Mistress Branican/II/X

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Hetzel (p. 353-368).

X

encore quelques extraits.


Waterloo-Spring n’est point une bourgade, pas même un village. Quelques huttes d’indigènes abandonnées en ce moment, rien de plus. Les nomades ne s’y arrêtent qu’à l’époque où la saison des pluies alimente les cours d’eau de cette région — ce qui leur permet de s’y fixer pour un certain temps. Waterloo ne justifiait en aucune façon cette adjonction du mot « spring », qui est commun à toutes les stations du désert. Nulle source ne s’épanchait hors du sol, et, ainsi qu’il a été dit, s’il se rencontre dans le Sahara de fraîches oasis, abritées d’arbres, arrosées d’eaux courantes, c’est en vain qu’on les chercherait au milieu du désert australien.

Telle est l’observation consignée du journal de Mrs. Branican, dont quelques extraits vont encore être reproduits. Mieux que la plus précise description, ils sont de nature à faire connaître le pays, à montrer dans toute leur horreur les épreuves réservées aux audacieux qui s’y aventurent. Ils permettront aussi d’apprécier la force morale, l’indomptable énergie de leur auteur, son intraitable résolution d’atteindre le but, au prix de n’importe quels sacrifices.

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30 décembre. — Il faut séjourner quarante-huit heures à Waterloo-Spring. Ces retards me désolent, quand je songe à la distance qui nous sépare encore de la vallée où coule la Fitz-Roy. Et sait-on s’il ne sera pas nécessaire de chercher au delà de cette vallée la tribu des Indas ? Depuis le jour où Harry Felton l’a quitté, quelle a été l’existence de mon pauvre John ?… Les indigènes ne se seront-ils pas vengés sur lui de la fuite de son compagnon ?… Il ne faut pas que je pense à cela… Cette pensée me tuerait !

Zach Fren essaie de me rassurer.

« Puisque, durant tant d’années, le capitaine John et Harry Felton ont été les prisonniers de ces Indas, me dit-il, c’est que ceux-ci avaient intérêt à les conserver. Harry Felton vous l’a fait comprendre, mistress. Ces indigènes ont reconnu dans le capitaine un chef blanc de grande valeur et ils attendent toujours l’occasion de le rendre contre une rançon proportionnée à son importance. À mon sens, la fuite de son compagnon ne doit pas avoir empiré la situation du capitaine John. »

Dieu veuille qu’il en soit ainsi !

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31 décembre. — Aujourd’hui s’est achevée cette année 1890. Il y a quinze ans, le Franklin partait du port de San-Diégo… Quinze ans !… Et c’est depuis quatre mois et cinq jours seulement que notre caravane a quitté Adélaïde ! Cette année qui débute pour nous dans le désert, comment finira-t-elle ?

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1er janvier. — Mes compagnons n’ont pas voulu laisser passer ce jour sans m’apporter leurs compliments de nouvelle année. Ma chère Jane m’a embrassée, en proie à la plus vive émotion, et je l’ai longtemps retenue entre mes bras. Zach Fren et Tom Marix ont voulu me serrer la main. Je sais que j’ai en eux deux amis qui se sacrifieraient jusqu’à la mort. Tous nos gens m’ont entourée en m’adressant leurs félicitations bien affectueuses. Je dis tous, à l’exclusion cependant des noirs de l’escorte, dont le mécontentement se manifeste à chaque occasion. Il est clair que Tom Marix ne les maintient pas sans peine dans le rang.

Len Burker m’a parlé avec sa froideur habituelle en m’assurant du succès de notre entreprise. Il ne doute pas que nous n’arrivions au but. Toutefois, il se demande si c’est suivre la bonne route que de marcher vers la rivière Fitz-Roy. Les Indas, à son avis, sont des nomades que l’on rencontre plus fréquemment dans les régions voisines du Queensland, c’est-à-dire à l’est du continent. Il est vrai, ajoute-t-il, que nous allons vers l’endroit où Harry Felton a laissé son capitaine… mais qui peut assurer que les Indas ne se sont pas déplacés… etc.

Tout cela est dit de ce ton qui ne saurait inspirer la confiance, ce ton que certaines gens prennent, quand ils parlent sans vous regarder.

Mais c’est Godfrey, dont l’attention m’a le plus vivement touchée. Il avait fait un bouquet de ces petites fleurs sauvages qui poussent entre les touffes de spinifex. Il me l’a offert de si bonne grâce, il m’a dit des choses si tendres, que les larmes me sont venues aux yeux. Comme je l’ai embrassé, mon Godfrey, et comme ses baisers répondaient aux miens… Pourquoi la pensée me revient-elle que mon petit Wat aurait son âge… qu’il serait bon comme lui…

Jane se trouvait là… Elle était si émue, elle est devenue si pâle en présence de Godfrey… J’ai cru qu’elle allait perdre connaissance. Mais elle a pu se remettre, et son mari l’a emmenée… Je n’ai pas osé la retenir.

Nous avons repris la route, ce jour-là, à quatre heures du soir, par un temps couvert. La chaleur était un peu plus supportable. Les chameaux de selle et de bât, suffisamment reposés de leurs fatigues, ont marché d’un pas plus soutenu. Il a même fallu les modérer, afin que les hommes à pied pussent les suivre.

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15 janvier. — Pendant quelques jours, nous avons conservé cette allure rapide. Deux ou trois fois, il y a eu encore des pluies abondantes. Nous n’avons pas souffert de la soif, et notre réserve a été refaite au complet. Elle est la plus grave de toutes, cette question de l’eau, la plus effrayante aussi, lorsqu’il s’agit d’un voyage au milieu de ces déserts. Elle exige une constante préoccupation. En effet, les puits paraissent être rares sur l’itinéraire que nous suivons. Le colonel Warburton l’a bien reconnu lors de son voyage, qui s’est terminé à la côte ouest de la Terre de Tasman.

Nous vivons désormais sur nos provisions — uniquement. Il n’y a pas lieu de faire entrer en compte le rendement de la chasse. Le gibier a fui ces mornes solitudes. À peine aperçoit-on quelques bandes de pigeons que l’on ne peut approcher. Ils ne se reposent entre les touffes de spinifex, qu’après un long vol, lorsque leurs ailes n’ont plus la force de les soutenir. Néanmoins notre alimentation est assurée pour plusieurs mois, et, de ce côté, je suis tranquille. Zach Fren veille scrupuleusement à ce que la nourriture, conserves, farine, thé, café soit distribuée avec méthode et régularité. Nous-mêmes, nous sommes soumis au sort commun. Il n’y a d’exception pour personne. Les noirs de l’escorte ne peuvent se plaindre que nous soyons mieux traités qu’eux.

Çà et là voltigent aussi quelques moineaux, égarés à la surface de ces régions ; mais ils ne valent pas la peine que l’on se fatigue à les poursuivre.

Toujours des myriades de fourmis blanches, rendant très douloureuses nos heures de halte. Quant aux moustiques, la contrée est trop sèche pour que nous en soyons gênés. « Nous les retrouverons dans les lieux humides, » a fait observer Tom Marix. Eh bien, mieux vaut encore subir leurs morsures. Ce ne sera pas payer trop cher l’eau qui les attire.

Nous avons atteint Mary-Spring, à quatre-vingt-dix milles de Waterloo, dans la journée du 23 janvier.

Un groupe de maigres arbres se dresse en cet endroit. Ce sont quelques eucalyptus, qui ont épuisé tout le liquide du sol et sont à demi flétris.

« Leur feuillage pend comme des langues desséchées par la soif, » dit Godfrey.

Et cette comparaison est très juste.

J’observe que ce jeune garçon, ardent et résolu, n’a rien perdu de la gaieté de son âge. Sa santé n’est point altérée, ce que je pouvais craindre, car il est à une époque où l’adolescent se forme. Et cette incroyable ressemblance qui me trouble… C’est le même regard, quand ses yeux se fixent sur moi ; ce sont les mêmes intonations quand il me parle… Et il a une manière de dire les choses, d’exprimer ses pensées, qui me rappelle mon pauvre John !

Un jour, j’ai voulu attirer l’attention de Len Burker sur cette particularité.

« Mais non, Dolly, m’a-t-il répondu, c’est pure illusion de votre part. Je vous l’avoue, je ne suis aucunement frappé de cette ressemblance. À mon sens, elle n’existe que dans votre imagination. Peu importe, après tout, et si c’est pour ce motif que vous portez intérêt à ce garçon…

— Non, Len, ai-je repris, et si j’ai ressenti une vive affection pour Godfrey, c’est que je l’ai vu se passionner pour ce qui est l’unique but de ma vie… retrouver et sauver John. Il m’a suppliée de l’emmener, et, touchée de ses instances, j’ai consenti. Et puis, c’est un de mes enfants de San-Diégo, l’un de ces pauvres êtres sans famille, qui ont été élevés à Wat-House… Godfrey est comme un frère de mon petit Wat…

— Je sais… je sais, Dolly, a répliqué Len Burker, et je vous comprends dans une certaine mesure. Fasse le ciel que vous n’ayez pas à vous repentir d’un acte où votre sensibilité a plus de part que votre raison.

— Je n’aime pas à vous entendre parler ainsi, Len Burker, ai-je repris avec vivacité. De telles observations me blessent. Qu’avez-vous à reprocher à Godfrey ?…

— Oh ! rien… rien jusqu’ici. Mais, qui sait… plus tard… peut-être voudra-t-il abuser de votre affection un peu trop prononcée à son égard ?… Un enfant trouvé… on ne sait d’où il vient… ce qu’il est… quel sang coule dans ses veines…

— C’est le sang de braves et honnêtes gens, j’en réponds ! me suis-je écriée. À bord du Brisbane, il était aimé de tous, de ses chefs et de ses camarades, et, d’après ce que m’a dit le capitaine, Godfrey n’a jamais encouru un seul reproche ! Zach Fren, qui s’y connaît, l’apprécie comme moi ! Me direz-vous, Len Burker, pourquoi vous n’aimez pas cet enfant ?…

— Moi… Dolly !… Je ne l’aime ni ne l’aime pas… Il m’est indifférent, voilà tout. Quant à mon amitié, je ne la donne pas ainsi au premier venu, et je ne pense qu’à John, à l’arracher aux indigènes… »

Si c’est une leçon que Len Burker a voulu me donner, je ne l’accepte pas ; elle porte à faux. Je n’oublie pas mon mari pour cet enfant ; mais je suis heureuse de penser que Godfrey aura joint ses efforts aux miens. J’en suis certaine, John approuvera ce que j’ai fait et ce que je compte faire pour l’avenir de ce jeune garçon.

Lorsque j’ai rapporté cette conversation à Jane, la pauvre femme a baissé la tête et n’a rien répondu.

À l’avenir, je n’insisterai plus. Jane ne veut pas, elle ne peut pas donner tort à Len Burker. Je comprends cette réserve ; c’est son devoir.

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29 janvier. — Nous sommes arrivés sur le bord d’un petit lac, une sorte de lagon, que Tom Marix croit être le White-Lake. Il justifie son nom de « lac blanc », car, à la place de l’eau qui s’est évaporée, c’est une couche de sel qui occupe le fond de ce bassin. Encore un reste de cette mer intérieure qui séparait autrefois l’Australie en deux grandes îles.

Zach Fren a renouvelé notre provision de sel ; nous aurions préféré trouver de l’eau potable.

Il y a dans les environs une grande quantité de rats, plus petits que le rat ordinaire. Il faut se prémunir contre leurs attaques. Ce sont des animaux si voraces qu’ils rongent tout ce qu’on laisse à leur portée.

Du reste, les noirs n’ont point trouvé que ce fût là un gibier à dédaigner. Ayant réussi à attraper quelques douzaines de ces rats, ils les ont apprêtés, les ont fait cuire, et se sont régalés de cette chair assez répugnante. Il faudrait que nous fussions bien à court de vivres pour nous résigner à cette nourriture. Dieu veuille que nous n’en soyons jamais réduits là !

Nous voici maintenant à la limite du désert compris sous le nom de Great-Sandy-Desert.

Pendant les derniers vingt milles, le terrain s’est graduellement modifié. Les touffes de spinifex sont moins serrées, et cette maigre verdure tend à disparaître. Le sol est-il donc si aride qu’il ne puisse suffire à cette végétation si peu exigeante ? Qui ne le croirait en voyant l’immense plaine, ondulée de monticules de sable rouge, et sans qu’il y ait trace d’un lit de creek. Cela donne à supposer qu’il ne pleut jamais sur ces territoires dévorés de soleil, — pas même dans la saison d’hiver.

Devant cette aridité lamentable, cette sécheresse inquiétante, il n’est pas un de nous qui ne se sente saisi des plus tristes pressentiments. Tom Marix me montre sur la carte ces solitudes désolées : c’est un espace laissé en blanc que sillonnent les itinéraires de Giles et de Gibson. Vers le nord, celui du colonel Warburton indique bien les incertitudes de sa marche par les multiples tours et détours que nécessite la recherche des puits. Ici ses gens malades, affamés, sont à bout de forces… Là ses bêtes sont décimées, son fils est mourant… Mieux vaudrait ne pas lire le récit de son voyage, si l’on veut le recommencer après lui… Les plus hardis reculeraient… Mais je l’ai lu, et je le relis… Je ne me laisserai pas effrayer… Ce que cet explorateur a bravé pour étudier les régions inconnues du continent australien, je le brave, moi, pour retrouver John… Le seul but de ma vie est là, et je l’atteindrai !

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3 février. — Depuis cinq jours, nous avons dû diminuer encore la moyenne de nos étapes. Autant de perdu sur la longueur du chemin à parcourir. Rien n’est plus regrettable. Notre caravane, retardée par les accidents de terrain, est incapable de suivre la droite ligne. Le sol est fortement accidenté, ce qui nous oblige à monter et à descendre des pentes parfois très raides. En maint endroit, il est coupé de dunes, entre lesquelles les chameaux sont contraints de circuler, puisqu’ils ne peuvent les franchir. Il y a aussi des collines sablonneuses qui s’élèvent jusqu’à cent pieds, et que séparent des intervalles de six à sept cents. Les piétons enfoncent dans ce sable, et la marche devient de plus en plus pénible.

La chaleur est accablante. On ne saurait se figurer avec quelle intensité le soleil darde ses rayons. Ce sont des flèches de feu, qui vous percent en mille places. Jane et moi, c’est à peine s’il nous est possible de demeurer sous l’abri de notre kibitka. Ce que doivent souffrir nos compagnons pendant les étapes du matin ou du soir ! Zach Fren, si robuste qu’il soit, est très éprouvé par les fatigues ; mais il ne se plaint pas, il n’a rien perdu de sa bonne humeur, cet ami dévoué, dont l’existence est liée à la mienne !

Jos Meritt supporte ces épreuves avec un courage tranquille, une résistance aux privations qu’on est tenté de lui envier. Gîn-Ghi, moins patient, se plaint, sans parvenir à émouvoir son maître. Et, quand on songe que cet original se soumet à de pareilles épreuves pour conquérir un chapeau !

Les malades sont étendus sur le dos de deux chameaux.

« Bien !… Oh !… Très bien ! répond-il lorsqu’on lui en fait l’observation. Mais aussi quel rarissime chapeau !…

— Un vieux galurin de saltimbanque ! murmure Zach Fren en haussant les épaules.

— Une guenille, riposte Gîn-Ghi, une guenille qu’on ne voudrait même pas porter en savates ! »

Au cours de la journée, entre huit heures et quatre heures, il serait impossible de faire un pas. On campe n’importe où, on dresse deux ou trois tentes. Les gens de l’escorte, blancs et noirs, s’étendent comme ils le peuvent à l’ombre des chameaux. Ce qui est effrayant, c’est que l’eau va bientôt manquer. Que devenir, si nous ne rencontrons que des puits à sec ? Je sens que Tom Marix est extrêmement inquiet, quoiqu’il cherche à me dissimuler son anxiété. Il a tort, il ferait mieux de ne me rien cacher. Je puis tout entendre, et je ne faiblirai pas…

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14 février. — Onze jours se sont écoulés, pendant lesquels nous n’avons eu que deux heures de pluie. C’est à peine si nous avons pu remplir nos tonnelets, si les hommes ont recueilli de quoi apaiser leur soif, si les bêtes ont refait leur provision d’eau. Nous sommes arrivés à Emily-Spring, où la source est absolument tarie. Nos bêtes sont épuisées. Jos Meritt ne sait plus quel moyen employer pour faire avancer sa monture. Il ne la frappe pas, cependant, et cherche à la prendre par les sentiments. Je l’entends qui lui dit :

« Voyons, si tu as de la peine, du moins n’as-tu pas de chagrin, ma pauvre bête ! »

La pauvre bête ne paraît point comprendre cette distinction.

Nous reprenons notre route, plus inquiets que nous ne l’avons jamais été.

Deux animaux sont malades. Ils se traînent, et ne pourront continuer le voyage. Les vivres que portait le chameau de bât ont dû être placés sur un chameau de selle, lequel a été repris à l’un des hommes de l’escorte.

Estimons-nous heureux que le chameau mâle monté par Tom Marix ait jusqu’à présent conservé toute sa vigueur. Sans lui, les autres, plus particulièrement les chamelles, se débanderaient, et rien ne pourrait les retenir.

Il y a nécessité d’achever les pauvres bêtes abattues par la maladie. Les laisser mourir de faim, de soif, en proie à une longue agonie, ce serait plus inhumain que de terminer d’un coup leurs misères.

La caravane s’éloigne et contourne une colline de sable… Deux détonations retentissent… Tom Marix revient nous rejoindre, et le voyage se poursuit.

Ce qui est plus alarmant, c’est que la santé de deux de nos gens me donne de vives inquiétudes. Ils sont pris de fièvre, et on ne leur épargne pas le sulfate de quinine, dont la pharmacie portative est abondamment fournie. Mais une soif ardente les dévore. Notre provision d’eau est tarie, et rien n’indique que nous soyons à proximité d’un puits.

Les malades sont étendus chacun sur le dos d’un chameau que leurs compagnons conduisent à la main. On ne peut abandonner des hommes comme on abandonne les bêtes. Nous leur donnerons nos soins, c’est notre devoir, et nous n’y faillirons pas… Mais cette impitoyable température les dévore peu à peu…

Tom Marix, si habitué qu’il soit à ces épreuves du désert, et bien qu’il ait souvent mis son expérience à profit pour soigner ses compagnons de la police provinciale, ne sait plus que faire… De l’eau… de l’eau !… C’est ce que nous demandons aux nuages, puisque le sol est incapable de nous en fournir.

Ceux qui résistent le mieux aux fatigues, qui supportent sans en trop souffrir ces excessives chaleurs, ce sont les noirs de l’escorte.

Cependant, s’ils sont moins éprouvés, leur mécontentement s’accroît de jour en jour. En vain Tom Marix s’emploie-t-il à les calmer. Les plus excités se tiennent à l’écart aux heures de halte, se concertent, se montent, et les symptômes d’une prochaine révolte sont manifestes.

Dans la journée du 21, tous, d’un commun accord, ont refusé de continuer le voyage dans la direction du nord-ouest, donnant pour raison qu’ils meurent de soif. La raison n’est, hélas ! que trop sérieuse. Depuis douze heures, il n’y a plus une seule goutte d’eau dans nos tonnelets. Nous en sommes réduits aux boissons alcooliques, dont l’effet est déplorable, car elles portent à la tête.

J’ai dû intervenir en personne au milieu de ces indigènes butés dans leur idée. Il s’agissait de les amener à comprendre que s’arrêter en de telles circonstances, n’était pas le moyen de mettre un terme aux souffrances qu’ils subissaient.

« Aussi, me répond l’un d’eux, ce que nous voulons, c’est revenir en arrière.

— En arrière ?… Et jusqu’où ?…

— Jusqu’à Mary-Spring.

À Mary-Spring, il n’y a plus d’eau, ai-je répondu, et vous le savez bien.

— S’il n’y a plus d’eau à Mary-Spring, réplique l’indigène, on en trouvera un peu au-dessus du côté du mont Wilson, dans la direction du Sturt-creek.

Je regarde Tom Marix. Il va chercher la carte spéciale où figure le Great-Sandy-Desert. Nous la consultons. En effet, dans le nord de Mary-Spring, il existe un cours d’eau assez important, qui n’est peut-être pas entièrement desséché. Mais comment l’indigène a-t-il pu connaître l’existence de ce cours d’eau ? Je l’interroge à ce sujet. Il hésite d’abord et finit par me répondre que c’est M. Burker qui leur en a parlé. C’est même de lui qu’est venue la proposition de remonter vers le Sturt-creek.

Je suis on ne peut plus contrariée de ce que Len Burker ait eu l’imprudence — n’est-ce que de l’imprudence ? — de provoquer une partie de l’escorte à retourner dans l’est. Il en résulterait non seulement des retards, mais une sérieuse modification à notre itinéraire, laquelle nous écarterait de la rivière Fitz-Roy.

Je m’en explique nettement avec lui.

« Que voulez-vous, Dolly ? me répond-il. Mieux vaut s’exposer à des retards ou à des détours que de s’obstiner à suivre une route où les puits font défaut.

— En tout cas, monsieur Burker, dit vivement Zach Fren, c’est à mistress Branican et non aux indigènes que vous auriez dû faire votre communication.

— Vous agissez de telle façon avec nos noirs, ajoute Tom Marix, que je ne puis plus les tenir. Est-ce vous qui êtes leur chef, monsieur Burker, ou est-ce moi ?…

— Je trouve vos observations inconvenantes, Tom Marix ! réplique Len Burker.

— Inconvenantes ou non, elles sont justifiées par votre conduite, monsieur, et vous voudrez bien en tenir compte !

— Je n’ai d’ordres à recevoir de personne ici, si ce n’est de mistress Branican…

— Soit, Len Burker, ai-je répondu. Dorénavant, si vous avez quelques critiques à présenter, je vous prie de me les adresser et non à d’autres.

— Mistress Dolly, dit alors Godfrey, voulez-vous que je me porte en avant de la caravane à la recherche d’un puits ?… Je finirai par rencontrer…

— Des puits sans eau ! » murmure Len Burker, qui s’éloigne en haussant les épaules.

J’imagine aisément ce qu’a dû souffrir Jane, qui assistait à cette discussion. La façon d’agir de son mari, si dommageable pour le bon accord qui doit régner dans notre personnel, peut nous créer les plus graves difficultés. Il fallut que je me joignisse à Tom Marix pour obtenir des noirs de ne pas persévérer dans leur intention de revenir en arrière. Nous n’y réussîmes pas sans peine. Toutefois, ils déclarèrent que si nous n’avions pas trouvé un puits avant quarante-huit heures, ils retourneraient à Mary-Spring, afin de gagner le Sturt-creek.

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23 février. — Quelles indicibles souffrances pendant les deux jours qui suivirent ! L’état de nos deux compagnons malades avait empiré. Trois chameaux tombèrent encore pour ne plus se relever, la tête allongée sur le sable, les reins gonflés, incapables de faire un mouvement. Il fut nécessaire de les abattre. C’étaient deux bêtes de selle et une bête de bât. Actuellement quatre blancs de l’escorte sont réduits à continuer en piétons ce voyage déjà si fatigant pour des gens montés.

Et pas une créature humaine dans ce Great-Sandy-Desert ! Pas un Australien de ces régions de la Terre de Tasman, qui puisse nous renseigner sur la situation des puits ! Évidemment, notre caravane s’est écartée de l’itinéraire du colonel Warburton, car le colonel n’a jamais franchi d’aussi longues étapes, sans avoir pu refaire sa provision d’eau. Trop souvent, il est vrai, les puits à demi taris ne contenaient qu’un liquide épais, échauffé, à peine potable. Mais nous nous en contenterions…

Aujourd’hui, enfin, au terme de la première étape, nous avons pu apaiser notre soif… C’est Godfrey qui a découvert un puits à une faible distance.

Dès le matin du 23, le brave enfant s’est porté à quelques milles en avant, et deux heures après, nous l’avons aperçu qui revenait en toute hâte.

« Un puits !… un puits ! » s’est-il écrié du plus loin que nous avons pu l’entendre.

À ce cri, notre petit monde s’est ranimé. Les chameaux se sont remis sur leurs jambes. Il semble que celui que montait Godfrey leur ait dit en arrivant :

« De l’eau… de l’eau ! »

Une heure après, la caravane s’arrêtait sous un bouquet d’arbres à la ramure desséchée, qui ombrageaient le puits. Heureusement, ce sont des gommiers et non de ces eucalyptus, qui l’auraient asséché jusqu’à la dernière goutte !

Mais les rares puits, creusés à la surface du continent australien, il faut bien reconnaître qu’une troupe d’hommes un peu nombreuse les viderait en un instant. L’eau n’y est point abondante, et encore faut-il aller la puiser sous les couches de sable. C’est que ces puits ne sont pas l’œuvre de la main de l’homme ; ce ne sont que des cavités naturelles, qui se forment à l’époque des pluies d’hiver. À peine dépassent-elles cinq à six pieds en profondeur, — ce qui suffit pour que l’eau, abritée des rayons solaires, échappe à l’évaporation et se conserve même pendant les longues chaleurs de l’été.

Quelquefois, ces réservoirs ne se signalent pas à la surface de la plaine par un groupe d’arbres, et il n’est que trop facile de passer à proximité sans les reconnaître. Il importe donc d’observer la contrée avec grand soin : c’est une recommandation qui est faite et très justement faite par le colonel Warburton. Aussi avons-nous soin d’en tenir compte.

Cette fois, Godfrey avait eu la main heureuse. Le puits, près duquel notre campement a été établi dès onze heures du matin, contenait plus d’eau qu’il n’en fallait pour abreuver nos chameaux et refaire complètement notre réserve. Cette eau restée limpide car elle était filtrée par les sables, avait gardé sa fraîcheur, la cavité, située au pied d’une haute dune, ne recevant pas directement les rayons du soleil.

C’est avec délices que chacun de nous s’est rafraîchi en puisant à cette sorte de citerne. Il fallut même engager nos compagnons à n’en boire que modérément ; ils auraient fini par se rendre malades.

On ne saurait s’imaginer les effets bienfaisants de l’eau, à moins d’avoir été longtemps torturé par la soif. Le résultat est immédiat ; les plus abattus se relèvent, les forces reviennent instantanément, le courage avec les forces. C’est plus qu’être ranimé ; c’est renaître !

Le lendemain, dès quatre heures du matin, nous avons repris notre route en nous dirigeant vers le nord-ouest, afin d’atteindre par le plus court Joanna-Spring, à cent quatre-vingt-dix milles environ de Mary-Spring.

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C’est avec délices que chacun de nous put se rafraîchir.

Ces quelques notes, extraites du journal de Mrs. Branican, suffiront à démontrer que son énergie ne l’a pas abandonnée un instant. Il convient, maintenant, de reprendre le récit de ce voyage, auquel l’avenir réservait encore tant d’éventualités, impossibles à prévoir et si graves par leurs conséquences.