Miss Mousqueterr/p1/ch9

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Boivin et Cie (p. 140-168).


CHAPITRE IX

LES JOUEUSES D’ARC-EN-CIEL.


Trois mille habitants, dont les deux tiers sont occupés dans les Verreries médicales et de précision de la société Herbelar et Starem, forment toute la population du bourg de Stittsheim.

C’est une de ces agglomérations industrielles, qui jaillissent de terre autour des usines. Au moyen âge, le château-fort faisait naître le village, qui venait chercher sa protection. Aujourd’hui, c’est à la cheminée fumante de l’usine que l’on se rallie.

Un hôtel-auberge, propre, gai, aux murs vêtus de plantes grimpantes, à l’enseigne portant fièrement la devise « Aux Vieux Tchèques », est le seul endroit où les voyageurs puissent trouver le gîte et le couvert.

L’enseigne dit les aspirations d’une race. Les Tchèques, autochtones de Bohême, courbés sous le joug de la monarchie austro-hongroise, menacés par les convoitises allemandes, veulent leur autonomie. Ils ont travaillé sans cesse dans ce but, fondé des ligues, remis en honneur la vieille langue nationale tchèque, harmonieuse et souple.

Puisse ce petit peuple réussir à se libérer de ses maîtres. Tout Français le doit souhaiter, au moins par reconnaissance, car, au cours des désastres de l’année terrible 1870-1871, alors que la France, vaincue, ensanglantée, râlait sous la lourde botte des Allemands vainqueurs au milieu de l’Europe terrorisée, la nation tchèque, seule, osa élever la voix en faveur du pays de Gaule. Et ce ne fut point une protestation timide, mais une clameur indignée qui monta vers le ciel de cette boucle montagneuse qui enserre la Bohême.

Max, après avoir entrevu, dans une marche rapide, les plaines italiennes, celles du Danube, salué Vienne entre deux trains, débarqua à Stittsheim, cinquante-deux heures après avoir quitté Marseille.

Avant toute chose, il courut aux usines Herbelar et Starem.

Le directeur le reçut fort aimablement. À ses questions, il répondit qu’il n’avait vu aucune folle ; mais qu’un jeune touriste, qu’il avait soupçonné être une dame vêtue en cavalier, s’était présenté pour acheter une gamme de tubes photothérapiques, c’est-à-dire une série de tubes donnant les sept couleurs du prisme ou de l’arc-en-ciel.

Cette personne avait même demandé quelques modifications inaccoutumées, entre autres l’adjonction aux surfaces radiantes de verres grossissants très puissants, lesquels, concentrant les l’ayons comme la loupe concentre ceux du soleil, devaient permettre de multiplier à l’infini les effets des radiations colorées, voire même, de rendre ces effets, sur un point donné, presque foudroyants.

— Sous quel nom avez-vous effectué la livraison ?

— Au nom de M. Laroche.

— Bien… et en quel endroit, je vous prie ?

Le directeur hésita un instant, Max s’empressa de lui présenter, et sa carte de visite et son carnet de sociétaire de la Société des Gens de Lettres de France, laquelle portait sa photographie.

— Vous voyez qui je suis ; j’ajouterai que votre… client est un de mes parents.

— Oh ! Monsieur, toute explication est inutile. M. Max Soleil, nous le connaissons en Bohême. Rien de ce que produit Paris ne nous est étranger. Votre parent était descendu aux Vieux Tchèques, le seul hôtel de la ville.

Après des remerciements, de cordiales poignées de mains, le Parisien prit congé. Il n’eut pas de peine à trouver l’hôtel indiqué. À l’énoncé de sa nationalité, la servante, jolie fille au teint rose, aux épaisses nattes tombant dans le dos, le planta tout net à la porte d’entrée, et s’élança à l’intérieur de la maison en criant d’un ton joyeux :

— Dame Cvrcek ! Dame Cvrcek ! Encore un Français !

Une voix non moins joyeuse répondit :

— Cela est-il bien vrai, Jos ?

— Oui, dame, oui.

Et une femme d’une quarantaine d’années, opulente et majestueuse, fit son apparition.

Cette entrée en matière fait soupçonner de quelle façon Max fut accueilli. On lui affecta la plus belle chambre, aux deux fenêtres basses enguirlandées de glycines en fleurs… Elle était libre, on aurait bien pu la donner à une jeune dame anglaise arrivée la veille au soir, mais cette chambre-là n’était pas pour les étrangers.

On la réservait pour les Tchèques de marque ou pour les Français !

Cette affirmation gracieuse permit au voyageur de dire tout naturellement :

— Oh ! pas pour tous les Français ?

— Si, si, Monsieur, pour tous. Nous aimons la France.

— Alors pourquoi l’exception que je constate.

— Quelle exception ?

— La belle chambre devrait être occupée, puisque vous avez chez vous un de mes compatriotes, M. Laroche.

Dame Cvrcek cligna malignement des paupières :

— La petite brune.

Et Max ne pouvant réprimer un mouvement, l’aimable hôtesse s’écria :

— Ne craignez pas que je jase. Les secrets de mes clients sont sacrés. Ce que j’en dis, c’est pour vous prouver que, nous autres Tchèques comprenons les finesses françaises.

— Enfin, reprit le romancier, tout égayé par la belle humeur de dame Cvrcek, mot tchèque qui signifie cigale ; enfin, ce personnage n’a point la chambre…

— Il l’a occupée, Monsieur.

— Mais je ne veux point l’en déposséder.

— Aucun risque, Monsieur, c’est lui qui l’a quittée.

— Vous dites ?

— Il est parti hier, avec la pauvre douce créature innocente qui l’accompagnait.

— Parties ?

— Oui, pour une ville d’Italie qui s’appelle Brindisi. Il y a là des navires qui vont dans l’Inde.

Pavel.
Pavel.

Max ne l’écoutait plus. Avoir traversé l’Europe pour joindre ces inconnues, Sara et Mona, et arriver à leur retraite, juste pour apprendre qu’il les avait, selon toute vraisemblance, croisées en route, cela pouvait, à bon droit être regardé comme une déveine fâcheuse.

— Après cela, reprit l’hôtesse, apitoyée par son air piteux, peut-être bien que je parle de travers. Vous pourriez interroger Pavel (Paul), le voiturier, qui a porté leur bagage au chemin de fer.

— Et ce Pavel demeure ?

— La maison voisine, Monsieur. Vous concevez, l’hôtel et le voiturier ont souvent besoin l’un de l’autre.

— Vous avez raison, Madame, j’y vais.

— On dîne (déjeûne) dans une heure, je vous en informe, Monsieur, car je tiens à vous faire apprécier la cuisine tchèque.

Il salua l’excellente femme et sortit.

Dans la maison indiquée, il se trouva bientôt en présence de Pavel, gaillard robuste, aux yeux vifs, qui l’accueillit en souriant par ces paroles hospitalières :

— En quoi puis-je vous servir ?

Et Max ayant expliqué son désappointement d’être arrivé trop tard pour joindre son jeune parent Laroche, Pavel lui répliqua sans hésiter :

— J’ai porté à la station une caisse sur laquelle était une étiquette : Brindisi (Italie), seulement m’est avis que les personnes n’allaient pas de ce côté-là.

— Pas à Brindisi ? Alors pourquoi l’étiquette ?

— Pour qu’on la lise donc, et que l’on renseigne de travers ceux qui s’inquiéteraient de la direction prise.

Puis remarquant un geste étonné de son interlocuteur, le brave homme continua :

— Voyez-vous, Monsieur, la dame, car entre nous c’est une dame, bien qu’elle s’habille en masculin, la dame donc doit avoir des ennemis, elle et la pauvre jeune folle qu’elle conduit. On la sentait inquiète, pressée de partir, ayant peur de tous ceux qui la regardaient.

Le romancier approuva de la tête.

— Aussi, continua Pavel, à un quiconque, j’aurais tranquillement répété l’indication de l’étiquette. Seulement, vous, ce n’est pas la même chose, vous ne lui voulez pas de mal, j’en suis sûr. Pourquoi, je ne saurais pas le dire, mais je suis sûr tout de même. Eh bien, la petite dame brune avait un dictionnaire de poche. Et elle l’a consulté au guichet et elle a demandé : Deux tickets pour Lemberg. La préposée lui a même fait répéter, car elle prononçait mal.

— Lemberg ?

— Oui, dans la province de Galicie ; et comme, à Lemberg, s’embranche une ligne qui, à travers la Bukowine et la Moldavie, gagne la mer Noire, m’est avis qu’elle pourrait bien s’embarquer du côté d’Odessa plutôt que de celui de Brindisi.

Une vigoureuse poignée de mains remercia le digne voiturier de sa confiance.

Max venait de prendre une résolution énergique. Il allait consulter l’horaire de l’Europe centrale et partirait pour Lemberg le jour même. Il arrivait à être dans cette disposition d’esprit du reporter de race, en face d’une affaire à débrouiller.

Il devenait indispensable à sa vie de rejoindre les fugitives de la maison Elleviousse, de les voir, de leur parler, de leur offrir son aide et celle de miss Violet.

Il rentra à l’hôtel des Vieux Tchèques. Dame Cvrcek l’attendait sur le pas de la porte. Son bon regard interrogeait.

— On est bien parti pour Brindisi, crut devoir répondre le jeune homme à cette curiosité plantureuse et bienveillante.

— Alors, fit-elle gaiement, monsieur le Français, veuillez passer dans la salle à manger, on sert à l’instant. Et vous m’en direz des nouvelles.

Docile, Max pénétra dans la pièce indiquée, où s’alignaient de petites tables, couvertes de napperons d’une blancheur éblouissante portant à l’un des angles l’écusson en couleur de la nation Tchèque.

Il était seul. Rien d’étonnant à ce que la petite ville ne comptât point de nombreux voyageurs.

Jos, la servante réjouie, s’empressait, disposant verres, assiettes, couverts, comme si devaient se présenter cinquante convives.

Le romancier remarqua que le siège placé devant l’une des petites tables voisines de la sienne, était incliné, le dossier appuyé sur la tablette. Dans tous les pays du monde, cette disposition signifie : place retenue.

— Vous avez un habitué, fit-il avec l’indifférence du dîneur qui attend.

Jos secoua sa tête rieuse.

— Une dame anglaise descendue hier à l’hôtel.

— Ah !

L’exclamation soudaine fit sursauter Jos, qui pensa lâcher la pile d’assiettes qu’elle tenait. C’était un cri de stupeur, étranglé, ahuri, jailli des lèvres du jeune homme.

La porte venait de s’ouvrir, et sur le seuil se montrait… miss Violet en personne.

Elle, à Stittsheim, alors que Max la croyait en route vers l’Angleterre. Et le plus fort, c’est qu’elle ne parut pas étonnée le moins du monde, en se trouvant en face de Max. Le plus fort, c’est qu’elle marcha à lui, lui tendit la main, et prononça :

— Vous le voyez, dès le reçu de votre télégramme, je suis accourue.

— De mon télégramme ?

Il la regardait avec une surprise si manifeste qu’elle murmura :

— Vous n’avez pas l’air de comprendre.

— C’est qu’en effet, je ne comprends pas.

— Voyons, soyons sérieux.

— Je le suis. Je ne vous ai envoyé aucune dépêche.

L’Anglaise tressauta.

— Aucune ! Alors qu’est ceci ?

De son porte-cartes, elle sortait en même temps un télégramme et le présentait à Max qui lut avec stupeur :

« Marseille, pour Livourne,
« On vous attend à Stittsheim sans retard. Tout changé.
« Max. »

Et avec une rage soudaine :

— Ce n’est pas moi qui ai expédié ceci.

— Qui donc en ce cas ?

Il l’enveloppa d’un regard extrêmement troublé, puis avec un accent où se mêlaient l’irritation et l’anxiété :

— Cela doit venir d’Eux.

Eux ; une soudaine pâleur couvrit les joues de la jeune fille. Le pronom la bouleversait.

Eux, c’étaient les Masques Jaunes, les ennemis mystérieux, insaisissables, contre lesquels elle luttait, depuis quelques jours.

Pourquoi l’avaient-ils attirée dans cette petite ville de Bohême ? Quels desseins servait cette manœuvre ?

Elle avait l’impression qu’un malheur planait sur elle, sur Max ; sur ce Français, dont elle ignorait l’existence un mois plus tôt, et qui, maintenant, elle se l’avouait tout bas, avait pris une si grande place dans sa vie. Instinctivement, elle crispa sa main fine sur le bras de son interlocuteur.

— Enfin, je les remercie. Ils nous ont réunis.

— Hélas, soupira Max.

— Et dorénavant, continua Violet, dédaignant de remarquer l’interruption désolée. Dorénavant, je ne consentirai plus à la séparation.

Il frissonna :

— Que voulez-vous dire ?

— Que maintenant, je ne quitterai plus votre côté. Je serai la compagne

Elle s’arrêta une minute, rougit, puis continua en pressant son débit :

— La compagne de voyage. Car vous ne renoncez pas, j’imagine ?

— Seul, je ne renoncerais pas. Mais vous entraîner, vous, dans une entreprise fâcheuse.

Miss Violet l’interrompit.

— Oh ! tenez votre langue plutôt que de dire des folies.

— J’exprime la fâcheuse vérité.

— Non, pas du tout. Le plus dangereux de tout, c’est l’ennui. Je suis guérie de cela depuis cette affaire. En continuant, je pare aux rechutes. Et puis, et puis…

Elle marqua une pause. Ses grands yeux clairs se voilèrent.

— Et puis ? interrogea le romancier.

— Et puis, à la fin du chemin, il me semble que je rencontrerai le bonheur.

Sa voix s’était subitement faussée. Elle ferma les yeux, restant immobile sous le regard du jeune homme, puis elle releva ses paupières roses, découvrant l’azur brillant de l’iris, et d’un accent tremblé, elle proposa :

— Je pense nous devons déjeuner.

— Comme vous voudrez.

— Et ensuite, on arrêtera la décision dans un conseil.

Elle eut un joli sourire, tendre, lumineux, et Max, lui désignant la table devant laquelle il était assis tout à l’heure, elle répondit au geste en prenant place.

La rieuse Jos, enchantée de voir les clients de l’hôtel se réunir, ce qui simplifiait son service, s’empressa de disposer un second couvert, apporta la cruche de Pilsen mousseux et les hors-d’œuvre.

Par le pied fourchu de Satan, les voici.
Par le pied fourchu de Satan, les voici.


Les jeunes gens, silencieux, comme étourdis par cette réunion, grignottaient distraitement. À chaque instant, l’un d’eux levait les yeux et rencontrait ceux de l’autre, souriant avec une petite gêne délicieuse.

Mais il était écrit qu’ils ne goûteraient point paisiblement le plaisir d’être ensemble. Tout à coup, la porte s’ouvrit avec violence. Un organe rauque tonitrua :

— Par le pied fourchu de Satan, les voici bien sous mon regard.

Sir John Lobster, plus rouge que jamais, faisait irruption dans la salle.

Cette fois, les jeunes gens demeurèrent sans voix. La présence du représentant de la Chambre des Communes alors qu’ils le croyaient encore à Paris, devenait fantastique.

Lui, après sa phrase rugie, s’était ressaisi. Il s’approcha gravement de la table, et se plantant devant les convives :

— Violet Mousqueterr, commença-t-il, je remercie du voyage à Paris, je remercie d’autant plus que vous aviez envoyé à une personne qui n’existe pas à l’adresse indiquée.

Comme elle ne répondait pas.

— Vous avez joué la bonne foi d’un gentleman. Mais je ne fâche pas parce que je tiens ma revanche.

Et extrayant de sa poche un papier froissé :

— Voici ce que mes « amis » ont expédié à Paris, au Cambon’s Hôtel, où je descends toujours. Ce document, je le lis, pour que vous compreniez l’inconvenance et le danger de votre conduite à l’égard de ma personne, de ma respectabilité.

Ses auditeurs médusés, s’obstinant à garder le silence, il se prit à lire lentement :

« Sir John Lobster — Cambon’s Hôtel — Paris.

« Violet et Soleil sont en route, chacun de son côté, pour se rejoindre à Stittsheim (Bohême).

« Ces deux fous…

— Fous, se récrièrent les jeunes gens.

Mais sans relever l’interruption, le gentleman poursuivit :

— « Ces deux fous se sont embarqués légèrement dans une affaire qui ne les intéressait en aucune façon. C’est le Français léger qui a entraîné dans son sillage la pauvre charmante Violet, et qui la conduit ainsi aux abîmes.

« Elle reconnaîtra trop tard le péril de prêter l’oreille aux imaginations brouillonnes d’un fils de cette race hurluberlu qui peuple la France.

— Merci, pour elle, merci pour moi, fit Max retrouvant le sourire.

— « Nous voulons protéger la jeune personne malgré elle. Sincères amis de la Très Grande Angleterre, nous prétendons qu’une jeune fille Anglaise ne doit pas être victime d’un Français.

« Nous avons pensé que vous, un parfait correct gentleman, seriez heureux de nous aider à la préserver, et à contrarier ce personnage Max Soleil qui l’a mise en posture dangereuse.

« Si nous n’avons pas fait erreur en ce qui concerne votre esprit loyal, partez immédiatement pour Stittsheim. Vous trouverez les deux voyageurs à l’hôtel des Vieux Tchèques.

« Une fois auprès d’eux, ne les quittez plus. Surveillez tous leurs mouvements.

« Vous nous renseignerez chaque jour, sur leurs faits et gestes que nous n’avons pas le temps de vérifier.

— Chaque jour ? murmura Violet.

— Vous les verrez donc chaque jour, sir Lobster, questionna Max, vraiment très intéressé par l’aventure bizarre qui se compliquait d’instant en instant.

— Je n’ai pas lieu de voir, riposta sentencieusement l’Anglais.

— Pourtant, pour faire votre rapport ?

— Je fais pas avec mes regards, mais avec la bouche et le petit appareil parleur.

— Vous dites ?

— Je dis : Si vous interrompiez pas. Le papier que je tiens vous aurait déjà répondu.

Et reprenant sa lecture :

« Dans la petite boîte ci-jointe…

Le gros bonhomme leva les yeux et expliqua :

— Il y avait une petite boîte, arrivée avec la communication.

Puis, se reportant à sa lettre :

« Dans la petite boîte, vous trouverez un parleur de sans fil, dont le récepteur spécial est entre nos mains. Il vous suffira d’en enfoncer légèrement la pointe dans un poteau télégraphique, un arbre, de le fixer sur un tuyau de gouttière, un conducteur de paratonnerre, et de parler sur le disque vibrant, pour que notre récepteur nous transmette vos paroles, auxquelles nous répondrons.

« Aidez-nous à sauver miss Violet Mousqueterr, malgré elle, et hurrah pour la vieille Angleterre ».

Les jeunes gens se considérèrent avec ahurissement. Les Masques Jaunes leur imposaient un surveillant.

Rien qu’à regarder sir John, ils comprenaient que toute discussion, toute tentative d’explication serait inutile. Le gentleman, brave homme au demeurant, n’en avait pas moins une intelligence plutôt obtuse. Et sa lourdeur d’esprit, sa cécité morale, se trouvaient renforcées à l’infini par sa vanité mortifiée. Il se savait berné par ses interlocuteurs. Sa jalousie d’affection, l’effondrement de ses calculs matrimoniaux, tout cela le transformait en ennemi forcé. Presque violemment, John poursuivit :

« Une remarque : miss Mousqueterr consentît-elle à quitter la compagnie du Français, qu’elle resterait exposée aux plus grands périls, attendu que cet insensé l’a mise en confidence d’un secret mortel. Dans ce cas, il vous serait enjoint de vous accrocher à lui et de procéder ainsi qu’il a été dit ci-dessus.

« Nous confions le salut de la pauvre jeune lady à votre courage, à votre loyauté britanniques.

« Mais surtout ne perdez pas une minute ; sans cela, ils auraient quitté Stittsheim et plus rien ne pourrait être empêché ».

Ces derniers mots, l’Anglais les prononça d’un ton lugubre, puis il eut un regard triomphant, et se posant en face de ses ex-compagnons, devenus ses adversaires, dans l’attitude vengeresse de saint Georges terrassant le dragon, il chercha une phrase terrible, écrasante.

Sans doute elle ne vint pas, car, après un silence, il conclut prosaïquement :

— Et voilà !

Déjà Violet, les yeux brillants de mépris, ouvrait la bouche. Elle allait reprocher à son… fiancé éconduit d’accepter l’emploi d’espion pour le compte de gens qu’il ne connaissait pas, de criminels selon toute apparence ; mais un geste de Max l’arrêta.

Elle regarda le jeune homme. Elle le vit souriant. Dans son regard, elle lut une idée, une espérance, et elle se tut.

Lui cependant faisait virevolter sa chaise, de façon à se placer bien en face de sir John.

— Bon, déclara-t-il, voilà qui est amusant.

— Amusant, gronda l’Anglais furieux du peu d’effet produit par sa communication ; nous verrons si vous jugerez cela aussi amusant par la suite.

Le romancier l’arrêta du geste.

— Sir John, dit-il lentement ; je pourrais vous proposer un duel, vous mettre au lit pour une quinzaine et vous empêcher de nous suivre. Mais au fond, vous êtes un brave homme ; inutile d’augmenter le nombre des victimes des coquins qui vous ont pris à leur service.

— Je suis au service de mon cœur menacé.

— Ne discutons pas sur les mots. Plus tard vous reconnaîtrez la justesse de mes appréciations, pour l’heure, je tiens seulement à m’assurer que votre… crédulité ne met pas vos jours en danger.

— Mes jours ?

— Oui, la science aidant, on obtient la mort d’un homme par des moyens tout à fait inattendus. Voulez-vous me montrer le « parleur » que vous avez reçu ?

Lobster hésita un instant. Évidemment l’argument de l’écrivain l’avait troublé. Toutefois il protesta :

— Oui, c’est cela. Vous le garderiez ou le détruiriez.

Le parapluie s’ouvrit.
Le parapluie s’ouvrit.

Le sourire de Max se fit plus persuasif.

— Vous me calomniez ; montrez-le-moi à distance… simplement.

— Ah ! comme cela.

Le rouge personnage recula de trois pas, s’abrita derrière une table, puis prenant dans sa poche une boîte de carton, il en sortit un objet qui ressemblait à un petit parapluie retourné par le vent.

Il actionna un ressort et le parapluie s’ouvrit, présentant un disque blanchâtre avec, comme axe central, une tige métallique. Le tout avait à peine cinq centimètres de longueur.

Max ne put réprimer un mouvement de joie.

— Qu’est-ce ? questionna Violet qui ne le quittait pas des yeux.

Dans un murmure presque inintelligible, il prononça :

— Identique à celui que j’ai pris dans le bastidou Loursinade. Sir John vient de m’apprendre la façon de m’en servir. On essaiera.

— Qu’est-ce que vous dites ? clama John furieux de ne rien entendre.

— Je dis, répondit imperturbablement le Français, que, rassuré en ce qui vous concerne, je vous demande la permission de continuer mon repas : Et avec une ironie qui fit monter une teinte cramoisie aux joues de son interlocuteur :

— Il existe un tuyau de gouttière au dehors, cher Monsieur. Vous pourriez essayer votre parleur, et annoncer à vos pas honorables correspondants, que miss Violet et moi déjeunons de fort bon appétit.

La jeune fille riait de l’air furibond du représentant de la Chambre des Communes quand la servante Jos reparut. Elle tenait une lettre qu’elle tendit à Max.

— Cela vient d’arriver à l’instant.

— Une lettre maintenant.

Le romancier fit sauter l’enveloppe. Il eut une exclamation de rage. La lettre contenait ces lignes concises :

« Les verrous de cuivre protègent dans un hôtel. Ils sont sans usage en chemin de fer. Dans le trajet de Marseille à Livourne, la jolie miss Violet a dormi. Elle a parlé. Voilà pourquoi, plus personne n’était à Stittsheim. Regrets de ne pas vous avoir prévenu plus tôt. Nous vous aurions évité le voyage à Aix. Vous vous êtes donné une peine inutile pour dépister notre surveillance, car personne ne vous suivait, connaissant le but, peu nous importait l’itinéraire.

« Seulement, prenez garde d’épuiser notre patience. »

Signé : M. J.


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


— Ah çà, nous ne sommes plus à l’hôtel. C’est une cabane, une chaumière cela !

Le jeune garçon, qui venait de prononcer ces mots, regardait autour de lui d’un air stupéfait.

Il était assis sur un lit de sangle, simple carré d’étoffe résistante, tendue dans un cadre de fer à pieds bas. Les murailles apparaissaient formées de troncs d’arbres rejointoyés d’argile, et le jour pénétrait parcimonieusement à travers une unique fenêtre carrée, ombragée au dehors par le toit s’avançant en auvent.

— Qu’est-ce que cela veut dire ? reprit l’adolescent. Là-bas, sur une couchette semblable à la mienne, elle dort, ma chère petite « éprise de lumière ».

En effet, le long de la paroi, une jeune fille dormait, étendue tout habillée sur un second lit de sangle.

Elle était blonde, d’un blond doré ; sa peau transparente, ses traits réguliers offraient le type slave le plus pur. Elle était belle et apaisée comme les Madones des icônes, comme les vierges des Saintes Images russes. Son corps, abandonné dans la pose instinctive du sommeil, se laissait deviner svelte et vigoureux.

Un instant, son compagnon la considéra, puis il eut un geste de résolution et se leva.

Il offrait avec la dormeuse un contraste frappant. Brun de cheveux, le visage irrégulier mais charmant, les yeux noirs, trop petits, mais si vifs, si pétillants, qu’ils semblaient démesurément agrandis par leur mouvement, le personnage se montrait de taille peu élevée. Son corps se mouvait à l’aise dans une blouse de chasse à ceinture lâche ; autour de ses jambes flottait un pantalon bouffant, serré à la cheville.

Mais deux étrangetés appelaient l’attention : Les pieds, mignons, cambrés, aristocratiques, trop jolis pour des pieds de garçon ; sa coiffure, un béret qui emprisonnait la nuque et le sommet du crâne, ne laissant apercevoir que sur le front, des cheveux bruns, frisés, qui, eux aussi, affectaient un je ne sais quoi de singulier chez un représentant du sexe fort.

Il s’approcha de la fenêtre, frotta les vitres embuées de poussière et jeta un coup d’œil au dehors.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? fit-il encore.

Et parlant sans en avoir conscience, comme s’il pensait tout haut :

— C’est de la fantasmagorie ! Je n’ai pas perdu la tête, moi ! — Il coula un regard vers la dormeuse. — Ce n’est pas comme ma douce Mona. Je me souviens parfaitement m’être endormi à l’hôtel de l’Indépendance, à Lemberg, au beau milieu de la ville, avec la cathédrale comme vis-à-vis ; et je me réveille dans une chaumière, en pleine campagne !

C’était vrai. Au dehors s’étendait à perte de vue une plaine grise, uniforme, baignée d’une brume transparente et bleutée. De loin en loin, des groupes d’arbres clairsemés rompaient seuls la monotonie du tableau.

Il y avait une mélancolie, une indifférence pourrait-on dire, dans ce paysage partout semblable à lui-même.

Le jeune garçon demeura un instant immobile, un pli barrant son front blanc, ses yeux noirs exprimant l’effort de la pensée.

— C’est incompréhensible, murmura-t-il enfin.

Puis avec un haussement d’épaules :

— Enfin, une maison suppose des habitants. Ils me diront comment, nous sommes arrivés ici.

Et d’un pas décidé, il alla vers la porte.

Mais dans sa hâte, il ne remarqua pas une corde tendue en travers de la chambre, corde qui sans doute servait, en l’absence des voyageurs, à étendre le linge.

Son béret s’y accrocha et fut jeté à terre, ce qui amena une débâcle inattendue. Un manteau de cheveux noirs se déroula sur les épaules de l’adolescent. Parfaitement, une chevelure luxuriante, cachée jusque-là sous le couvre-chef, profita de l’accident pour se développer en liberté.

— Patatras, s’écria le personnage. Il ne manquait plus que cela. Ah ! ces cheveux. J’aurais dû les couper. Je n’en ai pas eu le courage. Lucien les aimait ; et puis, vraiment, c’était trop dur de les sacrifier.

Tout en parlant, il réparait le désordre, emprisonnait de nouveau la chevelure rebelle dans le béret qu’il fixait solidement.

— Il ne faut pas être trahie par les siens, conclut-il. Et pareille aventure est à craindre quand, ainsi que moi, l’on a quelques cheveux dans l’existence. Allons, allons, ne pensons plus à cela. La duchesse de la Roche-Sonnaille est morte, au moins jusqu’à nouvel ordre, et l’étudiant Laroche veut savoir ce qu’il fait ici.

Ces paroles expliquaient le joli pied, les frisons sur le front.

La duchesse Sara, entrevue dans la nuit au bastidou Loursinade, Sara, l’ex-pensionnaire du docteur Elleviousse, car c’était elle, conservait en dépit des épreuves traversées, sa gaieté primesautière de gentille parisienne.

Comme on l’avait appris au romancier, elle avait quitté Stittsheim, se dirigeant sur Lemberg, ville autrichienne d’où se détachent deux lignes de chemin de fer : l’une courant, vers le sud et aboutissant au grand port d’Odessa, sur la mer Noire ; l’autre piquant droit vers l’est, franchissant la frontière russe, entre les stations de Brody et de Bodzivillier, pour aboutir, onze cents kilomètres plus loin, à Kiev et à Kharkov.

Or, en arrivant à Lemberg, la jeune femme avait appris qu’elle devrait attendre au lendemain pour prendre un train à destination d’Odessa.

Elle avait fait transporter aussitôt la caisse, signalée par le voiturier Pavel, à l’hôtel de l’Indépendance, dont la façade étrange se dresse sur la place de la Cathédrale. Et ayant installé Mona, dont la folie douce s’accommodait de l’obéissance, dans une chambre voisine de la sienne, elle s’était mise à lire.

Jusque-là, tout apparaissait nettement à son souvenir. Mais en ce point, elle constatait une cassure dans ses idées. Elle avait bien ouvert son livre. Elle avait lu ; oui encore. Qu’avait-elle fait ensuite ? S’était-elle couchée ? Probablement ; elle n’en était pas certaine.

Et si elle s’était mise au lit, pourquoi se réveillait-elle toute habillée, et surtout pourquoi la Cathédrale de Lemberg avait-elle disparu ?

Elle ouvrit la porte, retenue par une simple cheville de bois.

Le moujick arriva auprès d’elle.
Le moujick arriva auprès d’elle.

La voici dehors. Une piste mal tracée passe devant la maison, indiquant une route. Des chiens au poil jaunâtre, ébouriffé, sont couchés sur le sol poudreux. À la vue de la voyageuse, ils allongent le cou, lancent quelques abois brefs, puis s’étendent de nouveau à terre, sans plus s’occuper d’elle.

Ah ! il y a une autre maison de ce côté, plus haute que la chaumière d’où elle sort, mais également construite en bois. Un homme en vient, allongeant le pas.

Il a la blouse du paysan russe, le pantalon large disparaissant dans les bottes, le bonnet. C’est une espèce de moujick.

Et la maison a toutes les apparences d’une isba, comme la vaste plaine qui s’étend jusqu’à l’horizon ressemble au steppe sans limites de la Russie centrale et méridionale, ce steppe que les poèmes doux, attristés des bardes slaves comparent à un océan terrestre, au milieu duquel on se déplace sans trêve, durant des jours et des jours, avec l’impression engourdissante que le mouvement est inutile ; que l’on s’agite sur place, avec l’impossibilité de varier le paysage, de couper par une colline, un accident de terrain, le cercle immuable qui limite la vue.

Elle se passa la main sur le front. Vraiment, il y avait de quoi sentir sa raison chanceler.

S’endormir à Lemberg, en Autriche, et au réveil, avoir la sensation aiguë que l’on a été transporté en plein territoire russe !

Mais l’homme, le moujick arrive auprès d’elle. À trois pas, il s’arrête, croise les mains sur sa poitrine et prononce dévotieusement, en un français pénible, avec un accent chantant :

— Que les saints Anges te soient favorables, Excellence.

La duchesse considéra l’homme. Il avait les yeux bleus, la barbe fauve très longue, les cheveux courts ; toute sa personne exprimait le respect, et aussi cette douceur rusée qui caractérise le paysan russe.

— Qui es-tu, tchellovick (homme) ? dit-elle employant à tout hasard l’appellation russe.

— Je suis Nicolas Petrovitch, pour te servir, Excellence. Ta tarentass (voiture à capote et à quatre roues) est remisée à l’isba.

— Ma tarentass, balbutia la jeune femme stupéfaite. J’ai une tarentass, moi ?

— Oh, ton Excellence veut rire.

— Je ne ris pas le moins du monde. D’où vient la tarentass dont tu parles.

— Du relai d’Ostrow, je pense, ou de relais plus éloignés. Tu dois le savoir mieux que moi, Excellence, car si tu as une voiture, c’est que tu l’as achetée, ou louée.

Sara écoutait. Plus l’homme parlait, plus sa stupeur grandissait. Sans doute possible, Nicolas Petrovitch exprimait ce qu’il croyait être la vérité.

— À moins qu’ils ne te l’aient donnée, acheva-t-il en retirant son bonnet, qu’il replaça ensuite sur sa tête.

Ils, ce pronom avait été prononcé avec une telle déférence, qu’il frappa la jeune femme.

— À quels ils fais-tu allusion ?

L’homme baissa la voix :

— Je ne suis qu’un faible smotritiel (surveillant) et je n’aime pas parler d’eux. Je leur obéis parce que la punition ne se ferait pas attendre. Mais le gouvernement russe n’approuve pas que ses employés s’entretiennent de ceux-là.

Du coup, Sara frappa du pied avec impatience.

— Moi, j’aime comprendre. Qui sont ceux-là ?

Une expression de terreur passa sur les traits du smotritiel. Il regarda autour de lui d’un air défiant, puis dans un murmure :

— Les rouges, fit-il.

— Qui appelles-tu ainsi ?

— Les révolutionnaires.

Et baissant encore le ton, au point de devenir presque inintelligible :

— Ils ont recommandé de t’obéir, de n’accepter aucun argent de toi, de t’amener de bons chevaux et un iamstchik (postillon) habile pour te conduire au prochain relai vers l’Est.

— Vers l’Est, où suis-je donc ici ?

Un gros rire répondit à la question.

— Oh ! Excellence, tu t’amuses encore de moi.

— Non. Réponds. Où suis-je ?

La Parisienne fronçait les sourcils. Son interlocuteur se décida vivement :

— Au relai de Boslav, vingt verstes (la verste vaut 1067 mètres) au delà de la ville de Berditchev.

— En Russie ?

L’homme fut repris pas l’hilarité, toutefois il répliqua :

— Oui, en Russie.

— Et j’y suis arrivée ?

— Cette nuit. Tu dormais, Excellence, ainsi que la jeune dame blonde. Ils avaient recommandé que l’on ne vous éveillât pas. Alors on vous a portées dans l’isba réservée aux fonctionnaires en tournée. La caisse de ton bagage a été serrée auprès de ta voiture, et cela, fit-il avec une nuance de fierté, dans une remise qui ferme à la clef. Un autre n’aurait pu prendre pareille précaution, car à cinquante verstes à la ronde, je suis le seul qui ait une clef. Tous les autres ferment leurs portes à la « cheville ».

La jeune femme n’écoutait plus. Elle se demandait avec angoisse ce que signifiait l’étrange aventure. Les révolutionnaires russes s’occupaient d’elle.

On la menait endormie à Boslav, alors qu’elle était bien certaine de s’être arrêtée à Lemberg. Que signifiait cela ?

Mais se ressaisissant, elle parvint à chasser toute expression anxieuse et d’un ton dégagé :

— Tout cela est fort bien. Quand ma compagne sera réveillée, tu feras atteler.

— Bien, Excellence.

— Seulement ce n’est pas à l’Orient que j’ai affaire, c’est au Sud. Donc un postillon connaissant bien cette direction.

Mais Nicolas fit non du geste, de la tête.

— Impossible. Les rouges ont ordonné, vous agirez sagement en vous inclinant, comme moi, Excellence.

Et persuasif :

— Vous ne savez peut-être pas. Tout le midi, les terres noires, la Crimée, sont révoltés. On pille, on tue, on incendie. Allez, allez, les rouges vous veulent du bien puisqu’ils vous envoient vers la Caspienne. Sans cela, des voyageurs arrivent dans un pays où l’on se bat. Ils sont frappés pendant la bataille. Qui accuser ? Nitchevo, comme nous disons, nitchevo, cela m’est égal !

Sara demeura muette.

Telle une série rapide d’images cinématographiques, elle se remémora l’épopée rouge de la révolution russe. La guerre contre le Japon, les défaites des troupes du Tzar, le peuple réclamant, la paix, puis le grand mouvement pour l’élection d’une assemblée qui serait chargée d’élaborer une Constitution.

Et l’autocratie, harcelée par les partis avancés, terrifiée par les massacres qui ensanglantent la Pologne, la Finlande, Moscou, Odessa, les rives de la mer Caspienne, accorde la création de l’assemblée, la Douma.

Mais la fatalité des révolutions violentes est qu’elles ne peuvent être endiguées. Elles s’épuisent en horreurs et versent inévitablement dans les réactions. L’évolution seule, conforme aux lois naturelles, conduirait plus sûrement et plus vite l’homme vers le progrès. Par malheur, l’évolution demande deux qualités encore bien rares sur terre : la bonne foi, l’intelligence.

La Douma est constituée. Aussitôt éclate un conflit entre ses membres et le parti de la Cour. Et les massacres reprennent de plus belle.

C’est à ce moment troublé que la duchesse, escortant Mona privée de raison, se voyait sans savoir comment, engagée sur le territoire russe et… protégée par les révolutionnaires.

Pourquoi la protégeaient-ils ? Cela lui échappait.

Elle avait beau interroger ses souvenirs ; ni par sa famille, les riches négociants Lillois, ni par son mariage avec le duc Lucien de la Roche-Sonnaille, elle ne distinguait la moindre relation avec les révolutionnaires.

Mais si ces points-là, demeuraient obscurs, il en était un autre qui s’imposait à son esprit de lumineuse façon. Le surveillant Nicolas avait exprimé la vérité. Toute résistance serait inutile, voire même dangereuse.

La jeune femme se montra sous son jour véritable. Être de résolution, elle n’insista pas.

— Tu as raison, Nicolas Petrovitch, fit-elle. Que la voiture et le postillon se tiennent prêts. Je vais inviter ma compagne au départ.

La face de son interlocuteur s’épanouit. On eût dit qu’il éprouvait, un plaisir personnel de cette résolution, et il se dirigea en toute hâte vers le bâtiment principal du relai de poste.

Avec un geste énergique, la duchesse rentra dans la chaumière. Mona dormait toujours. La Parisienne s’approcha de sa couchette, et se penchant sur la dormeuse, couvrit son front de légers baisers.

Les paupières de Mona s’ouvrirent, démasquant ses yeux bleus, profonds et vagues comme l’eau d’un lac. Elle regarda sa compagne, lui sourit.

— Mignonne, murmura doucement la duchesse. Nous allons partir dans cette direction de l’Est que tu aimes tant.

Une expression joyeuse éclaira les traits de la folle.

— L’Est, redit-elle, l’Orient, la clarté. Oui, oui, là-bas, la lumière ; l’ombre sera chassée.

— Elle le sera, reprit tendrement Sara enlaçant la pauvre enfant et la contraignant doucement à se lever, mais en route, il nous faudra vaincre son ennemi.

— Un ennemi, murmura son interlocutrice d’un ton indifférent.

— Oui.

Et insistant, semblant céder à la pensée insane de la jeune Russe.

— Il veut mettre un écran devant la lumière.

À ces mots, le visage de Mona se durcit ; ses yeux d’azur prirent un reflet d’acier.

— Je ne le veux pas.

— Nous l’en empêcherons, grâce aux tubes où les bons génies ont enfermé l’arc-en-ciel.

Immédiatement la physionomie de la malade s’irradia.

— Oui, oui, on le contraindra. Mais il ne faut pas perdre de temps. Emmène-moi, toi, ma sœur, toi qui me suis vers la clarté.

Et la duchesse tendrement, avec des précautions maternelles, coiffa sa compagne, répara le désordre de sa toilette.

La folle n’avait pas un mouvement de résistance. Elle se laissait faire, un mystérieux sourire sur les lèvres, telle une de ces divinités étranges que les Hindous ou les Kmers d’autrefois taillèrent dans le marbre et le porphyre. Ses lèvres s’agitaient, chuchotant, des paroles incompréhensibles sauf pour l’entendement de sa folie.

— Le jour, bonté ; les esprits de nuit, chauves-souris sombres, vos ailes cotonneuses ne cachent l’étoile qu’un moment.

Elle fut bientôt prête.

— En route, prononça la duchesse.

Et la jeune fille redit :

— En route.

Mais elle s’arrêta, une inquiétude dans le regard. Mme de la Roche-Sonnaille, ou Jean Laroche, nom qu’elle, se donnait sous son déguisement masculin, devina ce qui troublait la blonde vierge Slave. Elle dit à mi-voix :

— L’arc-en-ciel est, dans la voiture.

La bizarre affirmation calma l’insensée qui se laissa entraîner au dehors. Les deux voyageuses gagnèrent le bâtiment principal, devant lequel attendait une tarentass attelée de trois superbes chevaux de l’Ukraine, le postillon déjà sur son siège.

Nicolas Petrovitch, le smotritiel et plusieurs iamstchiks se tenaient devant le seuil. Ils saluèrent les jeunes femmes avec un respect évident. Sans nul doute, des personnes, que protégeait la révolution, leur semblaient dignes d’une considération de première classe.

Tandis qu’elles prenaient place dans le véhicule, ayant à leurs pieds la caisse que Pavel avait signalée à Max Soleil, ces curieux demeurèrent tête nue.

Sara, voulant leur remettre le pourboire, qui tient une si grande place dans les relations en Russie, tous refusèrent.

— La révolution nous récompensera.

Aussitôt le postillon lança son cri de départ :

— Hue ! mes colombes !

Et la tarentass partit, tandis que les moujicks clamaient en chœur :

— Que les saints Anges vous aient en garde !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Encore dix-sept verstes, Excellence, et nous entrerons dans Kiiev.

Le postillon s’est retourné sur son siège pour lancer cette réponse au faux étudiant Laroche. Puis il reprend sa position normale.

— Hop ! mes amours !

Et les chevaux semblent accélérer leur allure. Depuis des heures on roule ainsi à travers le steppe. Dix-sept verstes, entre dix-huit et dix-neuf kilomètres, il est temps d’agir. Sara se penche à l’oreille de la folle, qui se laisse cahoter par le tangage du véhicule et dont les yeux bleus regardent sans voir.

— Mona. Je t’ai parlé du méchant qui préparait l’écran pour arrêter la lumière.

La jeune Russe tressaillit.

— Oui, oui… Où est-il ?

Sara désigne le postillon du doigt.

— Il faut le punir.

— Oui, reprend la duchesse, mais, sans lui faire trop de mal, car il n’est qu’un sénateur obéissant à son maître.

Étrange en vérité. La physionomie de l’insensée s’est transfigurée. Comme l’avait remarqué naguère le docteur Elleviousse, elle devient lucide, avec une acuité exceptionnelle de compréhension, dès que l’on parle de lumière.

— Pas trop de mal, répète-t-elle du ton d’une personne parfaitement saine d’esprit. Pas trop de mal, le tube onze bis alors. Jaune : fermentations ; lumière bienfaisante sous verre simple, exaspérant les fermentations sous lentilles concentrant ses rayons.

Elle s’est penchée sur la caisse, l’a ouverte. La boîte est divisée en casiers que capitonne un velours blanc.

Chaque case porte un numéro d’ordre, et chacune contient un tube de dix à douze centimètres de long, mi-partie en bois rougeâtre, mi-partie en verre. La portion de verre est arrondie à son extrémité et renforcée d’une lentille. Au point d’intersection, un bourrelet d’étoffe replié en soufflet. De la case onze bis, la jeune fille extrait le tube qui l’occupe.

Elle tire le soufflet. Celui-ci se tend, recouvrant l’éprouvette de cristal sauf à sa partie supérieure. La lentille seule est à découvert. La jeune fille rit silencieusement, ses yeux pétillent.

— Tu sais, ma sœur, explique-t-elle d’un petit ton doctoral, que les phénomènes de la digestion ne sont que des fermentations. Eh bien ! tu vas t’amuser. Je vais troubler la digestion de l’homme à l’écran. Regarde.

Elle presse un petit bouton qui bossue la portion du tube recouverte de bois. Un léger grésillement se produit. On dirait que de la lentille de verre rayonne une clarté jaune d’or. Et le cylindre disparaît dans la manche de Mona, qui étend la main vers le postillon.

Sara regarde, intéressée par l’expérience. C’est la première fois qu’elle va assister à un « fait ». Et cependant, c’est sur les affirmations de la folle, que naguère elle a combiné l’évasion de la maison Elleviousse.

Oui. Cette jeune femme, saine d’esprit, songeant constamment à retourner en Asie, à chercher la tombe de son mari, à s’agenouiller sur la terre où a été enfoui son cœur, a prêté l’oreille aux divagations de sa compagne, en proie à l’idée fixe-de marcher vers l’Est.

Elle l’écoutait expliquer, avec sa lucidité inexplicable, les phénomènes lumineux, l’action de la lumière colorée sur les êtres[1]. L’insensée, dans son enthousiasme, dépeignait des résultats tels, que la lumière devenait peu à peu, aux yeux de sa compagne, une puissance, une arme terrible.

Et peu à peu, son désir propre aidant, Sara en était arrivée à croire, à espérer. De là, son voyage à Stittsheim. sa commande à l’usine Herbelar.

À cette heure, elle n’était pas maîtresse d’une profonde émotion. L’expérience, annoncée par la démente, allait-elle réussir ; ou bien faudrait-il conclure que la caisse de tubes, projecteurs de rayons de couleur, n’était qu’un simple bagage encombrant.

Elle regardait, une anxiété peinte sur le visage.

Une minute se passa. Le postillon continuait à encourager son attelage du geste et de la voix.

— Hue donc, mes agneaux ! L’écurie sera munie de fourrage. Allons, mes colombes, un peu de cœur.

Les minutes d’attente paraissent interminables. La jeune femme sentait son cœur bondir dans sa poitrine, sa respiration haletante sifflait entre ses lèvres. Et le iamstchik clamait toujours :

— Allongez, mes tourterelles aimées !

Soudain, il eut un mouvement brusque, porta sa main à son estomac, puis à son abdomen.

— Par saint Vladimir, gronda-t-il sourdement.

Sara tourna les yeux vers Mona. La jeune fille souriait malicieusement, la main toujours pointée vers le postillon, lequel, lui tournant le dos, ne soupçonnait point ce geste. L’eût-il remarqué d’ailleurs qu’il fût demeuré incompréhensible pour lui.

Mais le malaise, qu’il ressentait, croissait maintenant de minute en minute. Il se trémoussait sur son siège, des gouttes de sueur perlaient à ses tempes. Des exclamations éperdues jaillissaient de ses lèvres.

— Saint Voronèje m’ait en pitié ! Images sacrées de Moscou-la-Sainte, débarrassez le pauvre postillon du mal qui le torture !

Saint Voronèje, les Images Sacrées, demeuraient sans doute sourds à ces invocations orthodoxes, car l’infortuné se contorsionnait de plus en plus.

Aux abords des grandes villes, le steppe perd un peu de son uniformité. Des propriétés seigneuriales s’entourent de futaies, parcs ou remises de chasse. La route serpentait maintenant entre des bois nombreux alternant avec des champs cultivés.

Soudain, comme on longeait une hêtrée, le postillon arrêta ses chevaux qui plièrent sur leurs jarrets. Il sauta à bas de son siège, clama d’une voix lamentable :

— Pardon, Excellence, c’est un diable qui me ronge les entrailles.

Et à toutes jambes, il s’engouffra sous le couvert.

Paisiblement, Mona fit glisser de sa manche le tube aux rayons jaunes et le replaça dans l’alvéole onze bis de la caisse, qu’elle referma.

— Le voilà en fuite, dit-elle, sois satisfaite, ma sœur.

Sara, radieuse du succès de l’expérience, ne l’écoutait déjà plus. Elle avait bondi sur le siège, rassemblé les rênes et enlevé l’attelage, avec la maestria d’un cocher consommé.

— Cela sert d’avoir parfois conduit à la campagne, murmura la Parisienne.

Et les chevaux bien dans leur train :

— Le Sud est à ma droite. Nous tournerons de ce côté à la rencontre du premier chemin latéral.

En théorie, les décisions de ce genre sont très aisées à prendre, mais des difficultés multiples surgissent aussitôt que l’on veut les faire entrer dans la pratique.

La duchesse s’en aperçut bientôt.

Une route se détacha à droite de celle qu’elle suivait. Et elle hésita, à s’y engager, hésitant si bien qu’elle fit stopper la tarentass. Pourquoi ? Tout simplement parce que la voie en question ne courait pas franchement vers le midi. Elle se détachait de l’artère principale, suivant une oblique Est quart Sud-Est.

Et comme elle se développait en ligne droite, que l’on pouvait ainsi se rendre compte qu’elle conservait inflexiblement la même direction sur une longue distance, le pseudo-étudiant se trouva fort perplexe.

Tandis qu’elle se consultait, une télègue (téléja), emportée en un galop de charge par ses chevaux, dépassa la tarentass.

Au passage, la jeune femme entrevit confusément trois voyageurs

deux hommes, dont l’un avait un teint d’un rouge peu commun, et une charmante jeune fille blonde.

Mais ce qui la stupéfia, ce fut un projectile, lancé de la voiture inconnue, qui vint tomber à ses pieds.

Elle voulut crier, interroger. Inutile. La télègue s’éloignait dans un tourbillon de poussière. Elle reporta ses regards sur le projectile. C’était une boulette de papier serré, du volume d’une balle de tennis.

Une idée traversa son esprit.

— C’est peut-être une communication des révolutionnaires.

Après tout, cela apparaissait plausible. Puisque ces « politiques » la protégeaient, puisqu’ils prétendaient diriger sa marche, rien d’impossible à ce que l’un des agents du parti eût été chargé de lui faire parvenir des instructions.

Bien décidée à ne pas les suivre, il lui importait cependant de les connaître. La désobéissance est rendue plus facile par l’énoncé des volontés adverses.

Le résultat de ces rapides réflexions, fut que la jeune femme ramassa la boulette et la défripa avec précaution. Elle ne s’était pas trompée. Elle avait bien une missive sous les yeux. Seulement, la lettre ne contenait pas du tout ce qu’elle s’attendait à y trouver. Voici ce qu’elle lut :

« Madame,

« J’ai les mêmes ennemis que vous, les Masques Jaunes…

— Les Masques d’Ambre, murmura-t-elle avec un frisson, en prononçant ces mots qui sont l’appellation d’une des plus terribles associations secrètes d’Asie. Les. Masques d’Ambre !

Et revenant à la singulière correspondance :

« Gagnez Kiiev, descendez à l’hôtel de Dimitri, avenue Gregory. Je guetterai votre arrivée. Laissez ouverte la porte de votre chambre, afin que je puisse me glisser auprès de vous sans éveiller l’attention. Je suis tenue
Le pseudo-étudiant était perplexe.
à des précautions, car je suis accompagnée par un ami dévoué et par un ennemi sûr.

Je crois que je pourrai vous être utile et vous prie de me croire

your truly
Violet Mousqueterr.



Violet Mousqueterr !

Comment la gentille Anglaise et ses compagnons étaient-ils parvenus à reconnaître au passage la duchesse et Mona ?

Le plus simplement du monde.

Sir John Lobster ne comprenant pas un mot de tchèque, Max et Violet, tout à fait d’accord à présent l’avaient emmené par chemin de fer jusqu’à Lemberg, en lui laissant ignorer le but du voyage.

Cette réserve prudente s’expliquait de reste, puisque le gentleman se proposait dorénavant de renseigner les Masques Jaunes, au moyen du « parleur » sans fil, qui lui avait été remis à cet effet.

À Lemberg, un attroupement devant l’hôtel de l’Indépendance avait appelé leur attention. Ils s’étaient mêlés à la foule et avaient appris que la police procédait à une perquisition.

Deux voyageurs, qui s’étaient faits inscrire sous les noms de M. Laroche, étudiant, et sa sœur, avaient pris des chambres dans l’établissement. Dans la nuit qui avait suivi leur installation, tous deux avaient disparu sans laisser de traces, avec une caisse formant leur unique bagage.

Et personne n’avait rien vu, rien entendu. Le garçon de veille à l’hôtel déclarait que rien d’anormal ne s’était produit. On donnait sur cet homme les meilleurs renseignements, ses patrons le déclaraient incapable d’une action malhonnête. La police le mit donc hors de cause, ce qui ne diminua pas l’obscurité de l’affaire. Max, lui, n’hésita pas.

— Ce gaillard-là est complice des Masques Jaunes, affirma-t-il à Violet.

— Les Masques Jaunes, répéta la mignonne jeune fille avec étonnement.

— Sans doute. Les malheureuses femmes se rendaient vraisemblablement à Odessa. Elles veulent retourner là, où elles ont été séparées de ceux qu’elles aimaient, qu’elles aiment toujours. Qui a intérêt à les contrecarrer ? J’ignore l’intérêt, mais je connais les intéressés.

— Oh ! moi aussi, je suis renseignée sur ces vilains personnages.

— Donc, nous sommes fixés sur les coupables. Si vous m’en croyez, Miss, je vais courir à la gare. On a dû les expédier dans une direction autre que celle choisie par elles.

Une demi-heure plus tard, le romancier revenait. Dans la nuit, plusieurs personnes avaient amené, en des « fauteuils roulants », deux jeunes voyageurs profondément endormis. On les avait donnés comme des fils de noble famille russe, atteints de la maladie du sommeil, que les coloniaux ont importée d’Afrique en Europe. On les ramenait à leurs parents, car le mal pardonne rarement, et l’on ne voulait pas prendre la responsabilité de les garder. Bref, ces gens s’étaient fait délivrer des billets pour la frontière russe.

Le jour même, Max et ses compagnons avaient pris le même chemin. Miss Violet proposa bien d’abandonner sir John, mais le romancier lui répondit :

— Non ; s’il communique avec nos ennemis, il contera son abandon, et ils lanceront des espions à notre poursuite, espions d’autant plus dangereux qu’ils nous seront inconnus.

— Alors, tâchons de lui enlever son « parleur ».

— Pas davantage ; s’il ne téléphonait pas, les coquins s’inquiéteraient encore.

— Alors, quoi faire ?

— Tâcher de le maintenir dans l’imprécision. Il communiquera avec les Masques Jaunes, mais il ne pourra rien leur affirmer.

Au dîner, Max, exploitant la gourmandise du rouge gentleman, le poussa à tel point sur les victuailles et les bouteilles, que le digne Anglais, dans un état voisin de l’ébriété, se laissa transporter à la gare, installer dans un wagon, sans en avoir conscience. Il s’endormit presque aussitôt. La frontière russe est proche, Max se chargea de toutes les formalités de douane, et sir John roula en territoire russe sans s’être aperçu qu’il quittait l’Autriche.

À Bodzivillier, on l’étendit sur une banquette de salle d’attente, tandis que le romancier retrouvait la piste, au relai de poste.

Secoué, tiraillé, John se trouva installé dans une télègue et emporté en une course folle avec ses compagnons.

Aux relais, on s’arrêtait juste le temps de changer de chevaux et de postillon, mais comme à chaque arrêt, on offrait à l’Anglais quelques verres de vodki (eau-de-vie de grains), son ébriété ainsi entretenue lui faisait effectuer le voyage dans une sorte de rêve éveillé.

Jusqu’à ce moment, les costumes des moujicks n’avaient point jeté en lui la pensée qu’il courait la poste à travers les steppes russes.

Au dernier relai, il lui avait bien paru que le Parisien, après s’être absenté un instant, était revenu à la voiture déjà prête à continuer la route, avec un visage bouleversé.

Mais cela même, il ne l’eût point affirmé, et pourtant il avait bien vu. Max venait en effet de tenter une expérience, dont le résultat lui avait causé un frisson de terreur.

Portant toujours sur lui le parleur, enlevé dans le bastidou Loursinade, il s’était proposé une gaminerie.

Supposant que ce « parleur », devait constituer une sorte de double de celui mis par les ennemis entre les mains du représentant de la Chambre des Communes, il avait jugé qu’il serait amusant de l’utiliser pour communiquer avec les insaisissables Masques Jaunes, et les renseigner de telle façon qu’ils se crussent certains d’avoir dépisté toute poursuite.

Contournant donc les bâtiments de l’isba, il s’était approché de l’un de ces poteaux télégraphiques qui supportent le fil unique franchissant la solitude des steppes. Son « parleur » développé, la pointe métallique fichée dans le bois, il parla sur la plaque vibrante, non sans qu’une émotion anxieuse fit trembler sa voix.

— Allô ! Allô !

Un instant il attendit. Son appareil était-il faussé, abîmé ; ne fonctionnait-il plus ? Mal disposé par ce contre-temps, il répéta plus fort :

— Allô !

Et son cœur se prit à sauter éperdument. Un organe assourdi venait de répondre :

— D’où communique-t-on ?

— De Kiiev, répliqua le jeune homme à tout hasard.

— Ah ! c’est vous, Felly.

— Felly, murmura-t-il. Un de ces bandits se nomme Felly. Ah çà ! avec qui diantre suis-je en conversation ?

Et audacieusement :

— C’est moi.

— Eh bien, les deux femmes sont avec vous.

La question fut un trait de lumière pour le Parisien.

— Parbleu, je devine. Leurs parleurs ne sont perçus que par certains appareils récepteurs. Je téléphone au chef des Masques Jaunes de Marseille.

Son désir de savoir, surexcité par cette découverte, il lança sur la plaque trépidante :

— Parfaitement.

— Et ces fous qui, à Marseille, ont voulu lire dans notre jeu ?

— Dépistés.

— Aucun n’a soupçonné en vous le faux docteur Rodel ?

— Aucun.

— Cela vaut mieux ainsi… Nul, en Europe, ne doit voir clair dans notre organisation. Pour vous, hâtez la marche… Traversez en ligne droite la plaine russe, puis la Caspienne, le Turkestan. Partout nos agents avertis, vous préparent la route. Vous avez dû voir qu’à Kiiev les trois popes (prêtres orthodoxes russes) n’ont eu qu’à parler.

— Oui, affirma le romancier.

— Surtout, fermez bien la direction du sud. Il faut qu’elles arrivent ici, au temple souterrain des monts Célestes, pour que je venge sur elles la mort du maître Log. Brûlez les étapes vers l’Est, toujours vers l’Est.

La voix se tut. Un instant, Max Soleil attendit encore. Et la plaque vibrante demeurant muette, il la reprit, la serra précieusement dans son portefeuille.

— Log, monologuait-il, Log, c’est le rival de Dodekhan, celui que le brave duc Lucien a tué ; ce que sa femme a vu sur l’écran du bastidou à trois mille lieues de distance. Mon correspondant doit être le géant, son fidèle, ce San dont il m’a été parlé… Je sais encore que le faux Rodel est un nommé Felly, un Européen, son nom l’indique ; il y a aussi des bandits en Europe, et à Kiiev, les trois popes, juste le nombre de nos coquins. C’est un déguisement, trois popes. Je me défierai de ces ecclésiastiques.

Seulement, tant de découvertes à la fois avaient quelque peu troublé la sérénité de Max, d’où son air extraordinaire en rejoignant la télègue.

Et maintenant, le véhicule venait de dépasser la tarentass de Sara, à quelques kilomètres de Kiiev, où le Parisien allait attendre les fugitives, avec l’intention bien arrêtée de faire dévier leur route, de les entraîner vers le sud. Là, devait être le salut, puisque le chef des Masques Jaunes recommandait si chaudement de fermer cette direction.



  1. De nombreuses applications de cette théorie sont faites dès maintenant, démontrant l’avenir certain de la photothérapie.