Misé Brun/02

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MISÉ BRUN.

DERNIÈRE PARTIE.[1]

IV.

Deux mois environ s’étaient écoulés, on était à la fin de septembre, époque des vacances du parlement et de l’Université. La noblesse de robe était dans ses terres, la haute bourgeoisie habitait ses maisons de campagne, et les étudians des trois facultés se délassaient aussi, aux champs, des travaux de l’année scolaire. La ville d’Aix, à peu près déserte, attendait dans une morne inaction que novembre lui ramenât sa magistrature, ses riches bourgeois et la jeunesse tout à la fois studieuse et turbulente qui fréquentait ses écoles. Aussi le jour de la rentrée du parlement était-il vivement désiré par les gens de boutique et les petits bourgeois que les hautes classes faisaient vivre, et dont l’industrie chômait pendant les vacances.

Pendant cette morte-saison, le vieux Brun, qui depuis le mariage de son fils n’était pas retourné à la ville, entra inopinément, un matin, dans la boutique de Bruno Brun. C’était un petit vieillard sec et sentencieux, fort pénétré de la bonne renommée qu’il avait acquise par soixante ans d’une vie exemplaire et d’une irréprochable probité. Intelligent, laborieux et doué de l’esprit d’ordre qui répare les mauvaises affaires et fait fructifier les bonnes, il avait nourri et élevé une famille nombreuse, dont le dernier enfant, qui était Bruno Brun, avait survécu seul, et après avoir amassé un petit bien qui suffisait à le faire vivre, il s’était retiré, laissant son fils en voie de prospérité et lui abandonnant tout-à-fait la direction du commerce d’orfèvrerie que la famille Brun exploitait depuis quatre générations.

— Eh bien ! Bruno, dit le vieillard après avoir embrassé sa sœur et sa belle-fille, serré la main de son fils et reçu l’accolade de Madeloun, eh bien ! comment vont les affaires ?

— Tout doucement, mon père, répondit l’orfèvre ; on ne vend rien pour le moment.

— Ça ne m’étonne pas ; depuis le jour de saint Lazare jusqu’à celui de la rentrée du parlement, on pourrait fermer boutique ; mais, après la messe du Saint-Esprit, les bénéfices recommencent. En attendant, on se contente de petits profits. Gagnes-tu quelque chose sur la fonte des galons ?

— Je n’en sais rien, mon père ; je verrai à la fin de l’année, répondit tranquillement Bruno Brun.

Le vieil orfèvre fit un geste de mécontentement à ce mot, et, se levant en silence, il alla dans la boutique, où son fils le suivit. Madeloun, qui, pour le moment, gardait le comptoir, revint trouver les deux femmes dans l’arrière-boutique.

— Bonne sainte Vierge ! dit-elle, mon maître a ouvert le coffre de la belle orfèvrerie, le tiroir des montres, l’armoire des ornemens d’église, et il n’a pas l’air content.

— Depuis trois ans, Bruno n’a point fait d’inventaire, dit misé Marianne ; je ne suis pas fâchée que son père mette ordre à cela.

Un moment après, le vieux Bruno rentra dans l’arrière-boutique, le visage pâle et bouleversé ; l’orfèvre le suivait tout tremblant.

— Je te dis que je n’ai pas besoin de visiter tes livres pour voir où en sont tes affaires, dit le vieillard en s’asseyant. — Madeloun, va pousser le loquet de la boutique et reste au comptoir. — Ma sœur, ma belle-fille, ajouta-t-il en se tournant vers les deux femmes qui le regardaient d’un air surpris et effrayé, il faut que vous sachiez la vérité : les affaires de Bruno, qui sont aussi les vôtres, vont mal. Il n’y a pas trois cents livres chez lui, et du 1er au 15 du mois prochain il doit payer près de deux mille livres.

— Je ferai d’autres billets, dit l’orfèvre ; j’ai du crédit.

— Par les cornes du diable, voilà une grande idée ! interrompit le vieux Bruno, hors de lui à ce mot ; c’est de l’argent qu’il faut faire, et non pas des billets, de l’argent ! entends-tu bien ?

— Oui, mon père ; mais pour cela il faut vendre, et, à moins que j’aille trouver les juifs…

— Tais-toi, interrompit encore le vieillard, tais-toi ; tu n’as ni prudence, ni jugement, ni ressources dans l’esprit, ni résolutions dans l’ame. Comment ! tu ne vois pas d’autre moyen de te tirer d’affaire ? tu ne trouves aucun expédient, rien absolument ?

Et comme Bruno Brun hochait la tête d’un air confus et semblait réfléchir, le vieux Brun ajouta en haussant les épaules :

— Tiens, voilà Madeloun qui te dira comment on peut vendre en vingt-quatre heures pour deux ou trois mille livres de montres et de joyaux, sans avoir affaire à cette postérité de Judas qui donne son argent au poids de l’or.

— Oui, je le sais, s’écria la servante en se redressant comme un invalide au souvenir de ses campagnes ; une fois, à la foire d’Apt, nous avons vendu dans une après-midi pour douze cents écus de marchandises.

— C’est cela même. Quand le chaland ne vient pas, il faut l’aller trouver, reprit le vieux Brun d’un ton de décision et d’autorité. Le jour de saint Michel, il y a une grande foire à Grasse ; Bruno, tu feras deux caisses, l’une d’horlogerie, l’autre d’orfèvrerie et de bijoux, et tu iras tenir boutique là-bas pendant trois jours. Ta femme t’accompagnera pour t’aider à la vente. Moi, je resterai ici et garderai la maison avec ma sœur et Madeloun ; les vieilles gens ne sont plus bons qu’à cela.

— Et à tirer d’affaire par leurs conseils ceux qui manquent d’expérience, de sagesse et de jugement, ajouta d’un air rogue la tante Marianne.

— Il s’agit d’emballer aujourd’hui même la marchandise et de partir après-demain, continua le vieil orfèvre ; nous n’avons pas de temps à perdre. Allons, Bruno, à la besogne !

L’orfèvre obéit sans observations ; mais on voyait clairement, à son air inquiet et effaré, que l’idée de ce voyage lui plaisait fort peu, et qu’il l’entreprenait avec toutes sortes de craintes et de mauvais pressentimens. Il n’osa rien manifester à son père ; mais, en allant et venant, il dit à la tante Marianne : — Je devrais faire mon testament et me mettre en état de grace avant de partir ; les chemins ne sont pas sûrs du côté où nous allons ; on n’entend parler que des vols et des assassinats commis sur cette route par la bande de Gaspard de Besse.

— Ce n’est pas ta faute, mais tu es poltron comme une poule aveugle, répliqua dédaigneusement la vieille fille ; va, sois tranquille, ton père a parcouru vingt ans les grands chemins sans faire jamais aucune mauvaise rencontre.

— Et Rose ? qu’en ferai-je là-bas, bonté du ciel ! Une femme qui ne peut pas se montrer sans que tout le monde la regarde ! C’est gênant, et sur un champ de foire surtout, au milieu de tous ces fainéans, de tous ces débauchés qui fréquentent ces endroits-là. Si j’avais épousé la fille de misé Magnan, je ne me verrais pas dans de tels embarras.

De son côté, la jeune femme était dans une agitation extrême ; la seule pensée de sortir encore une fois de son immobilité, de revoir les champs, de respirer le grand air, faisait bondir son cœur de joie. Madeloun aidait, en soupirant, l’orfèvre, et considérait d’un œil attristé ces préparatifs de départ qui lui rappelaient ses anciennes caravanes.

— Nous avons été deux fois à Grasse, dit-elle avec emphase ; c’est un paradis terrestre ; on ne voit que fruits et que fleurs. Les bourgeois y sont riches, et ils paient comptant, sans marchander.

— Est-ce bien loin d’ici ? demanda misé Brun.

— À trente-cinq lieues environ, sur la route d’Italie et touchant à la frontière.

— Du côté de Nice ? près des bords du Var ?

— À une demi-journée de marche, tout au plus.

— Ah ! pensa misé Brun, c’est du côté de Galtières que nous allons !

Le vieux Brun et son fils se mirent à disposer dans des coffres solides les montres d’or et d’argent, les joyaux, les pièces d’orfèvrerie, la meilleure partie, enfin, du fond de boutique qui faisait toute leur fortune, car la dot de la jeune femme y avait été employée.

— Bruno, je t’enverrai tantôt quelque part, dit tout à coup le vieux Brun ; il faudra que tu ailles chez M. le marquis de Nieuselle.

— Oh ! oh ! fit l’orfèvre d’un air ébahi.

— C’est un homme des plus affables ; comme je suis à un petit quart de lieue de Nieuselle, je me promène parfois dans la grande allée du château ; à plusieurs reprises, j’ai rencontré M. le marquis et il m’a fait toute sorte de politesses. Ce matin même, comme je me mettais en route, il s’est trouvé par hasard sur le chemin, et il m’a arrêté pour me demander où j’allais. Lui ayant répondu que je me rendais à Aix pour visiter mon fils, lequel tenait une des belles boutiques d’orfèvrerie de la ville, il m’a fait l’honneur de me dire : Parbleu ! cela se trouve bien ; j’ai quelques emplettes à faire, j’irai vous voir demain. Or, tu sens que je ne veux pas qu’il vienne pour trouver la boutique dégarnie ; tu iras le prier d’attendre ton retour.

— Tout de suite, mon père, répondit Bruno Brun, qui savait vaguement que le marquis avait une détestable réputation et des créanciers qu’il ne payait point, bien qu’il fût fort riche. Mais il n’eut pas le temps de faire cette prudente démarche, car au moment où il prenait son chapeau, Nieuselle entra dans la boutique, l’air suffisant, la tête haute, comme il avait coutume de se présenter partout.

— Bonjour, mon voisin, dit-il en donnant familièrement la main au vieux Brun, qui se confondait en témoignages de respect et se hâtait d’avancer une chaise ; bonjour. Vous voyez que je suis homme de parole ; au lieu d’attendre à demain, je viens aujourd’hui même.

— C’est bien de l’honneur pour moi, monsieur le marquis, répondit le digne homme ; mais je suis mortifié de vous montrer la boutique dégarnie comme vous la voyez. Nous venons d’emballer ce que nous avons de plus beau.

— Ah ! ah ! est-ce que vous quittez le pays ? vous ne m’aviez pas parlé de cela ce matin.

— Si vous aviez le temps de m’écouter, monsieur le marquis, je prendrais la liberté de vous expliquer la chose, répondit le vieux Brun.

— Parlez, parlez, dit Nieuselle en s’installant d’un air aisé et en affectant un ton de protection familière ; vous êtes un brave homme, mon voisin, et je m’intéresse à tout ce qui vous regarde.

Alors l’ancien orfèvre raconta comment son fils et sa bru devaient aller à Grasse tenir la foire de Saint-Michel. Nieuselle écouta cette explication avec beaucoup d’attention et de patience. Il conserva le plus parfait sang-froid à l’aspect de Madeloun, qui, l’apercevant tranquillement assis au coin du comptoir, recula de trois pas avec une figure irritée. Ce qu’il venait d’apprendre modifiait le projet qui l’avait amené chez l’orfèvre. Quand il fut suffisamment renseigné, il se retira fort content de sa visite et l’esprit préoccupé d’un nouveau plan non moins hardi ni moins ingénieux que celui qui avait si déplorablement échoué à l’auberge du Cheval-Rouge,

Depuis près d’une année, le marquis de Nieuselle nourrissait pour misé Brun un de ces féroces caprices que conçoivent les hommes corrompus et blasés, lorsque des obstacles à peu près insurmontables aiguillonnent leur convoitise. Cette fantaisie avait pris, chez lui, les formes d’une passion. Tous ses mauvais instincts s’étaient irrités à la poursuite d’un succès si difficile, et il avait depuis long-temps résolu de tout entreprendre, de tout risquer pour venir à bout de son dessein. Il fallait cependant l’audace, la folle et méprisable témérité d’un roué pour recourir aux moyens que méditait Nieuselle. Les priviléges de la noblesse n’allaient pas jusqu’à assurer de l’impunité celui de ses membres qui commettait un crime. Tous les coupables étaient égaux devant la loi, et le parlement de Provence avait récemment appliqué ce principe en condamnant à mort un grand seigneur dont le nom a encore, dans le pays, une horrible célébrité. À la vérité, il y avait beaucoup de chances d’échapper à la justice par l’incurie de ses agens subalternes ; souvent les plus audacieux méfaits demeuraient sans châtiment, parce qu’on n’en découvrait pas les auteurs. Certaines localités isolées avaient acquis un triste renom par les attentats fréquens et toujours impunis qui s’y commettaient. C’était ce qui enhardissait Nieuselle. Il résolut de recommencer la tentative qui avait si mal réussi une première fois. Le hasard semblait amener des circonstances plus favorables ; il y avait sur la route d’Aix à Grasse plusieurs défilés semblables aux environs de l’auberge du Cheval-Rouge, et des campagnes désertes où l’on ne risquait guère de rencontrer la maréchaussée. Le marquis eut la précaution de dire à tout le monde qu’il s’en retournait à Nieuselle, et vers le soir il prit avec ses deux confidens la route d’Italie.

Le lendemain, au petit jour, une espèce de carriole, garnie en dedans avec un vieux lé de tapisserie et recouverte d’une toile cirée posée sur des cerceaux, était arrêtée à la porte de l’orfèvre. L’ancien orfèvre, aidé de Madeloun, achevait d’arranger les coffres sous la banquette où devaient s’asseoir les voyageurs. Misé Marianne, debout au seuil de la boutique, adressait ses dernières admonestations à la jeune femme, laquelle considérait d’un œil impatient et ravi le modeste équipage qui allait l’emmener. Bruno Brun regardait autour de lui d’un air de tristesse effarée, et semblait dire adieu, à son grand regret, aux tranquilles habitudes du logis. Un gros paysan qui devait mener la carriole se tenait à la tête du cheval et sifflottait en faisant claquer son fouet.

— Vous voilà prêts ; allons ! dit le vieux Brun en se rangeant afin de laisser passer Madeloun, qui apportait une chaise pour remplacer le marche-pied. Mais la jeune femme s’élança légèrement à sa place sans s’aider de ce point d’appui, et dit en frappant dans ses mains avec une joie et une vivacité d’enfant : — Allons ! allons ! Bruno ! il faut partir.

— Quelle évaporée ! murmura la tante Marianne en présentant sa joue sèche au baiser d’adieu de l’orfèvre ; ah ! mon neveu, je n’eusse pas été de trop là-bas pour surveiller ta femme. Elle va se trouver bien exposée à ton côté. Enfin, à la garde de Dieu !

L’orfèvre fit un grand soupir en serrant une dernière fois la main de sa tante, celle de son père, et prit place près de misé Brun.

— Que Dieu conduise à bon port le marchand et la pacotille ! dit le vieux Brun ; allons, Michel !

Le rustre sauta sur le brancard en fouettant son cheval, la carriole partit au bruit retentissant de ses ferrailles, et traversa au petit trot les rues désertes. Mais en arrivant à la porte de la ville le cheval prit une allure moins glorieuse et manifesta l’invariable habitude qu’il avait d’aller au pas sur les grands chemins.

Misé Brun, qui avait témoigné au départ une satisfaction si animée, était devenue tout à coup silencieuse : l’aspect des champs au lever du jour, les ineffables harmonies qui résonnaient dans l’air, à mesure que la création entière s’éveillait, la frappaient d’une admiration mêlée d’attendrissement. Elle contemplait, dans une muette extase, les vastes horizons qu’elle avait si souvent rêvés à l’ombre des murailles qui lui laissaient apercevoir à peine un coin du ciel. L’orfèvre, renversé en arrière sur la lanière de cuir qui servait de dossier, semblait sommeiller malgré les cahots et le grincement des roues. Les beautés du paysage le frappaient très peu ; il n’admirait rien dans la nature champêtre, qu’il n’avait guère vue du reste, et les aspects nouveaux qui se succèdent dans les contrées montagneuses ne le distrayaient pas de l’ennui de la route. Une fois, cependant, comme le chemin côtoyait un riche vignoble, il ouvrit ses yeux à demi comme pour regarder les ceps, qui ployaient sous des grappes semblables aux fruits de la terre promise.

Michel, le conducteur, s’apercevant de ce mouvement, lui dit avec admiration : Voilà du beau raisin de Malvoisie ! L’orfèvre hocha la tête et parut réfléchir. Une demi-lieue plus loin, il rompit le silence et répondit : Je crois que c’est du raisin muscat de Frontignan. Et après avoir fait cette profonde observation, il se rendormit.

Misé Brun passa cette première journée dans une sorte de ravissement ; les ressorts paralysés de son ame se détendaient ; le grand air, le mouvement, la jetaient dans une sorte d’ivresse douce et réfléchie ; elle se sentait vivre avec bonheur dans cette atmosphère pure et lumineuse à laquelle ses regards n’étaient pas habitués. Il y avait dans ses sensations quelque chose de semblable à l’indicible joie du prisonnier qui passe des ténèbres éternelles de son cachot à la lumière du soleil.

Mais avant la fin du jour des pensées inquiètes se mêlaient déjà aux douces impressions du voyage. Une folle espérance s’emparait peu à peu de son cœur ; il lui semblait qu’elle devait rencontrer encore une fois M. de Galtières, et qu’elle allait au-devant de lui sur ce chemin qui conduisait au lieu de sa naissance. Son cœur palpitait lorsqu’elle apercevait, sur la ligne blanche et poudreuse qui serpentait au flanc des collines ou s’allongeait dans les vastes plaines, un point noir qui grandissait rapidement, en venant à sa rencontre. Lorsqu’elle pouvait reconnaître enfin que celui qu’elle avait pris de loin pour un élégant cavalier était un pauvre colporteur monté sur un maigre roussin, ou bien un lourd villageois qui trottait fièrement sur son jumart, orné de grelots et de pompons de laine comme une mule andalouse, lorsqu’elle voyait combien elle s’était abusée, elle se détournait en souriant et en soupirant à la fois. Chaque nouvelle rencontre lui causait une nouvelle émotion ; son cœur se plaisait à ce jeu, et allait au-devant de cette illusion, dont elle était si tôt détrompée.

Les grandes routes, à cette époque, étaient moins fréquentées et plus mal entretenues que nos plus humbles chemins vicinaux ; il fallait une journée pour faire dix lieues à travers d’effroyables ornières et sur des pentes dangereuses, qu’il eût été imprudent de descendre autrement qu’au petit pas. Le surlendemain de leur départ, les voyageurs arrivaient à Fréjus, l’ancienne cité romaine, et ils avaient encore une forte journée de marche avant de se trouver enfin à Grasse.

Jusqu’alors, Bruno Brun avait poursuivi sa route sans paraître inquiet des mauvaises rencontres auxquelles il était exposé ; mais, au moment d’entrer dans les solitudes montagneuses qui séparent les deux villes, il fut assailli tout à coup par des souvenirs peu rassurans. Les bois de l’Esterel avaient une effrayante célébrité ; des bandes de malfaiteurs y avaient souvent trouvé, pendant des années entières, un refuge contre la maréchaussée. En ce moment même, la bande du fameux Gaspard de Besse s’y était, disait-on, réfugiée, après avoir impunément désolé la Provence par ses brigandages. La célébrité terrible de ces lieux était passée en proverbe, et le peuple, dans son langage énergique et figuré, dit encor de nos jours, d’un homme qui se trouve dans un grand péril : — Il passe le pas de l’Esterel. De loin en loin à la vérité, la justice parvenait à s’emparer de quelque malfaiteur dont elle faisait clouer la tête dans ces dangereux défilés ; mais ces trophées hideux épouvantaient bien plus les voyageurs que les bandits, et chaque exécution était suivie d’affreuses représailles.

Les voyageurs s’étaient arrêtés, pour la couchée, dans une auberge aux portes de Fréjus. Le gîte n’était pas magnifique, et malgré la pancarte, ornée d’une image des plus fantastiques, représentant l’adoration des rois, il était permis de soupçonner que l’hôtellerie des Trois Mages n’offrait pas des appartemens mieux décorés que les cabarets voisins auxquels une branche de pin servait simplement d’enseigne. Mais bien que le logis semblât peu achalandé, misé Brun vit avec quelque surprise que tous les fourneaux s’allumaient dans la cuisine, et que l’aubergiste s’agitait de l’air important et affairé d’un homme qui a du monde dans sa maison. L’espèce de bouge qui servait de salle à manger était désert cependant, et rien n’annonçait de nouveaux hôtes. Tandis que l’orfèvre, aidé de Michel, montait dans sa chambre, avec toute sorte de mystère et de précaution, les deux coffres qu’il n’eût pas été prudent en effet de laisser dans la carriole, misé Brun vint s’asseoir timidement au coin de la table et dit à l’aubergiste :

— Voilà bien des préparatifs ; est-ce que vous attendez encor des voyageurs ce soir ?

— Quand même mon propre père viendrait me demander un lit pour cette nuit, je serais obligé de le renvoyer, répondit le rustre en se rengorgeant, mon auberge est pleine.

— Mais vous n’aviez personne tantôt, quand nous sommes arrivés, puisque vous nous avez ouvert vos trois chambres, observa misé Brun.

— Il est vrai ; mais un gentilhomme qui ne se plaisait pas dans l’auberge où il était descendu vient de prendre son logement chez moi, répliqua glorieusement l’aubergiste, il a avec lui un domestique et deux chevaux ; ensuite il est venu un autre voyageur de moindre conséquence : j’ai du beau monde, comme vous voyez.

— Tant mieux, dit naïvement misé Brun.

Or, ces nouveaux hôtes, c’étaient le marquis de Nieuselle et ses deux acolytes.

Les chambres de l’auberge des Trois Mages s’ouvraient sur un étroit corridor dont les murs, barbouillés de toute sorte d’hiéroglyphes au charbon, étaient aussi minces que ceux d’un château de cartes. On pouvait, de cette espèce d’antichambre commune, entendre aisément tout ce qui se disait dans les trois galetas mal clos et tapissés de toiles d’araignée que l’aubergiste appelait pompeusement ses appartemens. Tandis que Bruno Brun arrangeait ses coffres, le marquis de Nieuselle et Vascongado, qui occupaient les deux chambres voisines, prêtèrent l’oreille.

— Voilà les coffres en sûreté, dit l’orfèvre ; à présent, il s’agit de souper et de se coucher au plus vite, afin de se réveiller demain avant le jour : entends-tu, Michel ?

— Soyez tranquille, répondit le lourdaud ; au point du jour, nous mangeons l’avoine ; avant le soleil levé, nous partons, et je vous promets qu’à la nuit tombante nous serons sortis depuis long-temps du bois de l’Esterel.

— J’espère bien que non, murmura Nieuselle en se retirant dans sa chambre, pour tenir conseil avec Vascongado et Siffroi. Ce dernier, déguisé en paysan, était venu se loger à l’auberge des Trois Mages sans dire qu’il appartenait au marquis. Il s’était donné pour le valet d’un maquignon qui se rendait à la foire de Grasse, et il avait expliqué ainsi comment on l’avait vu arriver monté sur un beau cheval du Mecklembourg, lequel ne semblait pas fait pour porter un homme de sa sorte. Nieuselle n’eut garde de se montrer ; il se fit servir à souper dans sa chambre, et ne laissa pas non plus paraître Vascongado ; misé Brun ne se douta pas qu’elle était sous le même toit que cet homme, dont l’insolence et l’audace lui avaient causé, dans une première rencontre, tant de crainte et de mépris.

Le lendemain, à l’aube, l’orfèvre et sa femme étaient prêts à continuer leur voyage. Tout le monde semblait dormir encore dans l’auberge. La lampe accrochée au mur fumait et s’éteignait en projetant d’incertaines lueurs dans l’étroit passage qui servait de vestibule. Un coq familier, qui perchait dans la cuisine, saluait de son cri perçant les premières clartés du jour et annonçait l’heure à défaut de l’horloge, depuis long-temps dérangée et muette. Bruno Brun, frappé d’une certaine inquiétude, se hâta de gagner une cour intérieure, sur laquelle donnait l’écurie. La carriole était devant la porte, les brancards relevés, comme elle avait été laissée la veille, et l’on entendait au fond de l’écurie la voix de Michel, qui remplissait l’air de lamentations et de jurons effroyables : son cheval, étendu sur la litière, refusait de se relever et paraissait agonisant. L’orfèvre, voyant le déplorable contre-temps qui s’opposait à son départ, fit deux fois à grands pas le tour de l’écurie, comme un homme absorbé dans ses pensées, et dont le cerveau travaille à résoudre quelque proposition embarrassante ; puis il s’assit sur une borne, allongea les mains sur ses genoux, et dit avec un grand soupir :

— Il faudrait arriver à Grasse demain au plus tard ; c’est fini, notre voyage est manqué.

— Manqué ! s’écria misé Brun ; non, non, je vais voir, je vais m’informer s’il serait possible d’avoir un autre conducteur et un autre cheval.

— C’est une assez bonne idée, répondit Bruno Brun après réflexion.

Tandis que ceci se passait dans la cour, Vascongado montait quatre à quatre les degrés et entrait chez son maître. — Monsieur le marquis peut se lever et prendre les devans, dit-il en entr’ouvrant les rideaux ; il n’y a pas de temps à perdre : la drogue a fait merveille ; le cheval est sur le flanc, l’équipage en fourrière, et nos voyageurs dans le dernier embarras. La jeune femme parle de se procurer un autre cheval, et Siffroi va se présenter avec Biscuit.

— C’est bien ! s’écria Nieuselle ; ah ! ah ! ils donnent dans le panneau ; voyons un peu.

Il se rapprocha de la fenêtre et regarda dehors avec précaution, en se cachant derrière le simulacre de rideau qui flottait devant le châssis dépourvu de vitres. — Bon ! reprit-il, voilà Siffroi qui est en pourparler avec misé Brun. Le drôle la rançonne, je crois. Pauvre agnelet ! elle se livre sans la moindre défiance.

— C’est fini, ils sont d’accord, elle lui a donné des arrhes, dit Vascongado triomphant. Monsieur le marquis va les voir partir. Siffroi amène Biscuit ; il le met sous le brancard. Quel honneur pour cette méchante carriole !

— Allons ! s’écria Nieuselle avec un transport de joie, allons ! à cheval ! Il faut que je les devance au logis de l’Esterel.

L’orfèvre n’avait conçu aucune défiance ; il se trouvait au contraire fort heureux d’avoir rencontré si à propos ce grand garçon, qui pour assez peu d’argent lui fournissait un cheval et consentait à conduire son équipage. Mais d’un autre côté, il n’avait pas la même sécurité, et la seule pensée qu’il allait tenter le formidable passage où tant de voyageurs avaient été arrêtés et détroussés lui donnait le frisson de la peur. Le pauvre homme prit ses précautions comme s’il eût été certain de faire quelque mauvaise rencontre. Il se sépara de la grosse montre qui depuis vingt ans peut-être n’avait pas quitté son gousset, et il la cacha, ainsi que tout ce qu’il avait d’argent sur lui, dans le sac de foin où misé Brun appuyait ses pieds. Ensuite il passa bravement dans sa ceinture un grand couteau à gaîne, tout frais émoulu, et boutonna du haut en bas sa veste à la matelotte, ce qui était chez lui un signe manifeste de parti pris et de résolution.

Au soleil levant, les voyageurs entraient dans les montagnes de l’Esterel. Un tableau de la plus sombre magnificence s’offrit alors aux regards de misé Brun. Le chemin qu’elle allait suivre montait toujours en serpentant entre les collines confusément amoncelées autour de la montagne, qui est le point culminant de cette région sauvage. Au-dessous de cette rampe, les vallées formaient d’immenses gouffres de verdure au fond desquels s’écoulaient d’invisibles torrens et surgissaient des sources dont les ondes glacées arrosaient des prairies où aucun pâtre n’avait jamais conduit son troupeau. Ce paysage avait deux teintes uniformes et pures seulement, l’azur limpide du ciel et le vert foncé des bois, baignés par la rosée et les froides ombres du matin. Mais lorsque le soleil s’éleva sur l’horizon, les monts et les vallées se diaprèrent de plus vives nuances, et de légers nuages, voilant les profondeurs bleuâtres de l’éther, présagèrent une matinée tiède et nébuleuse. À mesure que les voyageurs avançaient, de plus fraîches émanations s’élevaient de la forêt et tempéraient l’haleine enflammée du vent, qui, après avoir passé sur les plages brûlantes du golfe de Fréjus, venait s’éteindre au fond des humides vallées de l’Esterel. Cette température suave, ces calmes perspectives, le silence et la paix de ces solitudes, jetaient l’ame de misé Brun dans un attendrissement mélancolique. Recueillie dans une muette contemplation, le cœur gonflé de langueur et d’amour, elle mêlait aux impressions présentes le souvenir des émotions passées, et amenait à travers ces poétiques paysages l’image de M. de Galtières. Pour Bruno Brun, il se souciait peu de regarder autour de lui, et restait enfoncé dans la carriole les yeux fermés, la tête penchée sur sa poitrine, comme un homme décidé à s’endormir bravement au milieu du danger.

La jeune femme descendit de la carriole et se mit à gravir légèrement l’âpre montée tracée dans la forêt. Au-dessus de sa tête, les pins balançaient avec un doux bruissement leur verte couronne, et les chênes étendaient d’un côté à l’autre du chemin leur feuillage immobile. Parfois une clairière s’ouvrait entre les arbres, semblable à l’agreste jardin d’un ermite. Là s’épanouissaient dans toute leur beauté native les fleurs cultivées dans nos parterres ; les corymbes dorés de l’immortelle, les croisettes roses de l’œillet sauvage, s’y mêlaient à la noire scabieuse et livraient aux vents leurs exquises senteurs. Plus loin, dans les ravins, le myrte mariait ses tiges élégantes et ses bouquets blancs aux rameaux vigoureux de l’arbousier, dont les fruits d’un rouge éclatant ressemblent de loin à d’énormes perles de corail.

Misé Brun avançait hardiment et explorait du regard tous les sites. Elle avait tout-à-fait oublié de quels évènemens sinistres ces lieux furent témoins, et elle ne se souvenait guère non plus de Gaspard de Besse et de sa bande. Au lieu d’avoir peur, comme son mari, à chaque détour de la route, à chaque massif d’arbres, elle s’écriait ravie : — Que cet endroit est beau ! qu’il ferait bon vivre ici, mon Dieu !

— Oui, en compagnie des voleurs et des loups, murmurait l’orfèvre en haussant les épaules ; sainte Vierge ! qu’il me tarde d’être loin de ces affreuses montagnes, et de ces arbres, et de ces fleurs, et de tout ce qu’on voit dans ces parages maudits !

Cependant, après deux heures de marche environ, Bruno Brun eut une légère diversion à ses frayeurs et à ses pénibles réflexions. Au moment où la carriole atteignait un des plateaux qui formaient comme les degrés du gigantesque escalier dont le sommet apparaissait dans l’éloignement, les voyageurs aperçurent deux têtes plantées sur des poteaux au bord du chemin, devant une de ces clairières embaumées où s’épanouissait une si riche moisson de fleurs. Misé Brun, qui allait un peu en avant, se détourna avec un cri d’horreur et continua rapidement sa marche, tandis que Bruno Brun arrêtait la carriole et disait d’un air de satisfaction : — Je suis bien charmé de voir là-haut ces deux figures ; cela prouve qu’il y a une justice pour les malfaiteurs. Ah ! ah ! ceux-ci font une piètre grimace maintenant ; leurs camarades pourront les revoir en passant et se dire que leur tour viendra aussi de faire peur aux oiseaux. Mais regarde donc, mon garçon ; ils ne bougent plus à présent, et les honnêtes gens passent devant eux en toute sécurité.

— J’aurais presque autant aimé me trouver face à face avec quelqu’un de leurs camarades, murmura Siffroi, qui, bien qu’un déterminé scélérat, n’était pas exempt de certaines répugnances ; je ne puis pas voir ces masques-là ; le cœur me tourne…

— Si je les regardais de plus près, je les reconnaîtrais peut-être, reprit l’orfèvre en clignant les yeux pour mieux voir ; ils sont certainement de la bande des six qui furent roués dernièrement. L’arrêt portait qu’on en mettrait deux à Bonpas, deux au bois des Taillades, et deux à l’Esterel. Aussi le bourreau arrangea les têtes dans un panier et ne nous remit que les corps.

— On vous a remis les corps ? répéta Siffroi.

— Oui, et j’ai de mes mains aidé à les ensevelir par charité, répondit l’orfèvre d’un air d’humilité glorieuse ; je suis de la confrérie des pénitens bleus qui enterre les suppliciés. Messieurs du parlement nous ont taillé beaucoup de besogne cette année.

— Pouah ! j’aimerais mieux tuer un homme que de mettre la main sur ces corps qu’a maniés le bourreau, dit Siffroi en fouettant son cheval avec un juron énergique.

Après six heures d’une marche interrompue par de courtes, mais fréquentes haltes, les voyageurs arrivèrent au point le plus élevé du passage. La route, en cet endroit, devenait presque impraticable, et ressemblait au lit desséché d’un torrent. Les monts au pied desquels elle tournait étaient couverts d’un manteau de verdure que trouait çà et là quelque roc chauve et dentelé. De minces filets d’eau murmuraient sur ces pentes rapides, dont ils entretenaient la fraîche végétation, et formaient de petites cascades qui bondissaient dans la mousse et baignaient les touffes de capillaires éparses entre les rochers. De tous côtés, la vue se perdait dans les verts horizons de la forêt, et nul autre bruit que celui du vent et des eaux ne troublait le silence de ces lieux sauvages. Pourtant une colonne de fumée qui s’élevait derrière les arbres annonçait le voisinage de quelque habitation.

— Il y a du monde ici ! s’écria l’orfèvre en considérant avec une satisfaction mêlée d’inquiétude la spirale de fumée que misé Brun venait de lui faire apercevoir. Mon brave garçon, ajouta-t-il en s’adressant à Siffroi, sais-tu bien où nous sommes ?

— Certainement ; nous allons arriver au logis de l’Esterel ; c’est un endroit que je connais comme la maison de mon père, et où je suis sûr d’être bien reçu, répondit froidement l’audacieux coquin.

— Nous y voilà, dit misé Brun en montrant une assez grande maison que l’on apercevait tout à coup en tournant un bouquet de chênes verts qui l’abritait contre les vents du nord.

Le logis de l’Esterel était un bâtiment à deux étages, élevé au bord du chemin, sur un monticule isolé. Au premier coup d’œil, cette habitation ressemblait à celles des paysans de la plaine. La façade, irrégulièrement percée d’étroites fenêtres, n’avait jamais été crépie, et le toit, presque plat, était couvert de tuiles rouges, grossièrement assujetties par des pierres qui menaçaient de rouler sur la tête des passans ; de misérables lucarnes donnaient seules du jour aux chambres de l’étage supérieur, et le rez-de-chaussée avait tout-à-fait l’aspect extérieur d’une écurie. Mais, en y regardant de plus près, on s’apercevait que ces grossières constructions étaient d’une solidité que n’avaient pas les maisons du bas pays. Les murs épais, les fenêtres garnies de barres de fer, la porte à double vantaux de chêne, témoignaient des précautions qu’on avait prises contre les gens suspects qui fréquentaient cette route. La maison s’élevait isolée entre le chemin et la forêt. Un guichet, pratiqué dans la porte même, permettait de reconnaître sans danger les hôtes qui se présentaient. D’étroites ouvertures donnaient obliquement sur l’embrasure de la porte et offraient un moyen commode de faire le coup de fusil contre les gens qui se seraient annoncés d’une manière hostile. À moins d’un siége en règle, il eût été impossible de pénétrer dans le logis de l’Esterel une fois que les portes et les fenêtres étaient closes.

Siffroi arrêta la carriole, et, montrant avec le manche de son fouet l’écriteau sur lequel on lisait en grosses lettres noires : À l’auberge de l’Esterel, on loge à pied et à cheval, il dit à l’orfèvre d’un air de bonhomie :

— Si vous voulez m’en croire, vous entrerez là un moment pour vous rafraîchir tandis que je donnerai l’avoine à mon cheval, et que je le laisserai souffler un peu.

La proposition ne parut pas déraisonnable à Bruno Brun, bien qu’il eût été résolu, avant de partir, qu’on franchirait sans s’arrêter ces passages dangereux.

— Nous n’avons rien pris depuis le coup de l’étrier, et je ne serais pas fâché de déjeuner, dit-il à sa femme ; ici nous trouverons peut-être une omelette et une tasse de café. Entrons. Qu’en dis tu ?

— Moi, je le veux bien, répondit-elle par complaisance, car elle aurait mieux aimé déjeuner en chemin avec les fruits et le pain bis qu’elle avait dans son panier.

Siffroi avait déjà frappé à la porte, qui restait fermée à toute heure. Une petite servante noire et déguenillée se présenta aussitôt, et invita d’un geste assez brusque les voyageurs à entrer. Il pouvait être alors environ midi.

L’aspect intérieur du logis de l’Esterel rappela tout-à-fait à misé Brun l’auberge du Cheval rouge. La grande chambre du rez-de-chaussée avait la même destination, et offrait le même coup d’œil que la salle enfumée où elle avait passé la soirée près de M. de Gallières, tandis que les cavaliers de la maréchaussée étaient attablés autour d’un broc de vin cuit, et que le marquis de Nieuselle soupait seul dans sa chambre. Elle s’assit pensive au coin de la table, et l’orfèvre, tandis qu’on lui servait à déjeuner, se mit à questionner la servante.

— Est-ce que beaucoup de voyageurs s’arrêtent ici ? lui demanda-t-il.

— C’est selon le temps, lui répondit-elle d’un ton bref et farouche.

— Aujourd’hui vous n’avez personne, ce me semble ?

— Plus tard il peut nous venir du monde.

— Comment ! sur le soir ?

— Oui, pour la couchée.

— Dieu du ciel ! il y a des gens qui osent dormir au milieu du bois de l’Esterel ? s’écria l’orfèvre.

— Pourquoi pas ? répliqua la maritorne provençale ; ma maîtresse et moi, nous y dormons bien toutes les nuits de notre vie.

— Ta maîtresse et toi, dis-tu ? Vous êtes donc toutes deux seules ici ?

— Tout-à-fait seules.

— Dieu du ciel ! Et vous n’avez pas peur ?

— Non, répondit laconiquement la servante en lui tournant le dos. Un moment après, l’hôtesse entra. C’était une vieille femme sèche et robuste, à l’air peu prévenant, au parler rude ; elle essaya pourtant de prendre un visage agréable et d’adoucir le son de sa voix pour aborder les nouveaux venus, et se mit à les servir avec empressement.

Siffroi ne reparaissait pas cependant, et, au bout de vingt minutes, l’orfèvre, impatient de repartir, sortit pour le chercher. Le drôle était tranquillement assis dehors, sur le brancard de la carriole, tandis que Biscuit mangeait sa ration dans l’écurie.

— Tu as dételé ! s’écria l’orfèvre avec un mouvement de surprise et d’inquiétude ; ce n’était pas la peine. Allons, il faut partir.

— Dans un moment, s’il vous plaît, répondit flegmatiquement Siffroi ; je viens de m’apercevoir d’un accident.

— Un accident qui nous arrête ici ? interrompit Bruno Brun avec une impatience mêlée d’effroi.

— Pour une demi-heure encore, pas davantage ; mon cheval a laissé deux fers en chemin. Pauvre bête ! C’est, sauf votre respect, comme si vous aviez perdu vos souliers : vous ne sauriez marcher ainsi.

— Ah ! mon Dieu ! et qui va ferrer cet animal à présent ?

— Moi-même, dès que la petite servante aura trouvé ce qu’il me faut pour cela.

L’orfèvre fut complètement dupe de cette excuse ; il recommanda à Siffroy de faire diligence, et alla retrouver sa femme, laquelle apprit sans défiance et sans inquiétude l’accident qui l’empêchait de repartir, et sortit tranquillement pour se promener aux environs de la maison.

Tandis que ceci se passait en bas, l’hôtesse était furtivement montée à l’étage supérieur, où Nieuselle l’attendait. Le marquis, arrivé depuis environ deux heures, s’était installé, avec Vascongado, dans une espèce de grenier dont la lucarne, placée à un angle du bâtiment, offrait un moyen commode de faire le guet sans être aperçu. En ce moment, il observait Bruno Brun, qui rôdait autour de l’auberge d’un pas inquiet et s’arrêtait de temps en temps devant la façade pour tâcher de voir l’heure à une montre solaire dont la pluie avait depuis bien des années effacé le cadran.

L’hôtesse entra familièrement, car elle ne savait ni le nom ni la condition de son hôte, et pensait peut-être avoir affaire à un roturier. — Eh bien ! dit-elle avec un sang-froid qui prouvait qu’elle n’était pas femme à embarrasser Nieuselle par ses scrupules, ces gens-là sont ici. Que voulez-vous faire maintenant ?

— Rien, lui répondit-il ; il s’agit seulement de les retenir jusqu’à ce soir avec des prétextes capables de les tranquilliser.

— Et ce soir ? demanda l’hôtesse.

Nieuselle la regarda avec une espèce de sourire, et dit en se balançant sur l’escabeau qui lui servait de siége :

— Ce soir, tu iras te coucher de bonne heure, ainsi que ta servante, et tu ne bougeras plus, à moins que je ne t’appelle.

— C’est entendu, répondit-elle après un moment de réflexion et de silence ; mais vous savez ce que je vous ai dit : s’il vient des voyageurs pour la couchée, je ne peux pas les renvoyer, cela me ferait une mauvaise affaire.

— Au diable tes chalands ! Mais qui donc peut venir sans une absolue nécessité prendre gîte dans cette taupinière ?

— Des gens comme vous, qui ne se soucient pas que la justice puisse mettre le nez dans leurs affaires et qui cherchent les endroits où la maréchaussée ne passe pas souvent, répondit audacieusement la vieille.

Nieuselle fronça le sourcil et réfléchit à son tour. — Écoute, dit-il, je vois à peu près quelle espèce de gens tu héberges et qui tu attends peut-être ce soir. Or, je t’avertis qu’il n’y aurait pas le moindre profit à m’égorger cette nuit. Sauf l’argent que je t’ai compté après nos accords, je n’avais pas pris sur moi un petit écu, et ma défroque ni celle de mes gens ne valent la peine qu’on nous tue pour s’en emparer.

— C’est clair, répondit l’hôtesse toujours avec le même sang-froid ; mais il ne s’agit pas de cela. On se figure que les gens faisant métier de prendre par force le bien d’autrui tuent par plaisir ceux qui tombent entre leurs mains. Point du tout ; ils ne demandent pas mieux que de laisser aller la bête après avoir pris le harnais, et si parfois il y a quelqu’un de mort, ce n’est pas leur faute.

— Je n’en doute pas, répliqua Nieuselle ; mais où veux-tu en venir ?

— Dans ce que vous allez faire, il ne s’agit que d’une amourette ? dit l’hôtesse en changeant brusquement de propos.

— Parbleu ! certainement ; ne t’avise pas de soupçonner autre chose, répondit le marquis avec une susceptibilité cynique ; je ne suis pas homme à aller sur les brisées de l’honorable compagnie qui fréquente ta maison.

— Notre homme s’impatiente, dit l’hôtesse en observant par la lucarne Bruno Brun, qui courait çà et là en appelant Siffroi et revenait d’un air désespéré vers la carriole, dont il soulevait et secouait le brancard comme s’il eût voulu s’y atteler lui-même.

— Descends et tâche de le calmer, dit Nieuselle ; invente toutes les excuses possibles pour lui faire prendre patience. Que Siffroi, afin de le contenter, fasse semblant de mettre son cheval en état de repartir et brise une des roues de la carriole.

— On pourrait au besoin les laisser se remettre en route et verser la carriole au fond du premier ravin, à deux pas d’ici, dit l’infernale vieille.

— Il ne sera pas besoin de chercher tant de prétextes, dit Vascongado, qui depuis un moment observait l’état du ciel ; dans une heure peut-être, il fera un temps à ne pas risquer un chien sur le chemin de l’Esterel.

En effet, une longue barre de nuages montait rapidement sur l’horison ; les brumes opaques qui depuis le matin flottaient aux cimes de la forêt se déchiraient brusquement, et à travers ces trouées lumineuses passaient d’humides rayons qui s’éteignaient presque aussitôt dans l’immense nuée, dont les flancs s’abaissaient et semblaient balayer la croupe des montagnes. Le vent était tout à coup tombé, et un morne silence enveloppait toute la création, comme si elle se fût préparée par ce moment de repos aux assauts furieux de l’orage prêt à éclater.

— Voilà un beau temps pour nous, s’écria Nieuselle. Au premier coup de tonnerre, notre homme se résignera à rester ici. Tout vient à point pour mon entreprise. Dieu me confonde si elle échoue cette fois !

L’hôtesse secoua la tête d’un air soucieux.

— Ce mauvais temps peut vous contrarier plus que vous ne pensez, dit-elle ; si quelque voyageur est maintenant dans la montagne, il ne rebroussera pas chemin, en voyant venir l’orage ; il ne tentera pas non plus de gagner l’autre côté du passage, il viendra se remiser ici pour le reste de la journée et peut-être pour la nuit. Que feriez-vous alors ? Ceux que j’attends ne sont pas gens à se mêler malgré vous de vos affaires. La maison est grande d’ailleurs, et j’aurai soin de les mettre dans un endroit où ils ne gêneront personne ; mais je ne réponds pas de même des voyageurs que le hasard peut amener, et que je ne connais pas.

— Diable ! fit Nieuselle entre ses dents, si le mauvais temps amenait un détachement de la maréchaussée comme à l’auberge du Cheval Rouge ! — Écoute, reprit-il en se tournant vers l’hôtesse après un moment de réflexion, je ne te demande pas l’impossible. En cas d’évènement, arrange les choses de ton mieux ; mais retiens bien ce que je vais te dire : si rien ne m’empêche d’accomplir le dessein pour lequel je suis venu chez toi, tu recevras avant huit jours un rouleau de beaux écus de six francs, pareil à celui que je t’ai déjà donné ; je t’en donne ma parole, ma parole de gentilhomme.

À ce dernier mot, la vieille s’inclina machinalement, un peu éblouie par le ton et les grandes manières de Nieuselle.

— Soyez tranquille, monsieur, lui dit-elle avec un geste solennel, quoi qu’il arrive, vous serez content.

Là-dessus, elle se retira.

— La vieille masque ! dit Vascongado, je suis sûr que sa maison est une caverne de voleurs. Bruno Brun est tombé dans un double guet-apens : monsieur le marquis lui prendra sa femme, et les gens qui s’hébergent ici, ses bagages.

— Tant mieux, cela m’arrangerait fort, s’écria Nieuselle ; de cette manière, tout ce qui arrivera peut leur être attribué. Ne serait-il pas plaisant que cette aventure-ci passât aussi sur le compte de Gaspard de Besse ? Dieu me damne ! je rirais bien en me l’entendant raconter.

Pendant ce colloque, misé Brun attendait patiemment que son mari l’appelât pour repartir. Après avoir un peu marché, elle était revenue s’asseoir près de la maison, dans le jardinet que cultivait l’hôtesse, vrai parterre de cabaret où le tournesol et l’œillet d’Inde fleurissaient orgueilleusement au milieu des salades. La petite servante l’avait suivie et la regardait de loin à la dérobée avec une sorte d’étonnement. La pauvre créature, accoutumée à la grossière laideur de l’hôtesse, ainsi qu’aux traits rudes et basanés des gens qui fréquentaient le logis de l’Esterel, contemplait le gracieux et frais visage de misé Brun avec le même étonnement et le même plaisir qu’elle aurait ressenti à l’aspect de quelque fleur miraculeuse ou de quelque oiseau d’un plumage merveilleux. La modeste toilette de la belle voyageuse lui plaisait beaucoup aussi ; elle ne se lassait pas d’admirer son casaquin à grandes raies et le ruban rose vif noué sur sa coiffe de linon brodé. Misé Brun l’aperçut et devina peut-être ses impressions.

— Approche donc, petite ; est-ce que je te fais peur ? lui dit-elle en souriant.

La servante vint s’asseoir familièrement à ses pieds, et continua de la regarder en dessous avec un petit rire qui marquait son contentement.

Cette enfant, qui pouvait avoir quinze ans environ, eût été jolie, si la plus rude existence n’eût flétri et détruit sa beauté avant même qu’elle fût en sa fleur. L’ardeur du soleil, les intempéries de l’air, avaient donné à sa peau des tons calcinés ; son teint, comme ses cheveux et ses yeux, étaient d’un brun fauve. Son vêtement répondait à sa figure : une jupe de drap, semblable à un lambeau d’amadou, flottait sur ses hanches grêles, et les mèches rebelles de sa chevelure s’échappaient d’un bonnet d’indienne, rattaché sous le menton par des cordons de fil écru.

— Tu te reposes volontiers un moment, n’est-ce pas ? lui dit misé Brun ; ici, comme partout, on a bien du mal à gagner sa vie, ma pauvre petite. Tu travailles beaucoup ?

— Comme ça, répondit-elle avec insouciance. Je balaie la cuisine, j’aide à l’écurie, et, quand je n’ai rien à faire dans la maison, je vais au bois. — Et vous ? ajouta-t-elle en regardant les mains fines et blanches de misé Brun ; vous êtes une dame de la ville, vous ne faites rien ?

— Je ne suis pas une dame, et je travaille du matin au soir comme toi, mais sans jamais bouger de place, répondit la voyageuse, que son imagination ramena en ce moment dans l’obscure arrière-boutique où l’attendaient son siége vide et sa quenouille, debout entre la fenêtre et le mur. Va, tu es bien heureuse de vivre au grand air dans ces montagnes, et je voudrais de tout mon cœur être à ta place…

— Bah ! fit la jeune fille avec un mouvement d’incrédulité et en jetant un coup d’œil dédaigneux sur sa propre personne, vous voudriez être comme moi ? Eh bien ! moi, je voudrais de toute mon ame être comme vous.

— Tu ne sais pas ce que tu désires, dit tristement misé Brun.

— Je serais bien blanche, bien belle, bien habillée, continua la fillette, et je me plairais tant à moi-même, que je ne ferais que me regarder du matin au soir.

Ce naïf compliment fit sourire la jeune femme ; elle passa la main sur les cheveux incultes de la petite paysanne comme pour les lisser et les arranger.

— Simplette que tu es ! dit-elle ; tu ne te figures rien de plus beau que mon ajustement. Que serait-ce, bonté divine ! si tu voyais de grandes dames avec leurs chaînes d’or, leurs perles et leurs pierreries !

— Tout ça ne me plaît pas beaucoup, répondit la servante avec un sérieux comique et un geste de dédain qui fit rire misé Brun.

— Ah ! tu n’aimes pas ces belles choses ? dit-elle d’un ton d’ironie enjouée ; mais, en fait de joyaux, tu n’as sans doute jamais vu que les bagues de laiton et les croix d’étain que vendent les colporteurs ?

La petite servante hocha la tête avec un imperceptible sourire, et dit en regardant le nœud rose attaché sur le bonnet de misé Brun :

— Les rubans me semblent bien plus jolis que l’or et l’argent.

— Cela se trouve bien, dit la jeune femme avec une adorable bonne grace ; je n’ai ni or ni argent à te donner, mais je puis te faire présent de ce beau ruban rose qui te plaît si fort.

À ces mots, elle détacha le nœud de sa coiffe et le plaça sur les cheveux de l’enfant, qui la laissa faire d’un air glorieux et ravi.

Cette petite scène fut interrompue par l’arrivée de Bruno Brun, lequel, depuis un moment, observait avec épouvante les signes précurseurs de l’orage.

— Ma femme ! s’écria-t-il, qu’allons-nous faire, qu’allons-nous devenir ? Voilà un mauvais temps qui se prépare.

— Eh bien ! nous attendrons qu’il soit passé, répondit-elle avec une calme résignation.

— Mais nous sommes dans le bois de l’Esterel !

— C’est un endroit plus terrible de loin que de près.

— Dieu du ciel ! un coupe-gorge où l’on ose à peine passer en plein jour ! Nous sommes menacés d’y rester jusqu’à la nuit tombante, et peut-être jusqu’à demain matin.

— Patience ! cela vaudrait mieux que de s’aventurer dans des chemins noyés par la pluie, et où nous resterions peut-être au fond de quelque ornière.

La tranquillité de la jeune femme finit par rassurer un peu Bruno Brun. Il était d’ailleurs dans une de ces situations qui donnent de l’énergie aux plus faibles ; ne pouvant avancer ni reculer, il prit le parti de rester résolument en place.

— Rentrons, dit-il à sa femme ; s’il plaît à Dieu, nous en serons quittes pour arriver à Grasse tout juste pour l’ouverture de la foire.

En ce moment, le tonnerre gronda, et bien que l’air fût si calme qu’on n’entendait plus frémir le feuillage sonore des pins, un bruit semblable à celui des vents en furie s’élevait des profondeurs de la forêt : de livides éclairs jaillissaient incessamment de l’obscure nuée suspendue au-dessus de la montagne ; on sentait de toutes parts les forces aveugles des élémens prêts à se heurter et à briser la création dans leur épouvantable choc. La jeune femme s’était arrêtée. Immobile, le visage tourné vers les régions d’où venait la tempête, elle frémissait d’admiration et de terreur en écoutant les voix formidables qui résonnaient autour d’elle. Le cœur pénétré d’une émotion religieuse, l’imagination saisie par la poésie sublime de cette grande scène, elle ne pouvait trouver des paroles pour formuler les impressions de son ame, et murmurait, les yeux levés au ciel : — Mon Dieu ! mon Dieu ! que vos œuvres sont belles ! que vous êtes puissant !

— Ma femme ! cria l’orfèvre arrêté au seuil de l’auberge, j’ai senti une goutte d’eau ; dépêche-toi de rentrer.

Elle revint lentement vers lui et le suivit en silence dans la chambre où il avait déjà transporté son bagage. Cette pièce, située au rez-de-chaussée, ressemblait plutôt à une cave qu’à un lieu d’habitation. La fenêtre, pareille à un soupirail, s’ouvrait à hauteur d’homme et était défendue par deux barres de fer en croix. Une couchette sans rideaux, un grand coffre qui pouvait au besoin servir de siége, une table grossière, formaient tout l’ameublement. L’aspect de cette espèce de prison réjouit pourtant Bruno Brun. — Nous serons bien ici, dit-il à sa femme. La pièce étant voûtée et close de tous côtés, nous n’entendrons guère le bruit du tonnerre. La porte est munie en dedans d’un bon verrou, et, quand elle sera fermée, nous pourrons être tranquilles.

Misé Brun s’assit en silence sur le coffre, et, tirant son tricot de sa poche, elle se mit à travailler. L’orfèvre s’étendit sur la couchette, le visage tourné vers la muraille et les yeux fermés, pour ne pas voir les éclairs. Au dehors, l’orage éclatait avec furie : la pluie ne tombait encore que par rares ondées ; mais le tonnerre grondait sans intervalle, et les régions inférieures de l’atmosphère étaient traversées par des tourbillons de vent qui renversaient les arbres et s’engouffraient dans les gorges de la montagne avec un bruit rauque et affreux.

Chaque fois qu’une raie de feu éblouissait les regards de misé Brun, elle faisait le signe de la croix en murmurant quelque prière ; puis elle reprenait son travail.

Bruno Brun s’agitait, se retournait sur sa couchette, et de temps en temps s’écriait d’une voix entrecoupée de profonds soupirs :

— Si je pouvais faire un somme ! Qui sait l’heure qu’il est ?… Dieu fasse que le temps se relève ! Bonté du ciel ! je donnerais bien vingt-cinq louis, si je les avais, pour être maintenant dans la rue des Orfèvres, tranquillement assis à mon établi… Maudits soient les voyages ! on y perd le repos et la santé. Que je revienne sain et sauf de celui-ci, et, par le saint suaire ! je promets de ne plus perdre de vue les remparts de la ville d’Aix.

Pendant un de ces soliloques, misé Brun crut entendre dans le chemin le trot d’un cheval ; elle prêta l’oreille et reconnut que quelqu’un arrivait en effet au logis de l’Esterel ; mais la présence de ce nouvel hôte n’occasionna aucun tumulte dans la maison. La jeune femme entendit seulement grincer la porte qui se refermait. Un moment après, il lui sembla qu’un bruit de pas retentissait dans le long corridor, à l’entrée duquel sa chambre était située. Cette circonstance ne la frappa point : elle ne jugea pas à propos de faire part à l’orfèvre de ses remarques, et continua de travailler en écoutant les voix de l’orage qui s’élevaient toujours plus lamentables et plus furieuses.

La nuit approchait cependant ; un froid crépuscule se répandait dans la chambre, qui s’assombrit promptement. De rares éclairs déchiraient maintenant les nuages, qui fuyaient emportés par le vent d’ouest. La jeune femme avait laissé tomber son ouvrage sur ses genoux, et s’abandonnait aux tristes et chères pensées qu’elle emportait partout dans son cœur. Bruno Brun s’était assoupi enfin et rêvait probablement qu’il disait les vêpres dans la chapelle des pénitens bleus, car il remuait les lèvres par moment, et faisait entendre une sorte de psalmodie sourde et nasillarde.

Au milieu de ces ténèbres et de ce silence, misé Brun fut tout à coup saisie d’un mouvement de puérile frayeur ; elle se leva vivement pour aller demander de la lumière ; comme elle ouvrait sa porte, l’hôtesse se présenta une lampe à la main.

— Je venais voir à quelle heure vous voulez souper, lui dit-elle ; car c’est fini, vous passerez la nuit ici. S’il vous plaisait, en attendant, de passer dans la salle, vous y trouveriez bon feu : la soirée est fraîche.

Misé Brun allait se rendre à cette invitation lorsqu’elle aperçut derrière l’hôtesse la petite servante, qui d’un geste inquiet et rapide lui dit de refuser. Il y avait dans le visage de l’enfant une expression d’effroi et de sollicitude si étrange, que misé Brun, surprise et troublée, se hâta de rentrer dans sa chambre en disant à l’hôtesse qu’il lui fallait attendre le réveil de son mari. Un instant après, on gratta doucement à la porte : c’était la petite servante qui revenait ; cette fois, elle était seule. Elle prit misé Brun par la main et l’emmena dans le corridor.

— Que me veux-tu, mon enfant ? lui dit la jeune femme étonnée.

— Je veux vous avertir, lui répondit-elle d’une voix brève. Vous ne vous doutez de rien, n’est-ce pas ? Eh bien ! on veut vous enlever à votre mari… Les gens qui ont ce dessein sont ici depuis ce matin. Ils s’étaient cachés ; mais à présent ils sont là dedans… Tenez, les voyez-vous ?

En parlant ainsi, elle avait entraîné misé Brun jusqu’à l’extrémité du corridor, en face d’une porte entr’ouverte. La jeune femme ne jeta qu’un coup d’œil dans la salle et recula, tremblante, stupéfaite : elle venait de reconnaître Nieuselle assis près de la cheminée, et donnant ses ordres comme à l’auberge du Cheval-Rouge.

— Ce n’est pas tout, reprit la petite servante ; ce soir, dans un moment peut-être, il viendra encore du monde, des gens qui prendront votre argent, vos effets, tout ce que vous possédez, et qui tueront votre mari, s’il veut faire résistance.

— Nous sommes perdus ! murmura misé Brun avec le morne sang-froid que les êtres les plus faibles manifestent parfois dans un péril soudain, inévitable.

— Je ne vous aurais pas avertie, si je ne savais un moyen de vous sauver peut-être, dit l’enfant en ramenant misé Brun à l’autre extrémité du corridor. Écoutez-moi bien : là-bas, dans une chambre, au fond de ce passage, il y a quelqu’un qui pourrait prendre votre défense…

— Le voyageur qui est arrivé cette après-midi ? interrompit misé Brun.

— Oui. Ceux que vous avez vus là, dans cette salle, ignorent qu’il est ici. Allez le trouver, jetez-vous à ses pieds, dites-lui ce que veulent ces méchantes gens. Vous êtes si belle, qu’il n’aura pas le cœur de vous voir pleurer. Il vous prendra sous sa protection, et alors… C’est un lion ; il se battra, il vous sauvera, j’en réponds… Venez.

— Tu connais donc cet homme ? demanda misé Brun en se laissant conduire au milieu des ténèbres.

— Oui, je le connais. Vous voici à sa porte : entrez… Il n’y a pas un moment à perdre. On m’appelle en bas : entendez-vous ?

En effet, la voix de l’hôtesse retentissait dans l’éloignement. — Écoutez, reprit la petite servante en serrant fortement les mains de misé Brun, quoi qu’il arrive, ne dites pas que c’est moi qui vous ai avertie ; ne le dites pas, on me tuerait. — Elle s’en alla à ces mots avec l’agilité prudente d’un chat qui cherche sa route dans l’obscurité. La jeune femme resta environnée de ténèbres. Seulement, une ligne lumineuse tracée sur le sol lui indiquait la porte où elle devait frapper. Dans cette situation extrême, il n’y avait pas à hésiter. Elle heurta un léger coup contre le panneau, et entra toute tremblante, sans pouvoir articuler un mot et sans oser lever les yeux. Au bruit qu’elle fit en s’avançant, l’homme dont elle venait implorer le secours se retourna à demi et dit sans la regarder : — Eh bien ! le courrier d’Italie et son escorte ont-ils passé enfin ?

En entendant cette voix, misé Brun jeta un cri et se précipita les mains jointes, le visage inondé de larmes, devant celui qu’elle venait de reconnaître. — C’est vous, c’est vous, dit-elle ; ah ! béni soit le ciel !…

L’excès de son émotion l’empêcha de continuer ; elle s’appuya défaillante contre le siége que l’étranger venait de quitter, et tendit les mains vers lui avec un mouvement inexprimable d’espoir, de confiance et de joie. À l’aspect de misé Brun, il s’était levé pâle d’étonnement, et, debout en face d’elle, il la considérait dans une silencieuse stupéfaction, comme s’il eût douté de ce qu’il voyait et hésité à croire que c’était bien elle qu’il retrouvait en ces lieux.

— Oui, c’est bien moi, reprit-elle en souriant au milieu de ses larmes ; est-ce que vous ne me reconnaissez pas ? est-ce que vous ne remettez pas ma figure ?

Il porta la main sur sa poitrine avec un geste énergique, comme s’il eût voulu lui dire, en montrant son cœur, que son image était là ; puis, tâchant de dominer la violence de sa propre émotion, il força doucement misé Brun à s’asseoir, et resta devant elle, une main appuyée sur la table où il écrivait quelques instans auparavant. Il y avait sur cette table des papiers, les restes d’une légère collation et des armes.

— Est-il possible que je vous rencontre ici ? dit-il d’une voix altérée ; comment y êtes-vous venue ? pourquoi vous y êtes-vous arrêtée ?

Cette question rappela tout à coup à misé Brun le danger qu’elle venait d’oublier un moment. Elle se tourna vers la porte avec un geste de terreur, et répondit en baissant la voix : — Mon mari se rend à Grasse pour ses affaires ; il a voulu m’emmener. Aujourd’hui, un accident nous a fait entrer ici, et le mauvais temps nous a forcés d’y rester. Je n’avais ni crainte ni défiance. Je me croyais en sûreté, lorsque par hasard j’ai su… j’ai vu… Oh ! quelle iniquité ! quelle honte ! On nous a attirés dans un piége. Nous ne sommes pas seuls ici. Un homme, dont j’ai repoussé les insolentes galanteries, est venu m’y attendre. Il a gagné l’hôtesse sans doute, et je suis à sa merci dans ce coupe-gorge.

Tandis qu’elle parlait, une secrète fureur éclatait dans le regard de l’étranger et faisait pâlir sa lèvre hautaine ; mais aucun autre signe ne manifesta les violences intérieures auxquelles il était en proie. — Ah ! c’est le marquis de Nieuselle qui est là ! murmura-t-il comme se parlant à lui-même et en saisissant ses armes.

Il allait sortir ; misé Brun se jeta au-devant de lui, les mains jointes et comme égarée.

— Où allez-vous ? s’écria-t-elle ; que voulez-vous faire ? Cet homme n’est pas seul ; il doit avoir aussi des armes. Vous exposeriez votre vie en voulant me défendre. Non, non, je ne le veux pas ! Vous seul contre tous ! ils vous tueraient peut-être !

Il secoua la tête avec un geste inexprimable de défi, d’assurance, de mépris du danger.

— Ne craignez rien, laissez-moi faire, répondit-il ; il faut que je vous délivre de cet homme. Qu’importe qu’il ne soit pas seul ! Je viendrai à bout de lui et des siens. Restez ici tranquille ; bientôt tout sera fini.

À ces mots, il repoussa doucement la jeune femme, et l’obligea de se rasseoir devant le foyer où brûlait un feu clair ; puis il sortit rapidement, en refermant la porte derrière lui. Misé Brun resta affaissée sur son siége. Ses forces l’abandonnaient, une mortelle pâleur couvrait son visage, ses tempes étaient baignées d’une sueur froide, un souffle lent et pénible soulevait sa poitrine oppressée. Pourtant elle avait conservé toute la netteté de ses perceptions ; elle entendait battre son cœur au milieu du silence lugubre qui l’environnait, et elle distinguait dans leurs moindres détails les objets sur lesquels son regard errait machinalement. Par un singulier phénomène de mémoire locale, l’image de ces lieux, qu’elle parcourait des yeux sans les voir, resta gravée dans son souvenir, et elle fut frappée, en se les rappelant plus tard, d’un étonnement qu’elle n’avait point éprouvé à leur aspect. Elle ne prit pas garde en ce moment au contraste étrange que faisait l’ameublement élégant de cette chambre avec le reste du logis ; elle ne s’aperçut pas qu’elle était assise sur un fauteuil en brocatelle, près d’une table dont les pieds sculptés ressortaient entre les franges d’un magnifique tapis. Elle ne remarqua pas non plus que la cheminée était ornée d’une pendule, et que deux médaillons enchâssés dans une riche garniture étaient suspendus aux côtés de la glace. Dans ce trouble affreux, elle ne pouvait même plus prier. Deux ou trois fois elle essaya de se relever, mais ses genoux fléchirent, elle ne put avancer : elle n’eut que la force d’attendre.

Heureusement cette situation terrible ne se prolongea pas longtemps. Au bout d’un quart d’heure environ, des pas rapides se firent entendre dans le corridor : c’était l’étranger qui revenait. Misé Brun leva les mains au ciel avec un élan de reconnaissance, et s’écria d’une voix éteinte :

— Eh bien ! M. de Nieuselle ?…

— Vous n’avez plus rien à craindre de lui, répondit-il du ton le plus calme, — et après un moment de silence il ajouta : — Vous n’avez rien entendu ?

— Rien, murmura-t-elle en frissonnant.

Un long silence suivit ces paroles ; l’étranger s’assit en face de misé Brun et déposa sur la table ses pistolets. Il était très pâle, mais aucun trouble dans sa physionomie, aucun désordre dans ses vêtemens, n’annonçaient une lutte récente. La jeune femme, pénétrée d’une indéfinissable crainte, n’osait l’interroger encore. Son premier mouvement avait été de croire qu’une catastrophe venait d’arriver, mais bientôt cette supposition lui parut absurde. Elle se tranquillisa, convaincue que Nieuselle, après s’être rendu à merci, allait passer la nuit sous clé dans quelque cave de l’auberge. L’étranger paraissait avoir oublié déjà ce qui venait de se passer ; accoudé sur la table et le front penché sur sa main, il regardait la jeune femme avec une joie pensive et comme recueilli dans une impression de bonheur qu’il savourait lentement. La pâleur de misé Brun s’effaça sous ce regard ardent ; elle baissa la vue, et dit en soupirant : — Je ne sais comment vous rendre graces, monsieur, pour le secours que vous m’avez donné. Que Dieu vous récompense… À présent, je passerai la nuit ici sans crainte… Elle s’interrompit tout à coup, frappée d’un souvenir subit, et s’écria en se dressant avec un geste d’épouvante :

— Mais que dis-je, mon Dieu ! il y a un autre danger plus grand.

— Lequel ? interrompit l’étranger.

— Cette maison est un repaire de bandits, répondit-elle d’une voix étouffée ; cette nuit, dans un moment peut-être, l’hôtesse, d’accord avec eux, nous livrera…

— Vous en avez été avertie ? demanda l’étranger sans paraître ému de cette révélation.

Elle fit un geste affirmatif, et reprit avec véhémence :

— Ne songez pas à résister, ce serait une tentative folle et inutile. Il ne s’agit plus d’un lâche qui tremble et s’humilie à la première menace d’un homme de cœur, il s’agit d’une troupe de bandits résolus et accoutumés au meurtre. Ils vous tueront si vous essayez de vous défendre ; mais vous ne vous défendrez pas ; vous leur laisserez prendre tout ce que nous possédons. Eh ! qu’importe, pourvu que la vie soit sauve ?

Tandis qu’elle parlait ainsi, l’étranger la considérait d’un air calme et attendri qui contrastait étrangement avec l’effroi qu’elle manifestait. — Vous ne me croyez pas ! dit-elle désolée ; il vous semble que la peur me tourne l’esprit ; plût à Dieu que cela fût ainsi ! Mais vous le verrez ; cette nuit, nous serons dépouillés par la bande de Gaspard de Besse.

— Il faudrait alors que je lui ouvrisse moi-même la porte de cette maison, répondit l’étranger, car en voici les clés, et il n’y a pas moyen d’y pénétrer sans mon consentement.

— Ah ! nous sommes sauvés ! murmura la jeune femme avec un élan de reconnaissance et de joie. Puis ses yeux se remplirent de larmes, et elle demeura un moment immobile, le visage appuyé sur ses mains jointes. — Je vais donc passer ici cette nuit sous votre sauvegarde, dit-elle enfin ; demain je repartirai, certaine de ne plus vous revoir, mais je n’oublierai jamais votre nom dans mes prières.

— Mon nom ? dit-il étonné.

— Le nom de M. de Galtières, répondit misé Brun.

— Qui vous l’a appris ? s’écria-t-il en tressaillant.

Elle lui raconta alors tout ce que lui avait dit Madeloun, ainsi que la triste fin de la Monarde. Il l’écouta, concentré dans une pénible attention, et après il lui dit avec un sourire amer : — Oui, tels ont été les tristes commencemens de ma vie, des fautes et des malheurs !

— Et à présent ? demanda la jeune femme avec un accent ineffable et en arrêtant sur lui son regard pénétrant et doux.

— À présent, répondit-il en baissant la voix, mon existence est celle d’un homme condamné à passer et à repasser sans trêve ni repos sur un abîme où il doit tomber et périr enfin.

— La miséricorde de Dieu ne permettra pas qu’un pareil malheur s’accomplisse, murmura misé Brun en levant les yeux au ciel.

— Une autre existence serait possible, reprit-il après un silence ; j’y avais songé ; je m’y préparais. — J’allais quitter pour toujours le royaume lorsque je vous ai rencontrée.

Elle le regarda fixement à ce mot, et lui dit avec une altération dans la voix qui démentait le calme et la fermeté de ses paroles : — Vous devez accomplir ce projet ; si je croyais avoir quelque empire sur votre esprit, je vous supplierais de quitter pour toujours ce pays, où votre vie n’est pas en sûreté, et dans lequel aucun des motifs qui attachent le cœur de l’homme aux lieux où il est né ne peut vous retenir.

— Il est vrai, répondit-il ; j’ai perdu tout ce qui fait le bonheur et l’orgueil des autres hommes : ma place au foyer paternel, mon rang dans le monde ; je ne rentrerai plus dans la demeure où j’ai passé les tranquilles années de mon enfance et de ma première jeunesse, mon nom a été rayé du livre de famille, et je suis mort pour tous les miens. Pourtant je suis resté… je suis resté dans l’espoir incertain de vous revoir.

Elle se leva en pâlissant et voulut fuir, car elle sentait que les voix auxquelles elle avait coutume d’obéir se taisaient en elle, et que la religion, le devoir, l’honneur, étaient vaincus, sinon trahis. Mais M. de Galtières la retint avec une sorte de violence suppliante : — Écoutez, lui dit-il, c’est ma vie, mon salut et votre propre bonheur qui sont entre vos mains… Sais-tu ce que j’ose te proposer ? de t’abandonner à moi, de me suivre ! — Que laisserais-tu derrière toi ? Qui pourrais-tu regretter ? Ta jeunesse se flétrit et se consume dans un horrible ennui, dans un cruel isolement. — Tu n’as point de famille non plus, car ton cœur n’a pas adopté celle où tu es entrée. Peut-être es-tu arrêtée par la crainte de laisser après toi un nom déshonoré ? Mais si tu disparaissais cette nuit, on croirait que tu as péri dans le bois de l’Esterel, et ta mémoire resterait sans tache. Considère ce qu’a fait le sort en nous réunissant ici. Ne semble-t-il pas qu’il ait voulu nous donner l’un à l’autre, tant les circonstances qui nous environnent sont propices ? La nuit commence à peine ; demain matin, nous pourrions avoir passé la frontière ; une fois à Nice, la mer est devant nous, et peut nous porter jusqu’à l’autre extrémité du monde. Veux-tu que je t’emmène si loin, que tu n’entendras jamais parler du pays que tu auras quitté pour me suivre ? Ou bien préfères-tu rester sur la côte d’Italie, au bord de quelque plage d’où tu puisses encore apercevoir les montagnes de Provence ? Décide, ordonne ; en quel lieu de la terre que je te conduise, va ! nous serons heureux !…

Tandis qu’il parlait ainsi, la jeune femme, droite devant lui, le regard fixe et les mains serrées contre sa poitrine, semblait livrée à quelque lutte intérieure, dans laquelle ses forces s’épuisaient de moment en moment. Entraînée, vaincue à demi, elle comprit qu’il fallait fuir, qu’elle était perdue, si elle écoutait encore une seule de ces paroles qui subjuguaient sa volonté ; et, faisant un suprême effort, elle dit, sans ostentation de vertu, de fermeté, mais d’une voix suppliante, brisée, et les yeux baignés de larmes : — N’essayez pas de me détourner de mon devoir. Ayez pitié de moi ; au nom du ciel, ne me retenez plus, car si je restais, je serais perdue, perdue en cette vie et dans l’éternité !… Il n’y a point de refuge contre les reproches d’une conscience tourmentée, ni de bonheur dans une vie coupable. Quand même je pourrais cacher ma faute aux yeux des hommes. Dieu me verrait… Je vous en supplie, ne me parlez plus, ne me regardez plus, laissez-moi vous quitter !

Il se détourna, vaincu par cette humble résistance, et misé Brun, après lui avoir fait de la main un signe d’adieu, s’éloigna lentement.

L’orfèvre sommeillait encore. Au bruit que fit sa femme en rentrant dans la chambre, il se souleva sur le coude et promena autour de lui un regard étonné.

— Oh ! oh ! fit-il, j’ai un peu dormi, je crois. — Ma femme !

— Je suis là, répondit-elle sans s’avancer.

— Quelle heure est-il ?

— Je ne sais pas ; il fait nuit depuis assez long-temps.

Bruno Brun se prit à réfléchir ; puis il dit d’un air convaincu :

— Mieux vaut passer la nuit ici qu’au milieu des bois ; nous ferons bien d’y rester jusqu’à demain matin. Je ne me sens pas le moindre appétit : qui dort dîne, dit le proverbe. Ma femme, verrouille bien la porte et viens te coucher.

Elle obéit machinalement. Toutes ses facultés étaient dans une sorte d’engourdissement et de stupeur. C’était l’anéantissement et non le repos qui succédait aux émotions violentes qu’elle venait d’éprouver ; elle passa la nuit immobile, les yeux ouverts à côté de son mari, qui de temps en temps s’éveillait en sursaut pour lui demander si elle n’avait pas entendu quelque bruit et s’il pleuvait toujours.

Un peu avant l’aube, elle ouit marcher le long du corridor ; il se fit un certain mouvement dans la maison ; puis le pas d’un cheval battit le sol au dehors. Elle comprit que c’était M. de Galtières qui partait, et, cachant son visage sur l’oreiller, elle pleura silencieusement. Quand le jour parut, Bruno Brun se leva et ouvrit sa porte en appelant à haute voix. La petite servante accourut, fatiguée, défaite et pâle sous sa peau bronzée.

— La carriole est attelée ; tout est prêt, dit-elle ; il ne reste plus qu’à charger vos bagages.

— Où est le drôle qui nous conduit ? demanda l’orfèvre.

— Qui le sait ? répondit-elle froidement ; mais ne vous inquiétez pas : vous avez là un autre cheval et un autre conducteur.

— Comment ! s’écria-t-il, quel conducteur ?

— Soyez tranquille ; on vous répond de lui. L’autre est un ivrogne qui a disparu après le souper, et Dieu sait quand on le retrouvera !

En disant ces mots, elle fit un signe d’intelligence à misé Brun, qui murmura :

— Oui, c’est un misérable, et nous sommes heureux d’en être délivrés.

L’orfèvre était trop pressé de partir pour chercher de plus amples explications ; il se contenta de celle qu’on lui donnait, et se hâta de tout disposer pour se remettre en route. Tandis qu’il arrangeait ses coffres, la servante, qui était restée un peu en arrière avec misé Brun, dit à voix basse, et en lui glissant entre les doigts un très petit paquet cacheté ;

— On m’a chargé de vous remettre ceci. Sainte Vierge ! quelle nuit terrible nous avons passée ! Je savais bien ce qui arriverait… Vous pouvez aller tranquille à présent.

— Ma femme, en route ! cria l’orfèvre.

Misé Brun n’eut que le temps de serrer la main de la petite servante et de lui dire :

— Que le ciel te récompense du service que tu m’as rendu hier soir !… Mon enfant, quitte au plus tôt cette maison… Crains Dieu, et ne sers que d’honnêtes gens !

Un léger vent d’ouest avait balayé les nuages ; la matinée était fraîche et sereine ; déjà le soleil levant dardait ses clartés vermeilles sur la façade du logis de l’Esterel. Misé Brun avait repris sa place dans l’humble équipage qui allait l’emmener. Au moment de partir, elle tourna une dernière fois les yeux vers ces lieux d’où elle emportait des souvenirs qui devaient préoccuper et remplir le reste de sa vie. Alors, son regard plongeant à travers une des fenêtres grillées de l’étage inférieur, elle entrevit dans la pénombre d’un rayon de soleil qui traversait obliquement la salle obscure, comme une forme humaine étendue la face contre terre. La jeune femme frémit sans être sûre cependant qu’elle venait d’apercevoir un cadavre ; puis, se souvenant de ce qu’avait dit la petite servante, elle pensa que c’était Siffroi qui peut-être dormait couché sur le sol, près de l’endroit où M. de Galtières avait enfermé le marquis. Cet incident cessa bientôt de la préoccuper, et elle demeura plongée dans la morne agitation de ses souvenirs et de ses réflexions. Elle tenait toujours dans sa main le paquet que lui avait remis la petite servante ; parfois effrayée de posséder cette preuve, ce gage d’amour que lui avait laissé M. de Galtière, elle s’imaginait que Bruno Brun allait surprendre son secret, et elle cachait sa main en frissonnant ; mais l’orfèvre était bien loin de soupçonner le trouble, les angoisses de sa femme, et, joyeux d’avancer rapidement vers le but de son voyage, il disait de temps en temps à son nouveau conducteur, qui poussait le cheval au grand trot sur les pentes de la montagne :

— Nous allons un train de poste ! Voilà comment on doit voyager ! Tu auras un bon pour-boire, mon garçon.

Au bas de la dernière descente, après avoir franchi entièrement le passage de l’Esterel, il fallut pourtant s’arrêter un moment. Il y avait en cet endroit quelques maisons et un poste de la maréchaussée. Tandis que Bruno Brun exhibait ses papiers, la jeune femme s’assit à l’écart sous un bouquet de châtaigniers qui ombrageait le chemin, et elle décacheta d’une main tremblante le mystérieux paquet. L’enveloppe cachait un médaillon que la jeune femme se rappela aussitôt avoir vu suspendu à la cheminée de cette chambre où elle avait passé, le soir précédent, les momens les plus terribles et les plus doux de sa vie. Le cercle d’or guilloché du médaillon contenait d’un côté des lettres initiales tracées délicatement sur vélin, et de l’autre un portrait en miniature de la plus admirable ressemblance. Par un mouvement spontané, involontaire, misé Brun pressa ce portrait sur ses lèvres, puis elle le cacha dans son sein. Quelques heures plus tard, les voyageurs arrivaient à Grasse. Bruno Brun, en mettant pied à terre, dit avec satisfaction :

— Dieu soit loué ! nous avons fait le voyage sans aucune mauvaise rencontre, et nous arrivons à temps pour l’ouverture de la foire.

VI.

Huit jours plus tard, la famille Brun, réunie de nouveau dans la maison de la rue des Orfèvres, faisait la veillée autour de la table que Madeloun achevait de desservir. Bientôt misé Brun, prétextant une extrême lassitude, monta dans sa chambre, et l’orfèvre resta seul vis-à-vis de son père et de la tante Marianne.

— La foire a été bonne, et j’ai bien mené mes affaires là-bas, dit-il d’un air capable ; de toutes manières, j’ai sujet d’être content.

— Ta femme me paraît triste, observa le vieux Brun.

— Ce n’est rien ; c’est le voyage qui l’a fatiguée. En partant, elle était ravie ; il lui semblait qu’il n’y avait rien au monde de si agréable que de courir les grands chemins, mais elle a été bientôt lasse de tout cela. Au retour, quand nous avons passé dans le bois de l’Esterel, elle n’a plus mis pied à terre pour cueillir des fleurs et s’arrêter devant chaque buisson à entendre chanter les oiseaux : elle est restée tranquillement au fond de la carriole. Quand nous avons été au logis de l’Esterel, elle a un peu avancé la tête pourtant, afin de demander des nouvelles de ce grand coquin de conducteur que nous y avions laissé ; mais l’hôtesse et la servante avaient abandonné la maison : il n’y avait plus personne. Pendant le reste du voyage, elle n’a plus manifesté la moindre curiosité, et je crois qu’elle s’est sentie fort soulagée en se retrouvant ici ce matin.

— Et à Grasse, comment les choses se sont-elles passées ? demanda la tante Marianne.

— Eh ! eh ! c’est à cette question que je vous attendais, répondit-il en se frottant les mains ; figurez-vous que j’avais la plus belle boutique de la foire, et que les gens faisaient foule à l’entour. C’était comme une fureur pour voir Rose ; le monde se battait, afin d’aborder jusqu’à elle. Chacun la célébrait : on a fait des chansons à sa louange ; mais je dois déclarer qu’elle ne s’est guère souciée des complimens et des propos aimables de tous les freluquets qui assiégeaient notre étalage. Au lieu de les écouter d’un air agréable, elle semblait toute contristée, et plus d’une fois elle avait les larmes aux yeux.

— Il ne faut pas trop se fier à ces apparences, murmura la tante Marianne en secouant la tête ; les femmes qui n’ont aucune inclination cachée ne sont ni gaies ni tristes, et l’humeur mélancolique de la tienne me donne beaucoup à penser.

Le dimanche suivant, l’orfèvre, qui était allé faire ses dévotions à la chapelle des pénitens bleus, rentra son tricorne avancé sur les yeux et les mains au fond de ses poches, ce qui était chez lui le signe d’une grande agitation d’esprit.

— Vous me voyez saisi, dit-il en abordant sa femme et la tante Marianne ; savez-vous la nouvelle qui court dans la ville ? Un jeune homme qui m’avait fait dernièrement l’honneur d’entrer dans ma boutique, le marquis de Nieuselle, a été assassiné au logis de l’Esterel…

— Il est mort ! s’écria misé Brun en pâlissant.

— À mauvais sujet, mauvaise fin, murmura Madeloun.

— Il s’était apparemment arrêté dans ce coupe-gorge, reprit l’orfèvre ; son corps a été retrouvé au fond d’une salle basse, le visage contre terre. Il avait une balle dans la tête. On ne met pas en doute qu’il n’ait été assassiné par Gaspard de Besse ou par quelqu’un de sa bande. Grand Dieu du ciel ! la nuit que nous étions au logis de l’Esterel, nous pouvions avoir le même sort !

— Tu peux brûler un cierge à l’autel de la sainte vierge Marie, dit la tante Marianne frappée de l’impression profonde que la nouvelle de ce malheur produisait sur misé Brun ; va, Bruno, tu as peut-être plus de bonheur encore que tu ne crois !

Ce fut ainsi que la jeune femme apprit la terrible preuve de dévouement que lui avait donnée M. de Galtières. Elle en ressentit une impression étrange, mêlée de reconnaissance et d’horreur. Son esprit revenait sans cesse sur toutes les circonstances de cette nuit fatale et les commentait avec une horrible et involontaire persévérance. Elle s’expliqua alors pourquoi M. de Galtières avait quitté le logis de l’Esterel avant le jour, et elle comprit les dernières paroles de la petite servante. Elle se rappela en frissonnant ce qu’elle avait vu, lorsque, prête à repartir, elle avait encore une fois tourné ses regards vers ces lieux funestes. Au milieu de ces angoisses, elle remerciait pourtant le ciel, qui permettait qu’on imputât le meurtre de Nieuselle aux bandits embusqués dans les défilés de l’Esterel.

Ces affreux souvenirs s’affaiblirent enfin. La jeune femme tomba dans une sorte d’engourdissement moral qui ressemblait au repos. Un jour que le père Théotiste l’interrogeait, inquiet de l’anéantissement où il la voyait, elle lui répondit doucement : — Il me semble que je suis tranquille, mon père ; mais je n’ose regarder au dedans de moi-même, ni réfléchir sur ma situation. J’ai peur de toucher à mon mal… Pourtant il faudra que j’aie le courage de vous parler un jour.

— Quand vous le pourrez sans peine et sans effort, ma chère fille, répondit le bon moine.

Mais après cette période d’affaissement, les facultés de la jeune femme se réveillèrent plus puissantes ; les passions fougueuses et rebelles recommencèrent à gronder dans son cœur, et elle s’abandonna, dans le secret de son ame et de sa pensée, aux ardeurs qui la dévoraient. Il y avait une heure dans la journée où l’horrible contrainte que lui imposait son entourage cessait pendant quelques instans ; c’était l’heure à laquelle misé Marianne passait dans la boutique pour aider Bruno Brun à arranger l’étalage. Alors elle tirait furtivement, de l’endroit où elle le tenait caché, le médaillon de M. de Galtières, et le contemplait en versant des larmes silencieuses. Ce portrait rendait admirablement les traits frappans de l’original. Le front haut et légèrement fuyant avait un caractère singulier de courage et d’audace. Déjà les rides qu’une pensée inquiète semblait y avoir laissées creusaient entre les sourcils deux traits ineffaçables. Le nez était finement accusé, et les lèvres, minces et vermeilles, ressortaient comme une ligne de carmin sur les tons pâles et mats de la peau. Ce front hautain, ce teint bilieux, cette bouche dont les commissures s’abaissaient effacées, auraient décelé une nature violente, impitoyable, si l’expression n’en eût été tempérée par un de ces contrastes qui mettent en défaut la physiognomonie et défient la science des plus habiles disciples de Lavater : les plus beaux yeux s’ouvraient sous ce front austère, le plus doux regard éclairait ce sombre visage. L’orbite, très saillant, était couronné de blonds sourcils ; la paupière, large et mollement prononcée, comme dans le portrait de la Joconde, était bordée de longs cils, et les yeux, d’un noir de velours, avaient l’expression d’exquise finesse, de riante sérénité qu’on trouve aux yeux divins de Mona Lisa.

Misé Brun adora cette image avec les mystiques transports d’une ame pure et exaltée. Elle s’abandonna au vain et dangereux bonheur d’aimer pour le seul bonheur d’aimer, et bientôt elle retomba dans les abîmes de l’abattement et du désespoir. Sa chimère ne lui suffisait plus ; elle avait horreur de l’existence immobile et murée qu’elle était venue reprendre pour toujours ; elle faillit intérieurement à toutes ses résolutions : un jour enfin, elle regretta de n’avoir pas suivi M. de Galtières. Quand elle en fut venue là, elle n’osa déclarer au père Théotiste de quels sentimens, de quelles pensées elle était coupable, et, séduite peut-être par quelque espérance éloignée, elle dissimula ses douleurs et attendit vaguement sa délivrance.

Plusieurs mois s’écoulèrent ainsi. L’hiver passa, la belle saison revint et ramena l’époque des cérémonies qui attiraient de si loin les étrangers dans la ville d’Aix. Misé Brun vit approcher la veille de la Fête-Dieu avec des agitations inexprimables ; tantôt elle avait le pressentiment que M. de Galtières ne manquerait pas à cette espèce de rendez-vous, tantôt elle se figurait qu’il avait cédé à ses conseils et quitté le royaume. D’abord elle avait cru fermement qu’il viendrait, mais à mesure que le temps avançait, elle sentait sa conviction et son espérance faiblir. La veille de la Fête-Dieu, à l’heure où les trompettes qui précédaient la cavalcade se firent entendre, lorsque Bruno Brun cria à la porte de l’arrière-boutique qu’il était temps de sortir, la jeune femme s’avança, calme, comme impassible, et prit place entre la tante Marianne et Madeloun. Elle ne comptait plus que M. de Galtières vînt, comme l’année précédente, se mêler à la foule qui se pressait dans la rue des Orfèvres. Pourtant, lorsqu’elle leva les yeux, elle l’aperçut à la lueur des torches. Il était là, debout au même endroit que l’année précédente et les yeux fixés sur elle. Quand leurs regards se rencontrèrent, il sourit faiblement et mit une main sur sa poitrine, comme pour attester que chaque fois qu’elle se montrerait ainsi, elle le retrouverait à la même place. Misé Brun imita machinalement ce geste, cette muette promesse ; puis elle baissa la tête, et ses mains retombèrent inertes sur ses genoux.

— Qu’est-ce que vous faites donc ? dit brusquement la tante Marianne ; vous avez l’air de l’effarée de Figanières, qui prenait le chapeau de saint Christophe pour le clocher de son village. Tenez-vous tranquille et regardez la cavalcade.

Dix minutes après, le cortége disparaissait au fond de la rue, et Bruno Brun se levait en disant avec un soupir d’admiration et de regret : — C’est fini pour jusqu’à l’an prochain ; rentrons, ma femme.

— Dans un an ! murmura misé Brun en repassant le seuil de sa maison.

Quelques mois s’écoulèrent encore. La jeune femme, triste, agitée, le cœur dévoré d’amour, sentait passer avec une morne lenteur chaque jour, chaque heure de sa vie. Pourtant rien dans sa manière d’être ne décelait les secrets désordres de son ame. Elle était impérieusement gouvernée par les habitudes de son intérieur, et parcourait, sans témoigner ni fatigue ni dégoût, le cercle étroit des occupations domestiques. On la voyait toujours calme, soumise, assidue au travail, et lorsqu’elle s’asseyait, le matin, devant la fenêtre de l’arrière-boutique, pour recommencer la tâche accoutumée, misé Marianne elle-même lui trouvait un visage tranquille et ne s’apercevait pas qu’elle avait passé la nuit dans l’insomnie et dans les larmes.

Un dimanche, l’orfèvre, qui était sorti dès le matin, rentra radieux : — Je vous annonce une grande nouvelle, s’écria-t-il ; l’assassin du marquis de Nieuselle est arrêté !

— J’en suis bien aise, dit tranquillement la tante Marianne.

Misé Brun releva la tête et regarda son mari fixement, en remuant les lèvres comme si elle parlait, mais sans faire entendre aucun son. Il y avait dans ce regard, dans ce mouvement muet de la bouche, une telle expression de désespoir et d’horreur, que l’orfèvre en fut effrayé.

— Eh bien ! eh bien ! s’écria-t-il, est-ce que tu n’es pas contente qu’on ait arrêté Gaspard de Besse ?

À ce mot, qui la rassurait tout à coup si complètement, misé Brun ne put dominer la violence de son émotion, et, cachant son visage dans ses mains, elle fondit en larmes. La tante Marianne arrêta sur elle son regard clignottant, et dit à l’orfèvre, qui se taisait tout étonné de l’effet que produisaient ses paroles : — Bruno, j’ai dans l’idée qu’on regrette ici ce mauvais sujet qui s’appelait de son vivant le marquis de Nieuselle.

— Je n’ai guère souci d’un galant qui est à trois pieds sous terre, répliqua-t-il en haussant les épaules.

Misé Brun, revenue déjà de son premier mouvement, essuya ses yeux, et dit avec douceur à la vieille fille : — Dieu nous garde de mal parler des morts !

— Toute la ville est en émoi, reprit Bruno Brun, les rues sont pleines de monde comme un jour de grande fête ; c’est cette après-midi qu’on amène Gaspard de Besse et deux scélérats de sa bande qui ont été pris avec lui ; je vais les voir arriver, cela me récréera.

— Oh ! murmura la jeune femme, des malheureux si chargés de crimes, et qui vont en subir le châtiment !

— Leur procès ne sera pas long, ajouta l’orfèvre ; bientôt nous aurons de la besogne à la confrérie.

Huit jours plus tard, une certaine agitation régnait dès le matin dans la maison de l’orfèvre. Bruno Brun était sorti de bonne heure pour se rendre à la chapelle des pénitens bleus, et les trois femmes, réunies dans l’arrière-boutique, prêtaient une morne attention aux clameurs qui, de temps en temps, s’élevaient au dehors.

— Il est inutile d’arranger l’étalage, dit la tante Marianne à Madeloun : on ne vendra rien aujourd’hui ; entr’ouvre seulement les vantaux, afin qu’on puisse voir ce qui se passe dans la rue. Il y a foule déjà, j’en suis sûre.

Un moment après, Madeloun revint : — Entendez-vous, entendez-vous les cloches ? Gaspard de Besse monte à Saint-Sauveur pour faire amende honorable avant de mourir. Dans un instant, il va passer. Tout le monde court pour le voir, on s’étouffe dans la rue.

— Sortons un moment sur la porte, dit la tante Marianne en se tournant vers misé Brun.

— Oh ciel ! pour voir ce malheureux ! répondit la jeune femme d’une voix altérée, non, non, le cœur me manque rien que d’entendre les cloches qui sonnent son agonie. Je vais prier Dieu pour lui.

— Allons, venez, insista Madeloun, quand ce ne serait que pour voir le monde qu’il y a là dehors, et rentrer tout de suite. C’est un coup d’œil comme la veille de la Fête-Dieu.

À ce mot, la pensée que M. de Galtières était peut-être parmi cette foule s’offrit subitement à l’esprit de misé Brun, et, par un mouvement spontané, elle suivit la servante, qui l’entraînait par le bras.

Une multitude compacte remplissait la rue, et précédait le triste cortége qui s’avançait lentement. Un morne silence régnait dans cette foule, mais çà et là des voix enrouées, qui devaient parvenir jusqu’à l’oreille du patient, criaient une complainte sur la mort de Gaspard de Besse. Lorsque les baïonnettes de la maréchaussée parurent au fond de la rue, une rumeur sourde circula parmi les spectateurs pressés en haie contre les maisons, et de tous côtés on entendit : — Le voilà ! le voilà ! — Le condamné s’avançait d’un pas ferme, presque rapide. À sa droite, et le crucifix à la main, marchait le père Théotiste ; à sa gauche, un peu en arrière, était le bourreau. Après venaient les pénitens bleus, qui devaient entourer l’échafaud et porter sur leurs épaules la bière du supplicié.

Misé Brun cherchait toujours M. de Galtières dans un groupe nombreux arrêté en face de sa maison ; mais, lorsque le condamné ne fut plus qu’à quelques pas, elle tourna involontairement les yeux sur lui. Ses yeux se fermèrent aussitôt ; elle ne le vit pas, et elle le reconnut pourtant, car ses genoux fléchirent, et elle se retint au bras de Madeloun, qui, pâle, éperdue, murmura : — M. de Galtières !… c’est lui !…

Comme elle disait ces mots, le fatal cortége avait déjà passé. Misé Brun rentra dans sa maison, et alla machinalement s’asseoir à sa place accoutumée. La tante Marianne se mit devant l’autre fenêtre, et, ouvrant son livre de messe, commença les prières pour les morts ; ensuite les deux femmes prirent leur travail, et la journée s’acheva comme les autres journées.

L’orfèvre, en rentrant dans l’après-midi, se hâta d’ouvrir sa boutique et de reprendre son travail ; mais le soir, à la veillée, il eut le temps de raconter les bonnes œuvres auxquelles il avait participé ce jour-là. — Je puis rendre témoignage des derniers momens du fameux Gaspard de Besse, dit-il avec satisfaction ; il est mort très courageusement. La torture ne lui avait rien fait avouer : il n’a déclaré devant la justice ni son origine ni sa vie ; mais, avant de se remettre entre les mains du bourreau, il a fait sa confession au père Théotiste, qui lui a donné l’absolution et n’a cessé de le consoler et de l’exhorter jusqu’à ce qu’il ait rendu le dernier souffle.

Misé Brun écouta ces détails d’un air triste et calme ; son mari remarqua seulement qu’elle était plus pâle que de coutume.

Le lendemain matin, elle se sentit tout à coup malade. La tante Marianne et Madeloun la mirent au lit. Le soir, elle était à l’agonie ; mais le ciel ne permit pas qu’elle fût si tôt délivrée : elle vécut quelques années encore dans les pratiques d’une austère dévotion. Ce ne fut que long-temps après le supplice de Gaspard de Besse qu’elle reçut des mains du père Théotiste le missel qu’elle avait donné dans le cloître de l’église de Saint-Sauveur, et dans lequel le condamné avait fait ses dernières prières.

— Ma fille, dit le bon moine en le lui rendant, Dieu nous appelle à lui par des voies différentes ; le repentir et la vertu mènent également au ciel.


Mme Ch. Reybaud
  1. Voyez la livraison du 1er septembre.