Misère/1

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Misères (1888)
Paul Olendorff, éditeur (p. 9-18).

MISÈRES




I

MISÈRE LÂCHE

À mon ami Gustave Frédérix.

I

Il était tombé dans ce ménage un beau soir, en haillons, manquant de tout. On l'avait accueilli par pur respect humain, parce qu'il ne savait où aller, qu'il était sans ressources, n'ayant à Bruxelles aucune relation : Mme Looze se trouvait être sa seule parente.

Il arrivait de loin, de pays exotiques, inexplorés, dont on n'avait pas une idée bien nette, et, en dernier lieu, de quelque grande ville des États-Unis où il avait essayé tous les métiers. On comprit cela, vaguement, aux deux ou trois mots qu’on réussit à lui arracher par la suite, car dans le premier moment il fut d’une extrême réserve sur tout ce qui le concernait :

— Je suis Juste Herbos, votre cousin… J’arrive…, je n’ai pas le sou. Connais personne !

Tel fut son exorde.

Dans l’ahurissante soudaineté de ce débarquement, les époux Looze avaient perdu la tête ; ils convinrent sans peine de l’identité du cousin, mais ils ne pouvaient juger son irruption chez eux naturelle ou simple. Elle était si imprévue qu’elle les prit de court : aussi, il n’y eut de démonstration ni bienveillante ni hostile. Le voyageur entré, on poussa les verrous et on lui offrit un siège.

— Je suis Juste Herbos, votre cousin ; vous savez, n’est-ce pas ?

Il répéta sa phrase de présentation, plusieurs fois, impétueusement, de l’air d’un poltron révolté, tandis que les enfants tournaient autour de lui, curieux et rieurs.

La famille était à souper, on mit son couvert. Il mangea beaucoup, avec la gloutonnerie d’un fauve depuis longtemps privé. Et, à mesure que sa fringale s’apaisait, il devint plus timide, plus gauche, plus humble, comme honteux d’avoir absorbé tant de nourriture.

Les époux Looze, de leur côté, avaient peu à peu surmonté leur absurde stupéfaction : ils se rendaient compte de l’audace de cet intrus qui, tout d’un coup, sans crier gare, venait ainsi forcer leur porte et leur cœur.

Juste Herbos était un garçon jeune encore, mais chétif et blême ; maintenant qu’il ne mangeait plus, ses mains inactives se portaient continuellement à ses lèvres, d’un geste hésitant qui dénonçait un caractère mou, inférieur, sans ressort ; et quand ses yeux rencontraient ceux des autres convives, ils avaient un regard très tendre et très triste, tout chargé de reconnaissance. Il ne parlait pas ; il se tenait assis sur le bord de sa chaise, les jambes ramassées sous. lui, pour ne gêner personne.

À le voir dans une attitude si modeste, Mme Looze pressentit que celui-là était une créature faible et broyée ; brusquement, elle songea qu’il allait être une charge pour eux.

Elle alluma une bougie, elle le mena à la chambre qu’elle lui avait fait préparer tout en haut, dans les combles. Parvenue là, elle lui dit sèchement, d’un air délibéré :

— Vous savez que nous sommes loin d’être riches, n’est-ce pas, cousin ? Ce que nous avons fait ce soir est tout ce que nous pouvons faire.

Elle s’interrompit ; puis, feignant de le croire moins absolument dépourvu qu’il n’était :

— Je suppose, ajouta-t-elle, que demain, quand vous aurez reçu vos effets, vous allez vous occuper de votre subsistance. Ne comptez pas sur nous nos moyens ne nous permettent point de vous venir en aide ; mon mari doit penser d’abord aux siens. Les affaires vont mal… ; au surplus, vous êtes d’âge à vous sortir de peine.

Et, pendant que l’autre expliquait, d’une pauvre voix consternée, qu’il n’avait pas d’effets, pas du tout : « Rien que le pantalon et la veste qui lui couvraient le corps ! » elle conclut, d’un ton péremptoire, en se retirant :

— On ne s’impose pas aux gens de cette façon-là !

Elle était déjà dans l’escalier.

II

Après cela, les Looze, dominés par cette indifférence spéciale des commerçants que le vertige du trafic emporte, avaient gardé Herbos sans qu’ils eussent pu dire au juste pourquoi. Ils ne savaient comment le mettre dehors, ce malheureux ayant une force d’inertie qui, en la circonstance, lui remplaçait la volonté ; les affronts tombaient sur lui sans qu’il parût les entendre, et, vraiment, pour s’en débarrasser, il eût fallu recourir à la violence, le prendre aux épaules et le traîner dans la rue, ce que ses hôtes redoutaient de faire à cause du scandale : les voisins en auraient pu jaser, et l’on a bien mauvaise grâce à ne pas secourir ses proches quand ils sont dans le besoin.

On lui chercha un emploi… Vainement. Les jours passèrent, les semaines, les mois : Juste Herbos ne s’en allait pas ; il portait les vieux habits de son parent, se restaurait à sa table, « vivait des Looze », comme ceux-ci disaient.

Et ce garçon toujours entre eux, dans leur intimité, les excédait. Lui se montrait doux, serviable et fidèle, mais très « loque », sans aucune suite dans les idées, sans aucune susceptibilité dans l’âme.

En attendant qu’il eût une place, il voulut pourtant se rendre utile : il aidait les servantes dans leur besogne, se chargeait des gros ouvrages durs aux mains féminines ; au printemps, à l’époque du « nettoyage », ce fut lui qui enleva et remit les stores, qui battit les matelas. Le papier de tenture d’un cabinet devait être remplacé on reculait devant la dépense… Juste Herbos se proposa pour peindre les murailles à la colle, ce qui serait plus joli, plus solide et moins cher, puisqu’on n’aurait pas d’ouvriers à payer. — Y avait-il une fuite de gaz, un feu de cheminée ou une de ces inondations du sous-sol si fréquentes dans les rues qui environnent le Canal ?… Juste Herbos se dévouait.

Ses longues pérégrinations à travers le monde, sans argent, l’avaient familiarisé aux outils les plus hétéroclites ; il révéla une merveilleuse adresse manuelle, accomplissant avec art et goût une infinité de travaux délicats, très difficiles ; mais c’est auprès des enfants qu’il se montrait surtout empressé et plein de complaisance. Un jour qu’il leur improvisait d’ingénieux joujoux faits de mie de pain, de vieux os, de bouts d’allumettes, Looze soupçonna que le cousin pourrait lui rendre certains services dans son commerce : il était quincaillier ; en une seconde, le mari et la femme eurent saisi les avantages d’une telle découverte. Ils firent d’abord copier à leur hôte un abat-jour de provenance parisienne, qu’ils savaient payer trop cher à leurs fournisseurs et dont toute la supériorité résidait dans l’exécution. Juste Herbos ayant la matière première sur sa table, une pièce de taffetas gommé, des ciseaux, du fil de laiton et de la colle, imita si parfaitement le modèle que c’était à s’y méprendre.

Dès lors, on le mit à tout. On ne parla plus de le placer que de loin en loin, dans les moments d’aigreur, quand on voulait l’humilier, le convaincre qu’il n’était pas encore indispensable et que son entretien pesait au ménage ; « Allons, il faut chercher à vous caser, lui disait-on dans ces moments-là ; il y a assez longtemps que vous êtes ici, à rien faire ! » Mais la disposition des esprits changeait vite et on ne s’étendait pas davantage sur ce sujet.

Il sculpta bientôt les pions des jeux d’échecs à bon marché, les bêtes de toutes les arches de Noé qu’écoulait la maison ; un peu plus tard, il enluminait les décors et les pièces de fond de ses théâtres, les éventails et les écrans, les paravents chinois et jusqu’aux coffrets en imitation de sparterie…, tous les innommables brimborions qui sont de vente courante chez un quincaillier dont la clientèle se recrute parmi les petits détaillants trop peu riches pour pouvoir s’achalander aux sources.

La pratique lui donna une facilité prodigieuse : en quelques heures, il avait achevé une grosse de minuscules jeux de quilles, la même que Looze payait autrefois quatre et cinq francs en fabrique. Et, plus d’une fois, il arriva à ce dernier de dire, devant Herbos, en désignant à quelque acheteur d’importance, dont il souhaitait amplifier la facture, ces boîtes de hochets ou de figurines, œuvres du triste hère :

— Ça vient d’Allemagne ; c’est très avantageux… Article d’exportation !

Juste Herbos n’eut jamais l’idée de se rebeller, de demander un salaire, sa part de bénéfice sur ces marchandises créées par ses doigts, et dont on tirait argent. Un frisson le secouait rien qu’à la perspective d’être jeté à la porte, de se retrouver de nouveau, affamé et perdu, sans abri sous le ciel béant… Alors, terrorisé par cette affreuse vision, il acceptait tous les labeurs sans murmure, content des quelques pièces de monnaie que Looze lui mettait parfois dans la main, le dimanche. Il avait eu assez d’initiative pour se faire ouvrir cette maison et s’y ancrer : c’était le seul acte un peu énergique de sa vie. À présent, il était à bout ; le courage de s’affranchir lui manquait.

L’homme est un animal très vil et très cruel, né pour subir ou exercer l’oppression : comme Juste Herbos peinait ferme et ne se plaignait point, on en abusa. Sa place au foyer devint de plus en plus étroite ; on trouva la mansarde qu’il occupait trop bonne pour un mendiant ramassé dans la rue par charité, et, un hiver que des histoires de voleurs couraient la ville, on le fit coucher dans le magasin, sous le comptoir. Ce fut tout de suite un pli pris : on mit son ancienne chambre à louer, et, tacitement, il fut entendu qu’il s’arrangerait de ce camp-volant. À table, on le servait après tout le monde ; les friandises, les primeurs, les plats soignés dont il y avait peu lui passaient généralement devant le nez sans qu’il se permît d’en prendre ; s’il venait des visites, il savait être agréable en se retirant aussitôt, et les petits que, selon un désir de leur mère, aisément compris, il appelait cérémonieusement monsieur et mademoiselle, lui disaient Juste, tout court, tout bref, comme à un domestique.

III

Depuis des années il était là, plus étranger que le soir de son arrivée, plus mal à l’aise et plus pitoyable, gardant, sous ses défroques d’emprunt, l’aspect revêche et furtif de quelqu’un qui n’a rien à soi, pas même sa propre existence. Cependant, on eût pu le croire pénétré de la philanthropie magnanime des gens qui l’exploitaient, car, un jour que Looze, de méchante humeur, lui jetait sa misère au visage, affirmant qu’il le ruinait, Juste Herbos courba la tête en balbutiant des mots d’excuse.

Et il laissa passer l’orage, vaincu et meurtri, sentant bien, au fond, que Looze mentait ; il n’eut aucune velléité de s’enfuir l’habitude le tenait, le joug ne le blessait point. Il avait conscience d’être l’esclave, la chose de ce parent qui le nourrissait et dont il usait les vêtements.

Il resta, se faisant de plus en plus petit, de plus en plus infime, pesant ses actions, ses mots, ses gestes ; toujours anxieux de deviner s’il devait se taire ou parler, se lever ou s’asseoir. Il en arriva à se dissimuler dans les coins, comme un pauvre chien battu et toléré, qui craint de déplaire à ses maîtres et qui n’ignore point que sa place est à la niche.