Miss Edith Cavell. Eugène Jacquet/Miss Edith Cavell/Discours de Mme Séverine

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Ligue française pour la défense des droits de l'homme et du citoyen.

Discours de Mme Séverine


Monsieur le Président de la République,
Mesdames, Messieurs,


Entre ce maître de la conscience qu’est M. Ferdinand Buisson et ce maître de la science qu’est M. Painlevé, permettez-moi, pour parler d’une femme, de parler seulement en femme.

M. le Président de la Ligue des Droits de l’Homme a retracé, avec trop de précision et d’éloquence, la carrière de miss Edith Cavell pour qu’il soit permis d’y beaucoup revenir. Mais l’éclat, le retentissement de cette mort tragique, en éblouissant le monde des plus vives lueurs de la pitié, ont peut-être empêché de démêler à quel point elle était un aboutissant naturel, une conclusion prévue, et que cette vie admirable ne pouvait accéder qu’à une pareille fin. Comme le sillon très droit mène au bout du champ, cette existence d’impeccable logique, d’infaillible rectitude, traçait le chemin vers cette mort.

Edith Cavell n’en pouvait avoir d’autre : sa mémoire eût été incomplète, comme gâchée par le destin, s’il n’y eut eu, autour de sa coiffe d’infirmière, l’auréole tremblante et resplendissante du martyre.

Elle l’a risqué consciemment, ce martyre : elle en avait peut-être la soif secrète — comme l’ont tous ceux qui se vouent à de grands apostolats.

Regardez plutôt ce ferme et fin visage, ce front lumineux, ces yeux de rêve, cette bouche sincère.

Tout en elle dit la confiance, tout en elle dit la ferveur. Une ferveur un peu grave, quasi-puritaine, et qu’elle dut avoir toujours. On se la représente bien, fillette, se rendant à l’office du dimanche, le livre dans les mains, sans détourner la tête, l’air déjà pensif et réfléchi. On se l’imagine bien, plus tard, parée de toutes les grâces, mais portée à en atténuer le rayonnement, simple par vocation, dévouée par prédestination.

Et même plus que simple : simplifiée.

Elle a la jeunesse, elle a le charme, elle a l’aisance, elle a même cet heureux enjouement par quoi se rend aimable la vertu. Que va-t-elle faire de sa vie ?

La « vivre », comme disent les oisifs, les inutiles, les malfaisants ? Fi donc ! Elle va la consacrer aux autres, oui ; à toutes les détresses, à tous les maux de la pitoyable humanité !

Elle ne dédaignera même pas les plus infimes créatures ; son grand cœur lui permettra, sans frustrer personne, d’étendre sa compassion jusqu’aux animaux. Si bien que les deux molosses allongés à son ombre, dans le portrait qu’acclame toute l’Angleterre, évoquent les gardiens de pierre étendus sur les tombeaux aux pieds de l’effigie du maître, et qui symbolisaient, en des siècles cependant rudes, le courage et la fidélité ses préceptes !
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Et c’est celle-là qu’ils ont tuée !… Et dans quelles conditions de particulière horreur ! Rappelez-vous : les ténèbres de la nuit, hostiles mêmes aux mâles courages ; l’enclos qui n’est plus, hélas, le « jardin charmant » du Faust de Goethe, mais lieu de supplice ; ces soldats armés… On a dit, on a démenti qu’ils avaient refusé de tirer. Fasse le ciel que ce soit exact, que, dans cet ouragan de massacre, nous trouvions au moins ce vestige de miséricorde !

Il compenserait un peu le geste du chef, de cet officier qui, devant une femme, d’âme intrépide mais de force défaillante, accepte de devenir un bourreau !

Ah ! certes, bien d’autres femmes ont péri, dans les cités de l’infortunée Belgique, dans nos pauvres régions du Nord, dans la malheureuse Serbie ! Ce n’est pas dédaigner leur martyre au bénéfice d’un seul que de glorifier nominalement Edith Cavell ; c’est qu’une circonstance la fait représentative de toutes ces ignorées, de toutes ces inconnues.

Les nécessités de la guerre ont créé un type féminin nouveau : l’Infirmière. En quelque pays que ce soit, l’imagination des foules s’en est emparé, les artistes l’ont popularisé, la légende l’a ennobli. Son voile semble quelque chose d’intangible, de presque sacré…

Nos ennemis ne l’ont pas compris. Mauvais psychologues, ils ont — les imprudents ! — atteint, en miss Cavell, la Femme et l’Infirmière. Ils n’ont pas discerné quelle défaite morale ils s’infligeaient à eux-mêmes, et demeurent étonnés, presque scandalisés, devant la réprobation universelle.

D’autant que, digne de soi-même jusqu’au bout, elle est tombée en pardonnant, anxieuse, encore à cette minute, d’atteindre aux vérités supérieures, à l’équité qui dépasse le moment éphémère : « Ce que je tiens à dire, me trouvant en présence de Dieu et de l’éternité, c’est que le patriotisme ne suffit pas, Je ne dois avoir ni de haine ni d’amertume envers personne. »

Tel est son legs. Telle est sa foi. Tel est son dernier enseignement.


Ah ! qu’il soit accepté, qu’il soit suivi, qu’il soit obéi !

Pas de haine autour d’Edith Cavell ! Ne parons point sa sépulture des durs lauriers réservés aux guerriers… Plantons l’olivier sur sa tombe : l’olivier aimé des dieux, qui entourait de ses massifs profonds, au sommet de l’Acropole, sous le ciel pur de l’Attique, le temple de la divine Sagesse ! Plantons l’olivier sur sa tombe : l’olivier dont le rameau, au bec de la colombe, dans la splendeur du premier arc-en-ciel, apporta aux survivants l’espérance et le salut ; l’olivier sous lequel pleura, en une nuit d’agonie, au jardin de Gethsémani, le Maître qu’Edith Cavell s’était choisi, avant que de gravir, elle aussi, son calvaire ! Plantons l’olivier sur sa tombe : l’olivier que l’on cueillera par brassées aux jours d’allégresse, quand le monde, – enfin libéré des vieux servages, – s’unira dans la paix, la justice et l’amour !