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Misère de la philosophie/Chapitre I/1

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§ Ier. — opposition de la valeur d’utilité et de la valeur d’échange


« La capacité qu’ont tous les produits, soit naturels, soit industriels, de servir à la subsistance de l’homme, se nomme particulièrement valeur d’utilité ; la capacité qu’ils ont de se donner l’un pour l’autre, valeur en échange… Comment la valeur d’utilité devient-elle valeur en échange ?… La génération de l’idée de la valeur (en échange) n’a pas été notée par les économistes avec assez de soin : il importe de nous y arrêter. Puis donc que parmi les objets dont j’ai besoin, un très grand nombre ne se trouve dans la nature qu’en une quantité médiocre, ou même ne se trouve pas du tout, je suis forcé d’aider à la production de ce qui me manque, et comme je ne puis mettre la main à tant de choses, je proposerai à d’autres hommes, mes collaborateurs dans des fonctions diverses, de me céder une partie de leurs produits en échange du mien (Proudhon, t. Ier, chap. II).

M. Proudhon se propose de nous expliquer avant tout la double nature de la valeur, « la distinction dans la valeur, » le mouvement qui fait de la valeur d’utilité la valeur d’échange. Il importe de nous arrêter avec M. Proudhon à cet acte de transsubstantiation. Voici comment cet acte s’accomplit d’après notre auteur.

Un très grand nombre de produits ne se trouvent pas dans la nature, ils se trouvent au bout de l’industrie. Supposez que les besoins dépassent la production spontanée de la nature, l’homme est forcé de recourir à la production industrielle. Qu’est-ce que cette industrie, dans la supposition de M. Proudhon ? Quelle en est l’origine ? Un seul homme éprouvant le besoin d’un très grand nombre de choses « ne peut mettre la main à tant de choses. » Tant de besoins à satisfaire supposent tant de choses à produire — il n’y a pas de produits sans production ; — tant de choses à produire ne supposent déjà plus la main d’un seul homme aidant à les produire. Or, du moment que vous supposez plus d’une main aidant à la production, vous avez déjà supposé toute une production, basée sur la division du travail. Ainsi le besoin, tel que M. Proudhon le suppose, suppose lui-même toute la division du travail. En supposant la division du travail, vous avez l’échange et conséquemment la valeur d’échange. Autant aurait valu supposer de prime abord la valeur d’échange.

Mais M. Proudhon a mieux aimé faire le tour. Suivons-le dans tous ses détours, pour revenir toujours à son point de départ.

Pour sortir de l’état de choses où chacun produit en solitaire, et pour arriver à l’échange, « je m’adresse, » dit M. Proudhon, « à mes collaborateurs dans des fonctions diverses. » Donc, moi, j’ai des collaborateurs, qui tous ont des fonctions diverses, sans que pour cela moi et tous les autres, toujours d’après la supposition de M. Proudhon, nous soyons sortis de la position solitaire et peu sociale des Robinson. Les collaborateurs et les fonctions diverses, la division du travail, et sur l’échange qu’elle indique, sont tout trouvés.

Résumons : j’ai des besoins fondés sur la division du travail et sur l’échange. En supposant ces besoins M. Proudhon se trouve avoir supposé l’échange, la valeur d’échange, dont il se propose précisément de « noter la génération avec plus de soin que les autres économistes. »

M. Proudhon aurait pu tout aussi bien intervertir l’ordre des choses, sans intervertir pour cela la justesse de ses conclusions. Pour expliquer la valeur en échange, il faut l’échange. Pour expliquer l’échange, il faut la division du travail. Pour expliquer la division du travail, il faut des besoins qui nécessitent la division du travail. Pour expliquer ces besoins, il faut les « supposer » ce qui n’est pas les nier, contrairement au premier axiome du prologue de M. Proudhon : « Supposer Dieu c’est le nier » (Prologue, p. 1).

Comment M. Proudhon, pour lequel la division du travail est supposée connue, s’y prend-il pour expliquer la valeur d’échange, qui pour lui est toujours l’inconnu ?

« Un homme » s’en va « proposer à d’autres hommes, ses collaborateurs dans des fonctions diverses, » d’établir l’échange et de faire une distinction entre la valeur usuelle et la valeur échangeable. En acceptant cette distinction proposée, les collaborateurs n’ont laissé à M. Proudhon d’autre « soin » que de prendre acte du fait, de marquer, « de noter » dans son traité d’économie politique « la génération de l’idée de la valeur. » Mais il nous doit toujours, à nous, d’expliquer « la génération » de cette proposition, de nous dire enfin comment ce seul homme, ce Robinson, a eu tout à coup l’idée de faire « à ses collaborateurs » une proposition du genre connu et comment ces collaborateurs l’ont acceptée sans protestation aucune.

M. Proudhon n’entre pas dans ces détails généalogiques. Il donne simplement au fait de l’échange une manière de cachet historique en le présentant sous la forme d’une motion, qu’un tiers aurait faite, tendant à établir l’échange.

Voilà un échantillon de « la méthode historique et descriptive » de M. Proudhon, qui professe un dédain superbe pour la « méthode historique et descriptive » des Adam Smith et des Ricardo.

L’échange a son histoire à lui. Il a passé par différentes phases.

Il fut un temps, comme au Moyen-Âge, où l’on n’échangeait que le superflu, l’excédant de la production sur la consommation.

Il fut encore un temps où non-seulement le superflu, mais tous les produits, toute l’existence industrielle était passée dans le commerce, où la production tout entière dépendait de l’échange. Comment expliquer cette deuxième phase de l’échange — la valeur vénale à sa deuxième puissance ?

M. Proudhon aurait une réponse toute prête : Mettez qu’un homme ait « proposé à d’autres hommes, ses collaborateurs dans des fonctions diverses, » d’élever la valeur vénale à sa deuxième puissance.

Vint enfin un temps où tout ce que les hommes avaient regardé comme inaliénable devint objet d’échange, de trafic et pouvait s’aliéner. C’est le temps où les choses mêmes qui jusqu’alors étaient communiquées, mais jamais échangées ; données, mais jamais vendues ; acquises, mais jamais achetées, — vertu, amour, opinion, science, conscience, etc., — où tout enfin passa dans le commerce. C’est le temps de la corruption générale, de la vénalité universelle, ou, pour parler en termes d’économie politique, le temps où toute chose, morale ou physique, étant devenue valeur vénale, est portée au marché pour être appréciée à sa plus juste valeur.

Comment expliquer encore cette nouvelle et dernière phase de l’échange — la valeur vénale à sa troisième puissance ?

M. Proudhon aurait une réponse toute prête : Mettez qu’une personne ait « proposé à d’autres personnes, ses collaborateurs dans des fonctions diverses », de faire de la vertu, de l’amour, etc., une valeur vénale, d’élever la valeur d’échange à sa troisième et dernière puissance.

On le voit, la « méthode historique et descriptive » de M. Proudhon est bonne à tout, elle répond à tout, elle explique tout. S’agit-il surtout d’expliquer historiquement « la génération d’une idée économique », il suppose un homme qui propose à d’autres hommes, ses collaborateurs dans des fonctions diverses, d’accomplir cet acte de génération, et tout est dit.

Désormais, nous acceptons la « génération » de la valeur d’échange comme un acte accompli ; il ne reste maintenant qu’à exposer le rapport de la valeur d’échange à la valeur d’utilité. Écoutons M. Proudhon.

Les économistes ont très bien fait ressortir le double caractère de la valeur ; mais ce qu’ils n’ont pas rendu avec la même netteté, c’est sa nature contradictoire ; ici commence notre critique… C’est peu d’avoir signalé dans la valeur utile et dans la valeur échangeable cet étonnant contraste, où les économistes sont accoutumés à ne voir rien que de très simple : il faut montrer que cette prétendue simplicité cache un mystère profond que notre devoir est de pénétrer… En termes techniques, la valeur utile et la valeur échangeable sont en raison inverse l’une de l’autre. »

Si nous avons bien saisi la pensée de M. Proudhon, voici les quatre points qu’il se propose d’établir :

1o La valeur utile et la valeur échangeable forment un « contraste étonnant », se font opposition.

2o La valeur utile et la valeur échangeable sont en raison inverse l’une de l’autre, en contradiction.

3o Les économistes n’ont ni vu ni connu l’opposition ni la contradiction.

4o La critique de M. Proudhon commence par la fin.

Nous aussi nous commencerons par la fin, et pour disculper les économistes des accusations de M. Proudhon, nous laisserons parler deux économistes assez importants.

Sismondi : « C’est l’opposition entre la valeur usuelle et la valeur échangeable à laquelle le commerce a réduit toute chose, etc. » (Études, tome II, page 162, édition de Bruxelles.)

Lauderdale : En général, la richesse nationale (la valeur utile) diminue à proportion que les fortunes individuelles s’accroissent par l’augmentation de la valeur vénale ; et à mesure que celles-ci se réduisent par la diminution de cette valeur, la première augmente généralement. » (Recherches sur la nature et l’origine de la richesse publique ; traduit par Largentil de Lavaise. Paris, 1808.)

Sismondi a fondé sur l’opposition entre la valeur usuelle et la valeur échangeable, sa principale doctrine, d’après laquelle la diminution du revenu est proportionnelle à l’accroissement de la production.

Lauderdale a fondé son système sur la raison inverse des deux espèces de valeur et sa doctrine était même tellement populaire du temps de Ricardo, que celui-ci pouvait en parler comme d’une chose généralement connue. « C’est en confondant les idées de la valeur vénale et des richesses (valeur utile) qu’on a prétendu qu’en diminuant la quantité des choses nécessaires, utiles ou agréables à la vie, on pouvait augmenter les richesses. » (Ricardo, Principes d’économie politique, traduits par Constancio, annotés par J.B. Say. Paris, 1835 ; tome II, chapitre Sur la valeur et les richesses.)

Nous venons de voir que les économistes, avant M. Proudhon, ont « signalé » le mystère profond d’opposition et de contradiction. Voyons maintenant comment M. Proudhon explique à son tour ce mystère après les économistes.

La valeur échangeable d’un produit baisse à mesure que l’offre va croissant, la demande restant la même ; en d’autres termes : plus un produit est abondant relativement à la demande, plus sa valeur échangeable ou son prix est bas. Vice-versa : plus l’offre est faible relativement à la demande, plus la valeur échangeable ou le prix du produit offert hausse ; en d’autres termes, plus il y a rareté des produits offerts relativement à la demande, plus il y a cherté. La valeur d’échange d’un produit dépend de son abondance ou de sa rareté, mais toujours par rapport à la demande. Supposez un produit plus que rare, unique dans son genre, je le veux bien : ce produit unique sera plus qu’abondant, il sera superflu, s’il n’est pas demandé. En revanche, supposez un produit multiplié à millions : il sera toujours rare, s’il ne suffit pas à la demande, c’est-à-dire s’il est trop demandé.

Ce sont là de ces vérités, nous dirons presque banales, et qu’il a fallu cependant reproduire ici pour faire comprendre les mystères de M. Proudhon.

« Tellement qu’en suivant le principe jusqu’aux dernières conséquences on arriverait à conclure, le plus logiquement du monde, que les choses dont l’usage est nécessaire et la quantité infinie, doivent être pour rien, et celles dont l’utilité est nulle et la rareté extrême, d’un prix inestimable. Pour comble d’embarras, la pratique n’admet point ces extrêmes : d’un côté, aucun produit humain ne saurait jamais atteindre l’infini en grandeur ; de l’autre, les choses les plus rares ont besoin à un degré quelconque d’être utiles, Sans quoi elles ne seraient susceptibles d’aucune valeur. La valeur utile et la valeur échangeable restent donc fatalement enchaînées l’une à l’autre, bien que par leur nature elles tendent continuellement à s’exclure. » (Tome Ier, page 39.)

Qu’est-ce qui met le comble à l’embarras de M. Proudhon ? C’est qu’il a tout simplement oublié la demande, et qu’une chose ne saurait être rare ou abondante qu’autant qu’elle est demandée. Une fois la demande mise de côté, il assimile la valeur échangeable à la rareté et la valeur utile à l’abondance. Effectivement, en disant que les choses « dont l’utilité est nulle et la rareté extrême sont d’un prix inestimable », il dit tout simplement que la valeur en échange n’est que la rareté. « Rareté extrême et utilité nulle », c’est la rareté pure. « Prix inestimable », c’est le maximum de la valeur échangeable, c’est la valeur échangeable toute pure. Ces deux termes, il les met en équation. Donc, valeur échangeable et rareté sont des termes équivalents. En arrivant à ces prétendues « conséquences extrêmes », M. Proudhon se trouve en effet avoir poussé à l’extrême, non, pas les choses, mais les termes qui les expriment, et en cela il fait preuve de rhétorique bien plus que de logique. Il retrouve ses hypothèses premières dans toute leur nudité, quand il croit avoir trouvé de nouvelles conséquences. Grâce au même procédé, il réussit à identifier la valeur utile avec l’abondance pure.

Après avoir mis en équation la valeur échangeable et la rareté, la valeur utile et l’abondance, M. Proudhon est tout étonné de ne trouver ni la valeur utile dans la rareté et la valeur échangeable, ni la valeur échangeable dans l’abondance et la valeur utile ; et en voyant que la pratique n’admet point ces extrêmes il ne peut plus faire autrement que de croire au mystère. Il y a pour lui prix inestimable, parce qu’il n’y a pas d’acheteurs, et il n’en trouvera jamais, tant qu’il fait abstraction de la demande.

D’un autre côté, l’abondance de M. Proudhon semble être quelque chose de spontané. Il oublie tout à fait qu’il y a des gens qui la produisent, et qu’il est de l’intérêt de ceux-ci de ne jamais perdre de vue la demande. Sinon, comment M. Proudhon aurait-il pu dire que les choses qui sont très utiles doivent être à très bas prix ou même ne coûter rien ? Il lui aurait fallu conclure, au contraire, qu’il faut restreindre l’abondance, la production des choses très utiles, si l’on veut en élever le prix, la valeur d’échange.

Les anciens vignerons de France, en sollicitant une loi qui interdisait la plantation de nouvelles vignes ; les Hollandais, en brûlant les épices de l’Asie, en déracinant les girofliers dans les Moluques, voulaient tout simplement réduire l’abondance pour élever la valeur d’échange. Tout le moyen-âge, en limitant par des lois le nombre des compagnons qu’un seul maître pouvait occuper, en limitant le nombre des instruments qu’il pouvait employer, agissait d’après ce même principe. (Voy Anderson : Histoire du commerce.)

Après avoir représenté l’abondance comme la valeur utile, et la rareté comme la valeur échangeable, — rien de plus facile que de démontrer que l’abondance et la rareté sont en raison inverse — M. Proudhon identifie la valeur utile à l’offre et la valeur échangeable à la demande. Pour rendre l’antithèse encore plus tranchée, il fait une substitution de termes en mettant « valeur d’opinion » à la place de valeur échangeable. Voilà donc que la lutte a changé de terrain, et nous avons d’un côté l’utilité (la valeur en usage, l’offre), de l’autre l’opinion (la valeur échangeable, la demande).

Ces deux puissances opposées l’une à l’autre, qui les conciliera ? Comment faire pour les mettre d’accord ? Pourrait-on seulement établir entre elles un point de comparaison ?

Certes, s’écrie M. Proudhon, il y en a un ; c’est l’arbitraire. Le prix qui résultera de cette lutte entre l’offre et la demande, entre l’utilité et l’opinion, ne sera pas l’expression de la justice éternelle.

M. Proudhon continue à développer cette antithèse :

En ma qualité d’acheteur libre, je suis juge de mon besoin, juge de la convenance de l’objet, du prix que je veux y mettre. D’autre part, en votre qualité de producteur libre, vous êtes maître des moyens d’exécution, et, en conséquence, vous avez la faculté de réduire vos frais. (Tome Ier, page 42.)

Et comme la demande ou la valeur en échange est identique avec l’opinion, M. Proudhon est amené à dire :

Il est prouvé que c’est le libre arbitre de l’homme qui donne lieu à l’opposition entre la valeur utile et la valeur en échange. Comment résoudre cette opposition tant que subsistera le libre arbitre ? Et comment sacrifier celui-ci, à moins de sacrifier l’homme ? (Tome Ier, page 51.)

Ainsi, il n’y a pas de résultat possible. Il y a une lutte entre deux puissances pour ainsi dire incommensurables, entre l’utile et l’opinion, entre l’acheteur libre et le producteur libre.

Voyons les choses d’un peu plus près.

L’offre ne représente pas exclusivement l’utilité, la demande ne représente pas exclusivement l’opinion. Celui qui demande n’offre-t-il pas aussi un produit quelconque ou le signe représentatif de tous les produits, l’argent, et en offrant ne représente-t-il pas, d’après M. Proudhon, l’utilité ou la valeur en usage ?

D’un autre côté, celui qui offre ne demande-t-il pas aussi un produit quelconque ou le signe représentatif de tous les produits, de l’argent ? Et ne devient-il pas ainsi le représentant de l’opinion, de la valeur d’opinion ou de la valeur en échange ?

La demande est en même temps une offre, l’offre est en même temps une demande. Ainsi l’antithèse de M. Proudhon, en identifiant simplement l’offre et la demande, l’une à l’utilité, l’autre à l’opinion, ne repose que sur une abstraction futile.

Ce que M. Proudhon appelle valeur utile, d’autres économistes l’appellent avec autant de raison valeur d’opinion. Nous ne citerons que Storch (Cours d’économie politique, Paris, 1823, pp. 88 et 99.).

Selon lui, on appelle besoins les choses dont nous sentons le besoin ; on appelle valeurs les choses auxquelles nous attribuons de la valeur. La plupart des choses ont seulement de la valeur parce qu’elles satisfont aux besoins engendrés par l’opinion. L’opinion sur nos besoins peut changer, donc l’utilité des choses, qui n’exprime qu’un rapport de ces choses à nos besoins, peut changer aussi. Les besoins naturels eux-mêmes changent continuellement. Quelle variété n’y a-t-il pas, en effet, dans les objets qui servent de nourriture principale chez les différents peuples !

La lutte ne s’établit pas entre l’utilité et l’opinion : elle s’établit entre la valeur vénale que demande l’offreur, et la valeur vénale qu’offre le demandeur. La valeur échangeable du produit est chaque fois la résultante de ces appréciations contradictoires.

En dernière analyse, l’offre et la demande mettent en présence la production et la consommation, mais la production et la consommation fondées sur les échanges individuels.

Le produit qu’on offre n’est pas l’utile en lui-même. C’est le consommateur qui en constate l’utilité. Et lors même qu’on lui reconnaît la qualité d’être utile, il n’est pas exclusivement l’utile. Dans le cours de la production il a été échangé contre tous les frais de production, tels que les matières premières, les salaires des ouvriers, etc., toutes choses qui sont valeurs vénales. Donc le produit représente, aux yeux du producteur, une somme de valeurs vénales. Ce qu’il offre, ce n’est pas seulement un objet utile, mais encore et surtout une valeur vénale.

Quant à la demande, elle ne sera effective qu’à la condition d’avoir à sa disposition des moyens d’échange. Ces moyens eux-mêmes sont des produits, des valeurs vénales.

Dans l’offre et la demande nous trouvons donc d’un côté un produit qui a coûté des valeurs vénales, et le besoin de vendre ; de l’autre, des moyens qui ont coûté des valeurs vénales, et le désir d’acheter.

M. Proudhon oppose l’acheteur libre au producteur libre. Il donne à l’un et à l’autre des qualités purement métaphysiques. C’est ce qui lui fait dire : « Il est prouvé que c’est le libre arbitre de l’homme qui donne lieu à l’opposition entre la valeur utile et la valeur en échange. »

Le producteur, du moment qu’il a produit dans une société fondée sur la division du travail et sur les échanges, et c’est là l’hypothèse de M. Proudhon, est forcé de vendre. M. Proudhon fait le producteur maître des moyens de production ; mais il conviendra avec nous que ce n’est pas du libre arbitre que dépendent ses moyens de production. Il y a plus ; ces moyens de production sont en grande partie des produits qui lui viennent du dehors, et dans la production moderne il n’est pas même libre de produire la quantité qu’il veut. Le degré actuel du développement des forces productives l’oblige de produire sur telle ou telle échelle.

Le consommateur n’est pas plus libre que le producteur. Son opinion repose sur ses moyens et ses besoins. Les uns et les autres sont déterminés par sa situation sociale, laquelle dépend elle-même de l’organisation sociale tout entière. Oui, l’ouvrier qui achète des pommes de terre, et la femme entretenue qui achète des dentelles, suivent l’un et l’autre leur opinion respective. Mais la diversité de leurs opinions s’explique par la différence de la position qu’ils occupent dans le monde, laquelle est le produit de l’organisation sociale.

Le système des besoins tout entier est-il fondé sur l’opinion ou sur toute l’organisation de la production ? Le plus souvent les besoins naissent directement de la production, ou d’un état de choses basé sur la production. Le commerce de l’univers roule presque entier sur des besoins, non de la consommation individuelle, mais de la production. Ainsi, pour choisir un autre exemple, le besoin que l’on a des notaires ne suppose-t-il pas un droit civil donné, qui n’est qu’une expression d’un certain développement de la propriété, c’est-à-dire de la production ?

Il ne suffit pas à M. Proudhon d’avoir éliminé du rapport de l’offre et de la demande les éléments dont nous venons de parler. Il pousse l’abstraction aux dernières limites, en fondant tous les producteurs en un seul producteur, tous les consommateurs en un seul consommateur, et en établissant la lutte entre ces deux personnages chimériques. Mais dans le monde réel les choses se passent autrement. La concurrence entre ceux qui offrent et la concurrence entre ceux qui demandent, forment un élément nécessaire de la lutte entre les acheteurs et les vendeurs, d’où résulte la valeur vénale.

Après avoir éliminé les frais de production et la concurrence, M. Proudhon peut tout à son aise, réduire à l’absurde la formule de l’offre et de la demande.

« L’offre et la demande, dit-il, ne sont autre chose que deux formes cérémonielles servant à mettre en présence la valeur d’utilité et la valeur d’échange, et à provoquer leur conciliation. Ce sont les pôles électriques dont la mise en rapport doit produire le phénomène d’affinité appelé échange. » (T. Ier, pages 49 et 50).

Autant vaut dire que l’échange n’est qu’une « forme cérémonielle », pour mettre en présence le consommateur et l’objet de la consommation. Autant vaut dire que tous les rapports économiques sont des « formes cérémonielles », pour servir d’intermédiaire à la consommation immédiate. L’offre et la demande sont des rapports d’une production donnée, ni plus ni moins que les échanges individuels.

Ainsi, toute la dialectique de M. Proudhon en quoi consiste-t-elle ? À substituer à la valeur utile et à la valeur échangeable, à l’offre et à la demande, des notions abstraites et contradictoires, telles que la rareté et l’abondance, l’utile et l’opinion, un producteur et un consommateur, tous les deux chevaliers du libre arbitre.

Et à quoi voulait-il en venir ?

À se ménager le moyen d’introduire plus tard un des éléments qu’il avait écartés, les frais de production, comme la synthèse entre la valeur utile et la valeur échangeable. C’est ainsi qu’à ses yeux les frais de production constituent la valeur synthétique ou la valeur constituée.