit qu’il venait de s’éveiller d’un rêve peu ordinaire :

— « Un vieillard s’est présenté à moi, continua-t-il, il m’a remercié fort gracieusement d’avoir sauvé son fils bien-aimé qui n’était autre que le cerf de la veille. Il m’a assuré comme témoignage de sa gratitude, une postérité prospère et glorieuse. »

Ayant raconté cela d’un air assez amusé, il continua tout-à-coup d’un ton triste :

— « Combien je suis heureux d’avoir entendu une telle nouvelle, fût-ce en rêve ! Songez, Madame, que depuis quatre générations, notre famille n’a toujours connu qu’un descendant unique ! Et à notre tour, nous n’avons plus maintenant l’espoir d’avoir d’autre enfant que celui que Dieu nous a confié déjà… »

À ce moment on frappa à la porte. Puis la porte de leur chambre s’ouvrit, laissant paraître leur unique fils adoré qui venait leur présenter ses devoirs habituels. C’était un beau garçon en pleine force. Dans un visage rempli de douceur, ses yeux étincelaient comme des étoiles dans un ciel serein. Sa nature à la fois simple et charmante ne pouvait que s’enrichir de vertus et de sagesse sous la direction d’un tel père.

— « C’est un beau garçon ! » remarqua la femme quand le fils fut sorti « Il faudrait que nous pensions à son mariage ! » ajouta-t-elle.

— « C’est le seul sujet de mes soucis ! » dit le mari.

— « Au fait, quelle réponse réservez-vous à la proposition qui nous a été faite par le Seigneur de Han-Yang ? »

Comme son mari n’y répondait pas, elle continua ;

« La vertu, les grâces de sa fille que tout le monde apprécie ne vous disent-elles rien ? »

— « Je le sais ! » fit-il doucement.

— « Alors qu’attendez-vous pour donner à ce Seigneur une réponse favorable ? »

— « Certes, il ne manque rien à cette jeune fille pour être une épouse parfaite, mais… mais elle est, madame, la fille unique de ce Seigneur ! Le mot « unique » m’effraie !… »

— « Que dites-vous là ! vous oubliez que tout dépend de la volonté de Dieu. Si rien ne fait défaut dans les natures de ces deux jeunes gens pour être un parfait couple, c’est que Dieu aurait bien voulu cette union. Conformons-nous donc, cher époux, à la volonté divine. »

Le mari lui-même souhaitait cette union, mais le mot « unique » lui semblait avoir une consonance horrible. Cependant les arguments de sa femme lui parurent raisonnables. Aussi décida-t-il de répondre favorablement à la demande du Seigneur de Han-Yang.

Les deux familles s’entendirent donc pour fixer la date de la cérémonie nuptiale pour laquelle, désireuses de donner tout éclat possible, elles firent aussitôt des préparatifs grandioses. Le jour venu, suivant la coutume du pays, le fiancé escorté de ses gens alla chez la fiancée, où devait être dressé le lit nuptial. Ce fut l’occasion d’une réjouissance générale et la fête se termina avec un rare éclat. La nuit étant assez avancée, on conduisit les nouveaux mariés à l’appartement qui leur avait été réservé.

Restés seuls, le nouveau marié remarqua que sa femme souffrait légèrement. Croyant à de la fatigue, il lui conseilla d’aller se reposer. Cependant sa souffrance semblait s’aggraver tout à coup. Puis à son grand étonnement, il la vit perdre connaissance et mettre au monde un enfant ! Malgré sa grande stupéfaction, retenant son sang-froid, il lui prodigua les soins nécessaires. Après qu’elle fût revenue à elle il lui dit :

— « Madame, songez que nous nous sommes liés pour jamais depuis ce matin. Désormais votre déshonneur est le mien. Ayez donc confiance et laissez-moi agir comme je l’entends »

À ce mot, il sortit de la chambre et alla réveiller secrètement son valet qui lui était attaché personnellement. Il lui dit :

— « Mon ami, je viens d’être averti en rêve qu’un grand malheur serait à la porte de chez nous, et ma présence serait nécessaire pour sauver mes parents. Évidemment je ne veux pas le croire ! mais ma conscience n’en est pas moins troublée. Préparez donc sans bruit mon cheval et le vôtre, et conduisez-moi jusqu’à la maison. Comme je compte être de retour avant l’aurore, obéissez vite ! »

Puis il revint auprès de sa femme. Tout en la rassurant avec une aimable éloquence il enveloppa très soigneusement le nouveau-né dans une étoffe de soie et le cacha dans son sein. En sortant de nouveau de la chambre, il dit :

— « Madame, je vous rejoindrai avant l’aurore. Attendez-moi avec confiance. »

Voilà nos deux cavaliers, maître et valet, déjà en route. Lorsqu’ils furent sur le point de passer un petit pont de bois, le maître ordonna au valet d’arrêter un instant, sous prétexte d’avoir besoin de prendre un peu de précaution. Il descendit donc sous le pont, mais à peine fut-il ! descendu qu’il remonta en poussant un cri l’étonnement.

— « Apportez-moi de la lumière, dit-il à son valet, il y a là quelque chose qui me surprend ! »

Le valet s’empressa de descendre avec la lumière et découvrit un nouveau-né enveloppé dans une étoffe de soie.

— « Oh, s’exclama le jeune maître, c’est pour sauver cet être humain que j’ai été choisi… En tout cas, c’est l’ordre formel de Dieu ! Allons vite, en route ! »

Quand il se présenta devant ses parents qui s’alarmèrent de cette présence inattendue surtout à une heure pareille, le jeune marié leur raconta son rêve et la découverte du nouveau-né sous le pont, puis il leur dit :

— « Je vois là un ordre du Tout-Puissant ! conformons-nous, chers parents, à la volonté divine ! »

— « C’est fait ! répondirent ses parents ensemble. Il sera élevé avec les plus grands soins. Mais faites-nous, Monsieur, le plaisir d’aller rejoindre votre épouse le plus vite possible ! et partez… »

Avant l’aurore, en effet, le jeune marié put rejoindre sa femme qui l’attendait, l’air inquiet.

Le lendemain matin, les nouveaux mariés reparurent gais le plus naturellement du monde.

— « Jamais un couple aussi harmonieusement parfait, disait tout le monde, n’aurait existé ! »

La précaution de ce prudent jeune mari fut telle qu’on ignorait le moindre événement de la veille.

La vie leur fut douce. Les heureux jours se succédèrent ainsi que les heureuses années. Vingt années s’écoulèrent comme un matin, depuis leur mariage. Et pourtant elles n’avaient pas manqué d’accomplir leurs œuvres cruelles ! car un sommeil éternel avait fermé les paupières de leurs parents. Ce couple autrefois tout rose, tout florissant, devenu père et mère, voyait alors quelques fils blancs courir dans leurs chevelures.

Le souvenir fâcheux aurait été oublié durant cette heureuse vie trop courte, si un jour un jeune page n’avait pas demandé à son maître :

— « Seigneur, à moins que je ne fusse tombé du ciel, je dois avoir des parents qui m’ont donné naissance. Si vous ne savez rien de ma personne, daignez me dire quand et comment je fus recueilli par vous ».

Le visage du Seigneur devint sombre et pensif, une terrible colère qu’il dissimulait mal surgit tout-à-coup dans ses yeux, puis il répondit :

— « Vous le saurez tout à l’heure ! »

À ce mot, il passa dans une salle intérieure où sa femme tricotait.

— « Madame, il faut que je vous parle, lui dit-il en entrant, nous avons trop vécu pour qu’il y ait encore quelque secret entre nous ! »

Tout en lui rappelant, d’un ton sombre, les souvenirs de la première nuit de leur mariage, et la question posée par le page qui n’était autre que l’enfant de sa femme, il la pria de lui dire son nom.

— « Dieu soit témoin de ma pureté ! balbutia-t-elle d’une voix tremblante, cet enfant m’est venu tout seul. En tout cas je veux tout dire, seulement en présence de ce pauvre enfant ».

Le moment étant favorable pour un entretien secret, il appela donc le page à qui il présenta sa femme, en lui disant :

— « Voilà l’auteur de vos jours, qui vous dira comment vous êtes venu au monde. »

— « Oh ! mon pauvre ami, commença-t-elle, moi qui vous ai donné la naissance, j’ignore moi-même si vous êtes un être humain comme les autres, car vous êtes venu au monde d’une façon incompréhensible ! »

Puis s’adressant à son mari :

— « Ce fut la veille de nos fiançailles que j’eus un rêve extraordinaire. Un vieillard se présenta à moi, alors que je me promenais dans le jardin. Il me raconta que son fils avait été sauvé par mon futur beau-père. « Pour le remercier je viens ici bénir sa future belle-fille » dit-il tout en versant sur ma tête un flacon de parfum délicat dont je savourai pendant un instant l’odeur exquise. Depuis lors, je sentais que quelque chose d’extraordinaire se passait en moi. Enfin voilà la première nuit de notre mariage arrivée. Le reste, vous le savez, balbutia-t-elle en sanglotant… Racontez-moi, Seigneur, comment vous l’avez élevé. »

Ils l’écoutèrent tous deux, la tête baissée. Le mari rompant le silence, dit à sa femme :

— « Rassurez-vous, madame, je vous crois. J’ai d’autant plus de raison de vous croire que mon père a sauvé en effet le jour qui précédait nos fiançailles un cerf blessé, et la nuit même il a eu un rêve semblable au vôtre ! »

Après un instant d’arrêt, il leur rappela d’abord son souvenir stupéfait de l’événement extraordinaire de cette nuit nuptiale et sa présence d’esprit d’inventer un mensonge à savoir le rêve et la découverte du nouveau-né sous le pont. Puis en s’adressant au jeune homme :

— « Mon père, après avoir remercié Dieu, confia votre éducation à un précepteur de haute vertu qui se félicitait d’avoir eu pour élève un enfant qu’il qualifiait d’intelligence même. Quand votre éducation fut terminée, c’est-à-dire depuis le mois dernier, je vous ai pris comme mon page, mais mon intention était faire de vous un homme utile »

À peine le récit terminé, le jeune homme se prosterna devant son maître et lui dit :

— « Seigneur, la grandeur de votre esprit mériterait toute bénédiction de Dieu. Je dois donc ma naissance à madame, mais je vous dois ma vie, à vous, Seigneur ! »

Puis avec une tristesse infinie, il jura qu’il consacrerait désormais sa vie entière à son maître et sauveur. En même temps il déclara qu’il quitterait la maison pour des raisons d’ordre moral. Il partit donc un beau jour, et une trentaine d’années s’écoulèrent sans qu’on eût la moindre nouvelle de lui…

Ce fils du divin poète, vaincu à son tour par ses soixante-dix ans, gardait le lit depuis des mois. Un jour son état inspira une vive inquiétude. On crut alors que sa mort n’était plus qu’une question d’heures. Soudain, quelqu’un se fit annoncer à la porte et sans qu’on lui apportât la réponse, accourut jusqu’à la chambre du mourant.

— « Seigneur, dit-il au moribond d’une voix vibrante, si je me suis éloigné de vous de corps, mon âme ne l’était pas une minute ! » Depuis trente ans j’ai étudié la géologie, et ma science m’a permis de trouver une « miung-san » [1] où je compte dresser votre lit éternel qui permettra, ensuite, à votre âme d’entrer dans la famille divine de l’autre monde. Et alors vous serez le maître du Bonheur et du Malheur de ce Monde-ci ! »

Ces termes produisirent un effet heureux sur le visage du moribond qui, après avoir remercié le nouveau venu, ne tarda pas à rendre le dernier soupir.



  1. Le culte des morts est très rigoureux en Corée. Une curieuse superstition dit que la prospérité ou la ruine de postérité est subordonnée à la qualité du lieu de tombeaux des ancêtres. Le lieu de tombeaux qui permet l’âme de l’occupant d’entrer dans la famille de divinité de l’autre monde s’appelle « miung-san »,