Miss Mousqueterr/p1/ch11

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Boivin et Cie (p. 201-223).


CHAPITRE XI

JOURS D’ANGOISSE


— Adiessa ! Adiessa.

Ce cri retentit tout le long du train qui vient de stopper dans la grande gare d’Odessa.

— Nous sommes arrivés, dit Max, reconnaissant le nom du port commercial, malgré la prononciation russe, si différente de l’orthographe française.

Et, doucement :

— Notre petite malade a besoin de repos ; si elle y consent, nous allons la faire transporter à l’Hôtel de Saint-Pétersbourg ; c’est une maison calme, toute proche du port, à l’angle du Boulevard et de l’Iékatérinskaya.

Violet, pâle et faible, car le voyage l’a terriblement épuisée, retrouva un sourire pour remercier le jeune homme. Mais ses yeux expriment la stupéfaction. Les portières se sont ouvertes, et des hommes du peuple envahissent le wagon. Ils ont des clameurs joyeuses en apercevant la blessée étendue sur son matelas. Ils se poussent en murmurant :

— L’Inglesa ! l’Inglesa !

Ah çà, qu’ont-ils donc ? Quatre des inconnus ont saisi les angles du matelas, ils les fixent sur des perches de bois. Ils font une civière, parbleu.

Et comme le Parisien leur dit péniblement, à l’aide de son manuel russe, le plaisir que lui cause leur idée, ils répondent :

— Lobareff a télégraphié de Berna. L’Inglesa a été frappée par les soldats de l’Autocrate, La révolution la protège ; elle protégera la révolution.

Vaguement, le Parisien comprend cela ; mais une conversation de ce genre est véritablement trop difficile, alors que l’on ne connaît pas la langue du pays. Tout étonné de ce qu’il croit avoir entendu, le jeune homme ne veut pas faire répéter. Il se borne à indiquer la résidence choisie pour sa compagne de voyage.

— Hôtel Saint-Pétersbourg. Hôtel Saint-Pétersbourg, redit-il à plusieurs reprises, ouvrant désespérément la bouche, avec l’impression instinctive qu’ainsi il articule mieux les mots de la langue ignorée.

Et eux, rient à ses efforts. Ils ripostent d’un air bienveillant :

— Nitchevo.

La jeune fille est descendue sur le quai. Les porteurs volontaires appuient l’extrémité des perches sur leurs épaules et se mettent en marche d’un pas cadencé.

La duchesse, Max Soleil et Mona suivent, accompagnés par deux moujicks qui se sont chargés de la caisse aux tubes lumineux.

Sir John Lobster vient le dernier. Il n’a absolument rien compris à ce qui vient de se passer sous ses yeux. Ce qui ne l’empêche pas de crayonner en hâte, sur son carnet, la note que voici :

« À Odessa, je remarque le transport des blessés est parfaitement assuré par le chemin de fer. La tenue des employés laisse à désirer. La convenabilité britannique est choquée. »

Mais il s’arrête en proie à une surprise béate. On est arrivé dans la cour de la grande Gare. La place Touremnaïa, est noire de monde. Une musique attaque l’hymne national anglais, le God Save the King, tandis que les chapeaux, bonnets sont agités frénétiquement, et que des cris enthousiastes montent jusqu’au ciel :

— Hurra pour l’Inglesa ! Hurrah pour l’Inglesa !

Et sir John complète sa note :

« La population semble animée des dispositions les plus affectueuses à l’égard du nom anglais. L’Amirauté devra étudier s’il ne serait pas bon de profiter de cet état d’esprit pour annexer Odessa à la Couronne ».

Max et Sara regardent, écoutent, stupéfaits de cet accueil.

Certes, une jolie jeune fille, qu’une balle malencontreuse a couchée sur un lit de douleur, est intéressante ; mais de là à l’acclamer comme une souveraine, à mobiliser les orphéons pour la recevoir à la descente du train, il y a un abîme.

Que signifie cette exubérance de la population ?

Ils n’ont pas le loisir d’interroger. Les porteurs se mettent en marche, précédés par la musique, suivis par un immense concours du peuple.

On parcourt, ainsi des rues larges ou étroites, aux habitations luxueuses ou modestes. Et les passants joignent leurs cris à ceux des manifestants. Les habitants apparaissent aux fenêtres pour clamer à tue-tête :

— Hurrah pour l’Inglesa !

Vraiment, l’aventure est déconcertante.

Ainsi l’on arrive devant une maison de belle apparence. Sur le seuil se tient un homme jeune, imberbe, vêtu d’une longue redingote noire, ganté de gris perle. Il prononce quelques phrases incompréhensibles pour les étrangers. Aussitôt, la musique cesse, les clameurs s’éteignent. Les porteurs entrent dans la maison, les compagnons de Violet sont invités par signes à faire comme eux, et quand ils sont passés, les portes se referment.

— Mais ce n’est pas un hôtel, grommela le romancier.

La duchesse haussa légèrement les épaules.

— Ils ne vous ont pas compris sans doute. Je me suis laissé dire que le russe était fort difficile à prononcer.

— Mais où sommes-nous alors ?

— Attendez. On finira bien par nous le dire. Tout quiproquo cesse à un moment donné.

Après tout, elle a raison l’aimable femme.

Max s’abandonne à l’aventure. Derrière la civière improvisée, il pénètre dans un salon spacieux. Oh ! pas russe d’ameublement du tout.

On se croirait dans un riche parloir britannique, dont la décoration aurait été confiée aux maisons bien connues Maple, Gillow ou autre. En France, cela n’aurait rien de surprenant ; mais à Odessa, cette prédilection pour le genre « anglais » paraît singulière.

Sir John d’ailleurs n’hésite pas à en tirer argument en faveur de la thèse fantaisiste que son crayon a fixée sur son carnet.

Le matelas a été posé sur le tapis. Max se penche sur la jeune blessée.

Il lui semble que sa pâleur a augmenté, que ses traits se sont tirés, accusant une lassitude pénible. Elle le considère tendrement, lisant son anxiété dans ses regards, et elle murmure :

— Ce n’est rien. Je voudrais dormir, voilà tout.

Mais ils n’ont pas le loisir d’échanger d’autres paroles. Avec un glissement doux une porte s’est entr’ouverte, livrant passage à un nouveau personnage.

Celui-ci, correct, un peu gourmé, le visage complètement rasé, porte un complet gris fantaisie deux tons, indubitablement sorti des magasins de Piccadilly.

L’homme à la redingote noire s’incline, et, en excellent, anglais :

— Monsieur le Consul d’Angleterre, dit-il.

— Le Consul d’Angleterre ! s’exclament tous les voyageurs.

Le nouveau venu les salue de la main.

— Lui-même. M. le Président du Comité révolutionnaire ne vous avait donc pas prévenus ?

Quelle que fût leur présence d’esprit, habituelle, ni Max Soleil, ni Sara ne trouvent une syllabe à répondre. Du reste, le révolutionnaire leur adresse la parole :

— Il vous suffira d’écouter pour comprendre. Ensuite, on vous conduira à l’hôtel de Saint-Pétersbourg selon votre désir. Je regrette de vous imposer ce détour, mais l’avenir d’un peuple qui veut écraser la tyrannie est en jeu.

Puis, revenant au consul :

— Monsieur, reprend-il, sur cette civière, vous voyez une de vos compatriotes.

— En vérité, s’exclame le gentleman soudainement intéressé.

— Oui, oui, appuie Violet. Je suis miss Violet Mousqueterr…

— La riche miss Violet.

— C’est cela.

Du coup, le consul effectue une révérence accusée, qui démontre que l’or lui semble digne de plus grands respects.

Et le révolutionnaire qui a remarqué l’effet produit par le nom de la jeune fille, a un sourire en continuant :

— Une de vos compatriotes… considérable.

— Très considérable, appuie le consul d’un ton pénétré.

— Bien. Or, cette jeune dame, qui voyage pour son plaisir en Russie, qui devait donc se croire sous la sauvegarde du public et des autorités, a été blessée par un de ces misérables à la solde de la tyrannie, qui osent s’affubler du titre de soldats.

— Par un soldat ?

— Un séide du bourreau que l’on dénomme Tzar.

Le consul a un tressaillement.

— Monsieur Varloff, dit-il, je représente les intérêts commerciaux d’un gouvernement ami, je dois vous prier d’éviter tout mot malsonnant à l’égard du souverain.

Sans mauvaise humeur, le révolutionnaire approuve du geste, puis lentement :

— Deux faits n’en subsistent pas moins. Voici une citoyenne Anglaise qui,

ainsi que vous l’avez reconnu vous-même, est une personne considérable. Or, elle a été arrêtée sans raison par les soldats et blessée grièvement.

Cela est impossible, fit le consul.
Cela est impossible, fit le consul.

— Grièvement ?

— Une balle lui a traversé l’épaule de part en part. Celui qui a porté le coup avait l’intention de tuer.

Il y eut un silence embarrassé.

— Enfin, que voulez-vous que je fasse ? questionna le consul entre haut et bas.

— Que vous avisiez votre gouvernement.

— Je le ferai volontiers.

— En lui signalant qu’il prendrait en mains la cause de la civilisation de l’humanité, en intervenant pour mettre fin aux excès d’une soldatesque déchaînée contre le peuple.

— Mais cela est impossible. Ce serait un ultimatum, un casus-belli ! Nous pouvons exiger des excuses, une indemnité.

Varloff fit entendre un ricanement, et avec un accent incisif, exprimant avec l’inconscience la plus complète l’idée antipatriotique de certains révolutionnaires russes :

— Il n’y a pas de casus-belli, lorsqu’un pays est aussi divisé que la Russie. L’Autocrate ne peut pas faire la guerre de longtemps. C’est un éclatant succès diplomatique que nous offrons à l’Angleterre. Nous le savons et nous le faisons sciemment, car nous pensons que la défaite, imposée au gouvernement russe, sera compensée et au delà par le bénéfice qu’en tirera la révolution.

L’état d’âme stupéfiant des apôtres de la révolution slave apparaissait, tout entier dans le cynisme de cette déclaration. Le consul comprit qu’il serait inutile de prolonger le débat. Il fallait avoir l’air de céder pour se débarrasser de l’illuminé qu’il voyait, en face de lui.

— Eh bien ! M. Varloff, je crois que vous avez raison, je vais câbler dans ce sens.

— Je vous en serai obligé, et le Comité tout entier en sera reconnaissant à l’Angleterre. Seulement, je dois vous signaler l’intérêt qu’il y a à agir vite, tandis que Miss Mousqueterr, mise à deux doigts de la, mort par l’Autocratie, est soignée, gardée à Odessa par la révolution. Il y a là une antithèse qui doit frapper les hommes d’État. La révolution protectrice des étrangers malmenés par le gouvernement qui se proclame régulier.

— Très juste. Je ne manquerai pas de souligner la remarque.

— J’en suis heureux. Car cette victime guérie, ayant quitté notre ville, certes, l’Angleterre aurait le même succès de pourparlers ; mais la révolution, elle, n’en bénéficierait pas. Il importe donc que l’affaire soit bien lancée avant la guérison.

— M. Varloff, vous êtes un profond politique. Tout est convenu.

Le président du Comité révolutionnaire fit un geste. Aussitôt, les porteurs qui, durant l’entretien, étaient demeurés immobiles soulevèrent la civière et se dirigèrent vers la sortie. À ce moment, le consul demanda :

— Pardon, Mesdames, Messieurs, où comptez-vous descendre ?

— Hôtel de Saint-Pétersbourg, répliqua vivement Max, démêlant dans l’intonation de l’Anglais un je ne sais quoi qui indique à l’observateur une arrière-pensée.

— Je vous remercie.

Et, souriant à M. Varloff, qui s’était arrêté soupçonneux :

— Quand ma jeune compatriote aura pris un repos qui lui semble indispensable, j’irai l’interroger pour apprendre d’elle le détail de l’aventure qui m’a valu l’honneur de sa… visite.

Son accent très courtois se nuança de fermeté pour achever :

— Comme vous, cher Monsieur, je souhaite le succès des idées que je représente. Mais je serais désolé d’aggraver l’état de la victime qui nous l’assurera. Je vais envoyer de suite le médecin du Consulat pour que la pauvre blessée reçoive tous les soins que réclame son état.

Vingt minutes plus tard le cortège atteignait l’hôtel de Saint-Pétersbourg, et Violet, complètement abattue par la fatigue, était installée dans une chambre claire s’ouvrant sur le boulevard qui domine le port.

Par les croisées ouvertes, entrait le bruissement des feuillages des quatre rangées d’arbres bordant la mer, et de son lit, la jeune fille pouvait apercevoir l’immense horizon de la mer Noire aux flots d’un bleu ardoisé.

Mais elle ne se livra pas à la contemplation du splendide panorama. Le voyage en chemin de fer, la promenade à travers la ville, les clameurs de la foule, tout cela, avait dépassé ses forces.

Une rougeur plaquant ses joues disait l’assaut de la fièvre. Elle ferma les yeux, et tomba dans un lourd sommeil, secoué de sursauts, entrecoupé de rêves qui s’exhalaient en paroles incohérentes.

Vers quatre heures du soir, Violet sortit de l’engourdissement fébrile dont ses amis s’inquiétaient avec raison.

Tous respirèrent, croyant le péril conjuré. Elle s’efforçait d’ailleurs de les apaiser, plaisantant, doucement Max sur ses traits fatigués, sur ses yeux conservant de la douleur, de l’angoisse, quelque chose de hagard.

Mais sa voix se faisait si douce pour railler, que l’ironie se transmuait en caresse.

Sara, et le romancier étaient auprès d’elle, lui interdisant, avec une affectueuse gronderie de se fatiguer en se mêlant à la conversation.

À l’autre extrémité de la pièce, Mona, les yeux vagues, comme absente chantonnait sur un air inconnu, jailli de son cerveau nuageux, une sorte de romance plaintive et désolée :

— C’est une vengeance des dieux,

Qui jeta l’homme sur la terre.

La vie est un exil des cieux ;
C’est la douleur et la misère !

Tout est sombre et tout est alarmes
......Et larmes ;
Et tout finit en odieux
......Adieux,
Parents-chéris, devenus vieux…
......Adieux ;
L’amour, dont on vante les charmes,

......Des larmes !


Et Sir John, lassé de la solitude de sa chambre, étant venu rejoindre le groupe, ne put se tenir de s’écrier :

— Par les cornes de Belphegor, cette jeune lady ferait pleurer le sable du désert lui-même !

À ce moment, un garçon sollicita la permission de faire entrer monsieur le Consul d’Angleterre.

Derrière lui apparut le fonctionnaire, lequel s’excusa de forcer ainsi la chambre d’une malade, mais déclara y être presque obligé par le souci de parler à tous les voyageurs réunis.

Si importun que put paraître le consul, il fallait, lui faire bon visage. N’était-ce point du même coup manifester une gratitude aux révolutionnaires, dont le concours intéressé, il est vrai, mais efficace, avait évité aux fugitifs de retomber aux mains des soldats russes. Sara désigna, donc un siège, et le gentleman s’étant installé, commença ainsi :

— Je viens surtout faire appel au patriotisme de miss Violet Mousqueterr.

— À mon patriotisme, répéta la blessée tandis que ses amis échangeaient des regards surpris.

— Oui, vous avez entendu tantôt M. Varloff.

— Le président du Comité.

— Révolutionnaire d’Odessa, lui-même, oui. C’est un personnage auquel il importe de ne pas déplaire.

— Nous n’avons aucune intention semblable.

— Oh ! vous, je le pense bien. Mais moi, en égard à ma fonction, je devrais lui obéir en lui désobéissant.

— C’est, une charade que vous nous proposez là.

— Je vais vous en donner le mot ; car aussi bien, j’ai besoin de votre appui pour sortir de l’impasse où il m’a enfermé.

Le consul prit un temps, puis la voix abaissée, une inquiétude répandue sur sa physionomie :

— Il souhaite que le gouvernement britannique adresse des observations à la cour russe, à cause des sévices dont vous avez été victime.

— Je me souviens.

— Or, vous êtes Anglaise, partant raisonnable.

La duchesse et le Parisien sourirent, à cette affirmation ingénue de l’orgueil saxon. Le consul ne le remarqua pas, il poursuivait :

— Vous comprendrez de suite que Sa Majesté Edouard VII ne saurait donner, à une note, un caractère comminatoire. Il peut réclamer justice, punition du coupable, indemnité, oui ; mais le droit international lui interdit de s’immiscer dans les affaires intérieures du pays, de s’interposer entre l’autorité établie et la révolution.

— Cela me semble évident, Monsieur, seulement, laissez-moi ajouter que je ne vois pas en quoi je puis changer quelque chose à cette situation.

— Vous, mais vous pouvez tout.

— Et de quelle façon ?

— En ne restant pas à portée de Varloff. C’est un terrible homme, voyez-vous, et si le gouvernement anglais ne procédait pas à sa fantaisie, il n’hésiterait pas à recourir aux procédés les plus cruels, pour lui forcer la main.

— C’est-à-dire ?

— Que votre intérêt bien entendu, comme celui du Royaume-Uni, exigerait…

— Exigerait ?

Le consul baissa encore la voix d’un degré.

— Le long du môle de la Quarantaine est amarré le steamer Bakou de la Compagnie de la mer Noire. Il part cette nuit pour l’Hindoustan, escales chinoises et Vladivostok. Des cabines sont retenues pour vous et vos compagnons. Faites-vous transporter à bord et tout est sauvé.

— La faire transporter, dans son état, interrompit nerveusement Max. Vous voulez donc la tuer.

Mais il se tut, Violet prononçait doucement :

— M. le Consul parle droit. L’intérêt supérieur de l’Angleterre est en cause, je dois faire ce qu’il demande.

Et avec une tendresse persuasive :

— La fatigue sera brève, une fois sur ce steamer, durant la longue traversée, ne serai-je pas mieux que dans un hôtel, au milieu de cette cité, au pouvoir de la révolution ?

Le fonctionnaire se répandait en exclamations laudatives ; à lui aussi, elle coupa la parole :

— Vos éloges ne sont pas plus justifiés que les craintes de mes amis. Comme vous l’avez très bien établi, je suis Anglaise et un peu prisonnière du Comité révolutionnaire d’Odessa. Une seule de ces… conditions serait suffisante pour provoquer mon départ ; donc, concluez.

Dans l’encadrement de la porte le révolutionnaire Varloff était debout.
Dans l’encadrement de la porte le révolutionnaire Varloff était debout.

La duchesse de la Roche-Sonnaille approuva du geste. La Parisienne courageuse comprenait la vaillante petite Saxonne. Quant au Consul, enchanté du résultat de sa mission, il prit congé sur ces paroles, où transparaissait la gratitude du fonctionnaire :

— Grâce à vous, je pourrai rédiger mon rapport, conformément aux désirs de ce terrible Varloff, avec le signe convenu qui signifie : Ne pas tenir compte de cet envoi.

Les voyageurs restèrent seuls.

— La peste soit de la révolution, gronda le romancier.

— Chut ! Chut ! riposta Violet avec un gentil sourire. N’en dites pas trop de mal. Elle nous a amenés à Odessa, où celles que nous aimions sans les connaître désiraient arriver.

— Chère petite, murmura la Parisienne.

Mais Max Soleil eut un geste violent.

— Jamais on n’a soigné une blessure de cette façon. On voudrait aggraver votre état, que l’on ne s’y prendrait pas autrement.

— Rassurez-vous, M. le Français, fit une voix sonore, l’état de miss Violet Mousqueterr ne s’aggravera pas, car elle ne sortira de l’hôtel de Saint-Pétersbourg que complètement guérie.

Tous avaient sursauté ; tous tournèrent leurs regards vers la porte. Dans l’encadrement, le révolutionnaire Varloff était debout. Il acheva, sans qu’un muscle de sa face indiquât s’il parlait sérieusement ou s’il se délectait en une froide ironie.

— La révolution ne voudrait pas s’associer au crime de lèse-beauté imaginé par M. le consul d’Angleterre. Miss Mousqueterr ne prendra point passage sur le steamer Bakou.

Et Max, retrouvant la voix, ayant demandé :

— Vous vous y opposerez ?

— Sans doute. Un peu imprudemment, cette charmante Miss a promis au Consul de sa nation. Moi, qui lui porte un intérêt très grand, je la mets dans l’impossibilité de tenir ses engagements. Comment ? C’est bien simple… Les hôtels, celui de Saint-Pétersbourg comme les autres, sont autorisés à fonctionner, sous le contrôle et la surveillance du Comité. J’ai installé un poste de six hommes, avec lesquels je me tiendrai en permanence. Personne ne quittera la maison sans un laissez-passer de moi.

Et avec un salut dégagé :

— Je regrette de mécontenter peut-être un peu miss Violet, en tant que citoyenne britannique, mais j’espère que, comme blessée, elle me saura gré des mesures prises pour lui éviter tout dérangement.

Sans attendre de réponse, Varloff s’éclipsa.

— Au fond, s’écria Max, je suis enchanté.

Violet lui adressa un regard de reproche.

— C’est mal, puisque cela m’afflige.

— Bah ! les gouvernements s’en tirent toujours. Tandis que les blessés…

— À ma place, seriez-vous d’abord Français ou blessé ?

Le romancier demeura coi sous ce coup droit. Après un instant, il reprit :

— Seulement, voilà. Je ne trouve pas le moyen de vous emmener à bord du Bakou.

La réflexion prouvait à tout le moins qu’il avait totalement changé d’avis, et cela sur un simple mot de la jeune fille. Elle l’en récompensa d’un regard, puis résolument :

— Eh bien, cherchons.

Mais ce fut en vain que les imaginations se cotisèrent. Sir John lui-même, rapproché de ses compagnons par son loyalisme britannique, apporta son contingent de projets. Comme les autres, ils durent être repoussés, après avoir été reconnus impraticables.

Peu à peu, Violet s’énervait à cette poursuite de l’idée introuvable. Max s’inquiétait de la voir, une teinte ardente aux joues, se rebeller contre ses conseils de calme, de patience.

La charmante enfant aimait passionnément son pays. Elle souffrait de songer qu’elle lui pouvait devenir obstacle. Et la fièvre sournoise, ennemie silencieuse toujours prête à fondre sur la souffrance, montait, montait, accélérant les pulsations du pouls, faisant croître insensiblement la température. Vers huit heures du soir, le thermomètre médical, consulté par la duchesse, accusa 39°,7. L’agitation de Violet grandissait avec le temps écoulé.

— Le bateau part à minuit ; à minuit, je devrais être à bord.

Énervée, des larmes jaillissant presque de ses yeux, elle suppliait :

— Monsieur Max, vous qui êtes si imaginatif ; trouvez, je vous en prie, trouvez la voie d’échapper à ce si intraitable révolutionnaire.

Mais la pensée du jeune homme se montrait rétive.

Une anxiété douloureuse la paralysait. Il n’avait qu’une perception nette, traduite sur ses nerfs par une souffrance aiguë, un grelottement insupportable.

— Vont-ils donc me la tuer !

Neuf heures ! À la supplication du Parisien, la duchesse, très désorientée elle-même, consulte de nouveau le thermomètre. L’indication de l’instrument est terrifiante. Il marque 41°,1. Le doux visage de la malade a pris une teinte inquiétante, une sorte de lividité rouge, si l’on peut exprimer ainsi cette couleur inexprimable, étendard de la fièvre victorieuse. Ses grands yeux bleus brillent d’un éclat troublant. Et de ses lèvres sèches sort une voix rauque qui répète :

— Oh ! partir, partir.

Les jours sont longs à ce moment de l’année. Pourtant la nuit est venue. La chambre s’est remplie d’ombre. Nul n’y a fait attention. Au dehors, par les croisées ouvertes, on distingue les guirlandes de lumière du port, les feux des bateaux à l’ancre sur rade.

Là-bas, près du môle de la Quarantaine, les feux de position du Bakou. Une auréole rougeâtre couronne les cheminées du vapeur, indiquant qu’il est sous pression, prêt au départ. Et Max, naguère si opposé à la translation de la chère blessée, donnerait à présent dix années de sa vie pour pouvoir l’emporter là-bas.

Il se retourne. Il lui semble que, sur la couche où gît miss Violet, deux yeux phosphorescents regardent, comme lui, dans les ténèbres épandues sur le port, sur l’horizon de mer.

Il rêve évidemment. Mais sa raison a beau le lui affirmer, la sensation nerveuse subsiste. Elle lui devient insoutenable.

Presque sans se l’expliquer, il ressent le besoin de lumière. La clarté chasse les hallucinations de la nuit. Il va au commutateur qui commande l’éclairage électrique de la chambre. La main tâtonne, trouve le bouton tournant, l’actionne.

Un flot de lumière inonde brusquement la pièce, appelant un léger cri de surprise des autres voyageurs. Mais avant que Max ait pu dire un mot pour justifier son acte, Mona s’est dressée toute droite. Elle parle :

La folle, le bras étendu, répète : l’Orient, clarté, bonheur.
La folle, le bras étendu, répète : l’Orient, clarté, bonheur.

— La lumière ! Vers l’Orient ! Vers l’Orient !

Et à sa voix répond celle de la duchesse de la Roche-Sonnaille.

— La lumière ! Qui sait ! Elle nous a rendu déjà de tels services.

Tous l’interrogent du regard. Sur le visage de miss Violet a passé comme une espérance.

La jeune fille s’est soulevée sur le coude. Comme le romancier, comme sir John Lobster, elle regarde avidement Sara.

L’aimable Parisienne, d’un geste de la main, leur indique que le moment n’est pas propice aux explications.

À cette heure, Mona Labianov est en proie, à ce que l’on peut désigner sous l’appellation de crise lumineuse. Elle a, en de tels instants une curieuse et troublante lucidité scientifique. Cette fois encore, sera-t-il possible de faire servir cet état au bien de tous. Sara se rapproche de la folle qui, le bras étendu, les yeux noyés de vague, répète :

— L’Orient ! Clarté ! bonheur.

La duchesse prononce :

— Ah ! pourquoi ces misérables veulent-ils nous empêcher de marcher vers l’Orient.

Elle se tait. Ses compagnons demeurent muets, retenant leur haleine, stupéfaits de l’effet produit par ces simples paroles.

La jeune Russe s’est brusquement tournée vers son amie. Ses traits expriment maintenant l’intelligence ; ses regards sont vifs, assurés. Elle prend la main de la Parisienne, et interroge :

— Qui donc s’oppose à notre marche vers l’Orient ?

— Des hommes qui veillent à la porte.

Et entraînant la pauvre enfant, démente raisonnable, vers la fenêtre elle lui montre le môle de la Quarantaine, le vapeur Bakou.

— Cette nuit, ce navire quitte le port. Il se dirige vers l’Orient, l’Inde.

Des cabines pour nous sont réservées à bord.

— Eh bien, partons.

Tout l’être de la démente semble illuminé par l’idée du départ. Mais la duchesse répond tristement :

— Impossible. Nos gardiens.

— Ah ! oui, les hommes qui sont à la porte de la maison.

Pour tous, une stupeur. L’insensée cambre sa taille souple dans un accès d’hilarité. Elle prononce enfin :

— La lumière triomphe des volontés. Ceux qui se placent sur son chemin sont des êtres d’ombre, vaincus par avance.

Et, d’un accent de commandement, semblant chercher autour d’elle :

— Où sont donc mes armes de clarté ?

C’est la caisse aux tubes qu’elle réclame. Tous le comprennent. Est-ce que la folle va faire ce qu’eux, doués déraison, considéraient comme impossible.

— Dans une pièce voisine, murmure Sara dont la voix tremble d’espoir.

— Alors, viens.

Mona a saisi la main de sa compagne de douleur. Elle l’entraîne. Elle sort avec elle. Violet, dont la figure exprime une attente anxieuse, montre la porte :

— Allez, allez, M. Max, je vous en prie.

Il ne résiste pas. Il bondit dans le couloir, atteint la chambre affectée à la jeune Russe. La porte en est ouverte. Mona agenouillée devant la caisse aux tubes, en choisit plusieurs dans les cases numérotées de trois à douze… Puis, elle se relève.

— Avec cela, nous passerons.

— C’est que nous avons une jeune malade, qu’il faut porter.

— Ils la porteront, riposte imperturbablement la Russe. Et aussi notre caisse, don précieux de la lumière.

Le cœur de Max bondit dans sa poitrine. Certes, Mona est folle. Et cependant, elle s’exprime avec une telle confiance, qu’il se sent gagné par la certitude émanant d’elle.

On passera, on parviendra sur le Bakou. Et Violet sera sauvée.

Le coffre est refermé. Mona tend un tube à la duchesse. Elle aperçoit le romancier et lui en remet un autre. Comme un officier distribuant des ordres, elle dit :

— Dissimulez dans votre manche ; la lentille supérieure en avant, sous les doigts.

Ils exécutent le mouvement.

— Bien, à mon signal, appuyez sur le-poussoir.

— Et ? demanda curieusement Max pris par la bizarrerie de la scène.

— Et projetez le faisceau orange

— Ah ! c’est la lumière orangée.

— Sur le front de vos ennemis.

La conclusion ne satisfait pas le Parisien. Un faisceau de rayons, même orangés, ne lui semble pas devoir modifier les idées de personnages aussi entêtés que les révolutionnaires. Aussi, il insiste :

— Et que se produira-t-il, je vous prie ?

— L’hallucination.

— Quelle hallucination ?

— Je ne le sais pas. Cela dépend de l’esprit où elle se produit. Mais quelle qu’elle soit, elle tendra à faire agir nos ennemis dans le sens que nous souhaitons.

Et Max secouant la tête d’un air de doute, Sara murmura :

— Obéissons. Moi, je crois. Dès qu’il est question de lumière, elle voit, elle sait, elle comprend des choses qui nous échappent.

Du reste, Mona ne paraît pas avoir remarqué l’indécision du jeune homme. Elle prend la duchesse par le bras.

— Où sont ces fous qui barrent notre route ?

— En bas dans le bureau et le vestibule de l’hôtel.

— Bien, suivez-moi.

Elle passe dans le couloir. Dominés par l’autorité qui se dégage d’elle, ses compagnons la suivent docilement. Elle s’engage dans l’escalier qui relie le premier étage au vestibule d’entrée. Ils l’imitent.

Les voici en face du bureau de l’hôtel. Un homme se dresse devant eux. Armé d’un fusil, il croise la baïonnette avec cet avertissement :

— On ne passe pas.

Le révolutionnaire relève son arme.
Le révolutionnaire relève son arme.

La folle riposte par un rire cristallin et étend le bras. On dirait qu’une auréole orangée jaillit de ses doigts délicats ; un disque lumineux se projette sur le front du factionnaire.

Et Max stupéfait, ahuri, assiste à cette scène étrange. Le révolutionnaire relève son arme, puis il rend les honneurs. Une sorte d’extase embue son regard.

— Vierge de Kazan, fait-il doucement sur le ton de la vénération, Vierge de Kazan, merci de te manifester à ton serviteur. Je ne suis qu’un pauvre charpentier, mais je n’ai jamais terminé la journée sans m’agenouiller devant tes icônes, dis tes ordres, Olaf obéira.

— Je les dirai devant tous. Où sont tes camarades ?

— Dans le bureau, avec Varloff, le président du Comité révolutionnaire.

— Montre-moi le chemin.

Et le charpentier Olaf, obéissant, la folle murmure aux oreilles de Max et de Sara :

— Opérez comme je viens de le faire.

Puis, elle franchit le seuil du bureau, aussitôt suivie par ses deux compagnons de voyage.

Là, attablés autour d’une cuvette de porcelaine, dans laquelle flambe un punch au vodki, Varloff et ses compagnons devisaient gravement.

L’entrée du factionnaire, celle des voyageurs provoqua une exclamation générale de surprise :

— Que veut dire cela ?

Les trois visiteurs, avec un ensemble parfait avaient étendu les bras en avant, de leurs doigts s’échappaient des aigrettes orangées, promenant sur les crânes des révolutionnaires des cercles lumineux.

— Quoi ? Qu’est-ce ? balbutia le président du Comité de la révolution.

Mais il cessa d’interroger.

Son visage se transfigura exprimant une exaltation voisine de la démence.

— République, rugit-il, c’est la République !

Et avec une ferveur soudaine, cette ferveur des révolutionnaires russes qui voient en la République une religion nouvelle, il continua :

— Oui, oui, tu ordonnes. Le triomphe ne dépend pas de l’Angleterre, mais de nous ; soit ! nous ne mettrons pas les souverains aux prises. Tu seras satisfaite, République ! Nous ne contraindrons personne, la justice seule guidera nos actions.

Ses compagnons, des ouvriers, écoutaient avec une hébétude surprise. Peut-être chez eux, l’hallucination orangée qui, à leur chef montrait une incarnation de la République, représentait-elle, comme pour leur compagnon Olaf, une Notre-Dame de Kazan ou d’un autre sanctuaire de la Russie.

Qu’importait leur illusion. Toutes tendaient au même but. Agir selon le désir de celle qui distribuait ainsi le rêve.

Dix minutes plus tard, quatre des gardiens, ayant, rétabli la civière de Violet, emportaient la blessée. Deux autres s’étaient chargés du coffre aux tubes colorés.

Violet, John, stupéfiés par le prompt succès des manœuvres de l’insensée, avaient sollicité des explications. Mais Sara, Max lui-même avaient répondu :

— À bord, nous aurons le temps, vous saurez tout.

Et maintenant, balancée au pas rythmé de ses porteurs, la gentille Anglaise assistait à un spectacle qui la remplissait d’étonnement.

Mona, la duchesse, le Parisien, marchaient sur les flancs de la colonne. De leurs mains tendues vers les révolutionnaires s’échappaient des lueurs orangées. Ainsi l’on parcourut le Boulevard, on descendit l’escalier de Quarantaine-Ovrag, on passa au bas de la hauteur que domine le parc Alexandre.

Puis, traversant les voies du chemin de fer maritime, un peu au-dessus de la gare, la petite troupe s’engagea sur le môle de la Quarantaine, à l’extrémité duquel était amarré le steamer Bakou.

À onze heures quarante-sept minutes, treize minutes avant l’heure fixée pour le départ du bateau, les passagers franchissaient la passerelle d’embarquement.

Le consul ne les avait pas trompés. Leurs cabines étaient retenues.

Et comme un consul ne se dérange généralement que pour des personnages d’importance, le commandant du navire s’empressa, autour de ceux-ci.

Violet fut installée dans une cabine du pont. Cependant, Mona confiait à la duchesse :

— Il faut maintenir nos ennemis sous les rayons orangés jusqu’au bout. L’hallucination sans cela serait dissipée avant l’heure du départ.

Et Sara ayant transmis cette indication au romancier, tous deux continuèrent leurs projections orangées, ce qui étonna profondément l’officier du Bakou. Si profondément qu’il risqua cette question :

— Que faites-vous donc là ?

Ce à quoi Max répondit avec un flegme imperturbable :

— De la médecine, nous guérissons ces pauvres diables de l’alcoolisme.

Portant ainsi la surprise du capitaine à une telle intensité qu’elle le réduisit au silence. Cependant, Mona donnait ses ordres aux révolutionnaires :

— Repassez la passerelle.

Et tous, Varloff en tête, ayant obéi.

— Bien, alignez-vous le long du quai.

Tandis qu’ils exécutaient le mouvement, elle appela à elle la duchesse et le Parisien.

— Nous, le long du bastingage, saturons-les de lumière orangée jusqu’au départ.

Les matelots regardaient à distance, impressionnés par la scène incompréhensible. Ils écoutaient les révolutionnaires marmonnant des oraisons bizarres, au milieu desquelles se croisaient des appellations peu accoutumées à marcher de conserve.

— Sainte Dame de Kazan !

— République !

Mais les coups de sifflet des maîtres retentissent.

— À la besogne. Larguez les amarres, disent les sifflements stridents.

Le steamer est délivré des liens qui l’attachaient au rivage. Il a un long frémissement, on croirait qu’il exprime sa satisfaction de se sentir libre, prêt à s’élancer sur la piste liquide, au bout de laquelle il trouvera les merveilleux pays d’Extrême-Orient.

Les coups de sifflet se succèdent, se précipitent. La sirène, au timbre grave, quelque peu enroué, se met de la partie. Elle meugle dans la nuit, en lançant une colonne de fumée blanche. Et puis, toute la coque frémit. À l’arrière du bâtiment se produit un léger remous. On est parti.

Comme attirés par une force invincible, les révolutionnaires escortent le steamer jusqu’à l’extrême pointe de la digue, toujours baignés de lumière orangée.

À l’extrémité, ils s’arrêtent. Ils lancent des adieux tendres, où se mêlent encore la Dame de Kazan et la République. Puis, ils demeurent immobiles suivant des yeux le vapeur qui dépasse le môle et s’enfonce dans la nuit.

— Sauvés ! murmure Max.

— Éteignez les tubes, ordonne Mona.

Ses compagnons obéissent. Ils lui remettent les projecteurs qui ont assuré leur sortie du port d’Odessa. Elle va les remettre dans leurs cases, et après elle retombera dans cette folie douce, contemplative, dont elle ne sort que pour stupéfier son entourage par la clarté, la précision de son esprit, aussitôt qu’il applique ses facultés à la lumière.

Cette même pensée traverse le cerveau de ses compagnons. Ils se la disent dans un regard mélancolique ; mais ils n’ont point le temps de l’exprimer par le langage articulé.

Au loin, du côté du môle, deviné seulement au chapelet de lumière, que ses lanternes tracent dans la nuit, des cris assourdis s’élèvent, viennent mourir aux oreilles des passagers.

— Qu’est-ce ?

C’est Max qui chuchote cela.

— La fin de l’hallucination sans doute, dit la duchesse sur le même ton.

— Ils doivent être furieux.

Certes oui, Varloff, ses subordonnés écument de rage ; ils ont repris possession d’eux-mêmes, ils se sont regardés avec stupéfaction. Qu’est-ce qu’ils font là, au bout du môle de la Quarantaine ? Un mousse qui a été intrigué par les radiations orangées, qui a suivi la petite troupe jusque-là, leur dit ce qu’il a vu.

Alors, il n’y a plus de doute. Les voyageurs les ont joués. Ils poussent des hurlements, ordonnant au navire de rentrer au port. Peine inutile. Le Bakou est trop loin, la voix n’y arrive plus que comme un bruit vain.

Tous ont laissé leurs armes à l’hôtel de Saint-Pétersbourg ; sans cela, ils feraient feu dans les ténèbres, au hasard, pour passer leur colère sur quelque chose. Et cette consolation leur étant refusée, ils s’invectivent, s’accusent réciproquement. La discussion s’aigrit, s’échauffe, toujours à la grande joie du mousse qui excite les hommes, rassemblés là, lui semble-t-il, uniquement pour lui donner la comédie.

Et l’aventure se termine par un pugilat homérique, dont les causes ne furent jamais bien expliquées au Comité Central révolutionnaire d’Odessa.

L’affection de Max s’était trompée. Le départ d’Odessa n’avait point apaisé la fièvre de miss Violet Mousqueterr.

C’est que le mal avait des causes profondes. Tout d’abord, la cautérisation lumineuse opérée par Mona avait vaincu l’élévation de température, consécutive d’une blessure et de la perte du sang.

Il est probable que la jeune Anglaise, si elle n’avait point eu à subir ensuite des secousses, des émotions, des déplacements répétés, aurait connu les joies de la convalescence rapide.

Par malheur, trop d’incidents fâcheux s’étaient répercutés sur son organisme affaibli.

À bord du Bakou, la fièvre s’accentua. La traversée de la mer de Marmara, de l’Archipel, de la Méditerranée, du canal de Suez furent pénibles, avec des alternances d’abaissements et de reprises de température.

Max et Sara se relayaient à son chevet. Le jeune homme mourait à petit feu. L’anxiété le dévorait. Ses joues creusées, ses paupières meurtries, disaient son désespoir.

Mais une fois engagé dans la mer Rouge, ce couloir liquide entre deux déserts, la tristesse du Parisien devint de l’épouvante.

Quiconque a fait le voyage d’Europe en Extrême-Orient, sait que la partie la plus pénible est la traversée de la mer Rouge. C’est là que rendent l’âme, les anémiés, les affaiblis par le séjour des colonies, qui, à quelques jours de navigation de la terre natale, se croyaient sauvés.

Il y fait une chaleur torride. Le vent lui-même n’apporte aucune fraîcheur. Il a été surchauffé sur les plaines désertiques qui bordent la mer, et il sert de véhicule à des poussières d’une finesse telle qu’elles pénètrent par tout. Les voilettes, les étoffes les plus serrées ne peuvent les arrêter.

On juge de l’effet sur les muqueuses de la bouche et des poumons.

Violet brusquement avait été reprise par la fièvre. Elle oscillait entre 41° et 42°. Une élévation insignifiante encore, et c’était la mort.

Pour comble d’épouvante, le médecin du bord s’était montré le matin particulièrement soucieux, tandis qu’il renouvelait le pansement de la blessure. Max, ne le quittant pas des yeux, Max, dont l’angoisse avait cette pénétration aiguë de ceux qui aiment, l’avait arrêté hors de la cabine.

— Docteur, vous êtes inquiet ?

À un homme, les médecins pensent généralement pouvoir dire la vérité. Celui-ci répondit donc nettement :

— Oui, très.

— Que craignez-vous… ?

— J’espère encore. Si nous étions sortis de cette satanée mer Rouge, tout irait bien ; mais nous en avons encore pour vingt-quatre heures.

— Enfin, où est le danger ? bégaya le jeune homme dont l’anxiété croissait avec les réticences du médecin.

Celui-ci baissa la voix :

— Je crains la gangrène !

La gangrène, mot atroce, qui d’une blessure légère fait une plaie mortelle ! Max se retint à la cloison pour ne pas tomber. Tout tournait autour de lui. Il lui fallut un prodigieux effort de volonté pour reprendre :

— Mais les antiseptiques ?

— J’ai fait le pansement nécessaire. Je le renouvellerai dans la journée contrairement à l’usage courant, seulement…

— Seulement ?

— Seulement, un rafraîchissement de l’atmosphère me donnerait une confiance plus grande que tous les dérivés du phénol, du sublimé ou des aldéhydes formiques.

Sur ce, le docteur, très ennuyé de ne pouvoir honnêtement consoler le désespoir qu’il voyait palpiter devant lui, s’était éloigné.

Et Max éperdu, avait pleuré comme un enfant, en redisant à la duchesse de la Roche-Sonnaille le terrible arrêt du médecin.

Un peu plus même, dans son désarroi moral, il eût éclaté en reproches contre la pauvre Mona, qui, selon sa coutume, suivait tous les mouvements de Sara et assistait impassible, incompréhensive, absente, à leur douloureux entretien.

Il était remonté sur le pont. Le capitaine l’avait obligé à se blottir dans un coin d’ombre, la station au soleil pouvant, entraîner la mort.

Mais Max était resté immobile, absorbé, à l’endroit où il avait été placé. Il ne parut pas au déjeuner.

Sa pensée, son âme vagabondaient bien loin, se perdant en espoirs impossibles, irréalisables : le nuage jeté comme un écran devant le soleil ; la pluie diluvienne versant sa fraîcheur.

Des nuages, de la pluie ; chimères sur la mer Rouge ! Est-ce que le ciel n’y est pas implacablement bleu ! Est-ce que le soleil n’y brille pas impitoyable !

Soudain, il tressaillit. Une voix avait murmuré près de lui :

— Monsieur Max, voulez-vous venir dans la cabine de miss Violet…

Mme  de la Roche-Sonnaille se tenait devant lui. Il lui sembla que le visage de la duchesse était plus grave qu’à l’ordinaire. Une pensée déchirante lui traversa l’esprit.

Violet l’appelait à son chevet. Elle allait mourir. La sinistre prophétie du médecin du bord se réalisait.

Et affolé, ne percevant pas les paroles que Sara continuait à lui adresser, il bondit sur le pont, heurtant les matelots, les passagers anéantis par la chaleur, et courut vers la cabine de la blessée.

À la porte, il s’arrêta une minute.

Ses jambes flageolaient sous lui ; il étouffait. Et puis, dans un mouvement violent, puisant du courage dans l’excès même de son désespoir, il poussa la porte.

Il s’arrêta sur le seuil, stupéfait, hébété. Un courant d’air frais, presque froid, avait frappé son visage.

De l’air frais au beau milieu de cette maudite mer Rouge ; la souffrance avait été trop grande. Il devenait fou.

Mais une douce musique se fait entendre.

— M. Max, murmure un organe doux, argentin.

Violet est à demi soulevée sur sa couchette. Est-ce une illusion, son visage a repris son teint normal, ses yeux purs ont perdu leur éclat fébrile. Elle parle encore :

— C’est notre chère folle qui m’a sauvée.

Sa main fine se tend vers un coin de la cabine. Le romancier suit le geste du regard. Là, près du hublot, il y a une plaque métallique dressée sur un escabeau. En face sont des tubes, rangés en batterie comme de minuscules pièces d’artillerie, et qui couvrent la plaque de leurs rayonnements vert émeraude.

Ah ça, il a la berlue. Il croit voir des glaçons sur la surface du métal. Des glaçons, quand la température est de cinquante-sept degrés à l’ombre !

Miss Violet ajoute :

— J’avais besoin de fraîcheur, Mona m’en a donné avec les rayons verts.

Ceci est une révélation. De nouveau, une heure de lucidité de la folle vient de produire le miracle scientifique. Les rayons verts distillent le froid. Elle a « frappé » la cabine, ainsi qu’une carafe.

Il n’a pas une parole. Chancelant, il marche vers la couchette, il s’abat sur les genoux et prenant la main que la jeune fille lui abandonne, il fond en larmes, murmurant :

— Sauvée ! Sauvée !