Miss Mousqueterr/p1/ch7

La bibliothèque libre.
Boivin et Cie (p. 98-126).


CHAPITRE VII

FIL À LA PATTE


— Maintenant vous n’ignorez plus rien.

— Et que comptez-vous faire ?

— Partir demain pour Stittsheim en Bohême. Les fugitives devant commander et acheter des appareils photothérapiques, il me sera facile de les découvrir.

— J’ai une grande envie de voyager avec vous.

— Non, non. N’oubliez pas que les Masques Jaunes doivent rôder autour de nous. Je vous en prie, retournez tranquillement à Nice, avec la valise de Max Soleil, mon autre moi-même. Aussitôt que j’aurai réussi, je vous le ferai savoir et…

— Je me joindrai à vous et à ces charmantes ladies.

— Chut ! M. Lobster revient.

Ces répliques avaient été murmurées dans le salon de lecture de l’hôtel Cosmopolitan. Profitant de l’absence momentanée de sir John Lobster, qui était allé fumer un cigare sur la Canebière, Max, toujours sous la figure de César Landroun, avait appris à la jeune Anglaise les résultats de son enquête.

L’entretien se terminait quand le gros Lobster avait fait irruption dans le salon, ce qui avait motivé la prudente recommandation du romancier.

Le nouveau venu s’approcha des causeurs.

— Oh ! vous ne savez pas, fit-il essoufflé comme s’il avait couru, une chose tout à fait comique.

— Dites-nous-la.

— Je reviens pour ce but. J’ai vu Landré, le détective…

— Et bien ?

— Il est dans une grande fureur.

— Parce que ?

— Parce que, malgré le signalement expédié partout, les folles de la maison Elleviousse ne sont reconnues par aucun policier de la région.

— Reconnues ?

Yes, perfectly. On répond de tous côtés : Pas vu deux ladies avec costumes tailleur, bleu-marine, brodequins lacés, etc. ; on n’a remarqué dans aucune railway-station, non plus sur les tramways, ni chez les loueurs de voitures. Et cependant, elles ne vont pas sur leurs pieds, car ainsi on ne fait pas vite un long chemin.

Le pseudo Landroun se prit à rire.

— Vous jugez en homme raisonnable. N’oubliez pas que nous avons affaire à des insensées, très capables par conséquent de s’en aller pédestrement.

— En vérité, vous parlez droit. Je revois Landré demain. Je dirai votre réflexion, sans avouer elle vient de vous.

Et avec un rire sonore, sir John ajouta :

— Car, je dois avertir. Ce détective est tout à fait irrité quand il songe à vous.

— Ah bah !

— Oui, il apparaît vous l’avez contrarié fortement en vous mêlant de son investigation.

— Telle n’était pas mon intention.

— Je suis assuré. Mais ces gens de police, ils sont très glorieux de soi-même et se sentent blessés pour la plus minime parole.

— Eh bien, cette irritation ne m’empêchera pas de bien dormir. Je suis fatigué et je vais vous souhaiter le bonsoir.

Les yeux bleus de miss Violet exprimaient clairement qu’elle comprenait la fatigue du jeune homme, mais sir John ne remarqua point ce regard qui disait l’entente et la communauté de leurs pensées.

Max se retira. En rentrant à Marseille, il avait retenu une chambre sous son nouveau nom. Il gagna celle qui lui avait été affectée, rentra chez lui.

Un quart d’heure après, débarrassé de ses « postiches pileux », il s’enfonçait dans ses draps et s’endormait profondément.

Depuis quarante-huit heures son corps et son cerveau avaient été réellement surmenés ; rien d’étonnant à ce qu’il succombât au besoin d’un sommeil réparateur.

Aussi s’en donnait-il à poings fermés. Le bonheur du repos se peignait sur son visage en un sourire béat. Peut-être aussi de jolis rêves le berçaient. Peut-être revoyait-il en songe les traits gracieux de Violet, sa démarche à la fois déhanchée et charmante, ses yeux d’azur brillant, où l’émotion piquait des points lumineux.

Ou bien encore sa pensée errait dans les traces de ces inconnues, Sara de la Roche-Sonnaille, Mona Labianov ; ces fugitives qu’il ne connaissait même pas de nom la veille, et pour lesquelles, au cours de sa laborieuse enquête, lui étaient poussés des sentiments de fraternelle affection.

Cependant le silence régnant dans l’hôtel indiquait la nuit avancée, quand au fond de sa torpeur, Max fut impressionné par un chatouillement léger.

Tout endormi, il se confia qu’on lui passait une barbe de plume sur le nez. Chacun sait la sensation produite par cette opération. Évidemment, c’était là une imagination ; mais une imagination fâcheuse, puisqu’elle troublait la quiétude d’un repos bien mérité.

Sans ouvrir les yeux, le romancier se retourna, enfouit son organe nasal, dans l’oreiller. Hélas ! le chatouillement persista, seulement à présent, il s’était porté autour de l’oreille. Allons, qu’est-ce que c’était que cela ? Une mouche, un moustique peut-être ? Max porta la main au pavillon auriculaire attaqué par l’agaçante sensation.

Ce geste lui valut un instant de répit. Il respira. Toujours dans le demi-sommeil, il se confia qu’il avait dû mettre en fuite la mouche importune.

Mais un grondement monta à ses lèvres. Le chatouillement recommençait. Cela devenait intolérable.

Max ouvrit les yeux, se souleva sur le coude, allongea la main vers le bouton actionnant le « plafonnier » électrique. Mais il la retira vivement. Sa main avait rencontré une autre main, laquelle s’était aussitôt éloignée, absorbée dans l’obscurité opaque de la chambre. Du coup, le sommeil fut définitivement chassé.

— Qui va là ? demanda le jeune homme.

Aucune voix ne répondit, mais le déclic du bouton électrique fit entendre son bruit sec, le plafonnier s’alluma, et le romancier demeura stupéfait.

Sous la clarté tombant des ampoules de verre, il voyait… Non, ce n’était pas possible ; il croyait voir, rangés le long de son lit, immobiles et silencieux, les hommes aux masques jaunes rencontrés la veille au bastidou Loursinade.

Mais si, c’était bien eux, avec leurs larges blouses flottantes, leurs masques étranges, d’un jaune transparent, s’appliquant sur le visage comme une peau de gant ; ces masques figés, au milieu desquels des yeux noirs, perçants et ironiques, se mouvaient, empruntant à cette présentation étrange, une puissance déconcertante.

C’était bien eux.
C’était bien eux.

Oh ! ce devait être une hallucination. À peine cette pensée avait-elle traversé l’esprit de Max, qu’elle fut chassée par un fait. L’un des Masques Jaunes parlait.

— Vous ne vous attendiez pas à nous voir, cher Monsieur.

Oh ! cette voix, la voix grêle entendue au bastidou Loursinade, l’écrivain la reconnaissait bien, et du même coup il reconnaissait celle du cocher Félix, qui conduisait le landau lors de la visite, à la maison de santé Elleviousse.

Cette découverte lui rendit toute sa présence d’esprit. Il toisa celui qui venait de prendre la parole. Malgré la blouse flottante, il discerna les épaules étroites, la stature chétive du personnage, et tranquillement :

— Ma foi non, monsieur Félix, j’avais pensé qu’en vous accompagnant chez le docteur Elleviousse, je vous aurais assez vu pour un jour.

Les mots prononcés, il les regretta presque aussitôt. Les inconnus avaient sursauté. Celui qu’il venait de désigner s’était tourné vers ses compagnons, dans une attitude implorant un ordre. Mais le plus grand des trois hommes éleva la main, puis parla à son tour :

Son organe également était familier à Max ; c’était là le personnage qui, au bastidou, avait dit les paroles qui lui revenaient en mémoire.

— Vous voulez nous voir, regardez-nous.

Cette fois l’homme laissa tomber ces mots qui sonnèrent ainsi qu’un glas.

— Il est dangereux de nous reconnaître.

Ce n’était point le ton qui troublait. Non, le Masque Jaune s’était exprimé avec calme, d’une voix blanche, c’est-à-dire monotone, sans colère. Mais sous cette indifférence apparente, on sentait la résolution froide que rien ne pouvait arrêter.

Toutefois, Max, brave par nature, haussa les épaules. Narguer le danger est presque une victoire. Et il répondit :

— Il est aussi dangereux d’être reconnu. Le nouvel interlocuteur du romancier secoua, la tête :

— Non.

— Parce que ?

— Parce que nous avons trois poignards qui nous assureront votre silence.

— Il me suffit d’un cri pour que l’on accoure, pour que l’on vous arrête…

— C’est vrai, fit paisiblement l’inconnu. Max le considéra avec étonnement.

— Vous le pensez comme moi ?

— Parfaitement !

— Alors une réflexion doit s’imposer à vous. Vous me tenez, soit. Vous pouvez me tuer. Mais, je vous tiens également. Dès lors, l’affaire est mauvaise, compromettre trois vies pour en abattre une seule.

Mais le jeune homme se tut, le mystérieux personnage disait doucement :

— Ceci n’est point pour nous faire hésiter. Vous ne pouvez comprendre combien, en face de certains buts, la vie de ceux qui concourent à les atteindre est peu de chose.

— Ah oui, l’émancipation de l’Asie, fit étourdiment le romancier, un peu démonté par l’imprévu de la scène.

Les Masques Jaunes échangèrent un regard expressif, et celui qui semblait le chef reprit :

— Ah ! Ah ! vous savez cela aussi.

— Naturellement.

Et rappelé à lui-même par la question de son adversaire.

— La lecture d’un vieux journal m’a lancé sur cette affaire. Ainsi j’ai appris ce que Mme de la Roche-Sonnaille prétendait être la vérité ; ce que la police pensait être des imaginations de la folie. Je suis curieux. J’ai vu là un roman intéressant ; j’ai voulu étudier l’affaire. En me ficelant dans le bastidou Loursinade, vous m’avez donné la conviction que la duchesse n’avait jamais été folle.

— Ah ! vraiment !

— Le sans-façon avec lequel vous avez essayé de me faire périr dans l’effondrement de la maison, n’a fait que corroborer cette opinion.

— Et vous éprouvez un grand intérêt ?

— Très grand ; songez donc, un roman que je prévois à succès, car ma profession…

— Nous savons.

— Ah ! vous avez daigné vous renseigner sur moi.

— Il est toujours bon de se renseigner sur un ennemi que l’on estime.

Du coup, Max, encore que sa position dans son lit ne fût pas favorable aux révérences compliquées, salua. Les trois inconnus s’inclinèrent avec ensemble, et le chef poursuivit :

— C’est toujours en vue d’un roman que vous vous êtes rendu à la maison Elleviousse ?

— Absolument… Mais une question, M. Félix m’avait-il reconnu ?

Il y eut un court silence. Il semblait que les Masques Jaunes hésitaient avant de répondre. Enfin le porte-paroles du trio se décida :

— Non. Vous nous aviez dépistés. M. Félix n’a eu le soupçon de la vérité qu’en voyant vos compagnons revenir sans vous à Marseille.

— Il est déductif, M. Félix.

— Peut-être pas autant que vous-même, Monsieur Max Soleil ; mais enfin il l’est. Votre séjour prolongé dans l’établissement Elleviousse, la colère de Landré contre vous, qui aviez, selon son expression, voulu faire le malin, vous mêler de l’enquête, nous mit sur la voie.

— Je vous félicite, Messieurs…

Mais l’orateur au masque jaune dit doucement :

— Ne nous faisons pas de politesses. En matière de déduction, vous êtes certainement plus habile que nous.

— Effet de la littérature.

— Au bastidou Loursinade, nous n’avons pas perdu un de vos mouvements ; nous avons été littéralement transportés d’admiration, lorsque vous avez découvert l’antenne du sans-fil.

Le jeune homme se prit à rire.

— Vous l’avez démontré en me… facilitant la descente rapide du toit.

— Avec tristesse, Monsieur Max.

— Bien obligé.

— Et pour ne vous rien cacher, nous avons regretté presque immédiatement ce mouvement de violence.

Puis avec une sorte d’abandon :

— Voici donc la situation posée ; nous ne serons vos ennemis que s’il nous est impossible de nous entendre avec vous. Oh ! dans ce cas, vous seriez en péril, le passé vous démontre que nous n’hésitons pas…

— En effet.

— Mais je ne veux pas menacer ; pour l’instant, causons amicalement.

Ici, le Masque Jaune fit un signe. Ses compagnons apportèrent trois sièges auprès du lit. Les étranges visiteurs s’assirent, et l’interlocuteur du romancier, absolument ahuri par la tournure de l’entretien, reprit :

— Le bastidou vous avait révélé beaucoup de choses. Que vous a révélé l’établissement tenu par le docteur Elleviousse ?

— Pas plus qu’à l’Inspecteur Landré.

— Oh ! ricana Félix, Landré est un imbécile.

— Ayant servi sous ses ordres, vous le connaissez, plaisanta le romancier.

— C’est un imbécile, appuya le chef, mais vous, Monsieur, vous n’en êtes pas un.

— Je vous remercie de cette opinion flatteuse.

Le Masque Jaune eut un geste d’impatience.

— Trêve de politesses. Vous l’avez dit, nous aussi sommes déductifs. Vous êtes resté à la maison de santé, non pour la visiter, mais pour faire votre enquête personnelle.

— Il vous plaît à dire, fit évasivement le romancier.

— J’ajoute, continua l’inconnu sans tenir compte de l’interruption, que vous avez découvert la piste, car sans cela, vous ne fussiez pas demeuré plus de trois heures après le départ de vos amis.

Il a pu interroger la surveillante.
Il a pu interroger la surveillante.

Max riposta par un sourire ironique :

— Ah ! vous m’avez « chronométré » ?

— Félix a ramené sa voiture à Marseille, puis il a repris le chemin de l’établissement Elleviousse.

— Je comprends, c’est parfait.

— Vous veniez d’en sortir.

— Croyez que je le regrette…

— Il a pu interroger la surveillante qui vous avait guidé.

Une émotion serra le cœur du jeune homme. Si Mme Marroy s’était laissé circonvenir ? Mais par un effort violent, il parvint à ne pas trahir au dehors l’angoisse qui l’étreignait. Le Masque Jaune allait toujours :

— Cette femme par malheur n’a rien remarqué. Elle a tracé votre itinéraire à travers les salles, pavillons, etc. Elle a reconnu qu’à plusieurs reprises vous aviez prononcé le nom des fugitives, mais sans insister.

Max respira. La surveillante avait bien joué son rôle. Aussi fut-ce avec un accent de raillerie joyeuse qu’il demanda :

— Et alors, vous concluez ?

— Que vous savez dans quelle direction ont fui Mme de la Roche-Sonnaille et Mlle Mona Labianov.

— Vous rêvez tout simplement.

— Non.

Le jeune homme allait accentuer sa protestation. Son interlocuteur l’en empêcha par cette phrase énigmatique :

— Ne vous hâtez pas de nier. Notre situation respective s’est modifiée, depuis la nuit dernière.

— Vraiment ?

— Je joue cartes sur table. Hier, nous étions adversaires. Votre curiosité risquait de compromettre le succès des dispositions prises par nous, pour faire évader, dans une quinzaine de jours, les deux prisonnières.

— Vous vouliez les faire évader ? s’exclama le romancier stupéfié par cette déclaration inattendue.

— Oui.

— Pourquoi ?

— Ceci est notre secret, ou plutôt un secret qui…

— Attendez donc. Attendez donc. J’y suis. Le Drapeau Bleu dont la duchesse a parlé dans ses interrogatoires ! Ne hochez pas la tête, je suis fixé. Il était de l’intérêt des ennemis de… Il allait dire Dodekhan, il se retint et prononça : — de la prisonnière.

Le Masque Jaune protesta :

— Oh ! ennemis.

— Si, si, le mot est juste. J’ai l’habitude d’écrire, vous savez. Et la façon dont vous m’avez fait faire la culbute du haut du bastidou Loursinade.

— Oubliez cela, puisque je vous affirme que la situation a changé.

— Je veux bien, moi. J’aime autant ne charger mon esprit que de souvenirs agréables.

Le ton bon enfant dont le romancier revêtit cette affirmation parut satisfaire ses interlocuteurs.

— Je reprends donc. Votre curiosité nous gênait, maintenant que les deux dames ont pris la clef des champs sans notre permission, ladite curiosité peut nous servir.

Max eut un petit tressaillement. Il devinait le but de cette visite nocturne. Les Masques Jaunes étaient là pour obtenir de lui les renseignements qui leur permettraient de remettre la main sur les infortunées.

Pourtant, il voila son regard d’un étonnement feint, et d’un air innocent :

— Ici, je ne vous comprends plus, cher Monsieur.

— Aussi vais-je m’expliquer. La façon dont vous avez opéré, au bastidou Loursinade, nous a donné la plus flatteuse opinion de vos facultés d’induction et de déduction.

Max s’inclina en silence.

— Nous sommes donc convaincus que vous savez maintenant, après votre séjour prolongé à l’établissement Elleviousse, comment celles que nous cherchons en sont sorties…

— Encore une fois, vous vous trompez.

— Inutile de nier, nous sommes certains. La satisfaction que décelait l’allure de M. César Landroun, car vous étiez César Landroun à ce moment. Cette satisfaction disait clairement : j’ai réussi.

Avec indifférence, Max haussa les épaules.

— Je ne discuterai pas. Vous voulez que je sache ; à votre aise.

— Je suis également convaincu, poursuivit l’orateur que si vous continuez vos recherches, comme vous tenez une extrémité de la piste, vous la suivrez parfaitement et arriverez à celles qui fuient actuellement.

— Vous me remplissez de confusion.

— Or, qui vous empêche de le faire ? Personne ; vos adversaires d’hier étant tout disposés au contraire à faciliter vos démarches.

— Ah bah !

— Et même à les… L’homme parut hésiter sur le mot, puis prendre son parti, — à les subventionner royalement.

Un éclair traversa le regard du jeune homme, mais il s’éteignit aussitôt. Ces coquins montraient trop d’audace, vraiment. Ils osaient, lui proposer de l’acheter, de devenir le limier qui les guiderait vers leurs victimes.

— Eh bien qu’en dites-vous ? questionna l’inconnu.

— Je dis que je suis écrivain, romancier, et non policier…

— N’avez-vous pas enquêté comme romancier ?

— Sans doute !

— Et qui vous empêche de continuer…

— Des idées qui vous paraîtront peut-être bizarres, démodées. Jusqu’ici, m’efforçant de surprendre un secret, dans le seul but de vivre un roman, un livre avant de l’écrire, j’étais dans mon rôle d’auteur. Je faisais mon métier avec conscience et je pouvais m’estimer de le faire. Mais à présent, il n’en serait plus de même. J’agirais comme complice de gens, — vous m’avez demandé la vérité, je vous la dis toute, — de gens dont la façon d’être ne me convient pas assez pour que je m’associe à leurs opérations.

— Alors, vous refusez !

Il y avait une vibration de colère dans l’accent du Masque Jaune. Pour toute réponse, Max allongea le bras et appuyant le doigt sur le bouton de la sonnerie électrique placée à la tête du lit :

— Vous allez sortir votre grand couteau, mais au moindre geste, je carillonne. Vous me tuerez, mais je vous ferai prendre, ce qui sauvera définitivement vos victimes.

Il ne continua pas. Son interlocuteur avait élevé ses deux mains en l’air. Ses compagnons l’avaient imité.

— Nous n’avons aucune arme, expliqua l’homme.

— Tant mieux pour moi.

— Vous tuer, que non pas. Car le service, que vous nous refusez, vous nous le rendrez quand même. Je doutais en venant ici, maintenant je ne doute plus. Vous chercherez à joindre les fugitives.

— Jamais ; dès l’instant où j’ai su que vous me suivriez, j’ai renoncé à mon roman.

— Au roman peut-être, mais non à l’intérêt profond que vous inspirent ces personnes ; à vous et à miss Violet Mousqueterr.

Le nom de la gentille Anglaise, prononcé par le sinistre visiteur, fit frissonner Max Soleil.

— Vous êtes des occidentaux romanesques. Quoi que vous disiez, vous essaierez de retrouver la duchesse et sa compagne. Or, à dater de cette heure, nous nous, attacherons à vos pas, nous ne vous perdrons pas de vue.

— Eh bien, je vous remercie de me prévenir, je me promènerai pour mon plaisir sans m’inquiéter de vous.

— Erreur.

Le jeune homme se prit à rire aux éclats.

— Auriez-vous la prétention de me faire faire le détective malgré moi ?

— Peut-être.

La réponse tomba sur l’entendement de l’auteur comme un chapeau de glace.

— Comment peut-être ?

— Vous allez comprendre. Si, dans un délai dont nous restons juges, vous ne « travaillez » pas pour nous…

— Ne vous arrêtez pas, je vous écoute avec une joie…

— Je me souviendrai alors qu’en Asie, le pays des sciences psychiques, j’étais célèbre par mon pouvoir magnétique.

— Ah ! alors, je sais qui était le faux docteur Rodel.

— Que m’importe.

— Ah ! Ah ! vous avez un sujet qui lira dans ma pensée. Si vous comptez là-dessus pour me décider, vous avez tort. Je ne crois pas à cela.

— Vous y croirez quand je vous aurai désigné, non pas le, mais les sujets que j’interrogerai. Ils s’appellent M. Max Soleil et miss Violet Mousqueterr.

Le romancier ressentit un grand coup au cœur. Quoi, la charmante jeune fille qui, si gentiment, avec tant de bonté, s’était éprise de la douce idée de protéger deux femmes faibles, abandonnées, ballottées par les fureurs politiques de toute une race. Violet serait à son tour victime de ces odieux Masques Jaunes. Cependant il fit bonne contenance.

On n’endort que les gens qui y consentent.
On n’endort que les gens qui y consentent.

— On n’endort magnétiquement que les gens qui y consentent, ou bien il faut choisir ses sujets parmi les névrosés, les anémiés ; or, miss Violet et moi sommes bien portants.

— Vous ne refuserez pas.

— Voilà qui est fort.

— Fort simple. L’être endormi n’a point conscience du danger qui approche. Il ne résiste pas.

— L’être endormi ?

— Ma foi oui. Un beau soir, soit sur vous, dormant comme dorment les gens bien portants, ainsi que vous disiez tout à l’heure, soit sur la gracieuse Violet, nous tenterons l’expérience. Je vous ferai passer du sommeil en hypnose et, vous le reconnaîtrez, une fois en cet état, vous me confierez sans peine votre propre pensée. Comme vous l’avez dite à la jeune Anglaise, elle pourra me rendre le même service.

Et avec une ironie mordante :

— J’ai été correct. J’ai abattu mon jeu devant vous. Je vous laisse à vos réflexions.

Le plafonnier s’éteignit subitement. Sans doute l’un des visiteurs mystérieux avait tourné le commutateur. Un instant surpris, Max chercha en tâtonnant la clef d’allumage actionnant l’ampoule.

De nouveau, la chambre s’éclaira. Mais le jeune homme eut beau écarquiller les yeux, les Masques Jaunes avaient disparu. Il se leva, courut à la porte. La clef était bien à l’intérieur, mais n’avait pas été tournée. Le bouton de cuivre assurait seul la fermeture. Les misérables avaient donc pu entrer et sortir sans peine.

La constatation eût dû calmer le romancier. Il n’en fut rien. Jusqu’au jour il songea à l’étrange menace qui lui avait été adressée. Le contraindre à révéler la retraite des deux fugitives, à qui il désirait se dévouer.

Au matin, le jeune homme se rasséréna, surtout après avoir narré à l’Anglaise l’aventure de la nuit.

— Oh ! fit-elle avec cet instinct pratique des Saxons, ni vous ni moi ne dormirons dans un endroit public, je pense. Par suite, il suffira de verrouiller nos chambres pour que personne ne puisse troubler notre repos.

— Tout à fait exact.

— Et en cherchant ; vous surtout, un romancier, qui avez de l’imagination, nous trouverons bien le moyen de dépister ces insupportables espions. Au fait, ne les avez-vous pas aperçus dans l’hôtel ?

— Non, et cependant, croyez-le bien, j’ai dévisagé toutes les personnes que j’ai rencontrées.

— Alors, je propose de les faire promener beaucoup.

En suite de cette décision, les jeunes gens déambulèrent tout le jour, entraînant à leur suite sir John Lobster que cet exercice forcé rendait très malheureux. Le gros gentleman s’épongeait continuellement, exprimant sa surprise de voir César Landroun, car Max avait repris cinquante ans avec ses postiches, marcher sans fatigue apparente.

— Aoh ! geignait-il, vous êtes tout à fait incompréhensif pour moi. Vous êtes vieux beaucoup plus que moi, et vous n’allez pas dans la transpiration, tandis que moi, je suis très chaud.

Tous les cinquante pas, sir John s’arrêtait, murmurait timidement son vif désir de se rafraîchir. Mais Violet, très amusée, à la pensée qu’en taquinant probablement les Masques Jaunes, elle taquinait certainement ce fiancé qui s’était improvisé son garde du corps, répondait en riant :

— Pour votre santé, je ne vous permettrai pas de boire. Vous ressemblez déjà à une grosse naïade. Que serait-ce si vous vous rafraîchissiez encore !

Et Lobster roulait des yeux blancs, au milieu de sa face écarlate.

Jadis, encore qu’il l’ennuyât souvent, Violet eût eu pitié du représentant à la Chambre des Communes, mais à présent, quelle métamorphose s’était produite en son esprit, elle n’eût su le dire, seulement ce dont elle était certaine, c’est que le rouge individu lui déplaisait souverainement, et qu’à le voir souffler, haleter, ruisseler, elle n’éprouvait d’autre sentiment que celui traduit par ces mots murmurés à part elle :

— Si cela le fatigue, il n’a qu’à retourner à l’hôtel.

Le résultat fut qu’au soir John fourbu, courbaturé, éreinté, s’alla coucher sans dîner, laissant à ses compagnons toute liberté de demeurer au salon de lecture et d’y deviser à leur guise.

Ils se dirent que, de toute la journée, ils n’avaient point aperçu leurs ennemis, les Masques Jaunes, et ils se le redirent avec des variantes si nombreuses que onze heures sonnaient, lorsqu’ils se décidèrent enfin à se séparer, pour regagner leurs chambres respectives.

Ils demeurèrent plus de cinq minutes, les mains unies, à se faire des recommandations prudentes.

— N’oubliez pas de fermer à double tour.

— Poussez le verrou.

— Assurez-vous que la fenêtre est bien close, que la cheminée ne peut livrer passage à personne.

— Qu’il n’existe aucune porte de communication.

Et quand enfin leurs mains cessèrent de se presser, quand ils se quittèrent, ils se retournèrent à plusieurs reprises pour s’apercevoir encore, ne renonçant à cette occupation, sans nul doute agréable, que lorsque l’angle d’un couloir, interposé entre eux, eût opposé sa barrière opaque à leurs regards.

Au matin, Max s’éveilla d’excellente humeur. Il avait dormi, dormi, comme il se l’avoua in petto, avec une ampleur… impériale…

Reposé, frais, dispos, il procéda à ses ablutions, puis il se déclara qu’une petite cigarette d’Orient lui ferait le plus grand plaisir. Son étui était sur la table de nuit. Il s’en approcha, mais sa main déjà tendue vers le porte-cigarettes, n’acheva pas le mouvement commencé.

Sur la gaine de maroquin, un papier plié en forme de lettre était posé, cette suscription apparaissait tracée en lettres grandes et épaisses :

Monsieur Max Soleil.

Qu’est-ce que cela signifiait ? Qui avait déposé cette missive ?

Un instant, Max songea qu’elle se trouvait là depuis la veille. Il avait pu ne pas la voir en se couchant. Mais il rejeta aussitôt cette idée.

La veille, son étui à cigarettes, sa boîte d’allumettes étaient dans sa poche. Il les en avait tirés pour les poser sur la tablette de marbre. Si la correspondance étrange y avait été placée, elle serait à présent sous ces objets et non dessus.

Conclusion : Personne n’avait pu entrer dans la chambre depuis la veille, et cependant cette lettre était entrée, elle.

Le voyageur courut à la porte. Elle était fermée, la clef dans la serrure, le verrou poussé. Cette porte-là ne s’était évidemment pas ouverte depuis la veille.

La fenêtre hermétiquement close, la cheminée, le Cosmopolitan ayant le chauffage au thermo-siphon, n’était qu’un simulacre sans communication avec le toit. De guerre lasse, Max finit par où il aurait dû commencer. Il prit la missive et la déplia. Mais à peine y eut-il jeté les yeux, qu’il poussa un rugissement de colère.

— Eux ! Ah çà, ils se moquent de moi.

Sur le papier s’alignaient ces mots :

« Cher Monsieur Max, rien ne nous empêche d’entrer là où il nous plaît de pénétrer ; nous sommes venus admirer votre sommeil. Le laps fixé par nous n’est point écoulé, sans cela, nous aurions pu mettre à exécution la petite expérience d’hypnose dont nous vous avons parlé.

« Ce n’est que partie remise, soyez-en assuré. Mais nos sentiments sympathiques à votre égard nous font espérer que la délicatesse de notre procédé nous vaudra votre amitié et votre concours.

Signé : « F. du M. J. A. B. C. »

Post-scriptum. — « Vous avez dû bien vous fatiguer, hier. Je vous en prie, ne vous surmenez pas ainsi et ne faites pas complètement fondre ce pauvre sir John Lobster ! »

Dire le malaise que cette lecture causa à Max est impossible. Il acheva de se vêtir en hâte, descendit au Salon de l’hôtel. Violet n’avait pas encore paru. Il lui dépêcha une fille d’étage.

Celle-ci revint annonçant que miss Mousqueterr avait fort bien dormi, qu’elle prenait son petit déjeuner dans sa chambre, et, qu’aussitôt après, elle s’empresserait de rejoindre M. Landroun au salon.

Cette réponse apaisa quelque peu le jeune homme. Elle lui démontrait que Violet au moins n’avait pas été inquiétée par les Masques Jaunes.

Et tranquillisé de ce côté, il reporta sa pensée sur le mystère de cette correspondance mise, de nuit, sur sa table. Il interrogea les domestiques. Aucun n’avait vu le papier.

— Mais alors, grommelait le romancier, on l’a bel et bien apporté pendant que je dormais ? Seulement par où a-t-on pu passer ? Le temps où les génies s’introduisaient dans les domiciles, par le trou des serrures, ce temps est loin, et il n’est pas au pouvoir des hommes, fussent-ils affiliés à tous les Drapeaux Bleus du monde, de le ressusciter.

Ce fut au milieu de ces obsédantes pensées que Violet le trouva. À son récit, elle éclata de rire.

— Aoh ! pauvre ami, vous aviez oublié de fermer votre porte, voilà tout.

Il eut beau affirmer le contraire, la jeune fille ne voulut pas en démordre. Elle était anglaise, son esprit ne pouvait admettre que les événements possibles, explicables.

Max n’insista pas. Il était certain d’avoir fermé, donc il y avait un mystère et il se promit de veiller.

Après le déjeuner, il sortit avec la gentille miss. Cette fois, sir John, pressé de se joindre à eux, refusa net. Son état de santé lui rendait préférable le repos à l’hôtel. Il souhaita bonne fatigue aux intrépides promeneurs et alla s’installer confortablement dans un fauteuil avec une abondante provision de cigares.

À six heures, les jeunes gens rentrèrent. John les attendait, arpentant nerveusement le trottoir devant la façade du Cosmopolitan. Ah ! le gentleman n’était plus aimable, souriant, comme au départ. Toute sa personne replète dénotait une agitation poussée à son paroxysme.

À la vue des promeneurs qui devisaient gaiement, il se précipita.

Shame ! Shame ! mugit-il, vous avez ri contre moi de la plus shocking manière.

Et se dressant devant Max étonné, il gronda les dents serrées :

— Il paraît que vous êtes dans le déguisement, et que vous êtes master Max Soleil.

— Hein ? s’exclamèrent les deux jeunes gens.

— Le Max Soleil, pour rire contre moi, en flirtant tranquillement, dessous mon regard, avec Violet Mousqueterr.

La première, l’Anglaise se remit de sa surprise.

— Qui vous a conté cela ?

— Oh ! un digne voyageur qui est venu fumer le long de moi dans le salon.

— À propos de quoi ?

— Il ne savait pas j’étais fiancé, à mon avis. Il dit : Aoh ! très nice (gentil) ce duo, Miss Violet et le Français Max Soleil. Quand il a dit, moi, je rectifie : Pas Max, César ; pas Soleil, Landroun. Alors lui, il rit le plus fort. No, no, Soleil Max avec, sur le haut, de la tête, une perruque, et contre les joues, des postiches.

Les jeunes gens se regardaient maintenant avec une sourde inquiétude. La même pensée s’était fait jour en leur esprit. L’un des Masques Jaunes excitant la jalousie du gros Anglais, les avait dotés d’un surveillant de plus. Du reste, pour ne laisser subsister aucun doute à cet égard, sir John acheva :

— Mais dorénavant, je ne laisserai pas le champ libre. J’incrusterai ma personne dans vos traces, et je troublerai le conversation. Voilà ce que j’avais à dire ; à présent, venez et dînez, car il est l’heure à l’horloge.

Tous trois se rendirent à la salle à manger. Mais le repas fut triste, silencieux. La gaieté que Max et Violet avaient connue tout le jour, était brusquement tombée. La présence d’ennemis invisibles, introuvables, car le voyageur qui avait renseigné Lobster n’apparaissait plus nulle part, les assombrissait.

Et puis, une idée, née de l’observation de sir John, avait bouleversé l’esprit de Max. Un duo, comme disait son interlocuteur, entre lui et Violet ne pouvait avoir qu’une conclusion, le mariage.

Et songer au mariage avec cette multimillionnaire, lui, auteur distingué certes, mais dont la situation était précaire par comparaison, lui semblait peu digne de lui, peu digne d’elle.

— Décidément, murmura-t-il, il faut que je file au plus vite.

La réflexion jaillit de son cerveau sous un regard des grands yeux bleus. La mignonne Anglaise le considérait avec inquiétude.

Peut-être lisait-elle dans sa pensée ? En tout cas, il fut porté à le croire, lorsqu’elle se pencha vers lui et lui glissa à l’oreille :

— Vous n’êtes engagé vis-à-vis d’aucune jeune dame ?

— Moi, balbutia-t-il surpris par la question audacieuse, non.

— En ce cas, continua-t-elle, tandis que des tons roses montaient à ses joues, si le flirt nous apparaît agréable, il n’y a pas matière à le laisser de côté.

Et comme il fixait sur elle ses yeux troubles.

— Je dis : Il n’y a pas matière. Je veux même signifier davantage. Il y a matière à continuer ; car j’ai peur, tout à fait peur de retomber dans l’ennui dont je suis allée dehors, depuis le départ de Nice.

À ce moment, sir John demandant d’un ton de mauvaise humeur :

— Pourquoi vous chuchotez dans l’oreille de master Soleil ?

Elle riposta sèchement :

— Pour que vous n’entendiez pas probablement.

Ce qui porta la rougeur chronique du gentleman à un diapason d’incendie. Quand sir John, remis de son émotion, voulut se venger par une riposte foudroyante, la jeune fille s’était levée, entraînant Max à sa suite. Elle lui murmura doucement :

— Rentrons dans nos chambres, pour éviter cet insupportable. Demain, nous partirons de bonne heure.

Et dans un serrement de main très doux :

— À propos, mon flirt, — elle rit gentiment, — à propos, ce soir, enfermez-vous bien, que les vilains Masques Jaunes ne puissent pas pénétrer chez vous.

Elle s’interrompit vivement.

— Voici le John, fuyons, je préfère ne pas donner le bonsoir.

Légère, elle s’élança dans l’escalier, et le gros Lobster arriva au bas des degrés, simplement pour voir la silhouette gracieuse de miss Violet disparaître au premier étage.

Cependant, Max s’enfermait dans sa chambre. Avec un soin minutieux, il fit tourner la clef, poussa le verrou, vérifia la fermeture de la fenêtre, regarda sous son lit. Certain d’être bien seul, et absolument clos, il passa un veston de foyer, glissa ses pieds dans des mules, puis s’installa confortablement dans un fauteuil. Près de lui, sur un petit guéridon, il avait disposé son revolver, et plusieurs volumes achetés le jour même.

Il s’installa confortablement dans un fauteuil.
Il s’installa confortablement dans un fauteuil.

— Là, murmura-t-il, la lecture pour ne pas dormir, le revolver pour quiconque essaiera d’entrer.

L’aube le trouva debout. Rien n’avait paru.

Un bain, une douche sérieuse effacèrent toute trace de fatigue chez lui. Un chocolat acheva de lui rendre son aplomb, et vêtu, prêt à sortir, il se rendit au salon pour y attendre le bon plaisir de Violet.

Lobster était déjà dans le vestibule, en conférence avec un gros homme d’allure vulgaire. Il marqua une surprise en apercevant Max, et prenant son interlocuteur par le bras, il l’emmena dans la rue, non sans avoir lancé au passage dans le bureau, une phrase dont ces mots parvinrent seuls au romancier :

— Vous me préviendrez.

Ceci lui étant indifférent, Max s’assit, rêvant. Mais il était à peine installé qu’un froufrou de jupes lui fit lever la tête. Violet était devant lui, toute pâle, toute bouleversée.

— Ah ! fit-elle d’une voix qui tremblait un peu ; quel bonheur, je vous trouve. Il y a de quoi devenir folle.

— Que vous arrive-t-il donc ?

Son accent aussi tremblait. Il était inquiet de la voir ainsi.

— Ce qui m’arrive ? Tenez, ce billet, ce matin sur ma toilette. Et cependant, je déclare, j’avais fermé ma chambre.

Le jeune homme prit le papier qu’elle lui tendait. Il frissonna en reconnaissant l’écriture. Les caractères avaient été tracés par la même main que l’épître mystérieuse reçue la veille. Celle-ci était brève. Une simple ligne.

« Rien ne peut barrer le passage aux M. J. »

— Eh bien ? murmura Violet.

— Eh bien, fit-il lentement. Vous ne croyiez pas, hier. Cependant j’avais aussi parfaitement fermé ma porte.

— J’avais tort, je reconnais. Seulement on ne peut pas vivre comme cela. Il est intolérable de penser que des personnages, des coquins, entrent chez moi malgré verrous et serrures.

Et lui, secouant la tête sans répondre.

— Sans compter, continua-t-elle, la chose est incorrecte, shocking, et je dois compter sur vous pour y mettre fin…

Oh ! le joli sourire accompagnant les paroles mutines.

Pour la première fois de sa vie, Violet éprouvait le besoin de se placer sous la protection d’un gentleman. Et quoiqu’elle eût un peu peur, au fond, du mystère s’agitant autour d’elle, elle ressentait une petite émotion très douce qui, ma foi oui, lui faisait presque aimer sa peur.

Max, au surplus, échappa à l’embarras d’une réponse impossible. La série ridicule d’explosions, qui annonce la venue d’une motocyclette, retentit, et un instant plus tard, sir John, tout à fait grotesque avec une casquette de cuir, d’énormes lunettes de chauffeur et un veston imperméable, fit irruption dans le salon.

— Déjà ensemble tous les deux. Vous vous préparez à aller dehors, avec l’idée que je ne sais pas marcher aussi longuement que vous. C’est une méprise de votre part. Vous pouvez promener sans gêne, autant qu’il plaira. Je suivrai sans fatigue. J’ai muni mon corps d’une motocyclette, et j’ai du pétrole pour deux cents kilomètres.

Les jaloux ont la spécialité d’arriver toujours à l’heure où ils sont le plus fâcheux.

À l’instant même où Max et Violet auraient eu besoin d’isolement, de tranquillité pour chercher, discuter, trouver la conduite à tenir dans l’étrange lutte engagée contre les Masques Jaunes, Lobster venait jeter son encombrante personne à la traverse de leurs pensées.

— Puisque vous le souhaitez, nous partons, déclara Max en lançant un regard expressif à la jeune Anglaise.

Yes, partons, répéta sir John d’un air goguenard.

Mais tandis qu’il courait enfourcher sa motocyclette, laissée à la porte de l’hôtel, le romancier glissait à l’oreille de sa compagne :

— Je connais bien Marseille ; imitez tous mes mouvements, nous le dépisterons.

— Et après ?

— Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, nous irons déjeuner dans un endroit paisible, et nous chercherons le moyen de vaincre les misérables qui nous tracassent.

Elle fit oui de la tête. Tous deux se mirent à arpenter les trottoirs, tandis que sur la chaussée, Lobster, un rire sardonique aux lèvres, réglait sur leur marche celle de sa machine.

L’idée de Max était simple, et elle lui était venue précisément à cause de la motocyclette dont l’Anglais s’était embarrassé.

Dans toute grande ville, il existe deux réseaux de voies de communication : L’un que l’on pourrait qualifier d’officiel, comprend les rues, places, avenues, boulevards. C’est celui que parcourt l’étranger. L’autre, connu seulement des habitants, se compose de passages, de maisons à deux issues.

Or, le romancier, possédant à merveille son Marseille, s’était dit :

— Nous allons utiliser ce second réseau. Les motocyclettes n’ont accès ni dans les passages, ni dans les immeubles à double sortie. Force sera à sir John de nous laisser disparaître ou d’abandonner son véhicule.

Par malheur, John avait prévu le cas. Il s’était muni d’un excellent plan, emprunté au guide continental Bradshaw, ce guide qui rend de si précieux services aux pick-pockets en villégiature sur le continent.

En effet, sur les plans Bradshaw, non seulement les voies officielles sont tracées impeccablement, mais encore les passages, les maisons à deux faces, sont indiqués par des traits rouges.
Lobster vint tomber sur les genoux des voyageurs stupéfaits.

Si bien qu’à quatre reprises différentes, les jeunes gens s’étant glissés dans ces voies, retrouvèrent à la sortie Lobster, lequel s’était borné à parcourir, à grande allure, les rues enceignant le pâté de maisons à travers lequel avaient circulé les piétons.

Rien n’est pénible comme une plaisanterie qui fait long feu. Les jeunes gens se sentaient gagner par la colère, tandis que la face rubescente de Lobster s’épanouissait de plus en plus. Deux, trois tentatives nouvelles, n’eurent pas un meilleur résultat, et Max, Violet, allaient renoncer à ce sport inutile, quand le hasard bienveillant les prit en pitié.

Dans l’espèce, le hasard se présenta sous la forme d’un tramway à trolley qui déboucha d’une rue latérale, juste devant la motocyclette de sir John, lancée à toute vitesse.

La machine heurta la voiture, désarçonnant le gros Anglais, qui, à la suite d’une voltige imprévue, vint tomber sur les genoux des voyageurs stupéfiés par l’intrusion de ce projectile humain.

Arrêt du véhicule, clameurs, intervention d’agents de police, attroupement… et possibilité pour le romancier d’entraîner sa gentille compagne, sans que John, empêtré en de multiples réclamations, pût les suivre.

En revenant, à l’heure du dîner, les jeunes gens apprirent que Lobster, moulu et dolent, dont le nez outrageusement enflé décelait les chocs subis, avait été frappé d’une contravention pour excès de vitesse.

Le cœur de la femme est pitoyable. Durant tout le repas, Violet se montra si gracieuse, si attentionnée à l’égard du gentleman, que celui-ci déclara, avec de gros soupirs et des regards langoureux, que « il oubliait la victimation de son nez, à raison de la douceur en résultant pour son cœur ».

Le dîner terminé, Violet voulut accompagner l’Anglais dans sa petite promenade digestive quotidienne, ce dont il faillit s’évanouir de joie.

Une fois dehors, elle parla ainsi :

— Cher ami John, vous avez pensé sans doute je marquais une distinction trop flatteuse à master Max Soleil.

John la regarda du coin de l’œil avec une moue significative.

— Oh ! dites-le sans crainte, reprit-elle avec une humilité parfaite. Je conçois que mon allure devait donner matière à défavorable interprétation. J’ai tenu, à cause de cela, à venir en explication avec vous-même.

— Expliquer, balbutia-t-il, tout déconcerté par le ton nouveau de son interlocutrice, expliquer ?

— Un caprice de ma curiosité, je suis possédée du désir de percer l’obscurité qui entoure l’aventure des ladies enfuies de chez le célèbre docteur Elleviousse. Notre auteur français a découvert beaucoup de choses.

Sir John secoua la tête.

— Je demande votre pardon, redit-elle avec plus de force. Aujourd’hui même, nous avons acquis la certitude que les fugitives sont réfugiées soit dans Paris, soit à Livourne en Italie.

— Si bien que… ?

— Si bien que, si vous aimiez cela, nous pourrions quitter master Max Soleil.

La face du représentant à la Chambre des Communes rutila.

— Le quitter ? questionna-t-il d’une voix bouleversée par l’émotion.

— En totalité. Vous, pour vous rendre à Paris ; moi, pour gagner Livourne.

Mais Lobster se récria vivement :

— Oh ! vous considérez ma personne comme une folle tête de bûche. Si je prenais le train de Paris, je laisserais vous deux en tête à tête ensemble à Marseille.

— Erreur !

— Où prenez-vous l’erreur ?

Violet appela à elle toute sa puissance de persuasion pour répondre :

— Dans ceci. C’est que moi-même, je partirai pour Livourne, et que après cela, si le chemin choisi n’était pas le bon, je retournerais directly en Angleterre.

Du coup, Lobster joignit ses mains courtes en un geste de délivrance. Miss Mousqueterr regagnant le sol anglais, abandonnant le romancier à Marseille ; oh ! cela serait le rêve. Toutefois, un sentiment de vague défiance persistant :

Regardez ici, chère petite chose, dit-il gravement. J’exécuterai votre ordre avec obéissance, si, devant mon départ, vous permettez je vous mette dans le train pour l’Italie.

Il entrait certainement dans les plans de Violet de ne pas contrarier le gentleman, car sans s’arrêter au soupçon trahi par la proposition, elle répondit gentiment :

— Mais avec grande joie. Je prendrai le train demain à deux heures après-midi. Vous pourrez, vous, monter dans celui de cinq heures pour Paris.

— Je le ferai, chère fleur, je le ferai, et dans cette ville, quel sera mon objet ?

— Vous rendre 5, rue Palatine, chez Mlle Leonia Caldoveto.

Vite, il nota sur son carnet.

— De ma part bien entendu. Vous la prierez de vous conduire auprès de ces dames de la maison Elleviousse. Et vous les escorterez jusqu’à mon château d’Exeylon-Hill, où je rejoindrai. Seulement, remarquez, je vous donne là une mission de confiance, et aucune personne ne doit être informée.

Durant un quart d’heure encore, les promeneurs échangèrent questions et réponses relatives au voyage, puis ils rentrèrent au Cosmopolitan-Hôtel.

Et tandis que John exultant, désaltérait sa joie, d’un whisky-cocktail, la charmante multimillionnaire put confier à l’oreille de Max, nonchalamment étendu dans un fauteuil et semblant absorbé par la lecture d’un journal :

— Je quitterai Marseille demain, à deux heures, et lui à cinq.

Sans lever la tête, il répliqua :

— Merci, vous êtes un ange.

Quand John, ayant vidé son verre, se retourna vers celle qu’il s’obstinait à considérer comme sa fiancée, il la vit, minaudant à son image, en face d’une glace, et uniquement occupée d’apparence à réprimer les velléités de désordre, des frisons d’or, bouclant sur son front.

Elle l’appela du geste auprès d’elle, et l’entretint longuement de la satisfaction qu’elle éprouverait, si l’événement corroborait ses suppositions, ainsi que de la reconnaissance tout à fait fastueuse qu’elle lui vouerait, à lui, John Lobster, qui se prêtait en complaisance si grande à ce qu’elle désirait.

Ce revenez-y d’amabilité causa au gentleman un enthousiasme indescriptible.

Il était à cent lieues de supposer qu’en cet instant même, où il goûtait un bonheur sans mélange, Max Soleil se livrait à cet étrange monologue :

— Trois Masques Jaunes, c’est trop pour un seul personnage. Ils vont se diviser. L’un se lancera à la poursuite de Miss Violet ; un autre accompagnera le gros Lobster, je n’aurai plus qu’un surveillant, le chef, le magnétiseur. Je l’éloigne de ma gentille petite amie pour commencer. Et pour finir je saurai bien le… distancer.

Tel était le plan ourdi par les deux jeunes gens durant leur promenade de la journée.

Onze heures sonnent à la grande horloge de la cour vitrée, qu’ornent des mandariniers en caisses. Violet et Max échangent un good night (bonne nuit) réservé. Il faut endormir les soupçons de leur compagnon.

Celui-ci ravi, secoue presque cordialement la main du romancier. Avec la présomption habituelle, à un grand nombre d’échantillons de l’espèce homme, il est convaincu qu’il a délogé master Max du cher petit cœur sucré de Violet.

Bref avant de s’endormir, il se fait apporter trois cocktails. Ce sont des cocktails d’honneur qu’il s’offre à lui-même, en félicitation de son succès.

Cependant, Max Soleil avait regagné sa chambre. Un garçon d’étage appelé lui apporta un filtre spécial avec café froid.

Le jeune homme avait résolu de ne pas dormir. Lui aussi partirait en voyage le lendemain. Pour la dernière nuit qu’il passait à l’hôtel, il souhaitait veiller afin de n’être pas surpris sans défense si les Masques Jaunes se résolvaient à tenter l’expérience hypnotique dont ils l’avaient menacé.

Peut-être, la nuit précédente, sa lumière les avait avertis de sa vigilance. Cette fois, il éteindrait. La faction serait plus pénible, plus dure, dans l’obscurité ; mais bah ! il se rattraperait plus tard.

Il disposa donc cafetière, verre et sucre sur la table, à portée de sa main, roula tout près son grand fauteuil, puis clac, il tourna le bouton allumeur : L’obscurité emplit la chambre.

Que dura son attente ? Des heures. Veiller, dans le noir, est la chose la plus ennuyeuse du monde…

Comme distraction, Max absorbait de temps à autre une gorgée de café, et comptait les coups frappés sur le timbre de l’horloge aux heures, demies et quarts. L’occupation même indique à quel point il s’ennuyait.

Il venait de compter trois heures.

— Encore une heure de faction, murmura-t-il, et ce sera fini. Le jour poindra.

Mais il se tut brusquement. Un glissement léger était parvenu jusqu’à lui. Il prêta l’oreille ; plus de doute, on marchait dans le couloir. Celui qui parcourait les corridors de l’hôtel à cette heure indue devait être chaussé de pantoufles feutrées, c’était un glissement doux et non un pas scandé par les semelles dures. Le bruit s’arrêta à la porte.

— Bon, plaisanta le jeune homme. La clef est à l’intérieur, le verrou tiré.

Un petit frisson le secoua, coupant la phrase commencée. Un froufroutement s’était produit. Il n’y avait pas à s’y méprendre, le pêne glissait lentement. Ah ! ça. Ces gens-là avaient donc toutes les habiletés des cambrioleurs. Ouvrir, avec la clef dans la serrure, voilà qui était un peu fort.

Max allongea la main vers son revolver, puis se ravisant :

— Inutile. Ils ne tireront pas le verrou.

Un déclic léger résonna dans le silence.

— Ma parole. On jurerait que ce maudit verrou. Ce serait de la magie !

Une main appuyait au dehors sur le bouton de cuivre, commandant l’ouverture de la porte. Empoignant cette fois son revolver, le romancier se coula sans bruit près de son lit, et saisit le commutateur d’allumage.

Ainsi il attendit un instant.

Il tourna le commutateur.
Il tourna le commutateur.

Peut-être le visiteur nocturne avait-il perçu son mouvement, car une longue minute s’écoula sans que rien ne bougeât. Puis le silence ayant sans doute rassuré l’importun, le bouton de la porte fut manœuvré et Max distingua le frottement léger du panneau pivotant sur ses gonds.

Brusquement, il tourna le commutateur, le plafonnier s’alluma.

Il y eut un cri, un piétinement rapide. Le romancier eut le temps d’entrevoir un visage caché sous un masque jaune, et la porte se referma. Mais cela ne faisait pas le compte du jeune homme. Il voulait corriger celui qui se permettait de pénétrer ainsi chez lui. Il courut vers l’entrée.

Il allait l’atteindre, quand un incident inexplicable le pétrifia littéralement. La clef tournait toute seule, refermant à double tour, et, pour comble de surprise, le verrou glissa lentement, s’engageant de nouveau, dans son anneau-arrêt. Cela devenait surnaturel, incompréhensible.

On a beau n’être pas superstitieux, n’ajouter aucune croyance aux contes fantastiques de la mère l’Oie, il est permis d’être déconcerté devant un phénomène aussi peu coutumier que celui d’une serrure, d’un verrou, manœuvrant sans le secours d’une main humaine.

Toutefois, il n’était pas dans la nature de l’écrivain de rester longtemps sous le coup d’un étonnement sans chercher à se l’expliquer.

— Allons, grommela-t-il, le drôle m’a rendu stupide. Il a eu le loisir de gagner au large. Tout ce que je puis faire est de tâcher de comprendre par quel procédé ingénieux, il se joue des serrures, ce qui n’est rien ; mais des verrous, ce que les voleurs n’avaient pas encore imaginé jusqu’à ce jour.

Sur ce, il vint à la porte. Celle-ci était parfaitement close, le verrou poussé à bloc. Si Max n’avait pas vu, ce qui s’appelle vu, il aurait cru à une hallucination. Mais il avait conscience de n’avoir pas dormi, d’avoir réellement entendu et vu son ennemi.

Dès lors, le Masque Jaune, avait un moyen à lui de lever l’obstacle des fermetures les plus compliquées.

La clef étant restée dans la serrure, l’emploi du « rossignol », cette arme de chevet de tous ceux qui convoitent le bien d’autrui, devait être laissé de côté. Le « rossignol » au surplus fût demeuré impuissant contre le verrou. Mais alors comment avait-il procédé ?

Le jeune homme prit la clef, l’examina. Elle n’avait de toute évidence subi aucun choc, aucun frottement métallique.

Il la posa machinalement sur la table auprès de son revolver, et se livra à un examen attentif du pêne, de la barrette cylindrique du verrou.

Rien, nulle trace d’effort quelconque.

Cela devenait de plus en plus déconcertant. Sarpejeu ! Ce Masque Jaune ne pouvait jouir de la faculté du petit Nain Vert de la légende, lequel ouvrait, et les portes, et les coffres aux trésors, simplement en soufflant dessus. Dans les récits féeriques, on explique les choses inexplicables en ne les expliquant pas. Mais dans la vie réelle, on ne se contente pas à si peu de frais.

— Je vais ouvrir ; peut-être sur l’autre face du panneau, découvrirai-je des traces qui me mettront sur la voie.

Ce disant, Max s’aperçut que la clef ne pointait plus sur la serrure.

— La clef a disparu !

Il s’appliqua une calotte sur le crâne.

— Je deviens idiot. Je l’ai prise tout à l’heure. Où l’ai-je fourrée ?…

Il regarda autour de lui. Dans son désarroi, il avait oublié. Pourtant, il l’aperçut.

— Sur la table, parbleu ! C’est ridicule de se troubler comme cela.

Sa clef, c’était sans doute pour cela qu’il ne l’avait pas vue de suite, touchait le canon de son revolver qui projetait une ombre sur elle.

Il voulut la ramener à lui avec un doigt. Ses yeux exprimèrent une surprise nouvelle. La clef avait résisté. Il recommença l’expérience, même résultat. Cette clef étrange semblait collée au canon de l’arme. Il enleva le revolver par la crosse, la clef ne quitta pas le canon.

— Par tous les diables, s’exclama le romancier, j’ai l’air de me donner à moi-même une séance de prestidigitation.

Seulement, en prestidigitateur qui se respecte, le romancier désira comprendre quelle subite attraction liait les deux objets.

Il saisit la clef et la tira fortement. Elle se sépara du revolver. Il l’apporta sous les ampoules électriques, la tourna, la retourna, dans tous les sens, regarda de même le canon de son arme.

— Pas de poix, pas de colle d’aucune sorte ; cela est extraordinaire !

En prononçant ces mots, il rapprochait inconsciemment les deux surfaces métalliques, et… tac… la clef s’appliqua avec un bruit sec sur le canon.

Un instant Max demeura perplexe, considérant, d’un air ahuri, les deux objets de nouveau unis.

Il se passa la main sur le front, la reporta à la clef qu’il sépara du revolver, puis qu’il remit en contact. Et soudain sa figure s’illumina :

— Mais cette clef est aimantée.

Puis presque aussitôt :

— Le verrou a une tige en fer également. Est-ce qu’il serait aimanté aussi ?

Du coup, il prit une plume dans l’écritoire et bondit vers la porte. Il avait deviné juste, le verrou attirait la plume ; et non seulement le verrou, mais le pêne et toute la surface de la serrure. Max eut un cri :

— Très forts ces Masques Jaunes. Ils ont ouvert avec un aimant, appliqué à l’extérieur parallèlement au pêne et à la ligne de glissement du verrou[1].

Mais il secoua la tête.

— Non. Il y a ici une grosse résistance à vaincre, l’aimant devrait être énorme. Évidemment, le coquin ne se promenait pas, la nuit, dans les couloirs, avec un objet volumineux qui eût attiré l’attention de toute personne qu’il eût rencontrée. Dans un hôtel, on est toujours exposé à des rencontres. Il fallait donc un appareil facile à dissimuler. Très jolie la déduction, le malheur est qu’il n’existe pas d’aimants renfermant une grande force dans un petit volume.

Brusquement, il leva les bras vers le plafond.

— Mais si, il en existe, si on les combine avec l’électricité. Parbleu, pas un aimant, mais un électro-aimant.

Et se persuadant à mesure qu’il parlait :

— C’est cela. Un électro-aimant avec son accumulateur fournissant le courant ; tout cela peut être assez fort et tenir dans une boîte cubique de dix centimètres dans chaque dimension, un décimètre cube.

Il avait fait rentrer la clef dans la serrure, il lirait le verrou, ouvrait la porte au large, de façon à bien présenter la face extérieure aux rayons tombant du plafonnier.

— Je ne me trompais pas. Là, sur la peinture, à hauteur du pêne et de la targette du verrou, cette petite trace plus mate indique le frottement des pôles de l’électro-aimant. Très ingénieux, je le répète. Par malheur, cela produit une aimantation temporaire du fer, et Max Soleil découvre toute l’habileté. Désormais, le petit Max aura sur lui un verrou instantané en cuivre, qui se pose et se dépose en une minute, et tous les électro-aimants du monde ne le feront pas mouvoir, celui-là.

Son visage se rembrunit soudain.

— Pendant que je triomphe comme un niais, les misérables, déçus dans leur espoir de me surprendre, s’attaquent peut-être à Violet.

Il eut un rugissement sourd.

— Pauvre généreuse Violet, il ne faut pas qu’elle soit victime, elle dont le cœur est allé si gentiment à celles qui souffrent.

Il s’empara de sa clef, referma la porte sur lui et s’élança dans le dédale des couloirs.



  1. Expérience inspirée à M. Mathew Nicoll, de Birmingham, par le jouet d’enfant dit « les petits danseurs ».