Mistress Branican/I/I

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Hetzel (p. 1-15).

MISTRESS BRANICAN

PREMIÈRE PARTIE

I

le franklin

Il y a deux chances de ne jamais revoir les amis dont on se sépare pour un long voyage : ceux qui restent peuvent ne se plus retrouver au retour ; ceux qui partent peuvent ne plus revenir. Mais ils ne se préoccupaient guère de cette éventualité, les marins qui faisaient leurs préparatifs d’appareillage à bord du Franklin, dans la matinée du 15 mars 1875.

Ce jour-là, le Franklin, capitaine John Branican, était sur le point de quitter le port de San-Diégo (Californie) pour une navigation à travers les mers septentrionales du Pacifique.

Un joli navire, de neuf cents tonneaux, ce Franklin, gréé en trois-mâts-goélette, largement voilé de brigantines, focs et flèches, hunier et perroquet à son mât de misaine. Très relevé de ses fayons d’arrière, légèrement rentré de ses œuvres vives, avec son avant disposé pour couper l’eau sous un angle très fin, sa mâture un peu inclinée et d’un parallélisme rigoureux, son gréement de fils galvanisés, aussi raide que s’il eût été fait de barres métalliques, il offrait le type le plus moderne de ces élégants clippers, dont le Nord-Amérique se sert avec tant d’avantage pour le grand commerce, et qui luttent de vitesse avec les meilleurs steamers de sa flotte marchande.

Le Franklin était à la fois si parfaitement construit et si intrépidement commandé que pas un homme de son équipage n’eût accepté d’embarquer sur un autre bâtiment — même avec l’assurance d’obtenir une plus haute paye. Tous partaient, le cœur plein de cette double confiance, qui s’appuie sur un bon navire et sur un bon capitaine.

Le Franklin était à la veille d’entreprendre son premier voyage au long cours pour le compte de la maison William H. Andrew, de San-Diégo. Il devait se rendre à Calcutta par Singapore, avec un chargement de marchandises fabriquées en Amérique, et rapporter une cargaison des productions de l’Inde, à destination de l’un des ports du littoral californien.

Le capitaine John Branican était un jeune homme de vingt-neuf ans. Doué d’une physionomie attrayante mais résolue, les traits empreints d’une rare énergie, il possédait au plus haut degré le courage moral, si supérieur au courage physique — ce courage « de deux heures après minuit », disait Napoléon, c’est-à-dire celui qui fait face à l’imprévu et se retrouve à chaque moment. Sa tête était plus caractérisée que belle, avec ses cheveux rudes, ses yeux animés d’un regard vif et franc, qui jaillissait comme un dard de ses pupilles noires. On eût difficilement imaginé chez un homme de son âge une constitution plus robuste, une membrure plus solide. Cela se sentait à la vigueur de ses poignées de main qui indiquaient l’ardeur de son sang et la force de ses muscles. Le point sur lequel il convient d’insister, c’est que l’âme, contenue dans ce corps de fer, était l’âme d’un être généreux et bon, prêt à sacrifier sa vie pour son semblable. John Branican avait le tempérament de ces sauveteurs, auxquels leur sang-froid permet d’accomplir sans hésiter des actes d’héroïsme. Il avait fait ses preuves de bonne heure. Un jour, au milieu des glaces rompues de la baie, un autre jour, à bord d’une chaloupe chavirée, il avait sauvé des enfants, enfant lui-même. Plus tard, il ne devait pas démentir les instincts de dévouement qui avaient marqué son jeune âge.

Depuis quelques années déjà, John Branican avait perdu son père et sa mère, lorsqu’il épousa Dolly Starter, orpheline, appartenant à l’une des meilleures familles de San-Diégo. La dot de la jeune fille, très modeste, était en rapport avec la situation, non moins modeste, du jeune marin, simple lieutenant à bord d’un navire de commerce. Mais il y avait lieu de penser que Dolly hériterait un jour d’un oncle fort riche, Edward Starter, qui menait la vie d’un campagnard dans la partie la plus sauvage et la moins abordable de l’État du Tennessee. En attendant, il fallait vivre à deux — et même à trois, car le petit Walter, Wat par abréviation, vint au monde dans la première année du mariage. Aussi, John Branican, — et sa femme le comprenait, — ne pouvait-il songer à abandonner son métier de marin. Plus tard il verrait ce qu’il aurait à faire lorsque la fortune lui serait venue par héritage, ou s’il s’enrichissait au service de la maison Andrew.

Au surplus, la carrière du jeune homme avait été rapide. Ainsi qu’on va le voir, il avait marché vite en même temps qu’il marchait droit. Il était capitaine au long cours à un âge où la plupart de ses collègues ne sont encore que seconds ou lieutenants à bord des navires de commerce. Si ses aptitudes justifiaient cette précocité, son avancement s’expliquait aussi par certaines circonstances qui avaient à bon droit attiré l’attention sur lui.

En effet, John Branican était populaire à San-Diégo ainsi que dans les divers ports du littoral californien. Ses actes de dévouement l’avaient signalé d’une façon éclatante non seulement aux marins, mais aux négociants et armateurs de l’Union.

Quelques années auparavant, une goélette péruvienne, la Sonora, ayant fait côte à l’entrée de Coronado-Beach, l’équipage était perdu, si l’on ne parvenait pas à établir une communication entre le bâtiment et la terre. Mais porter une amarre à travers les brisants, c’était risquer cent fois sa vie. John Branican n’hésita pas. Il se jeta au milieu des lames qui déferlaient avec une extrême violence, fut roulé sur les récifs, puis ramené à la grève battue par un terrible ressac.

Devant les dangers qu’il voulait affronter encore, sans se soucier de sa vie, on essaya de le retenir. Il résista, il se précipita vers la goélette, il parvint à l’atteindre, et, grâce à lui, les hommes de la Sonora furent sauvés.

Un an plus tard, pendant une tempête qui se déchaîna à cinq cents milles au large dans l’ouest du Pacifique, John Branican eut à nouveau l’occasion de montrer tout ce qu’on pouvait attendre de lui. Il était lieutenant à bord du Washington, dont le capitaine venait d’être emporté par un coup de mer, en même temps que la moitié de l’équipage. Resté à bord du navire désemparé avec une demi-douzaine de matelots, blessés pour la plupart, il prit le commandement du Washington qui ne gouvernait plus, parvint à s’en rendre maître, à lui réinstaller des mâts de fortune, et à le ramener au port de San-Diégo. Cette coque à peine manœuvrable, qui renfermait une cargaison valant plus de cinq cent mille dollars, appartenait précisément à la maison Andrew.

Quel accueil reçut le jeune marin, lorsque le navire eut mouillé au port de San-Diégo ! Puisque les événements de mer l’avaient fait capitaine, il n’y eut qu’une voix parmi toute la population pour lui confirmer ce grade.

La maison Andrew lui offrit le commandement du Franklin, qu’elle venait de faire construire. Le lieutenant accepta, car il se sentait capable de commander, et n’eut qu’à choisir pour recruter son équipage, tant on avait confiance en lui. Voilà dans quelles conditions le Franklin allait faire son premier voyage sous les ordres de John Branican.

Ce départ était un événement pour la ville. La maison Andrew était réputée à juste titre l’une des plus honorables de San-Diégo. Notoirement qualifiée quant à la sûreté de ses relations et la solidité de son crédit, c’était M. William Andrew qui la dirigeait d’une main habile. On faisait plus que l’estimer, ce digne armateur, on l’aimait. Sa conduite envers John Branican fut applaudie unanimement.

Il n’y a donc pas lieu de s’étonner si, pendant cette matinée du 15 mars, un nombreux concours de spectateurs — autant dire la foule des amis connus ou inconnus du jeune capitaine, — se pressait sur les quais du Pacific-Coast-Steam-ship, afin de le saluer d’un dernier hurra à son passage.

L’équipage du Franklin se composait de douze hommes, y compris le maître, tous bons marins attachés au port de San-Diégo, ayant fait leurs preuves, heureux de servir sous les ordres de John Branican. Le second du navire était un excellent officier, nommé Harry Felton. Bien qu’il fût de cinq à six ans plus âgé que son capitaine, il ne se froissait pas d’avoir à servir sous lui, ni ne jalousait une situation qui en faisait son supérieur. Dans sa pensée, John Branican méritait cette situation. Tous deux avaient déjà navigué ensemble et s’appréciaient mutuellement. D’ailleurs, ce que faisait M. William Andrew était bien fait. Harry Felton et ses hommes lui étaient dévoués corps et âme. La plupart avaient déjà embarqué sur quelques-uns de ses navires. C’était comme une famille d’officiers et de matelots, — famille nombreuse, affectionnée à ses chefs, qui constituait son personnel maritime et ne cessait de s’accroître avec la prospérité de la maison.

Dès lors c’était sans nulle appréhension, on peut même dire avec ardeur, que l’équipage du Franklin allait commencer cette campagne nouvelle. Pères, mères, parents étaient là pour lui dire adieu, mais comme on le dit aux gens qu’on ne doit pas tarder à revoir : « Bonjour et à bientôt, n’est-ce pas ? » Il s’agissait, en effet, d’un voyage de six mois, une simple traversée, pendant la belle saison, entre la Californie et l’Inde, un aller et retour de San-Diégo à Calcutta, et non d’une de ces expéditions de commerce ou de découvertes, qui entraînent un navire pour de longues années sur les mers les plus dangereuses des deux hémisphères. Ces marins en avaient vu bien d’autres, et leurs familles avaient assisté à de plus inquiétants départs.

Cependant les préparatifs de l’appareillage touchaient à leur fin. Le Franklin, mouillé sur une ancre au milieu du port, s’était déjà dégagé des autres bâtiments, dont le nombre atteste l’importance de la navigation à San-Diégo. De la place qu’il occupait, le trois-mâts n’aurait pas besoin de s’aider d’un « tug », d’un remorqueur, pour sortir des passes. Dès que son ancre serait à pic, il lui suffirait d’éventer ses voiles, et une jolie brise le pousserait rapidement hors de la baie, sans qu’il eût à changer ses amures. Le capitaine John Branican n’eût pu souhaiter un temps plus propice, un vent plus maniable, à la surface de cette mer, qui étincelait au large des îles Coronado, sous les rayons du soleil.

En ce moment — dix heures du matin — tout l’équipage se trouvait à bord. Aucun des matelots ne devait revenir à terre, et l’on peut dire que le voyage était commencé pour eux. Quelques canots du port, accostés à l’échelle de tribord, attendaient les personnes qui avaient voulu embrasser une dernière fois leurs parents et amis. Ces embarcations les ramèneraient à quai, dès que le Franklin hisserait ses focs. Bien que les marées soient faibles dans le bassin du Pacifique, mieux valait partir avec le jusant, qui ne tarderait pas à s’établir.

Parmi les visiteurs, il convient de citer plus particulièrement le chef de la maison de commerce, M. William Andrew, et Mrs. Branican, suivie de la nourrice qui portait le petit Wat. Ils étaient accompagnés de M. Len Burker et de sa femme, Jane Burker, cousine germaine de Dolly. Le second, Harry Felton, n’ayant pas de famille, n’avait à recevoir les adieux de personne. Les bons souhaits de M. William Andrew ne lui feraient point défaut, et il n’en demandait pas davantage, si ce n’est que la femme du capitaine John voulût bien y joindre les siens — ce dont il était assuré d’avance.

Harry Felton se tenait alors sur le gaillard d’avant, où une demi-douzaine d’hommes commençaient à virer l’ancre au cabestan. On entendait les linguets qui battaient avec un bruit métallique. Déjà le Franklin se halait peu à peu, et sa chaîne grinçait à travers les écubiers. Le guidon, aux initiales de la maison Andrew, flottait à la pomme du grand mât, tandis que le pavillon américain, tendu par la brise à la corne de brigantine, développait son étamine rayée et le semis des étoiles fédérales. Les voiles déferlées étaient prêtes à être hissées, dès que le bâtiment aurait pris un peu d’erre sous la poussée de ses trinquettes et de ses focs.

Sur le devant du rouffle, sans rien perdre des détails de l’appareillage, John Branican recevait les dernières recommandations de M. William Andrew, relatives au connaissement, autrement dit la déclaration qui contenait l’état des marchandises constituant la cargaison du Franklin. Puis, l’armateur le remit au jeune capitaine, en ajoutant :

« Si les circonstances vous obligent à modifier votre itinéraire, John, agissez pour le mieux de nos intérêts, et envoyez des nouvelles du premier point où vous atterrirez. Peut-être le Franklin fera-t-il relâche dans l’une des Philippines, car votre intention, sans doute, n’est point de passer par le détroit de Torrès ?

John Branican se jeta au milieu des lames.

— Non, monsieur Andrew, répondit le capitaine John, et je ne compte point aventurer le Franklin dans ces dangereuses mers du nord de l’Australie. Mon itinéraire doit être les Hawaï, les Mariannes, Mindanao des Philippines, les Célèbes, le détroit de Mahkassar, afin de gagner Singapore par la mer de Java. Pour se rendre de ce point à Calcutta, la route est tout indiquée. Je ne crois donc pas que cet itinéraire puisse être modifié par les vents que je trouverai dans l’ouest du Pacifique. Si pourtant vous aviez à me télégraphier quelque ordre important, veuillez l’envoyer, soit à Mindanao, où je relâcherai peut-être, soit à Singapore, où je relâcherai certainement.

Les bébé tendit ses bras vers son père.

— C’est entendu, John. De votre côté, avisez-moi le plus tôt possible du cours des marchandises à Calcutta. Il est possible que ces cours m’obligent à changer mes intentions touchant le chargement du Franklin au retour.

— Je n’y manquerai pas, monsieur Andrew, » répondit John Branican.

En ce moment, Harry Felton s’approchant dit :

« Nous sommes à pic, capitaine.

— Et le jusant ?…

— Il commence à se faire sentir…

— Tenez bon. »

Puis, s’adressant à William Andrew, le capitaine John, plein de reconnaissance, répéta :

« Encore une fois, monsieur Andrew, je vous remercie de m’avoir donné le commandement du Franklin. J’espère que je saurai justifier votre confiance…

— Je n’en doute aucunement, John, répondit William Andrew, et je ne pouvais remettre en de meilleures mains les affaires de ma maison ! »

L’armateur serra fortement la main du jeune capitaine et se dirigea vers l’arrière du rouffle.

Mrs. Branican, suivie de la nourrice et du bébé, venait de rejoindre son mari avec M. et Mrs. Burker. L’instant de la séparation était imminent. Le capitaine John Branican n’avait plus qu’à recevoir les adieux de sa femme et de sa famille.

On le sait, Dolly n’en était encore qu’à la deuxième année de son mariage, et son petit enfant avait à peine neuf mois. Bien que cette séparation lui causât un profond chagrin, elle n’en voulait rien laisser voir, et contenait les battements de son cœur. Sa cousine Jane, nature faible, sans énergie, ne pouvait, elle, cacher son émotion. Elle aimait beaucoup Dolly, près de qui elle avait souvent trouvé quelque adoucissement au chagrin que lui causait le caractère impérieux et violent de son mari. Mais, si Dolly dissimulait ses inquiétudes, Jane n’ignorait pas qu’elle les éprouvait dans toute leur réalité. Sans doute, le capitaine John devait être de retour à six mois de là ; mais, enfin, c’était une séparation — la première depuis leur mariage — et, si elle était assez forte pour retenir ses larmes, on peut dire que Jane pleurait pour elle. Quant à Len Burker, lui, cet homme dont jamais une émotion tendre n’avait adouci le regard, les yeux secs, les mains dans les poches, distrait de cette scène par on ne sait quelles pensées, il allait et venait. Évidemment, il n’était point en communauté d’idées avec les visiteurs que des sentiments d’affection avaient amenés sur ce navire en partance.

Le capitaine John prit les deux mains de sa femme, l’attira près de lui et d’une voix attendrie :

« Chère Dolly, dit-il, je vais partir… Mon absence ne sera pas longue… Dans quelques mois, tu me reverras… Je te retrouverai, ma Dolly… Sois sans crainte !… Sur mon navire, avec mon équipage, qu’aurions-nous à redouter des dangers de la mer ?… Sois forte comme doit l’être la femme d’un marin… Quand je reviendrai, notre petit Wat aura quinze mois… Ce sera déjà un grand garçon… Il parlera, et le premier mot que j’entendrai à mon retour…

— Ce sera ton nom, John !… répondit Dolly. Ton nom sera le premier mot que je lui apprendrai !… Nous causerons de toi tous les deux et toujours !… Mon John, écris-moi à chaque occasion !… Avec quelle impatience j’attendrai tes lettres !…

— Et dis-moi tout ce que tu auras fait, tout ce que tu comptes faire… Que je sente mon souvenir mêlé à toutes tes pensées…

— Oui, chère Dolly, je t’écrirai… Je te tiendrai au courant du voyage… Mes lettres, ce sera comme le journal du bord avec mes tendresses en plus !

— Ah ! John, je suis jalouse de cette mer qui t’emporte si loin !… Combien j’envie ceux qui s’aiment et que rien ne sépare dans la vie !… Mais non… J’ai tort de songer à cela…

— Chère femme, je t’en prie, dis-toi que c’est pour notre enfant que je pars… pour toi aussi… pour vous assurer à tous les deux l’aisance et le bonheur !… Si nos espérances de fortune viennent à se réaliser un jour, nous ne nous quitterons plus ! »

En ce moment, Len Burker et Jane s’approchèrent. Le capitaine John se retourna vers eux :

« Mon cher Len, dit-il, je vous laisse ma femme, je vous laisse mon fils !… Je vous les confie comme aux seuls parents qui leur restent à San-Diégo !

— Comptez sur nous, John, répondit Len Burker, en essayant d’adoucir la rudesse de sa voix. Jane et moi, nous sommes là… Les soins ne manqueront pas à Dolly…

— Ni les consolations, ajouta Mrs. Burker. Tu sais combien je t’aime, ma chère Dolly !… Je te verrai souvent… Chaque jour, je viendrai passer quelques heures près de toi… Nous parlerons de John…

— Oui, Jane, répondit Mrs. Branican, et je ne cesserai de penser à lui ! »

Harry Felton vint de nouveau interrompre cette conversation :

« Capitaine, dit-il, il serait temps…

— Bien, Harry, répondit John Branican. Faites hisser le grand foc et la brigantine. »

Le second s’éloigna afin de procéder à l’exécution de ces ordres, qui annonçaient un départ immédiat.

« Monsieur Andrew, dit le jeune capitaine en s’adressant à l’armateur, le canot va vous reconduire au quai avec ma femme et ses parents… Quand vous voudrez…

À l’instant, John, répondit M. William Andrew, et encore une fois, bon voyage !

— Oui !… bon voyage !… répétèrent les autres visiteurs, qui commencèrent à descendre dans les embarcations, accostées à tribord du Franklin.

— Adieu, Len !… Adieu, Jane ! dit John en leur serrant la main à tous les deux.

— Adieu !… Adieu !… répondit Mrs. Burker.

— Et toi, ma Dolly, pars !… Il le faut !… ajouta John. Le Franklin va prendre le vent. »

Et, en effet, la brigantine et le foc imprimaient un peu de roulis au navire, tandis que les matelots chantaient :

En voilà une
La jolie une !
Une s’en va, ça ira,
Deux revient, ça va bien !
En voici deux,
La jolie deux !
Deux s’en va, ça ira,
Trois revient, ça va bien…


Et ainsi de suite.

Pendant ce temps, le capitaine John avait conduit sa femme à la coupée, et, au moment où elle allait mettre le pied sur l’échelle, se sentant aussi incapable de lui parler qu’elle était elle-même de lui répondre, il ne put que la presser étroitement dans ses bras.

Et, alors, le bébé, que Dolly venait de reprendre à sa nourrice, tendit ses bras vers son père, agita ses petites mains en souriant, et ce mot s’échappa de ses lèvres :

« Pa… pa !… Pa… pa !…

— Mon John, s’écria Dolly, tu auras donc entendu son premier mot avant de te séparer de lui ! »

Si énergique que fût le jeune capitaine, il ne put retenir une larme que ses yeux laissèrent couler sur la joue du petit Wat.

« Dolly !… murmura-t-il, adieu !… adieu !… »

Puis :

« Dérapez ! » cria-t-il d’une voix forte pour mettre fin à cette pénible scène.

Un instant après, le canot débordait et se dirigeait vers le quai, où ses passagers débarquèrent aussitôt.

Le capitaine John était tout entier aux mouvements de l’appareillage. L’ancre commençait à remonter vers l’écubier. Le Franklin, dégagé de sa dernière entrave, recevait déjà la brise dans ses voiles dont les plis battaient violemment. Le grand foc venait d’arriver à bloc, et la brigantine fit légèrement lofer le navire, dès qu’elle eut été bordée sur son gui. Cette manœuvre devait permettre au Franklin de prendre un peu de tour, afin d’éviter quelques bâtiments mouillés à l’entrée de la baie.

À un nouveau commandement du capitaine Branican, la grande voile et la misaine furent hissées avec un ensemble qui faisait honneur aux bras de l’équipage. Puis, le Franklin, arrivant d’un quart sur bâbord, prit l’allure du largue, de manière à sortir sans changer ses armures.

De la partie du quai occupée par de nombreux spectateurs, on pouvait admirer ces différentes manœuvres. Rien de plus gracieux que ce bâtiment de forme si élégante, lorsque le vent l’inclinait sous ses volées capricieuses. Pendant son évolution, il dut se rapprocher de l’extrémité du quai, où se trouvaient M. William Andrew, Dolly, Len et Jane Burker, à moins d’une demi-encâblure.

Il en résulta donc, qu’en laissant arriver, le jeune capitaine put encore apercevoir sa femme, ses parents, ses amis, et leur jeter un dernier adieu.

Tous répondirent à sa voix, qui s’entendit clairement, à sa main qui se tendait vers ses amis.

« Adieu !… Adieu ! fit-il.

— Hurra ! » cria la foule des spectateurs, tandis que les mouchoirs s’agitaient par centaines.

C’est qu’il était aimé de tous, le capitaine John Branican ! N’était-ce pas celui de ses enfants dont la ville était le plus fière ? Oui ! tous seraient là, à son retour, lorsqu’il apparaîtrait au large de la baie.

Le Franklin, qui se trouvait déjà en face du goulet, dut lofer afin d’éviter un long courrier, qui donnait en ce moment dans les passes. Les deux navires se saluèrent de leurs pavillons aux couleurs des États-Unis d’Amérique.

Sur le quai, Mrs. Branican, immobile, regardait le Franklin s’effacer peu à peu sous une fraîche brise de nord-est. Elle voulait le suivre du regard, tant que sa mâture serait visible au-dessus de la pointe Island.

Mais le Franklin ne tarda pas à contourner les îles Coronado, situées en dehors de la baie. Un instant, il montra à travers une échancrure de la falaise le guidon qui flottait en tête du grand mât… Puis il disparut.

« Adieu, mon John… adieu !… » murmura Dolly.

Pourquoi un inexplicable pressentiment l’empêcha-t-il d’ajouter : « Au revoir ! »