Mistress Branican/II/VII

La bibliothèque libre.
Hetzel (p. 303-321).

VII

en remontant vers le nord.


Aucune erreur n’était possible, Godfrey était bien le second enfant de John et de Dolly Branican. Cette affection que Dolly éprouvait pour lui n’était due qu’à l’instinct maternel. Mais elle ignorait que le jeune novice fût son fils, et comment pourrait-elle jamais l’apprendre, puisque Jane, épouvantée des menaces de Len Burker, allait être contrainte à se taire pour assurer le salut de Godfrey. Parler, c’était mettre cet enfant à la merci de Len Burker, et le misérable, qui l’avait livré à l’abandon une première fois, saurait bien s’en défaire au cours de cette périlleuse expédition… Il importait dès lors que la mère et le fils n’apprissent jamais quel lien les rattachait l’un à l’autre.

Du reste, en voyant Godfrey, en rapprochant les faits relatifs à sa naissance, en constatant cette ressemblance frappante avec John, Len Burker n’eut pas un doute sur son identité. Ainsi, alors qu’il regardait la perte de John Branican comme définitive, voilà que la naissance de son second fils venait de se révéler. Eh bien ! malheur à cet enfant, si Jane s’avisait de parler ! Mais Len Burker était tranquille ; Jane ne parlerait pas.

Le 11 octobre, la caravane se remit en route, après vingt-quatre heures de repos. Jane avait pris place dans le buggy, occupé par Mrs. Branican. Len Burker, montant un assez bon cheval, allait et venait, tantôt en avant, tantôt en arrière, s’entretenant volontiers avec Tom Marix au sujet des territoires qu’il avait déjà parcourus long de la ligne télégraphique. Il ne recherchait point la compagnie de Zach Fren, qui lui témoignait une antipathie très marquée. D’autre part, il évitait de rencontrer Godfrey, dont le regard gênait le sien. Lorsque le jeune novice arrivait pour se mêler à la conversation de Dolly et de Jane, Len Burker se retirait, afin de ne point se trouver avec lui.

Len Burker, montant un assez bon cheval, allait et venait.

À mesure que l’expédition gagnait vers l’intérieur, le pays se modifiait graduellement. Çà et là quelques fermes, où le travail se réduisait à l’élevage des moutons, de larges prairies s’étendant à perte de vue, des massifs d’arbres, gommiers ou eucalyptus, ne formant plus que des groupes isolés, qui ne rappelaient en rien les forêts de l’Australie méridionale.

Pendant les quelques heures passées sur le bord de la Finke-river.

Le 12 octobre, à six heures du soir, après une longue étape que la chaleur avait rendue très fatigante, Tom Marix vint camper sur le bord de la Finke-river, non loin du mont Daniel, dont la cime se profilait à l’ouest.

Les géographes sont d’accord aujourd’hui sur la question de considérer cette rivière Finke, — appelée Larra-Larra par les indigènes, — comme étant le principal cours d’eau du centre de l’Australie. Pendant la soirée, Tom Marix attira l’attention de Mrs. Branican sur ce sujet, alors que Zach Fren, Len et Jane Burker lui tenaient compagnie sous une des tentes.

« Il s’agissait, dit Tom Marix, de savoir si la Finke-river déversait ses eaux dans ce vaste lac Eyre que nous avons contourné au delà de Farina-Town. Or, c’est précisément à résoudre cette question que l’explorateur David Lindsay consacra la fin de l’année 1885. Après avoir atteint la station de The-Peak que nous avons dépassée, il suivit la rivière jusqu’à l’endroit où elle se perd sous les sables, au nord-est de Dalhousie. Mais il a été porté à croire que, lors des grandes crues de la saison des pluies, l’écoulement de ses eaux doit se propager jusqu’au lac Eyre.

— Et quel développement aurait la Finke-river ? demanda Mrs. Branican.

— On ne l’estimerait pas à moins de neuf cents milles, répondit Tom Marix.

— Devons-nous longtemps la suivre ?…

— Quelques jours seulement, car elle fait de nombreux crochets et finit par remonter dans la direction de l’ouest à travers le massif des James-Ranges.

— Mais ce David Lindsay dont vous parlez, je l’ai connu, dit alors Len Burker.

— Vous l’avez connu ?… répéta Zach Fren d’un ton qui dénotait une certaine incrédulité.

— Et qu’y a-t-il d’étonnant à cela ? répondit Len Burker. J’ai rencontré Lindsay à l’époque où il venait d’atteindre la station de Dalhousie. Il se rendait à la frontière ouest du Queensland, que je visitais pour le compte d’une maison de Brisbane.

— En effet, reprit Tom Marix, c’est bien là l’itinéraire qu’il a choisi. Puis, ayant regagné Alice-Spring et contourné les Mac-Donnell-Ranges par leur base, il opéra une reconnaissance assez complète de la rivière Herbert, remonta vers le golfe de Carpentarie, où il acheva son second voyage du sud au nord à travers le continent australien.

— J’ajouterai, dit Len Burker, que David Lindsay était accompagné d’un botaniste allemand du nom de Diétrich. Leur caravane ne se servait que de chameaux pour bêtes de transport. C’est ainsi, je crois, Dolly, que vous avez l’intention de composer la vôtre au delà d’Alice-Spring, et je suis certain que vous réussirez comme a réussi David Lindsay…

— Oui, nous réussirons, Len ! dit Mrs. Branican.

— Et personne n’en doute ! » ajouta Zach Fren.

En somme, il paraissait avéré que Len Burker avait rencontré David Lindsay dans les circonstances qu’il venait de rappeler — ce que Jane confirma d’ailleurs. Mais, si Dolly lui eût demandé pour quelle maison de Brisbane il voyageait alors, peut-être cette question l’aurait-elle embarrassé.

Pendant les quelques heures que Mrs. Branican et ses compagnons passèrent sur le bord de la Finke-river, on eut indirectement des nouvelles de l’Anglais Jos Meritt et de Gîn-Ghi, son domestique chinois. L’un et l’autre précédaient encore la caravane d’une douzaine d’étapes ; toutefois, elle gagnait chaque jour sur eux en suivant le même itinéraire.

Ce fut par l’intermédiaire des indigènes que l’on sut ce qu’était devenu ce fameux collectionneur de chapeaux. Cinq jours avant, Jos Meritt et son serviteur avaient séjourné dans le village de Kilna, situé à un mille de la station.

Kilna compte plusieurs centaines de noirs, — hommes, femmes et enfants, — qui vivent sous d’informes huttes d’écorce. Ces huttes sont appelées « villums » en langage australien, et il y a lieu de remarquer la singulière analogie de ce mot indigène avec les mots « villes » et « villages » des langues d’origine latine.

Ces aborigènes, dont quelques-uns présentent de remarquables types, hauts de taille, sculpturalement proportionnés, robustes et souples, d’un tempérament infatigable, méritent d’être observés. Pour la plupart, ils sont caractérisés par cette conformation, spéciale aux races sauvages, de l’angle facial déprimé ; ils ont la crête des sourcils proéminente, la chevelure ondulée sinon crépue, un front étroit qui fuit sous ses boucles, le nez épaté à larges narines, la bouche énorme à forte denture comme celle des fauves. Quant aux gros ventres, aux membres grêles, cette difformité de nature ne se remarque pas chez les échantillons qu’on vient de citer — ce qui est une exception assez rare parmi les nègres australiens.

D’où sont issus les indigènes de cette cinquième partie du monde ? Existait-il autrefois, ainsi que plusieurs savants — trop savants peut-être ! — ont prétendu l’établir, un continent du Pacifique, dont il ne reste que les sommets sous forme d’îles, dispersées à la surface de ce vaste bassin ? Ces Australiens sont-ils les descendants des nombreuses races qui peuplèrent ce continent à une époque reculée ? De telles théories demeureront vraisemblablement à l’état d’hypothèses. Mais, si l’explication était admise, il faudrait en conclure que la race autochtone a singulièrement dégénéré au moral autant qu’au physique. L’Australien est resté sauvage de mœurs et de goûts, et, par ses habitudes indéracinables de cannibalisme, — au moins chez certaines tribus, — il est au dernier degré de l’échelle humaine, presque au rang des carnassiers. Dans un pays où il ne se rencontre ni lions, ni tigres, ni panthères, on pourrait dire qu’il les remplace au point de vue anthropophagique. Ne cultivant pas le sol qui est ingrat, à peine vêtu d’une loque, manquant des plus simples ustensiles de ménage, n’ayant que des armes rudimentaires, la lance à pointe durcie, la hache de pierre, le « nolla-nolla », sorte de massue en bois très dur, et le fameux « boomerang » que sa forme hélicoïdale oblige à revenir en arrière après qu’il a été projeté par une main vigoureuse — le noir australien, on le répète, est un sauvage dans toute l’acception du mot.

À de tels êtres, la nature a donné la femme qui leur convient, la « lubra » assez vigoureusement constituée pour résister aux fatigues de la vie nomade, se soumettre aux travaux les plus pénibles, porter les enfants en bas âge et le matériel de campement. Ces malheureuses créatures sont vieilles à vingt-cinq ans, et non seulement vieilles, mais hideuses, chiquant les feuilles du « pituri », qui les surexcite pendant les interminables marches, et les aide parfois à endurer de longues abstinences.

Eh bien, le croirait-on ? Celles qui se trouvent en rapport avec les colons européens dans les bourgades commencent à suivre les modes européennes. Oui ! Il leur faut des robes et des queues à ces robes ! Il leur faut des chapeaux et des plumes à ces chapeaux ! Les hommes ne sont même pas indifférents au choix de leurs propres coiffures, et ils épuisent, pour satisfaire ce goût, le fond des revendeurs.

Sans nul doute, Jos Meritt avait eu connaissance du remarquable voyage exécuté par Carl Lumholtz en Australie. Et comment n’aurait-il pas retenu ce passage du hardi voyageur norvégien, dont le séjour se prolongea au delà de six mois chez les farouches cannibales du nord-est ?

« Je rencontrai à mi-chemin mes deux indigènes… Ils s’étaient faits très beaux : l’un se pavanait en chemise, l’autre s’était coiffé d’un chapeau de femme. Ces vêtements, fort appréciés par les nègres australiens, passent d’une tribu à l’autre, des plus civilisées qui vivent à proximité des colons, à celles qui n’ont jamais aucun rapport avec les blancs. Plusieurs de mes hommes (des indigènes) empruntèrent le chapeau ; ils mettaient une sorte de fierté à se parer tour à tour de cette coiffure. L’un de ceux qui me précédaient, in puris naturalibus, suant sous le poids de mon fusil, était vraiment drôle à voir, coiffé de ce chapeau de femme posé de travers. Quelles péripéties avait dû traverser cette capote au cours de son long voyage du pays des blancs aux montagnes des sauvages ! »

C’était bien ce que savait Jos Meritt, et peut-être serait-ce au milieu d’une tribu australienne, sur la tête d’un chef des territoires du nord ou du nord-ouest, qu’il rencontrerait cet introuvable chapeau, dont la conquête l’avait déjà entraîné, au péril de sa vie, chez les anthropophages du continent australien. Ce qu’il faut d’ailleurs observer, c’est que, s’il n’avait pas réussi chez ces peuplades du Queensland, il ne semblait pas qu’il eût réussi davantage parmi les indigènes de Kilna, puisqu’il s’était remis en campagne et continuait son aventureuse pérégrination en remontant vers les déserts du centre.

Le 13 octobre, au lever du soleil, Tom Marix donna le signal du départ. La caravane reprit son ordre de marche habituel. C’était une véritable satisfaction pour Dolly d’avoir Jane près d’elle, une grande consolation pour Jane d’avoir retrouvé Mrs. Branican. Le buggy, qui les transportait toutes les deux, et dans lequel elles pouvaient s’isoler, leur permettait d’échanger bien des pensées, bien des confidences. Pourquoi fallait-il que Jane n’osât pas aller jusqu’au bout dans cette voie, qu’elle fût contrainte à se taire ? Parfois, en voyant cette double affection maternelle et filiale, qui se manifestait à tout moment par un regard, par un geste, par un mot, entre Dolly et Godfrey, il lui semblait que son secret allait lui échapper… Mais les menaces de Len Burker lui revenaient à l’esprit, et, dans la crainte de perdre le jeune novice, elle affectait même à son égard une quasi-indifférence que Mrs. Branican ne remarquait pas sans quelque chagrin.

Et l’on s’imaginera aisément ce qu’elle dut éprouver, lorsque Dolly lui dit un jour :

« Tu dois me comprendre, Jane, avec cette ressemblance qui m’avait si vivement frappée, avec ces instincts que je sentais persister en moi, j’ai pu croire que mon enfant avait échappé à la mort, que ni M. William Andrew ni personne de mes amis ne l’avaient su… Et de là, à penser que Godfrey était notre fils, à John et à moi… Mais non !… Le pauvre petit Wat repose maintenant dans le cimetière de San-Diégo !

— Oui !… C’est là que nous l’avons porté, chère Dolly, répondit Jane. C’est là qu’est sa tombe… au milieu des fleurs !

— Jane !… Jane !… s’écria Dolly, puisque Dieu ne m’a pas rendu mon enfant, qu’il me rende son père, qu’il me rende John ! »

Le 15 octobre, à six heures du soir, après avoir laissé en arrière le mont Humphries, la caravane s’arrêta sur le bord du Palmer-creek, un des affluents de la Finke-river. Ce creek était presque à sec, n’étant alimenté, ainsi que la plupart des rios de ces régions, que par les eaux pluviales. Il fut donc très aisé de le franchir, ainsi que l’on fit du Hughes-creek, à trois jours de là, trente-quatre milles plus au nord.

En cette direction, l’Overland-Telegraf-Line tendait toujours ses fils aériens au-dessus du sol — ces fils d’Ariane qu’il suffisait de suivre de station en station. On rencontrait çà et là quelques groupes de maisons, plus rarement des fermes, où Tom Marix, en payant bien, se procurait de la viande fraîche. Godfrey et Zach Fren, eux, allaient aux informations. Les squatters s’empressaient de les renseigner sur les tribus nomades qui parcouraient ces territoires. N’avaient-ils point entendu parler d’un blanc, retenu prisonnier chez les Indas du nord ou de l’ouest ? Savaient-ils si des voyageurs s’étaient récemment aventurés à travers ces lointains districts ? Réponses négatives. Aucun indice, si vague qu’il fût, ne pouvait mettre sur les traces du capitaine John. De là, nécessité de se hâter, afin d’atteindre Alice-Spring, dont la caravane était encore éloignée d’au moins quatre-vingts milles.

À partir de Hughes-creek, le cheminement devint plus difficile, et la moyenne de marche, obtenue jusqu’à ce jour, fut notablement diminuée. Le pays était très montueux. D’étroites gorges se succédaient, coupées de ravins à peine praticables, qui sinuaient entre les ramifications des Water-House-Ranges. En tête, Tom Marix et Godfrey recherchaient les meilleures passes. Les piétons et les cavaliers y trouvaient facilement passage, même les buggys que leurs chevaux enlevaient sans trop de peine, et il n’y avait pas lieu de s’en préoccuper ; mais, pour les chariots chargés lourdement, les bœufs ne les traînaient qu’au prix d’extrêmes fatigues. L’essentiel était d’éviter les accidents, tels qu’un bris de roue ou d’essieu, qui eût nécessité de longues réparations, sinon même l’abandon définitif du véhicule.

D’étroites gorges se succédaient, coupées de ravins.

C’était le 19 octobre, dès le matin, que la caravane s’était engagée sur ces territoires, où les fils télégraphiques ne pouvaient plus conserver une direction rectiligne. Aussi la disposition du sol avait-elle obligé de les incliner vers l’ouest, — direction que Tom Marix dut imposer à son personnel.

Godfrey parvint à frapper d’une balle.

Entre temps, si cette région présentait de capricieux accidents de terrain, impropres à une allure rapide et régulière, elle était redevenue très boisée, grâce au voisinage des massifs montagneux. Il fallait incessamment contourner ces « brigalows-scrubs », sortes de fourrés impénétrables, où domine la prolifique famille des acacias. Sur les bords des ruisseaux se dressaient des groupes de casuarinas, aussi dépouillés de feuilles que si le vent d’hiver eût secoué leurs branches. À l’entrée des gorges poussaient quelques-uns de ces calebassiers, dont le tronc s’évase en forme de bouteille, et que les Australiens nomment « bottle-trees ». À la façon de l’eucalyptus, qui vide un puits lorsque ses racines y plongent, le calebassier pompe toute l’humidité du sol, et son bois spongieux en est tellement imprégné que l’amidon qu’il contient peut servir à la nourriture des bestiaux.

Les marsupiaux vivaient en assez grand nombre sous ces brigalows-scrubs, entre autres les wallabys si rapides à la course que le plus souvent les indigènes, lorsqu’ils veulent s’en emparer, sont contraints de les enfermer dans un cercle de flamme en mettant le feu aux herbes. En de certains endroits abondaient les kangourous-rats, et ces kangourous géants, que les blancs ne poursuivent guère que par plaisir cynégétique, car il faut être nègre — et nègre australien — pour consentir à se nourrir de leur chair coriace. Tom Marix et Godfrey ne parvinrent à frapper d’une balle que deux ou trois couples de ces animaux, dont la vitesse égale celle d’un cheval au galop. Il faut dire que la queue de ces kangourous fournit un potage excellent, dont chacun apprécia les qualités au repas du soir.

Cette nuit-là, il y eut une alerte. Le campement fut troublé par une de ces invasions de rats, comme il ne s’en voit qu’en Australie, à l’époque où émigrent ces rongeurs. Personne n’aurait pu dormir, sans risquer d’être déchiqueté, et on ne dormit pas.

Mrs. Branican et ses compagnons repartirent le lendemain, 22 octobre, en maudissant ces vilaines bêtes. Au coucher du soleil, la caravane avait atteint les dernières ramifications des Mac-Donnell-Ranges. Le voyage allait désormais s’effectuer dans des conditions infiniment plus favorables. Encore une quarantaine de milles, et la première partie de la campagne prendrait fin à la station d’Alice-Spring.

Le 23 l’expédition eut à parcourir d’immenses plaines se déroulant à perte de vue. Quelques ondulations les vallonnaient çà et là. Des bouquets d’arbres en relevaient le monotone aspect. Les chariots suivaient sans difficulté l’étroite route, tracée au pied des poteaux télégraphiques, et desservant les stations, établies assez loin les unes des autres. Il était certes incroyable que la ligne, peu surveillée en ces contrées désertes, fût respectée des indigènes.

Et aux observations qu’on lui faisait à ce propos, Tom Marix dut répondre :

« Ces nomades, je l’ai dit, ayant été châtiés électriquement par notre ingénieur, se figurent que le tonnerre court sur ces fils, et ils se gardent bien d’y toucher. Ils croient même que leurs deux bouts se rattachent au soleil et à la lune et que ces grosses boules leur tomberaient sur la tête, s’ils s’avisaient de tirer dessus. »

À onze heures, suivant l’habitude, la grande halte de la journée eut lieu. La caravane s’installa près d’un massif d’eucalyptus dont le feuillage, tombant comme les pendeloques de cristal d’un lustre, ne donnait que peu ou point d’ombre. Là coulait un creek ou plutôt un filet d’eau, à peine suffisant pour mouiller les cailloux de son lit. Sur la rive opposée, le sol se relevant par un brusque épaulement, barrait la surface de la plaine sur une longueur de plusieurs milles de l’est à l’ouest. En arrière, on saisissait encore le lointain profil des Mac-Donnell-Ranges au-dessus de l’horizon.

Ce repos durait d’habitude jusqu’à deux heures. On évitait ainsi de cheminer pendant la partie la plus chaude de la journée. À vrai dire, ce n’était qu’une halte et non un campement. Tom Marix ne faisait alors ni dételer les bœufs, ni débrider les chevaux. Ces animaux mangeaient sur place. On ne dressait point les tentes, on n’allumait point les feux. La venaison froide et les conserves composaient ce second repas, qui avait été précédé d’un premier déjeuner au lever du soleil.

Chacun vint, comme à l’ordinaire, s’asseoir ou s’étendre sur l’herbe dont l’épaulement était revêtu. Une demi-heure écoulée, les bouviers et les gens de l’escorte, noirs ou blancs, leur faim apaisée, dormaient en attendant le départ.

Mrs. Branican, Jane et Godfrey formaient un groupe à part. La servante indigène Harriett leur avait apporté un panier contenant quelques provisions. Tout en déjeunant, ils s’entretenaient de leur prochaine arrivée à la station d’Alice-Spring. L’espérance qui n’avait jamais abandonné Dolly, le jeune novice la partageait absolument, et, lors même qu’il n’y aurait pas eu motif d’espérer, rien n’eût ébranlé leurs convictions. Tous, d’ailleurs, étaient pleins de foi dans le succès de la campagne, leur résolution formelle étant de ne plus quitter la terre australienne tant qu’ils ne seraient pas fixés sur le sort du capitaine John.

Il va de soi que Len Burker, affectant de nourrir ces mêmes idées, ne ménageait point ses encouragements, lorsqu’il en trouvait l’occasion. Cela entrait dans son jeu ; car il avait intérêt à ce que Mrs. Branican ne retournât pas en Amérique, puisqu’il était interdit à lui d’y revenir. Dolly, ne soupçonnant rien de ses odieuses trames, lui savait gré de ce qu’il l’appuyait.

Pendant cette halte, Zach Fren et Tom Marix s’étaient mis à causer de la réorganisation qu’il conviendrait de donner à la caravane, avant de quitter la station d’Alice-Spring. Grave question. N’était-ce pas alors que commenceraient les véritables difficultés d’une expédition à travers l’Australie centrale ?

Il était une heure et demie environ, lorsqu’un bruit sourd se fit entendre dans la direction du nord. On eût dit un tumulte prolongé, un roulement continu, dont les lointaines rumeurs se propageaient jusqu’au campement.

Mrs. Branican, Jane et Godfrey qui s’étaient relevés, prêtaient l’oreille.

Tom Marix et Zach Fren venaient de s’approcher d’eux, et, le regard tendu, écoutaient.

« D’où peut provenir ce bruit ? demanda Dolly.

— Un orage, sans doute ? dit le maître.

— On dirait plutôt le ressac des lames sur une grève, » fit observer Godfrey.

Cependant il n’y avait aucun symptôme d’orage, et l’atmosphère ne décelait aucune saturation électrique. Quant à quelque déchaînement d’eaux furieuses, il n’aurait pu être produit que par une subite inondation, due au trop-plein des creeks. Mais lorsque Zach Fren voulut donner cette explication au phénomène :

« Une inondation dans cette partie du continent, à cette époque et après une telle sécheresse ?… répondit Tom Marix. Soyez certain que c’est impossible ! »

Et il avait raison.

Qu’à la suite de violents orages, il survienne parfois des crues provoquées par l’excessive abondance des eaux pluviales, que les nappes liquides se répandent à la surface des terrains en contre-bas, cela se voit quelquefois pendant la mauvaise saison. Mais, à la fin d’octobre, l’explication était inadmissible.

Tom Marix, Zach Fren et Godfrey, s’étaient hissés sur le rebord de l’épaulement et portaient un regard inquiet dans le sens du nord et de l’est.

Rien en vue sur toute l’immense étendue des plaines mornes et désertes. Toutefois, au-dessus de l’horizon, se déroulait un nuage de forme bizarre qu’on ne pouvait confondre avec ces vapeurs que les longues chaleurs accumulent à la ligne périphérique de la terre et du ciel. Ce n’était point un amas de brumes à l’état vésiculaire ; c’était plutôt une agglomération de ces volutes aux contours nets que produisent les décharges de l’artillerie. Quant au bruit qui s’échappait de cet amoncellement poussiéreux, — comment douter que ce fût un énorme rideau de poussière ? — il s’accroissait rapidement, semblable à quelque piétinement cadencé, une sorte de chevauchement colossal, répercuté par le sol élastique de l’immense prairie. D’où venait-il ?

« Je sais… j’ai déjà été témoin… Ce sont des moutons ! s’écria Tom Marix.

— Des moutons ?… répliqua Godfrey en riant. Si ce ne sont que des moutons…

— Ne riez pas, Godfrey ! répondit le chef de l’escorte. Il y a peut-être là des milliers et des milliers de moutons, qui auront été saisis de panique… Si je ne me suis pas trompé, ils vont passer comme une avalanche, détruisant tout sur leur passage ! »

Tom Marix n’exagérait pas. Lorsque ces animaux sont affolés pour une cause ou pour une autre — ce qui arrive quelquefois à l’intérieur des runs, — rien ne peut les retenir, ils renversent les barrières, et s’échappent. Un vieux dicton dit que « devant les moutons s’arrête la voiture du roi… » et il est vrai qu’un troupeau de ces stupides bêtes se laisse plutôt écraser que de céder la place ; mais si elles se laissent écraser elles écrasent aussi, lorsqu’elles se précipitent en masse énorme. Et c’était bien le cas. À voir le nuage de poussière qui s’arrondissait sur un espace de deux à trois lieues, on ne pouvait estimer à moins de cent mille les moutons qu’une panique aveugle lançait sur le chemin de la caravane. Emportés du nord au sud, ils se déroulaient comme un mascaret à la surface de la plaine et ne s’arrêteraient qu’au moment où ils tomberaient, épuisés par cette course folle.

« Que faire ? demanda Zach Fren.

— S’abriter tant bien que mal au pied de l’épaulement », répondit Tom Marix.

Il n’y avait pas d’autre parti à prendre, et tous trois redescendirent. Si insuffisantes que pussent être les précautions indiquées par Tom Marix, elles furent aussitôt mises à exécution. L’avalanche des moutons n’était pas à deux milles du campement. Le nuage montait en grosses volutes dans l’air, et de ce nuage sourdait un tumulte formidable de bêlements.

Les chariots furent mis à l’abri contre le talus. Quant aux chevaux et aux bœufs, leurs cavaliers et leurs conducteurs les obligèrent à s’étendre sur le sol, afin de mieux résister à cet assaut qui passerait peut-être au-dessus d’eux sans les atteindre. Les hommes s’accotèrent contre le talus. Godfrey se plaça près de Dolly, afin de la protéger plus efficacement, et on attendit.

Cependant Tom Marix venait de remonter sur l’arête de l’épaulement. Il voulait observer une dernière fois la plaine, qui « moutonnait » comme fait la mer sous une violente brise. Le troupeau arrivait à grand fracas et à grande vitesse, s’étendant sur un tiers de l’horizon. Ainsi que l’avait dit Tom Marix, les moutons devaient s’y chiffrer par une centaine de mille. En moins de deux minutes, ils seraient sur le campement.

« Attention ! Les voici ! » cria Tom Marix.

Et il se laissa rapidement glisser le long du talus jusqu’à l’endroit où Mrs. Branican, Jane, Godfrey et Zach Fren étaient blottis les uns contre les autres.

Presque aussitôt, le premier rang de moutons apparut sur la crête. Il ne s’arrêta pas, il n’aurait pu s’arrêter. Les animaux de tête tombèrent — quelques centaines qui s’empilèrent, lorsque le sol vint à leur manquer. Aux bêlements se mêlaient les hennissements des chevaux, les beuglements des bœufs, saisis d’épouvante. Tout s’était effacé, au milieu de l’épais nuage de poussière, tandis que l’avalanche se déchaînait au delà de l’épaulement dans une impulsion irrésistible — un véritable torrent de bêtes.

Cela dura cinq minutes, et les premiers qui se relevèrent, Tom Marix, Godfrey, Zach Fren, aperçurent l’effrayante masse, dont les dernières lignes ondulaient vers le sud.

« Debout !… Debout ! » cria le chef de l’escorte.

Tous se remirent sur pied. Quelques contusions, un peu de dégât dans les chariots, c’est à cela que se bornait le dommage subi par le personnel et le matériel, grâce à l’abri du talus.

Tom Marix, Godfrey, Zach Fren, remontèrent aussitôt sur sa partie supérieure.

Vers le sud, la troupe fuyante disparaissait derrière un rideau de poussière sableuse. Du côté nord s’étendait à perte de vue la plaine, profondément piétinée à sa surface.

Mais voici que Godfrey s’écrie :

« Là-bas… là-bas… regardez ! »

À une cinquantaine de pas du talus, deux corps gisaient sur le sol — deux indigènes, sans doute, entraînés, renversés et probablement écrasés par cette irruption de moutons…

Tom Marix et Godfrey coururent vers ces corps…

Quelle fut leur surprise ! Jos Meritt et son serviteur Gîn-Ghi étaient là, immobiles, inanimés…

Ils respiraient pourtant, et des soins empressés les eurent bientôt remis de ce rude assaut. À peine eurent-ils ouvert les yeux que, si contusionnés qu’ils fussent, l’un et l’autre se redressèrent.

« Bien !… Oh !… Très bien ! » fit Jos Meritt.

Puis se retournant :

« Et Gîn-Ghi ?… demanda-t-il.

— Gîn-Ghi est là… ou du moins ce qu’il en reste ! répondit le Chinois en se frottant les reins. Décidément, trop de moutons, mon maître Jos, mille et dix mille fois trop !

— Jamais trop de gigots, jamais trop de côtelettes, Gîn-Ghi, donc jamais trop de moutons ! répondit le gentleman. Ce qui est fâcheux, c’est de n’avoir pu en attraper un seul au passage…

— Consolez-vous, monsieur Meritt, répondit Zach Fren. Au bas du talus, il y en a des centaines à votre service.

— Très bien !… Oh !… Très bien ! » conclut gravement le flegmatique personnage.

Puis, s’adressant à son serviteur, lequel, après s’être frotté les reins, se frottait les épaules :

« Gîn-Ghi ?…

— Mon maître Jos ?…

— Deux côtelettes pour ce soir, dit-il, deux côtelettes… saignantes ! »

Jos Meritt et Gîn-Ghi racontèrent alors ce qui s’était passé. Ils cheminaient à trois milles en avant de la caravane, lorsqu’ils avaient été surpris par cette charge de bêtes ovines. Leurs
« attention ! » cria tom marix.
chevaux avaient pris la fuite, en dépit de leurs efforts pour les retenir. Renversés, piétinés, ce fut miracle qu’ils n’eussent pas été écrasés, et bonne chance aussi que Mrs. Branican et ses compagnons fussent arrivés à temps pour les secourir.

Tout le monde avait échappé à ce très sérieux danger, on s’était remis en route, et vers six heures du soir la caravane atteignit la station d’Alice-Spring.