Mistress Branican/II/XII

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Hetzel (p. 386-397).

XII

derniers efforts


Cette disparition des noirs des bêtes de selle et des bêtes de bât, faisait à Mrs. Branican et à ceux qui lui étaient restés fidèles une situation presque désespérée.

Trahison fut le mot que prononça tout d’abord Zach Fren — le mot que répéta Godfrey. La trahison n’était que trop évidente, étant données les circonstances dans lesquelles la disparition d’une partie du personnel s’était produite. Tel fut aussi l’avis de Tom Marix, qui n’ignorait rien de l’influence funeste, exercée par Len Burker sur les indigènes de l’escorte…

Dolly voulait douter encore. Elle ne pouvait croire à tant de duplicité, à tant d’infamie !

« Len Burker ne peut-il avoir été entraîné comme nous l’étions nous-mêmes ?…

— Entrainé précisément avec les noirs, fit observer Zach Fren, en même temps que les chameaux qui portent nos vivres !…

— Et ma pauvre Jane ! murmura Dolly. Séparée de moi, sans que je m’en sois aperçue !

— Len Burker n’a pas même voulu qu’elle restât près de vous, mistress, dit Zach Fren. Le misérable !…

— Misérable ?… Bien !… Oh !… Très bien ! ajouta Jos Meritt. Si tout cela n’est pas de la trahison, je consens à ne jamais retrouver le chapeau… historique… dont… »

Puis, se tournant vers le Chinois :

« Et que pensez-vous de cela, Gîn-Ghi ?

Ai ya, mon maître Jos ! Je pense que j’aurais mille et dix mille fois mieux fait de ne jamais mettre le pied dans un pays si peu confortable !

— Peut-être ! » répliqua Jos Meritt.

La trahison était tellement caractérisée, en somme, que Mrs. Branican dut se rendre.

« Mais pourquoi m’avoir trompée ? se demandait-elle. Qu’ai-je fait à Len Burker ?… N’avais-je pas oublié le passé ?… Ne les ai-je point accueillis comme mes parents, sa malheureuse femme et lui ?… Et il nous abandonne, il nous laisse sans ressources, et il me vole le prix de la liberté de John !… Mais pourquoi ? »

Personne ne connaissait le secret de Len Burker, et personne n’aurait pu répondre à Mrs. Branican. Seule, Jane eût été à même de révéler ce qu’elle savait des abominables projets de son mari, et Jane n’était plus là.

Il n’était que trop vrai, cependant, Len Burker venait de mettre à exécution un plan préparé de longue main, un plan qui semblait avoir toutes les chances de réussite. Sous la promesse d’être bien payés, les noirs de l’escorte s’étaient facilement prêtés à ses vues. Au plus fort de la tourmente, tandis que deux des indigènes entraînaient Jane, sans qu’il eût été possible d’entendre ses cris, les autres avaient poussé vers le nord les chameaux dispersés autour du campement.

Personne ne les avait aperçus au milieu d’une obscurité profonde, épaissie par les tourbillons de poussière, et, avant le jour, Len Burker et ses complices étaient déjà à quelques milles dans l’est de Joanna-Spring.

Jane étant séparée de Dolly, son mari n’avait plus à craindre que, pressée par ses remords, elle en vint à trahir le secret de la naissance de Godfrey. D’ailleurs, dépourvus de vivres et de moyens de transport, il avait tout lieu de croire que Mrs. Branican et ses compagnons périraient au milieu des solitudes de Great-Sandy-Desert.

En effet, à Joanna-Spring, la caravane ne se trouvait guère à moins de trois cents milles de la Fitz-Roy. Au cours de ce long trajet, comment Tom Marix pourvoirait-il aux besoins du personnel, si réduit qu’il fût à présent ?

L’Okaover-creek est un des principaux affluents du fleuve Grey, lequel va se jeter par un des estuaires de la Terre de Witt dans l’Océan Indien.

Sur les bords de cette rivière, que les chaleurs excessives ne tarissent jamais, Tom Marix retrouva les mêmes ombrages, les mêmes sites, dont le colonel Warburton fait l’éloge avec une explosion de joie si intense.

De la verdure, des eaux courantes, après les interminables plaines sablonneuses de dunes et de spinifex, quel heureux changement ! Mais, si le colonel Warburton, arrivé à ce point, était presque assuré d’atteindre son but, puisqu’il n’avait plus qu’à redescendre le creek jusqu’aux établissements de Rockbonne sur le littoral, il n’en était pas ainsi de Mrs. Branican. La situation, au contraire, allait s’empirer en traversant les arides régions qui séparent l’Okaover de la rivière Fitz-Roy.

La caravane ne se composait plus que de vingt-deux personnes sur quarante-trois qu’elle comptait au départ de la station d’Alice-Spring : Dolly et la femme indigène Harriett, Zach Fren, Tom Marix, Godfrey, Jos Meritt, Gîn-Ghi, et avec eux les quinze blancs de l’escorte, dont deux étaient gravement malades. Pour montures, quatre chameaux seulement, les autres ayant été emmenés par Len Burker, y compris le mâle qui leur servait de guide et celui qui portait la kibitka. La bête, dont Jos Meritt appréciait fort les qualités, avait également disparu — ce qui obligerait l’Anglais à voyager à pied comme son domestique. En fait de vivres, il ne restait qu’un très petit nombre de boîtes de conserves, retrouvées dans une caisse qu’une des chamelles avait laissé choir. Plus de farine, ni de café, ni de thé, ni de sucre, ni de sel ; plus de boissons alcooliques ; plus rien de la pharmacie de voyage ! Et comment Dolly pourrait-elle soigner les deux hommes dévorés par la fièvre ? C’était le dénuement absolu, au milieu d’une contrée qui n’offrait aucune ressource.

Aux premières lueurs de l’aube, Mrs. Branican rassembla son personnel. Cette vaillante femme n’avait rien perdu de son énergie, vraiment surhumaine, et, par ses paroles encourageantes, elle parvint à ranimer ses compagnons. Ce qu’elle leur fit voir, c’était le but si près d’être atteint.

Le voyage fut repris et dans des conditions tellement pénibles que le plus confiant des hommes n’aurait pu espérer de le mener à bonne fin. Des quatre chameaux qui restaient, deux avaient dû être réservés aux malades qu’on ne pouvait abandonner à Joanna-Spring, une de ces stations inhabitées comme le colonel Warburton en signale plusieurs sur son itinéraire. Mais ces pauvres gens auraient-ils la force de supporter le transport jusqu’à la Fitz-Roy, d’où il serait peut-être possible de les expédier à quelque établissement de la côte ?… C’était douteux, et le cœur de Mrs. Branican se brisait à l’idée que deux nouvelles victimes s’ajouteraient à celles que comptait déjà la catastrophe du Franklin ?…

Et pourtant Dolly ne renoncerait pas à ses projets ! Non ! elle ne suspendrait pas ses recherches ! Rien ne l’arrêterait dans l’accomplissement de son devoir, — dût-elle rester seule !

En quittant la rive droite de l’Okaover-creek, dont le lit avait été passé à gué un mille en amont de Joanna-Spring, la caravane se dirigea au nord-nord-est. À prendre cette direction, Tom Marix espérait rejoindre la Fitz-Roy, au point le plus rapproché de la courbe irrégulière qu’elle trace, avant de s’infléchir vers le Golfe du Roi.

La chaleur était plus supportable. Il avait fallu les plus vives instances, — presque des injonctions, — de la part de Tom Marix et de Zach Fren, pour que Dolly acceptât un des chameaux comme bête de selle. Godfrey et Zach Fren ne cessaient de marcher d’un bon pas. Pareillement Jos Meritt, dont les longues jambes avaient la rigidité d’une paire d’échasses. Et, lorsque Mrs. Branican lui offrait de prendre sa monture, il déclinait l’offre, disant :

« Bien !… Oh !… Très bien ! Un Anglais est un Anglais, mistress, mais un Chinois n’est qu’un Chinois, et je ne vois aucun inconvénient à ce que vous fassiez cette proposition à Gîn-Ghi… Seulement, je lui défends d’accepter. »

Aussi Gîn-Ghi allait-il à pied, non sans récriminer en songeant aux lointaines délices de Sou-Tchéou, la cité des bateaux-fleurs, la ville adorée des Célestes.

Le quatrième chameau servait soit à Tom Marix, soit à Godfrey, quand il s’agissait de se porter en avant. La provision d’eau, puisée à l’Okaover-creek, ne tarderait pas à être consommée, et c’est alors que la question des puits redeviendrait des plus graves.

En quittant les rives du creek, on chemina vers le nord sur une plaine légèrement ondulée, à peine sillonnée de dunes sablonneuses, qui s’étendait jusqu’aux extrêmes limites de l’horizon. Les touffes de spinifex y formaient des bouquets plus serrés, et divers arbrisseaux, jaunis par l’automne, donnaient à la région un aspect moins monotone. Peut-être une chance favorable permettrait-elle d’y rencontrer un peu de gibier. Tom Marix, Godfrey, Zach Fren, qui ne se séparaient jamais de leurs armes, avaient heureusement conservé fusils et revolvers, et ils sauraient en faire bon emploi, le cas échéant. Il est vrai, les munitions, fort restreintes, ne devaient être employées qu’avec ménagement.

On alla ainsi plusieurs jours, une étape le matin, une étape le soir. Le lit des creeks qui sillonnaient ce territoire, n’était semé que de cailloux calcinés entre les herbes décolorées par la sécheresse. Le sable ne décelait pas la moindre trace d’humidité. Il était donc nécessaire de découvrir des puits, d’en découvrir un par vingt-quatre heures, puisque Tom Marix n’avait plus de tonnelets à sa disposition.

Aussi Godfrey se lançait-il à droite ou à gauche de l’itinéraire, dès qu’il se croyait sur une piste.

« Mon enfant, lui recommandait Mrs. Branican, ne fais pas d’imprudence !… Ne t’expose pas…

— Ne pas m’exposer, quand il s’agit de vous, mistress Dolly, de vous et du capitaine John ! » répondait Godfrey.

Grâce à son dévouement, grâce aussi à une sorte d’instinct qui le guidait, divers puits furent découverts, en s’écartant parfois de plusieurs milles dans le nord ou dans le sud.

Donc, si les souffrances de la soif ne furent pas absolument épargnées, du moins ne furent-elles pas excessives sur cette portion de la Terre de Tasman, comprise entre l’Okaover-creek et la Fitz-Roy river. Maintenant, ce qui mettait le comble aux fatigues, c’était l’insuffisance des moyens de transport, le rationnement de la nourriture, réduite à de faibles restes de conserves, le manque de thé et de café, la privation de tabac, si pénible aux gens de l’escorte, l’impossibilité d’additionner une eau à demi saumâtre de la moindre goutte d’alcool. Après deux heures de marche, les plus énergiques tombaient de lassitude, d’épuisement, de misère.

Et puis, les bêtes trouvaient à peine de quoi manger au milieu de cette brousse, qui ne leur donnait ni une tige ni une feuille comestible. Plus de ces acacias nains, dont la résine, assez nutritive, est recherchée des indigènes aux époques de disette. Rien que les épines des maigres mimosas, mélangées aux touffes de spinifex. Les chameaux, la tête allongée, les reins ployants, traînaient les pieds, tombaient sur les genoux, et ce n’était pas sans grands efforts que l’on parvenait à les remettre debout.

Le 25, dans l’après-midi, Tom Marix, Godfrey et Zach Fren parvinrent à se procurer un peu de nourriture fraîche. Il y avait eu un passage de pigeons, d’allure sauvage, qui voletaient en troupes. Très fuyards, très rapides à s’échapper des touffes de mimosas, ils ne se laissaient pas approcher aisément. Toutefois, on finit par en abattre un certain nombre. Ils n’eussent pas été excellents — et ils l’étaient en réalité, — que de malheureux affamés les auraient appréciés comme un gibier des plus savoureux. On se contentait de les faire griller devant un feu de racines sèches, et, pendant deux jours, Tom Marix put économiser les conserves.

Mais ce qui suffisait à nourrir les hommes ne suffisait pas à nourrir les animaux. Aussi, dans la matinée du 26, l’un des chameaux qui servait au transport des malades tomba-t-il lourdement sur le sol. Il fallut l’abandonner sur place, car il n’aurait pu se remettre en marche.

À Tom Marix revint la tâche de l’achever d’une balle dans la tête. Puis, ne voulant rien perdre de cette chair, qui représentait plusieurs jours de nourriture, bien que la bête fût extrêmement amaigrie par les privations, il s’occupa de la dépecer, suivant la méthode australienne.

Tom Marix n’ignorait pas que le chameau peut être utilisé dans son entier et servir à l’alimentation. Avec les os et une partie de la peau qu’il fit bouillir dans l’unique récipient qui lui restait, il obtint un bouillon, qui fut bien reçu de ces estomacs affamés. Quant à la cervelle, à la langue, aux joues de l’animal, ces morceaux, convenablement préparés, fournirent une nourriture plus solide. De même, la chair, coupée en lanières minces, et rapidement séchée au soleil, fut conservée, ainsi que les pieds, qui forment la meilleure partie de la bête. Ce qui était très regrettable, c’est que le sel faisait défaut, car cette chair salée se fût conservée plus facilement.

Le voyage se continuait dans ces conditions, à raison de quelques milles par jour. Par malheur, l’état des malades ne s’améliorait pas, faute de remèdes, sinon faute de soins. Tous n’arriveraient pas à ce but auquel tendaient les efforts de Mrs. Branican, à cette rivière Fitz-Roy, où les misères seraient peut-être atténuées dans une certaine mesure !

Et en effet, le 28 mars, puis le lendemain 29, les deux blancs succombèrent aux suites d’un épuisement trop prolongé. C’étaient des hommes originaires d’Adélaïde, l’un ayant à peine vingt-cinq ans, l’autre plus âgé d’une quinzaine d’années, et la mort vint les frapper l’un et l’autre sur cette route du désert australien.

Pauvres gens ! c’étaient les premiers qui périssaient à la tâche, et leurs compagnons en furent très péniblement affectés. N’était-ce pas le sort qui les attendait tous, depuis la trahison de Len Burker, maintenant abandonnés au milieu de ces régions où les animaux eux-mêmes ne trouvent pas à vivre ?

« Morts ! » s’écria Tom Marix.

Et qu’aurait pu répondre Zach Fren, lorsque Tom Marix lui dit :

« Deux hommes morts pour en sauver un, sans compter ceux qui succomberont encore !… »

Mrs. Branican donna libre cours à sa douleur, à laquelle chacun prit part. Elle pria pour ces deux victimes, et leur tombe fut marquée d’une petite croix que les ardeurs du climat allaient bientôt faire tomber en poussière.

La caravane se remit en route.

Des trois chameaux qui restaient, les hommes les plus fatigués durent se servir à tour de rôle, afin de ne pas retarder leurs compagnons, et Mrs. Branican refusa d’affecter une de ces bêtes à son service. Pendant les haltes, ces animaux étaient employés à la recherche des puits, tantôt par Godfrey, tantôt par Tom Marix, car on ne rencontrait pas un seul indigène près duquel il eût été possible de se renseigner. Cela semblait indiquer que les tribus s’étaient reportées vers le nord-est de la Terre de Tasman. Dans ce cas, il faudrait suivre la trace des Indas jusqu’au fond de la vallée de la Fitz-Roy, — circonstance très fâcheuse, puisque ce serait accroître le voyage de plusieurs centaines de milles.

Dès le commencement d’avril, Tom Marix reconnut que la provision de conserves touchait à sa fin. Il y avait donc nécessité de sacrifier un des trois chameaux. Quelques jours de nourriture assurés, cela permettrait sans doute d’atteindre la Fitz-Roy river, dont la caravane ne devait plus être éloignée que d’une quinzaine d’étapes.

Ce sacrifice étant indispensable, il fallut s’y résigner. On choisit la bête qui paraissait le moins en état de faire son service. Elle fut abattue, dépecée, réduite en lanières qui, séchées au soleil, possédaient des qualités assez nutritives, après qu’elles avaient subi une longue cuisson. Quant aux autres portions de l’animal, sans oublier le cœur et le foie, elles furent soigneusement mises en réserve.

Entre temps, Godfrey parvint à tuer plusieurs couples de pigeons — faible contingent, il est vrai, lorsqu’il s’agissait de pourvoir à l’alimentation de vingt personnes. Tom Marix reconnut aussi que les touffes d’acacias commençaient à reparaître sur la plaine, et il fut possible d’employer comme nourriture leurs graines préalablement grillées sur le feu.

Oui ! il était temps d’atteindre la vallée de la Fitz-Roy, d’y trouver les ressources qu’on eût vainement demandées à cette contrée maudite. Un retard de quelques jours, et la plupart de ces pauvres gens n’auraient pas la force d’y arriver.

À la date du 5 avril, il ne restait plus rien des conserves, rien de la viande fournie par le dépeçage des chameaux. Une poignée de graines d’acacias, voilà à quoi Mrs. Branican et ses compagnons étaient réduits.

En effet, Tom Marix hésitait à sacrifier les deux dernières bêtes qui avaient survécu. En songeant au chemin qu’il fallait encore parcourir, il ne pouvait s’y résoudre. Il dut en venir là, pourtant, et dès le soir même, car personne n’avait mangé depuis quinze heures.

Mais au moment de la halte, un des hommes accourut en criant :

« Tom Marix… Tom Marix… les deux chameaux viennent de tomber.

— Essayez de les relever…

— C’est impossible.

— Alors qu’on les tue sans attendre…

— Les tuer ?… répondit l’homme. Mais ils vont mourir, s’ils ne sont morts déjà !

— Morts ! » s’écria Tom Marix.

Et il ne put retenir un geste de désespoir, car, une fois morts, la chair de ces animaux ne serait plus mangeable.

Suivi de Mrs. Branican, de Zach Fren, de Godfrey et de Jos Meritt, Tom Marix se rendit à l’endroit où les deux bêtes venaient de s’abattre.

Là, couchées sur le sol, elles s’agitaient convulsivement, l’écume à la bouche, les membres contractés, la poitrine haletante. Elles allaient mourir, et non de mort naturelle.

« Que leur est-il donc arrivé ? demanda Dolly. Ce n’est pas la fatigue… ce n’est pas l’épuisement…

— Non, répondit Tom Marix, je crains que ce ne soit l’effet de quelque herbe malfaisante !

— Bien !… Oh !… Très bien ! Je sais ce que c’est ! répondit Jos Meritt. J’ai déjà vu cela dans les provinces de l’est… dans le Queensland ! Ces chameaux ont été empoisonnés…

— Empoisonnés ?… répéta Dolly.

— Oui, dit Tom Marix, c’est le poison !

— Eh bien, reprit Jos Meritt, puisque nous n’avons plus d’autres ressources, il n’y a plus qu’à prendre exemple sur les cannibales… à moins de mourir de faim !… Que voulez-vous ?… Chaque pays a ses usages, et le mieux est de s’y conformer ! »

Le gentleman disait ces choses avec un tel accent d’ironie que, les yeux agrandis par le jeûne, plus maigre qu’il ne l’avait jamais été, il faisait peur à voir.

Ainsi donc les deux chameaux venaient de mourir empoisonnés. Et cet empoisonnement, — Jos Meritt ne se trompait pas, — était dû à une espèce d’ortie vénéneuse, assez rare pourtant dans ces plaines du nord-ouest : c’est la « moroïdes laportea » qui produit une sorte de framboise et dont les feuilles sont garnies de piquants acérés. Rien que leur contact provoque des douleurs très vives et très durables. Quant au fruit, il est mortel, si on ne le combat avec le jus du « colocasia macrorhiza », autre plante qui pousse le plus souvent sur les mêmes terrains que l’ortie vénéneuse.

L’instinct, qui empêche les animaux de toucher aux substances nuisibles, avait été vaincu cette fois, et les pauvres bêtes, n’ayant pu résister au besoin de dévorer ces orties, venaient de succomber dans d’horribles souffrances.

Comment se passèrent les deux jours suivants, ni Mrs. Branican ni aucun de ses compagnons n’en ont gardé le souvenir. Il avait fallu abandonner les deux animaux morts, car, une heure après, ils étaient en état de complète décomposition, tant est rapide l’effet de ce poison végétal. Puis, la caravane, se traînant dans la direction de la Fitz-Roy, cherchait à découvrir les mouvements de terrains qui encadrent la vallée… Pourraient-ils l’atteindre tous ?… Non, et quelques-uns demandaient déjà qu’on les tuât sur place, afin de leur épargner une plus effroyable agonie…

Mrs. Branican allait de l’un à l’autre… Elle essayait de les ranimer… Elle les suppliait de faire un dernier effort… Le but n’était plus éloigné… Quelques marches, les dernières… était le salut… Mais qu’aurait-elle pu obtenir là-bas de ces infortunés !

Le 8 avril au soir, personne n’eut la force d’établir le campement. Les malheureux rampaient au pied des spinifex pour en mâcher les feuilles poussiéreuses. Ils ne pouvaient plus parler… ils ne pouvaient plus aller au delà… Tous tombèrent à cette dernière halte.

Mrs. Branican résistait encore. Agenouillé près d’elle, Godfrey l’enveloppait d’un suprême regard… Il l’appelait « mère !… mère !… » comme un enfant qui supplie celle dont il est né de ne pas le laisser mourir…

Et Dolly, debout au milieu de ses compagnons, parcourait l’horizon du regard, en criant :

« John !… John !… »

Comme si c’était du capitaine John qu’un dernier secours eût pu lui venir !