Misère de la philosophie/Chapitre II/3
Bon côté de la concurrence.
Réflexion générale.
Problème à résoudre.
M. Proudhon commence par défendre la nécessité éternelle de la concurrence contre ceux qui la veulent remplacer par l’émulation.
Il n’y a pas « d’émulation sans but », et comme « l’objet de toute passion est nécessairement analogue à la passion elle-même, d’une femme pour l’amant, du pouvoir pour l’ambitieux, de l’or pour l’avare, une couronne pour le poète, l’objet de l’émulation industrielle est nécessairement le profit. L’émulation n’est pas autre chose que la concurrence même. »
La concurrence est l’émulation en vue du profit. L’émulation industrielle est-elle nécessairement l’émulation en vue du profit, c’est-à-dire la concurrence ? M. Proudhon le prouve en l’affirmant. Nous l’avons vu : affirmer, pour lui, c’est prouver, de même que supposer c’est nier.
Si l’objet immédiat de l’amant est la femme, l’objet immédiat de l’émulation industrielle est le produit et non le profit.
La concurrence n’est pas l’émulation industrielle, c’est l’émulation commerciale. De nos jours, l’émulation industrielle n’existe qu’en vue du commerce. Il y a même des phases dans la vie économique des peuples modernes où tout le monde est saisi d’une espèce de vertige pour faire du profit sans produire. Ce vertige de spéculation, qui revient périodiquement, met à nu le véritable caractère de la concurrence qui cherche à échapper à la nécessité de l’émulation industrielle.
Si vous aviez dit à un artisan du XIVe siècle qu’on allait abroger les privilèges et toute l’organisation féodale de l’industrie pour mettre à la place l’émulation industrielle, dite concurrence, il vous aurait répondu que les privilèges des diverses corporations, maîtrises, jurandes, sont la concurrence organisée. M. Proudhon ne dit pas mieux en affirmant que « l’émulation n’est pas autre chose que la concurrence elle-même. »
« Ordonnez qu’à partir du 1er janvier 1847, le travail et le salaire soient garantis à tout le monde : aussitôt un immense relâche va succéder à la tension ardente de l’industrie. »
Au lieu d’une supposition, d’une affirmation et d’une négation, nous avons maintenant une ordonnance que M. Proudhon rend tout exprès pour prouver la nécessité de la concurrence, son éternité comme catégorie, etc…
Si l’on s’imagine qu’il ne faut que des ordonnances pour sortir de la concurrence, on n’en sortira jamais. Et si l’on pousse les choses jusqu’à proposer d’abolir la concurrence, tout en conservant le salaire, on proposera de faire un non-sens par décret royal. Mais les peuples ne procèdent pas par décret royal. Avant de faire de ces ordonnances-là, ils doivent du moins avoir changé de fond en comble leurs conditions d’existence industrielle et politique, et par conséquent toute leur manière d’être.
M. Proudhon répondra avec son assurance imperturbable que c’est l’hypothèse « d’une transformation de notre nature sans antécédents historiques, » et qu’il aurait droit « de nous écarter de la discussion, » nous ne savons pas en vertu de quelle ordonnance.
M. Proudhon ignore que l’histoire tout entière n’est qu’une transformation continue de la nature humaine.
Restons dans les faits. La Révolution française a été faite pour la liberté industrielle autant que pour la liberté politique ; et bien que la France, en 1789, n’eût point aperçu toutes les conséquences du principe dont elle demandait la réalisation, disons-le hautement, elle ne s’est trompée ni dans ses vœux, ni dans son attente. Quiconque essaierait de le nier perdrait à mes yeux droit à la critique : je ne disputerai jamais avec un adversaire qui poserait en principe l’erreur spontanée de vingt-cinq millions d’hommes… Pourquoi donc, si la concurrence n’eût été un principe de l’économie sociale, un décret de la destinée, une nécessité de l’âme humaine, pourquoi, au lieu d’abolir corporations, maîtrises et jurandes, ne songeait-on plutôt à réparer le tout ?
Ainsi, puisque les Français du XVIIIe siècle ont aboli corporations, maîtrises et jurandes au lieu de les modifier, les Français du XIXe siècle doivent modifier la concurrence au lieu de l’abolir. Puisque la concurrence a été établie en France, au XVIIIe siècle, comme conséquence de besoins historiques, cette concurrence ne doit pas être détruite au XIXe siècle, à cause d’autres besoins historiques. M. Proudhon, ne comprenant pas que l’établissement de la concurrence se liait au développement réel des hommes du XVIIIe siècle, fait de la concurrence une nécessité de l’âme humaine, in partibus infidelium. Qu’aurait-il fait du grand Colbert pour le XVIIe siècle ?
Après la Révolution vient l’état de choses actuel. M. Proudhon y puise également des faits pour montrer l’éternité de la concurrence, en prouvant que toutes les industries dans lesquelles cette catégorie n’est pas encore assez développé, comme dans l’agriculture, sont dans un état d’infériorité, de caducité.
Dire qu’il y a des industries qui ne sont pas encore à la hauteur de la concurrence, que d’autres encore sont au-dessous du niveau de la production bourgeoise, c’est un radotage qui ne prouve nullement l’éternité de la concurrence.
Toute la logique de M. Proudhon se résume en ceci : la concurrence est un rapport social dans lequel nous développons actuellement nos forces productives. Il donne à cette vérité, non pas des développements logiques, mais des formes souvent très bien développées, en disant que la concurrence est l’émulation industrielle, le mode actuel d’être libre, la responsabilité dans le travail, la constitution de la valeur, une condition pour l’avènement de l’égalité, un principe de l’économie sociale, un décret de la destinée, une nécessité de l’âme humaine, une inspiration de la justice éternelle, la liberté dans la division, la division dans la liberté, une catégorie économique.
« La concurrence et l’association s’appuient l’une sur l’autre. Bien loin de s’exclure, elles ne sont pas même divergentes. Qui dit concurrence, suppose déjà but commun. La concurrence n’est donc pas l’égoïsme, et l’erreur la plus déplorable du socialisme est de l’avoir regardée comme le renversement de la société. »
Qui dit concurrence dit but commun, et cela prouve, d’un côté, que la concurrence est l’association ; de l’autre, que la concurrence n’est pas l’égoïsme. Et qui dit égoïsme ne dit-il pas but commun ? Chaque égoïsme s’exerce dans la société et par le fait de la société. Il suppose donc la société c’est-à-dire des buts communs, des besoins communs, des moyens de production communs, etc., etc… Serait-ce par hasard pour cela que la concurrence et l’association dont parlent les socialistes ne sont pas même divergentes ?
Les socialistes savent très bien que la société actuelle est fondée sur la concurrence. Comment pourraient-ils reprocher à la concurrence de renverser la société actuelle qu’ils veulent renverser eux-mêmes ? Et comment pourraient-ils reprocher à la concurrence de renverser la société à venir, dans laquelle ils voient, au contraire, le renversement de la concurrence ?
M. Proudhon dit, plus loin, que la concurrence est l’opposé du monopole, que, par conséquent, elle ne saurait être l’opposé de l’association.
Le féodalisme était, dès son origine, opposé à la monarchie patriarcale ; ainsi, il n’était pas opposé à la concurrence, qui n’existait pas encore. S’ensuit-il que la concurrence n’est pas opposée au féodalisme ?
Dans le fait, société, association sont des dénominations qu’on peut donner à toutes les sociétés, à la société féodale aussi bien qu’à la société bourgeoise, qui est l’association fondée sur la concurrence. Comment donc peut-il y avoir des socialistes qui, par le seul mot d’association, croient pouvoir réfuter la concurrence ? Et comment M. Proudhon lui-même peut-il vouloir défendre la concurrence contre le socialisme, en désignant la concurrence sous le seul mot d’association ?
Tout ce que nous venons de dire fait le beau côté de la concurrence, telle que l’entend M. Proudhon. Passons maintenant au vilain côté, c’est-à-dire au côté négatif de la concurrence, à ce qu’elle a de destructif, de subversif, de qualités malfaisantes.
Le tableau que nous en fait M. Proudhon a quelque chose de lugubre.
La concurrence engendre la misère, elle fomente la guerre civile, elle « change les zones naturelles », confond les nationalités, trouble les familles, corrompt la conscience publique, « bouleverse les notions de l’équité, de la justice », de la morale, et, ce qui est pire, elle détruit le commerce probe et libre et ne donne pas même en compensation la valeur synthétique, le prix fixe et honnête. Elle désenchante tout le monde, même les économistes. Elle pousse les choses jusqu’à se détruire elle-même.
D’après tout ce que M. Proudhon en dit de mal, peut-il y avoir, pour les rapports de la société bourgeoise, pour ses principes et ses illusions, un élément plus dissolvant, plus destructif que la concurrence ?
Notons bien que la concurrence devient toujours plus destructive pour les rapports bourgeois, à mesure qu’elle excite à une création fébrile de nouvelles forces productives, c’est-à-dire des conditions matérielles d’une société nouvelle. Sous ce rapport, du moins, le mauvais côté de la concurrence aurait son bon.
« La concurrence comme position ou phase économique considérée dans son origine est le résultat nécessaire… de la théorie de réduction des frais généraux. »
Pour M. Proudhon, la circulation du sang doit être une conséquence de la théorie de Harvey.
« Le monopole est le terme fatal de la concurrence, qui l’engendre par une négation incessante d’elle-même. Cette génération du monopole en est déjà la justification… Le monopole est l’opposé naturel de la concurrence… mais dès lors que la concurrence est nécessaire, elle implique l’idée du monopole, puisque le monopole est comme le siège de chaque individualité concurrente. »
Nous nous réjouissons avec M. Proudhon, qu’il puisse au moins une fois bien appliquer sa formule de thèse et d’antithèse. Tout le monde sait que le monopole moderne est engendré par la concurrence elle-même.
Quant au contenu, M. Proudhon se tient à des images poétiques. La concurrence faisait « de chaque subdivision du travail comme une souveraineté où chaque individu se posait dans sa force et dans son indépendance. » Le monopole est « le siège de chaque individualité concurrente. » La souveraineté vaut au moins le siège.
M. Proudhon ne parle que du monopole moderne engendré par la concurrence. Mais nous savons tous que la concurrence a été engendrée par le monopole féodal. Ainsi primitivement la concurrence a été le contraire du monopole, et non le monopole le contraire de la concurrence. Donc, le monopole moderne n’est pas une simple antithèse, c’est au contraire la vraie synthèse.
Thèse : Le monopole féodal antérieur à la concurrence.
Antithèse : La concurrence.
Synthèse : Le monopole moderne, qui est la négation du monopole féodal en tant qu’il suppose le régime de la concurrence, et qui est la négation de la concurrence en tant qu’il est monopole.
Ainsi le monopole moderne, le monopole bourgeois, est le monopole synthétique, la négation de la négation, l’unité des contraires. Il est le monopole à l’état pur, normal, rationnel. M. Proudhon est en contradiction avec sa propre philosophie, quand il fait du monopole bourgeois le monopole à l’état cru, simpliste, contradictoire, spasmodique. M. Rossi, que M. Proudhon cite plusieurs fois au sujet du monopole, paraît avoir mieux saisi le caractère synthétique du monopole bourgeois. Dans son Cours d’économie politique, il distingue entre des monopoles artificiels et des monopoles naturels. Les monopoles féodaux, dit-il, sont artificiels, c’est-à-dire arbitraires ; les monopoles bourgeois sont naturels, c’est-à-dire rationnels.
Le monopole est une bonne chose, raisonne M. Proudhon, puisque c’est une catégorie économique, une émanation « de la raison impersonnelle de l’humanité ». La concurrence est encore une bonne chose, puisqu’elle est, elle aussi, une catégorie économique. Mais ce qui n’est pas bon, c’est la réalité du monopole et la réalité de la concurrence. Ce qui est pire encore, c’est que la concurrence et le monopole se dévorent mutuellement. Que faire ? Chercher la synthèse de ces deux pensées éternelles, l’arracher au sein de Dieu où elle est déposée de temps immémorial.
Dans la vie pratique, on trouve non seulement la concurrence, le monopole et leur antagonisme, mais aussi leur synthèse, qui n’est pas une formule, mais un mouvement. Le monopole produit la concurrence, la concurrence produit le monopole. Les monopoleurs se font de la concurrence, les concurrents deviennent monopoleurs. Si les monopoleurs restreignent la concurrence entre eux par des associations partielles, la concurrence s’accroît parmi les ouvriers ; et plus la masse des prolétaires s’accroît vis-à-vis des monopoleurs d’une nation, plus la concurrence devient effrénée entre les monopoleurs des différentes nations. La synthèse est telle, que le monopole ne peut se maintenir qu’en passant continuellement par la lutte de la concurrence.
Pour engendrer dialectiquement les impôts qui viennent après le monopole, M. Proudhon nous parle du génie social, qui, après avoir suivi intrépidement sa route en zigzag, « après avoir marché d’un pas assuré, sans repentir et sans arrêt, arrivé à l’angle du monopole, porte en arrière un mélancolique regard, et après une réflexion profonde, frappe d’impôts tous les objets de la production, et crée toute une organisation administrative, afin que tous les emplois soient livrés au prolétariat et payés par les hommes du monopole. »
Que dire de ce génie qui, étant à jeun, se promène en zigzag ? Et que dire de cette promenade qui n’aurait d’autre but que de démolir les bourgeois par les impôts, tandis que les impôts servent précisément à donner aux bourgeois les moyens de se conserver comme classe dominante ?
Pour faire entrevoir seulement la manière dans laquelle M. Proudhon traite les détails économiques, il suffira de dire, que d’après lui, l’impôt sur la consommation aurait été établi en vue de l’égalité et pour venir en aide au prolétariat.
L’impôt sur la consommation n’a pris son véritable développement que depuis l’avènement de la bourgeoisie. Entre les mains du capital industriel, c’est-à-dire de la richesse sobre et économe qui se maintient, se reproduit et s’agrandit par l’exploitation directe du travail, l’impôt sur la consommation était un moyen d’exploiter la richesse frivole, joyeuse, prodigue des grands seigneurs qui ne faisaient que consommer. Jacques Stuart a très bien exposé ce but primitif de l’impôt sur la consommation dans ses Recherches des principes de l’économie politique, qu’il a publiées dix ans avant A. Smith.
« Dans la monarchie pure, dit-il, les princes semblent jaloux en quelque sorte de l’accroissement des richesses et lèvent des impôts en conséquence sur ceux qui deviennent riches, — impôts sur la production. Dans le gouvernement constitutionnel, ils tombent principalement sur ceux qui deviennent pauvres, — impôts sur la consommation. Ainsi, les monarques mettent un impôt sur l’industrie… par exemple la capitation et la taille sont proportionnées à l’opulence supposée de ceux qui y sont assujettis. Chacun est imposé à raison du profit qu’il est censé faire. Dans les gouvernements constitutionnels, les impôts se lèvent ordinairement sur la consommation. Chacun est imposé à raison de la dépense qu’il fait. »
Quant à la succession logique des impôts, de la balance du commerce, du crédit — dans l’entendement de M. Proudhon — nous ferons observer seulement, que la bourgeoisie anglaise, parvenue sous Guillaume d’Orange à sa constitution politique, créa tout d’un coup un nouveau système d’impôts, le crédit public et le système des droits protecteurs, dès qu’elle fut en état de développer librement ses conditions d’existence.
Cet aperçu suffira pour donner au lecteur une juste idée des élucubrations de M. Proudhon sur la police ou l’impôt, la balance du commerce, le crédit, le communisme et la population. Nous défions la critique la plus indulgente d’aborder ces chapitres sérieusement.