Mistress Branican/II/I

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Hetzel (p. 217-229).

MISTRESS BRANICAN

DEUXIÈME PARTIE

I

en naviguant

Du jour où M. de Lesseps a percé l’isthme de Suez, on a été en droit de dire que du continent africain il avait fait une île. Lorsque le canal de Panama sera achevé, il sera également permis de donner la qualification d’îles à l’Amérique du Sud et à l’Amérique du Nord. En effet, ces immenses territoires seront entourés d’eau de toutes parts. Mais, comme ils conserveront le nom de continent, en égard à leur étendue, il est logique d’appliquer ce nom à l’Australie ou Nouvelle-Hollande, qui se trouve dans les mêmes conditions.

En effet, l’Australie mesure trois mille neuf cents kilomètres dans sa plus grande longueur de l’est à l’ouest, et trois mille deux cents dans sa plus grande largeur du nord au sud. Or, le produit de ces deux dimensions constitue une superficie de quatre millions huit cent trente mille kilomètres carrés environ, — soit les sept neuvièmes de l’aire européenne.

Le continent australien est actuellement divisé, par les auteurs des atlas les plus récents, en sept provinces que séparent des lignes arbitraires, se coupant à angle droit, et qui ne tiennent aucun compte des accidents orographiques ou hydrographiques :

À l’est, dans la partie la plus peuplée, le Queensland, capitale Brisbane, — la Nouvelle-Galles du Sud, capitale Sydney, — Victoria, capitale Melbourne ;

Au centre, l’Australie septentrionale et la Terre Alexandra, sans capitales, — l’Australie méridionale, capitale Adélaïde ;

À l’ouest, l’Australie occidentale, qui s’étend du nord au sud, capitale Perth.

Il convient d’ajouter que les Australiens cherchent à constituer une confédération sous le nom de « Commonwealth of Australia ». Le gouvernement anglais repousse cette qualification, mais, sans doute, elle sera acquise le jour où la séparation sera un fait accompli.

On verra bientôt en quelles provinces, les plus dangereuses et les moins connues de ce continent, Mrs. Branican allait s’aventurer avec cette espérance si vague, cette pensée presque irréalisable, de retrouver le capitaine John, de l’arracher à la tribu qui le retenait prisonnier depuis neuf ans. Et, d’ailleurs, n’y avait-il pas lieu de se demander si les Indas avaient respecté sa vie, après l’évasion de Harry Felton ?

Le projet de Mrs. Branican était de quitter Sydney, dès que le départ serait possible. Elle pouvait compter sur le dévouement sans bornes de Zach Fren, sur l’intelligence ferme et pratique qui le caractérisait. Dans un long entretien, ayant la carte de l’Australie sous les yeux, tous deux avaient discuté les mesures les plus promptes, les plus formelles aussi, qui devaient décider le succès de cette nouvelle tentative. Le choix du point de départ, on le comprend, était d’une extrême importance, et voici ce qui fut définitivement arrêté :

1° Une caravane, pourvue des meilleurs moyens de recherches et de défense, nantie de tout le matériel exigé par un voyage à travers les déserts de l’Australie centrale, serait organisée aux frais et par les soins de Mrs. Branican ;

2° Cette exploration devant commencer dans un très bref délai, il convenait de se transporter par les voies les plus rapides de terre ou de mer jusqu’au point terminus des communications établies entre le littoral et le centre du continent.

En premier lieu, la question de gagner le littoral nord-ouest, c’est-à-dire l’endroit de la Terre de Tasman où avaient abordé les naufragés du Franklin, fut posée et débattue. Mais ce détour eût occasionné une perte de temps énorme, entraîné de réelles difficultés tant pour le personnel que pour le matériel — qui seraient l’un et l’autre considérables. En somme, rien ne démontrait qu’en attaquant le continent australien par l’ouest, l’expédition rencontrerait avec plus de certitude la tribu qui détenait le capitaine John Branican, les indigènes nomades parcourant la Terre Alexandra aussi bien que les districts de l’Australie occidentale. Il fut donc répondu négativement à cette question.

En second lieu, on traita la direction qu’il convenait de prendre dès le début de la campagne ; c’était évidemment celle que Harry Felton avait dû suivre pendant son parcours de l’Australie centrale. Cette direction, si on ne la connaissait pas d’une façon précise, était, du moins, indiquée par le point où le second du Franklin avait été recueilli, c’est-à-dire les bords du Parru, à la limite du Queensland et de la Nouvelle-Galles du Sud, au nord-ouest de cette province.

Depuis 1770, — époque à laquelle le capitaine Cook explora la Nouvelle-Galles du Sud et prit possession, au nom du roi d’Angleterre, du continent déjà reconnu par le Portugais Manuel Godenbho et par les Hollandais Verschoor, Hartog, Carpenter et Tasman, — sa partie orientale s’était largement colonisée, développée, civilisée. Ce fut en 1787 que, Pitt étant ministre, le commodore Philipp vint fonder la station pénitentiaire de Botany-Bay, d’où, en moins d’un siècle, allait sortir une nation de près de trois millions d’hommes. Actuellement, rien de ce qui fait la grandeur et la richesse d’un pays, routes, canaux, chemins de fer, reliant les innombrables localités du Queensland, de la Nouvelle-Galles du Sud, de Victoria et de l’Australie méridionale, lignes de paquebots desservant les ports de leur littoral, rien ne manque à cette partie du continent. Or, puisque Mrs. Branican se trouvait à Sydney, cette capitale opulente et peuplée lui aurait offert les ressources indispensables à l’organisation d’une caravane, d’autant mieux qu’avant de quitter San-Diégo, elle s’était fait ouvrir par l’intermédiaire de M. William Andrew un crédit important sur la Central Australian Bank. Donc, elle pouvait aisément se procurer les hommes, les véhicules, les animaux de selle, de trait et de bât que nécessitait une expédition en Australie, peut-être même une traversée complète de l’est à l’ouest, soit un trajet de près de deux mille deux cents milles[1]. Mais la ville de Sydney devait-elle être choisie pour point de départ ?

Tout considéré, et sur l’avis même du consul américain, qui était très au courant de l’état présent de la géographie australienne, Adélaïde, capitale de l’Australie méridionale, parut plus particulièrement indiquée comme base d’opérations. En suivant la ligne télégraphique, dont les fils vont de cette cité jusqu’au golfe de Van Diémen, c’est-à-dire du sud au nord, à peu près sur la courbe du cent trente-neuvième méridien, les ingénieurs ont établi la première partie d’un railway, qui dépassait le parallèle atteint par Harry Felton. Ce railway permettrait au personnel d’aboutir plus profondément et plus rapidement à ces régions de la Terre Alexandra et de l’Australie occidentale que peu de voyageurs avaient visitées jusqu’à ce jour.

Ainsi, première résolution prise, cette troisième expédition, ayant pour but la recherche du capitaine John, serait organisée à Adélaïde et se transporterait à l’extrémité du railway, qui décrit en montant au nord un parcours de quatre cents milles environ, soit sept cents kilomètres.

Et maintenant, par quelle voie Mrs. Branican se rendrait-elle de Sydney à Adélaïde ? S’il y avait eu une voie ferrée non interrompue entre ces deux capitales, il n’y aurait pas eu lieu d’hésiter. Il existe bien un railway, qui traverse le Murray sur la frontière de la province de Victoria, à la station d’Albury, se continue ensuite par Bénalla et Kilmore jusqu’à Melbourne, et qui, à partir de cette ville, se dirige vers Adélaïde ; mais il ne franchissait pas la station de Horscham, et, au delà, les communications mal établies auraient pu causer d’assez longs retards.

Aussi, Mrs. Branican résolut-elle de gagner Adélaïde par mer. C’était un trajet de quatre jours, et, en ajoutant quarante-huit heures pour l’escale que les paquebots font à Melbourne, elle débarquerait dans la capitale de l’Australie méridionale, après une navigation de six jours le long des côtes. Il est vrai, on était au mois d’août, et ce mois correspond au mois de février de l’hémisphère boréal. Mais le temps se tenait au calme, et, les vents soufflant du nord-ouest, le steamer serait couvert par la terre, dès qu’il aurait dépassé le détroit de Bass. D’ailleurs, venue de San-Francisco à Sydney, Mrs. Branican n’en était pas à s’inquiéter d’une traversée de Sydney à Adélaïde.

Précisément, le paquebot Brisbane partait le lendemain, à onze heures du soir. Après avoir fait escale à Melbourne, il arriverait dans le port d’Adélaïde le 27 août, au matin. Deux cabines y furent retenues, et Mrs. Branican prit les mesures nécessaires pour que le crédit, qui lui avait été ouvert à la banque de Sydney, fût reporté à la banque d’Adélaïde. Les directeurs se mirent obligeamment à sa disposition, et ce virement ne souffrit pas la moindre difficulté.

En quittant l’hôpital de la Marine, Mrs. Branican s’était rendue à l’hôtel pour y choisir un appartement qu’elle devait occuper jusqu’à son départ. Ses pensées se résumaient en une seule : « John est vivant ! » Les yeux obstinément fixés sur la carte du continent australien, le regard perdu au milieu de ces immenses solitudes du centre et du nord-ouest, en proie au délire de son imagination, elle le cherchait… elle le rencontrait… elle le sauvait…

Ce jour-là, à la suite de leur entretien, Zach Fren, comprenant qu’il valait mieux la laisser seule, était allé par les rues de Sydney qu’il ne connaissait point. Et tout d’abord, — ce qui ne peut étonner d’un marin, — il voulut visiter le Brisbane, afin de s’assurer que Mrs. Branican y serait convenablement installée. Le navire lui parut aménagé au mieux pour les besoins d’une navigation côtière. Il demanda à voir la cabine réservée à la passagère. Ce fut un jeune novice qui l’y conduisit, et il fit prendre quelques dispositions en vue de rendre cette cabine plus confortable. Brave Zach Fren ! On eût dit en vérité qu’il s’agissait d’une traversée de long cours !

Au moment où il se disposait à quitter le bord, le jeune novice le retint, et, d’une voix un peu émue :

« C’est bien certain, maître, demanda-t-il, que mistress Branican s’embarquera demain pour Adélaïde ?…

— Oui, demain, répondit Zach Fren.

— Sur le Brisbane ?…

— Sans doute.

— Puisse-t-elle réussir dans son entreprise et retrouver le capitaine John !

— Nous ferons de notre mieux, tu peux le croire.

— J’en suis convaincu, maître.

— Est-ce que tu es embarqué sur le Brisbane ?…

— Oui, maître.

— Eh bien, mon garçon, à demain. »

Les dernières heures qu’il passa à Sydney, Zach Fren les employa à flâner dans Pitt-Street et York-Street, bordées de belles constructions en grès jaune rougeâtre, puis à Victoria-Park, à Hyde-Park, où s’élève le monument commémoratif du capitaine Cook. Il visita le Jardin Botanique, promenade admirable, située sur le bord de la mer, où s’entremêlent les diverses essences des pays chauds et tempérés, les chênes et les araucarias, les cactus et les mangoustans, les palmiers et les oliviers. En somme, Sydney mérite la réputation qui lui est faite. C’est la plus ancienne des capitales australiennes, et si elle est moins régulièrement construite que ses puînées Adélaïde et Melbourne, elle se montre plus riche de beautés imprévues et de sites pittoresques.

Le lendemain soir, Mrs. Branican et Zach Fren avaient pris passage à bord du paquebot. À onze heures, le Brisbane, débouquant du port, se lançait à travers la baie de Port-Jackson. Après avoir doublé l’Inner-South-Head, il mit le cap au sud, en se tenant à quelques milles de la côte.

Pendant la première heure, Dolly demeura sur le pont, assise à l’arrière, regardant les formes du littoral, qui s’estompaient confusément au milieu de la brume. C’était donc là ce continent dans lequel elle allait essayer de s’introduire comme dans une immense prison, d’où John n’avait pu jusque-là s’échapper. Il y avait quatorze ans qu’ils étaient séparés l’un de l’autre !

« Quatorze ans ! » murmura-t-elle.

Lorsque le Brisbane passa devant Botany-Bay et Jorris-Bay, Mrs. Branican alla prendre un peu de repos. Mais, le lendemain, dès l’aube, elle était debout à l’heure où le mont Dromedary, et, un peu en arrière, le mont Kosciusko, qui appartient au système des Alpes australiennes, se dessinaient à l’horizon.

Zach Fren avait rejoint Dolly sur le spardeck du steamer, et tous deux s’entretinrent de ce qui faisait leur unique préoccupation.

En ce moment, un jeune novice, hésitant et ému, s’approcha de Mrs. Branican, et vint lui demander, de la part du capitaine, si elle n’avait besoin de rien.

« Non, mon enfant, répondit Dolly.

— Eh ! c’est le garçon qui m’a reçu hier, quand je suis venu visiter le Brisbane, dit Zach Fren.

— Oui, maître, c’est moi.

— Et comment t’appelles-tu ?…

— Je m’appelle Godfrey.

— Eh bien, Godfrey, te voilà certain, à présent, que mistress Branican est embarquée sur ton paquebot… et tu es satisfait, j’imagine ?

— Oui, maître, et nous le sommes tous à bord. Oui ! nous faisons tous des vœux pour que les recherches de mistress Branican réussissent, pour qu’elle délivre le capitaine John ! »

En lui parlant, Godfrey la regardait avec tant de respect et d’exaltation, que Dolly fut remuée dans tout son être. Et, alors, la voix du jeune novice la frappa… Cette voix, elle l’avait déjà entendue, et le souvenir lui revint.

« Mon enfant, dit-elle, est-ce que ce n’est pas vous qui m’avez interrogée à la porte de l’hospice de Sydney ?…

— C’est moi.

— Vous qui m’avez demandé si le capitaine John était toujours vivant ?…

— Moi-même, mistress.

— Vous faites donc partie de l’équipage ?

— Oui… depuis un an, répondit Godfrey. Mais, s’il plaît à Dieu, je l’aurai bientôt quitté. »

Et, sans doute, n’en voulant ou n’en osant pas dire davantage,
Mrs. Branican demeura sur le pont, assise à l’arrière.

Godfrey se retira, afin d’aller donner au commandant des nouvelles de Mrs. Branican.

« Voilà un garçon qui m’a l’air d’avoir du sang de marin dans les veines, fit observer Zach Fren. Ça se devine rien qu’à le voir… Il a le regard franc, clair, décidé… Sa voix est en même temps ferme et douce…

— Sa voix ! » murmura Dolly.

Par quelle illusion de ses sens lui semblait-il qu’elle venait d’entendre parler John, à cela près des adoucissements d’un organe à peine formé par l’âge.

Et une autre remarque qu’elle fit également — remarque plus significative encore. Certainement, elle s’illusionnait, mais les traits de ce jeune garçon lui avaient rappelé les traits de John… de John, qui n’avait pas trente ans, lorsque le Franklin l’avait emporté loin d’elle et pour si longtemps !

« Vous le voyez, mistress Branican, dit Zach Fren, en frottant ses bonnes grosses mains, Anglais ou Américains, tout le monde vous est sympathique… En Australie, vous trouverez les mêmes dévouements qu’en Amérique… Il en sera d’Adélaïde comme de San-Diégo… Tous font les mêmes vœux que ce jeune Anglais…

— Est-ce un Anglais ? » se demandait Mrs. Branican, profondément impressionnée.

La navigation fut très heureuse pendant cette première journée. La mer était d’un calme absolu par ces vents de nord-ouest, qui venaient de terre. Le Brisbane la trouverait non moins tranquille, lorsqu’il aurait doublé le cap Howe, à l’angle du continent australien, pour aller chercher le détroit de Bass.

Pendant cette journée, Dolly ne quitta presque pas le spardeck. Les passagers lui montraient une extrême déférence, et aussi un vif empressement à lui tenir compagnie. Ils étaient désireux de voir cette femme, dont les malheurs avaient eu un tel retentissement, et qui n’hésitait pas à braver tant de périls, à affronter tant de fatigues, dans l’espoir de sauver son mari, si la Providence voulait qu’il survécût. Devant elle, d’ailleurs, personne n’eût mis cette éventualité en doute. Comment n’aurait-on pas partagé sa confiance, lorsqu’on l’entendait s’inspirer de résolutions si viriles, lorsqu’elle disait tout ce qu’elle allait entreprendre ? Inconsciemment, on s’aventurait à sa suite, au milieu des territoires de l’Australie centrale. Et, de fait, plus d’un eût accepté de l’y accompagner, autrement que par la pensée.

Mais, en leur répondant, il arrivait que Dolly s’interrompait parfois. Son regard prenait alors une expression singulière, une flamme s’y allumait, et Zach Fren était seul à comprendre ce qui occupait son esprit.

C’est qu’elle venait d’apercevoir Godfrey. La démarche du jeune novice, son attitude, ses gestes, l’insistance avec laquelle il la suivait des yeux, cette sorte d’instinct qui semblait l’attirer vers elle, tout cela la saisissait, l’émotionnait, la remuait à ce point que John et lui se confondaient dans sa pensée.

Dolly n’avait pu cacher à Zach Fren qu’elle trouvait une ressemblance frappante entre John et Godfrey. Aussi Zach Fren ne la voyait-il pas sans inquiétude s’abandonner à cette impression due à une circonstance purement fortuite. Il redoutait, non sans raison, que ce rapprochement lui rappelât trop vivement le souvenir de l’enfant qu’elle avait perdu. C’était vraiment inquiétant que Mrs. Branican fût surexcitée à ce point par la présence de ce jeune garçon.

Cependant Godfrey n’était pas retourné près d’elle, son service ne l’appelant point à l’arrière du paquebot, exclusivement réservé aux passagers de première classe. Mais, de loin, leurs regards s’étaient souvent croisés, et Dolly avait été sur le point de l’appeler… Oui ! sur un signe, Godfrey se fût empressé d’accourir… Dolly n’avait pas fait ce signe, et Godfrey n’était pas venu.

Ce soir-là, au moment où Zach Fren reconduisait Mrs. Branican à sa cabine, elle lui dit :

« Zach, il faudra savoir quel est ce jeune novice… à quelle famille il appartient… le lieu de sa naissance… Peut-être n’est-il pas d’origine anglaise…

— C’est possible, mistress, répondit Zach Fren. Il peut se faire qu’il soit Américain. Au surplus, si vous le voulez, je vais le demander au capitaine du Brisbane

— Non, Zach, non, j’interrogerai Godfrey même. »

Et le maître entendit Mrs. Branican faire cette réflexion, à mi-voix :

« Mon enfant, mon pauvre petit Wat aurait à peu près cet âge… à présent !

— Voilà ce que je craignais ! » se dit Zach Fren, en regagnant sa cabine.

Le lendemain, 22 août, le Brisbane, qui avait doublé le cap Howe pendant la nuit, continua de naviguer dans des conditions excellentes. La côte du Gippland, l’une des principales provinces de la colonie de Victoria, après s’être courbée vers le sud-est, se relie au promontoire Wilson, la pointe la plus avancée que le continent projette vers le sud. Ce littoral est moins riche en baies, ports, inlets, caps, géographiquement dénommés, que la partie qui se dessine en ligne droite depuis Sydney jusqu’au cap Howe. Ce sont des plaines à perte de vue, dont les dernières limites, encadrées de montagnes, sont trop éloignées pour être aperçues de la mer.

Mrs. Branican, ayant quitté sa cabine dès la première aube du jour, avait repris sa place à l’arrière du spardeck. Zach Fren la rejoignit bientôt et observa un très manifeste changement de son attitude. La terre, qui se déroulait vers le nord-ouest, n’attirait plus ses regards. Absorbée dans ses pensées, elle répondit à peine à Zach Fren, lorsque celui-ci lui demanda comment elle avait passé la nuit.

Le maître n’insista point. L’essentiel, c’était que Dolly eût oublié cette singulière ressemblance de Godfrey et du capitaine John, qu’elle ne songeât plus à le revoir, à l’interroger. Il était possible qu’elle y eût renoncé, que ses idées eussent pris un autre cours, et, en effet, elle ne pria pas Zach Fren de lui amener le jeune garçon que son service retenait à l’avant du steamer.

Après le déjeuner, Mrs. Branican rentra dans sa cabine, et elle ne reparut sur le pont qu’entre trois et quatre heures de l’après-midi.

En ce moment, le Brisbane filait à toute vapeur vers le détroit de Bass, qui sépare l’Australie de la Tasmanie ou Terre de Van Diémen.

Que la découverte du Hollandais Janssen Tasman ait été profitable aux Anglais, que cette île, dépendance naturelle du continent, ait gagné à la domination de la race anglo-saxonne, rien de moins contestable. Depuis 1642, date de la découverte de cette île, longue de deux cent quatre-vingts kilomètres, où le sol est d’une extrême fertilité, dont les forêts sont enrichies d’essences superbes, il est certain que la colonisation a marché à grands pas. À partir du commencement de ce siècle, les Anglais ont administré comme ils administrent, opiniâtrement, sans prendre nul souci des races indigènes ; ils ont divisé l’île en districts, ils ont fondé des villes importantes, la capitale Hobbart-Town, Georges-Town et nombre d’autres ; ils ont utilisé les dentelures multiples de la côte pour créer des ports, où leurs navires accostent par centaines. Tout cela est bien. Mais, de la population noire, qui occupait à l’origine cette contrée, que reste-t-il ? Sans doute, ces pauvres gens n’étaient rien moins que civilisés ; on voyait même en eux les plus abrupts échantillons de la race humaine ; on les mettait au-dessous des nègres d’Afrique, au-dessous des Fueggiens de la Terre de Feu. Si l’anéantissement d’une race est le dernier mot du progrès colonial, les Anglais peuvent se vanter d’avoir mené leur œuvre à bon terme. Mais, à la prochaine Exposition universelle d’Hobbart-Town, qu’ils se hâtent s’ils veulent exhiber quelques Tasmaniens… Il n’en restera plus un seul à la fin du xixe siècle !




  1. Environ 4000 kilomètres.