Mistress Branican/II/XV

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Hetzel (p. 426-434).

XV

le dernier campement


Poussé par une sorte d’instinct, sans presque avoir conscience de ce qu’il faisait, le capitaine John venait de se précipiter au-devant du jeune garçon.

Len Burker était resté immobile, comme si ses pieds eussent été cloués au sol.

Godfrey en face de lui… Godfrey, le fils de Dolly et de John ! Mais la caravane de Mrs. Branican n’avait donc pas succombé ?… Elle était donc là… à quelques milles… à quelques centaines de pas… à moins que Godfrey fût le seul survivant de ceux que le misérable avait abandonnés ?

Quoi qu’il en soit, cette rencontre si inattendue pouvait anéantir tout le plan de Len Burker. Si le jeune novice parlait, il dirait que Mrs. Branican était à la tête de cette expédition… Il dirait que Dolly avait affronté mille fatigues, mille dangers au milieu des déserts australiens pour porter secours à son mari… Il dirait qu’elle était là… qu’elle le suivait en remontant le cours de la Fitz-Roy…

Et cela était, en effet.

Le matin du 22 mars, après l’abandon de Len Burker, la petite caravane s’était remise en marche dans la direction du nord-ouest. Le 8 avril, on le sait, ces pauvres gens, épuisés par la faim, torturés par la soif, étaient tombés à demi morts.

Soutenue par une force supérieure, Mrs. Branican avait essayé de ranimer ses compagnons, les suppliant de se remettre en marche, de faire un dernier effort pour atteindre cette rivière où ils pourraient trouver quelques ressources… C’était comme si elle se fût adressée à des cadavres, et Godfrey lui-même avait perdu connaissance.

Mais l’âme de l’expédition survivait en Dolly, et Dolly fit ce que ses compagnons ne pouvaient plus faire. C’était vers le nord-ouest qu’ils se dirigeaient, c’était de ce côté que Tom Marix et Zach Fren avaient tendu leurs bras défaillants… Dolly s’élança dans cette direction.

À travers la plaine qui se développait à perte de vue vers le couchant, sans vivres, sans moyens de transport, qu’espérait cette énergique femme ?… Son but était-il de gagner la Fitz-Roy, d’aller chercher assistance soit chez les blancs du littoral, soit chez les indigènes nomades ?… Elle ne savait, mais elle fit ainsi quelques milles, — une vingtaine en trois jours. Pourtant, ses forces la trahirent, elle tomba à son tour, et elle serait morte, si un secours ne lui fût arrivé — providentiellement, on peut le dire.

Vers cette époque, la police noire battait l’estrade sur la limite du Great-Sandy-Desert. Après avoir laissé une escouade près de la Fitz-Roy, son chef, le mani, était venu opérer une reconnaissance dans cette partie de la province avec une soixantaine d’hommes.

Ce fut lui qui rencontra Mrs. Branican. Dès qu’elle eut repris connaissance, elle put dire où étaient ses compagnons, et on la ramena vers eux. Le mani et ses hommes parvinrent à ranimer ces pauvres gens, dont pas un n’eût été retrouvé vivant vingt-quatre heures plus tard.

Tom Marix, qui avait autrefois connu le mani dans la province du Queensland, lui fit le récit de ce qui s’était passé depuis le départ d’Adélaïde. Cet officier n’ignorait pas dans quel but une caravane, dirigée par Mrs. Branican, était engagée à travers les lointaines régions du nord-ouest, et, puisque la Providence voulait qu’il pût la secourir, il lui offrit de se joindre à elle. Et, quand Tom Marix eut parlé des Indas, le mani répondit que cette tribu occupait en ce moment les bords de la Fitz-Roy, à moins de soixante milles.

Il n’y avait pas de temps à perdre, si l’on voulait déjouer les projets de Len Burker, que le mani avait déjà eu mission de poursuivre, lorsqu’il courait avec une bande de bushrangers la province du Queensland. Il n’était pas douteux que si Len Burker parvenait à délivrer le capitaine John, qui n’avait aucune raison de se défier de lui, il serait impossible de retrouver leurs traces ?

Mrs. Branican pouvait compter sur le mani et sur ses hommes, qui partagèrent leurs vivres avec ses compagnons et leur prêtèrent leurs chevaux. La troupe partit le soir même, et dans l’après-midi du 21 avril, les hauteurs de la vallée se montraient à peu près sur la limite du dix-septième parallèle.

En cet endroit, le mani retrouva ceux de ses agents qui étaient restés en surveillance le long de la Fitz-Roy. Ils lui apprirent que les Indas étaient alors campés à une centaine de milles sur le cours supérieur de la rivière. Ce qui importait, c’était de les rejoindre au plus tôt, bien que Mrs. Branican n’eût plus rien des objets d’échange destinés à la rançon du capitaine. D’ailleurs, le mani, renforcé de toute sa brigade, aidé de Tom Marix, de Zach Fren, de Godfrey, de Jos Meritt et de leurs compagnons, n’hésiterait pas à employer la force pour arracher John aux Indas. Mais, lorsqu’on eut remonté la vallée jusqu’au campement des indigènes, ceux-ci l’avaient déjà abandonné. Le mani les suivit d’étape en étape, et c’est ainsi que, dans l’après-midi du 25 avril, Godfrey, qui s’était porté d’un demi-mille en avant, se trouva soudain en présence du capitaine John.

Cependant Len Burker était parvenu à se remettre, regardant Godfrey, sans prononcer un mot, attendant ce que le jeune novice allait faire, ce qu’il allait dire.

Godfrey ne l’avait pas même aperçu. Ses regards ne pouvaient se détacher du capitaine. Bien qu’il ne l’eût jamais vu, il connaissait ses traits d’après le portrait photographique que Mrs. Branican lui avait donné. Nul doute possible… Cet homme était le capitaine John.

De son côté, John regardait Godfrey avec une émotion non moins extraordinaire. Bien qu’il ne pût deviner quel était ce jeune garçon, il le dévorait des yeux… il lui tendait ses mains… il l’appelait d’une voix tremblante… oui ! il l’appelait comme si c’eût été son fils.

Godfrey se précipita dans ses bras, en s’écriant :

« Capitaine John !

— Oui… moi… c’est moi ! répondit le capitaine John. Mais… toi… mon enfant… qui es-tu ?… D’où viens-tu ?… Comment sais-tu mon nom ?… »

Godfrey ne put répondre. Il était devenu effroyablement pâle en apercevant Len Burker, et, ne pouvant maîtriser l’horreur qu’il éprouvait à la vue de ce misérable :

« Len Burker ! » s’écria-t-il.

Len Burker, après avoir réfléchi aux suites de cette rencontre, ne pouvait que s’en féliciter. N’était-ce pas le plus heureux des hasards, qui lui livrait à la fois Godfrey et John ? N’était-ce pas une incroyable chance que d’avoir à sa merci le père et l’enfant ? Aussi, s’étant retourné vers les noirs, leur fit-il signe de séparer Godfrey et John, de les saisir…

« Len Burker !… répéta Godfrey !

— Oui, mon enfant, répondit John, c’est Len Burker… celui qui m’a sauvé…

— Sauvé ! s’écria Godfrey. Non, capitaine John, non, Len Burker ne vous a pas sauvé !… Il a voulu vous perdre, il nous a abandonnés, il a volé votre rançon à mistress Branican… »

À ce nom, John répondit par un cri, et, saisissant la main de Godfrey :

« Dolly ?… Dolly ?… répétait-il.

— Oui… mistress Branican, capitaine John, votre femme… qui est près d’ici !…

— Dolly ?… s’écria John.

— Ce garçon est fou !… dit Len Burker, en s’approchant de Godfrey…

— Oui !… fou !… murmura le capitaine John. Le pauvre enfant est fou !

— Len Burker, reprit Godfrey, qui tremblait de colère, vous êtes un traître… vous êtes un assassin !… Et si cet assassin est ici, capitaine John, c’est qu’il veut se défaire de vous, après avoir abandonné mistress Branican et ses compagnons…

— Dolly !… Dolly !… s’écria le capitaine John. Non… Tu n’es pas un fou, mon enfant !… Je te crois… je te crois !… Viens !… viens ! »

Len Burker et ses hommes se précipitèrent sur John et sur Godfrey, qui, prenant un revolver à sa ceinture, frappa un des noirs en pleine poitrine. Mais John et lui furent saisis, et les noirs les entraînèrent vers la rivière.

Heureusement, la détonation avait été entendue. Des cris lui répondirent à quelques centaines de pas en aval, et presque aussitôt, le mani et ses agents, Tom Marix et ses compagnons, Mrs. Branican, Zach Fren, Jos Meritt, Gîn-Ghi, se précipitaient de ce côté.

Len Burker et les noirs n’étaient pas en force pour résister, et, un instant après, John était entre les bras de Dolly.

La partie était perdue pour Len Burker. Si l’on s’emparait de lui, il n’avait aucune grâce à attendre, et, suivi de ses noirs, il prit la fuite en remontant le cours d’eau.

Le mani, Zach Fren, Tom Marix, Jos Meritt et une douzaine d’agents se lancèrent à sa poursuite.

Comment peindre les sentiments, comment rendre l’émotion qui débordait du cœur de Dolly et de John ? Ils pleuraient, et Godfrey se mêlait à leurs étreintes, à leurs baisers, à leurs larmes.

Tant de joie fit alors sur Dolly ce que tant d’épreuves n’avaient pu faire. Ses forces l’abandonnèrent, et elle tomba sans connaissance.

Godfrey, agenouillé près d’elle, aidait Harriett à la ranimer. John l’ignorait, mais ils savaient, eux, qu’une première fois Dolly avait perdu la raison sous l’excès de la douleur… Allait-elle donc la perdre une seconde fois sous l’excès contraire ?

« Dolly… Dolly ! » répétait John.

Et Godfrey, prenant les mains de Mrs. Branican, s’écriait :

« Ma mère… ma mère ! »

Les yeux de Dolly se rouvrirent, sa main serra la main de John, dont la joie débordait et qui tendit ses bras à Godfrey, en disant :

« Viens… Wat !… Viens, mon fils ! »

Mais Dolly ne pouvait le laisser dans cette erreur, lui laisser croire que Godfrey fût son enfant…

« Non, John, dit-elle, non… Godfrey n’est pas notre fils !… Notre pauvre petit Wat est mort… mort peu de temps après ton départ !…

— Mort ! » s’écria John, qui, cependant, ne cessait de regarder Godfrey.

Dolly allait lui dire quel malheur l’avait frappée quinze années auparavant, lorsqu’une détonation retentit du côté où le mani et ses compagnons s’étaient mis à la poursuite de Len Burker.

Est-ce que justice avait été faite du misérable, ou était-ce un nouveau crime que Len Burker avait eu le temps de commettre ?

Presque aussitôt, tous reparurent en groupe sur la rive de la Fitz-Roy. Deux des agents rapportaient une femme, dont le sang s’échappait d’une large blessure et rougissait le sol.

C’était Jane.

Voici ce qui s’était passé.

Malgré la rapidité de sa fuite, ceux qui poursuivaient Len Burker ne l’avaient point perdu de vue, et quelques centaines de pas les séparaient encore de lui, lorsqu’il s’arrêta en apercevant Jane.

Depuis la veille, cette infortunée, étant parvenue à s’échapper, descendait le long de la Fitz-Roy. Elle allait comme au hasard et quand les premières détonations se firent entendre, elle n’était pas à un quart de mille de l’endroit où John et Godfrey venaient de se retrouver. Elle hâta sa course, et se vit bientôt en présence de son mari qui fuyait de ce côté.

Len Burker, l’ayant saisie par le bras, voulut l’entraîner. À la pensée que Jane rejoindrait Dolly, qu’elle lui dévoilerait le secret de la naissance de Godfrey, sa fureur fut portée au comble. Et, comme Jane résistait, il la renversa d’un coup de poignard.

À ce moment, éclata un coup de fusil, qui fut accompagné de ces mots — tout à fait en situation, cette fois :

« Bien !… Oh !… Très bien ! »

C’était Jos Meritt qui, après avoir tranquillement ajusté Len Burker, venait de le faire rouler dans les eaux de la Fitz-Roy.

Telle fut la fin de ce misérable, frappé d’une balle au cœur par la main du gentleman.

Tom Marix s’élança vers Jane qui respirait encore, mais bien faiblement. Deux agents prirent la malheureuse femme entre leurs bras, et la rapportèrent près de Mrs. Branican.

En voyant Jane dans cet état, Dolly poussa un cri déchirant. Penchée sur la mourante, elle cherchait à entendre les battements de son cœur, à surprendre le souffle qui s’échappait de sa bouche. Mais la blessure de Jane était mortelle, le poignard lui ayant traversé la poitrine.

« Jane… Jane !… » répéta Dolly d’une voix forte.

À cette voix, qui lui rappelait les seules affections qu’elle eût jamais connues, Jane rouvrit les yeux, regarda Dolly, et lui sourit en murmurant :

« Dolly !… Chère Dolly ! »

Soudain son regard s’anima. Elle venait d’apercevoir le capitaine John.

« John… vous… John ! dit-elle, mais si bas qu’on put à peine l’entendre.

— Oui… Jane, répondit le capitaine, c’est moi… moi que Dolly est venu sauver…

— John… John est là !… murmura-t-elle.

Tous deux pressaient Godfrey dans leurs bras.

— Oui… près de nous, ma Jane ! dit Dolly. Il ne nous quittera plus… nous le ramènerons avec toi… avec toi… là-bas… »

Jane n’écoutait plus. Ses yeux semblaient chercher quelqu’un… et elle prononça ce nom :

« Godfrey !… Godfrey ! »

Et l’angoisse se peignit sur ses traits déjà décomposés par l’agonie. Mrs. Branican fit signe à Godfrey, qui s’approcha.

« Lui !… lui… enfin ! » s’écria Jane, en se redressant dans un dernier effort.

Puis, saisissant la main de Dolly :

« Approche… approche, Dolly, reprit-elle. John et toi, écoutez ce que j’ai encore à dire ! »

Tous deux se penchèrent sur Jane de manière à ne pas perdre une seule de ses paroles.

« John, Dolly, dit-elle, Godfrey… Godfrey qui est là… Godfrey est votre enfant…

— Notre enfant ! » murmura Dolly.

Et elle devint aussi pâle que l’était la mourante, tant le sang lui reflua violemment au cœur.

« Nous n’avons plus de fils ! dit John. Il est mort…

— Oui, répondit Jane, le petit Wat… là-bas… dans la baie de San-Diégo… Mais vous avez eu un second enfant, et cet enfant… c’est Godfrey ! »

En quelques phrases, entrecoupées par les hoquets de la mort, Jane put dire ce qui s’était passé après le départ du capitaine John, la naissance de Godfrey à Prospect-House, Dolly, privée de raison, devenue mère sans le savoir, le petit être exposé par ordre de Len Burker, recueilli quelques heures après, puis élevé plus tard à l’hospice de Wat-House sous le nom de Godfrey…

Et Jane ajouta :

« Si je suis coupable de n’avoir pas eu le courage de tout t’avouer, ma Dolly, pardonne-moi… pardonnez-moi, John !

— As-tu besoin de pardon, Jane… toi qui viens de nous rendre notre enfant…

— Oui… votre enfant ! s’écria Jane. Devant Dieu… John, Dolly, je le jure… Godfrey est votre enfant ! »

Et pendant que tous deux pressaient Godfrey dans leurs bras, Jane eut un sourire de bonheur, qui s’éteignit dans son dernier soupir.