Moïse, Jésus et Mahomet/02

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Rabbin Simon Levy
Féret, Maisonneuve. (p. 28-45).


CHAPITRE II

DE DIEU ET DE SON IMMATÉRIALITÉ


On s’accorde généralement à dire que le Judaïsme a proclamé et contribué à faire triompher le dogme de l’Unité de Dieu. Le fait est exact et on ne saurait trop le répéter à la louange de la religion juive ; car, c’est réellement de la reconnaissance universelle de ce dogme, compris et accepté dans son entière portée comme avec toutes ses conséquences, que dépend le futur bonheur de l’humanité. Cela est tellement vrai, que jusqu’à présent, on a toujours vu s’élever en grandeur, en dignité et en noblesse, tous les peuples qui l’ont pris pour base de leurs lois sociales et morales.

Mais ce que l’on n’a pas assez dit à notre gré, c’est la manière dont le Judaïsme s’y est pris pour établir si solidement la croyance en un Dieu unique dans le cœur des Hébreux ; ce que l’on n’a pas assez fait ressortir, c’est que, par la seule proclamation de l’immatérialité du Créateur, il est parvenu à maintenir le dogme de l’Unité de Dieu intact, en dépit de tous les assauts que lui ont livrés dans le cours des siècles tantôt le paganisme des peuples aborigènes de la Palestine, tantôt le polythéisme plus élégant et mille fois plus enchanteur de la Grèce polie et civilisée. Et chose remarquable ! c’est justement dans ce caractère que l’on a tant négligé de relever dans le Judaïsme, qu’il a été copié par les deux religions sorties de son sein. Ainsi le christianisme qui s’est écarté peu à peu de la pure unité de Dieu, s’est étendu, comme pour faire contrepoids à son écart, avec d’autant plus de minutie et de recherche sur l’immatérialité du Créateur ; et, de son côté, le Mahométisme a, par le même moyen, combattu l’idolâtrie, dont il a surtout réussi à ébranler et à ruiner l’empire en opposant à l’inanité des dieux matériels la plénitude d’être, de puissance d’activité propre au Dieu esprit qui a appelé l’univers à l’existence. Mais procédons avec ordre.

Ce ne fut pas Moïse qui, le premier, importa dans le monde et y promulgua la croyance à l’Unité de Dieu. Souvent, bien souvent avant lui, elle avait été enseignée aux mortels, mais sans qu’elle pût jamais être solidement implantée dans leur cœur. Après le déluge, par exemple, pouvait-on douter de l’existence d’un être suprême, unique, seul grand et puissant, qui tient dans ses mains la vie de toutes les créatures, et qui sait les élever ou les abaisser, les conserver ou les anéantir comme il lui plaît ? Jamais manifestation plus grande de son éternelle et incorruptible justice avait-elle éclaté sur la terre, et n’aurait-on pas cru que les descendants de Noé dussent en conserver un souvenir ineffaçable, en même temps qu’ils se pénétreraient d’une inaltérable crainte pour celui qui savait ainsi châtier l’orgueil et la méchanceté des hommes ? Et cependant, à peine trois cents ans sont-ils écoulés, que, par une témérité inouïe, ils essayent de lutter contre le Très-Haut et se promettent, sous la protection sans doute de nouveaux dieux, de dieux récemment inventés par eux, de trouver dans une tour élevée jusqu’au ciel un refuge contre la colère du Dieu unique. Le Seigneur apparaît une seconde fois, confond leur audace en même temps que leur langage et les disperse aux quatre coins du globe.

Ils vont du moins emporter dans leurs lointaines pérégrinations le nom du Dieu dont la volonté seule avait suffi pour les arrêter dans leurs projets téméraires ? Non ! Ils l’oublient, ce Dieu-un, et bientôt lui préfèrent un morceau de bois ou de pierre ; ou bien, ils adorent la lune et les étoiles ; ils adressent à la créature le culte dû au Créateur. Entraînés, subjugués par la passion, éblouis, charmés, séduits par le vice, ils croient trouver dans le vice et la passion des divinités dignes de leur adoration. Ils les personnifient, leur prêtent des qualités supérieures et s’agenouillent devant eux pour implorer leur secours et leur protection. Être inspiré par ces divinités, être appelé par elles à la jouissance des plaisirs dont elles sont la personnification, c’est là le constant objet de leurs prières. Et pour se les rendre propices et pour leur être agréable, qu’y avait-il de plus naturel que de s’exciter aux vices et aux passions dont chacun de ces dieux était devenu, par un légitime retour, le père et le protecteur, comme il en avait été auparavant l’image et la représentation ?

Une fois lancé dans cette voie, où pouvait-on s’arrêter ? Chaque jour on inventait quelque nouvelle divinité pour correspondre à quelque nouvelle passion à laquelle on avait succombé. Aujourd’hui c’était la sensibilité qui triomphait et qui peuplait la terre d’une série d’idoles en rapport avec la variété des infâmes plaisirs que l’impudicité traîne après elle ; un autre jour, c’était la peur qui plaçait des divinités farouches au haut des collines ombragées ou dans les sombres vallons, divinités implacables qui ne pouvaient être apaisées que par des victimes humaines. L’homme égorgeait alors son semblable, après l’avoir engraissé pour le sacrifier, et des pères venaient pousser dans le feu leur fils ou leur fille pour calmer la fureur du dieu irrité.

Et qu’on ne pense pas qu’aucune occasion de s’amender, de se corriger, de s’arrêter, ne fût offerte au monde égaré ! Un Abraham, un Isaac avaient protesté par leur propre exemple contre les sacrifices humains ; ils avaient montré le Dieu-un, le vrai Dieu arrêtant le bras prêt à frapper l’auguste et innocente victime ; un Abraham, un Isaac, un Jacob, avaient passé et repassé dans ces contrées qui étaient alors comme autant de pépinières d’idoles ; ils avaient montré au roi des Philistins, à celui d’Égypte, aux habitants de la vallée de Sodome, à ceux de la Chaldée, de la Mésopotamie, de la Palestine, à tous ils avaient presque fait toucher du doigt l’erreur profonde dans laquelle ils vivaient. Un instant même une lueur d’espoir avait surgi à l’horizon : Abimélech reconnaît deux fois de suite la suprématie du Dieu des patriarches ; Malchi-Zédek, roi de Salem, se voue à son culte ; Laban et Bathuel s’inclinent devant sa volonté ; Pharaon finit par s’humilier devant sa toute-puissance. Mais en vain ! Les ténèbres se reforment bientôt ; la lumière répandue s’éteint ; le monde reste plongé dans l’erreur, et, quand Moïse conduit les Israélites au pied du Sinaï, la plus grossière idolâtrie règne sans partage autour de lui.

D’où vient-il que l’Unité de Dieu, si souvent, comme on le voit, attestée aux hommes, n’ait pas pu pénétrer plus avant dans leur cœur ? C’est qu’elle n’avait pas trouvé jusqu’à Moïse sa véritable base qui est la croyance à l’immatérialité de Dieu. Après chaque punition, après chaque catastrophe qui s’appesantissait sur les hommes corrompus de cette époque, comme après chaque nouvelle bénédiction dont étaient comblés les patriarches, on sentait forcément que les dieux que l’on adorait n’étaient rien en comparaison du Dieu qui savait commander aux éléments avec un si puissant empire et accorder à ses fidèles tant de sortes de biens. Mais il eût fallu sentir quelque chose de plus, il eût fallu se persuader que la véritable supériorité de ce Dieu consistait en ce qu’il était un Dieu esprit, n’ayant en lui absolument rien de matériel et ne pouvant être représenté par rien en ce monde. Avec ce principe, avec cette notion d’immatérialité, l’unité lui aurait été attribuée du même coup. Un Dieu immatériel est naturellement un Dieu-un. C’est ce que l’on ne fit pas, et faute de cela on retomba chaque fois de la hauteur, même relative, où l’on était parvenu. Il en arrive toujours ainsi dans le domaine de la religion qui s’étend du ciel à la terre et les lie l’un à l’autre ; il ne se trouve point entre eux de milieu, d’espace intermédiaire où l’on puisse s’arrêter, et si l’on ne s’élance pas immédiatement jusqu’à la conception de Dieu dans ce qu’il a de spirituel et d’incorporel, on retourne bientôt au matérialisme, on retombe dans l’idolâtrie. Le Seigneur est un Dieu jaloux qui ne peut souffrir que l’on reporte, même involontairement, sur les objets et les êtres sortis de ses mains, un culte qui ne doit s’adresser qu’à lui seul. Il faut choisir entre lui et Baal.

D’ailleurs, veut-on avoir une preuve de l’impossibilité qui existe pour l’Unité de Dieu de se conserver parmi les hommes si elle ne trouve pas dans leur cœur, pour en faire sa base, la croyance à l’immatérialité du Créateur ? Que l’on prenne les premiers Hébreux, ceux qui avaient gémi sous l’oppression égyptienne et que Moïse avait été obligé de condamner plus tard, sur l’ordre de Dieu, à mourir dans le désert. Certainement le nom de l’Éternel ne leur était pas inconnu ; une tradition constante et non interrompue depuis Abraham en avait transmis le souvenir de père en fils : « Ainsi tu diras aux enfants d’Israël : le Dieu de vos pères m’est apparu[1] ». Cependant il fallut que Moïse opérât des miracles devant eux pour leur donner confiance en ce Dieu qui ne voulait rien moins que les retirer de leur esclavage, briser leurs chaînes de servitude, faire d’eux des hommes libres et heureux. Ce n’est pas tout. Après les nombreux miracles opérés en leur faveur et déjà, au lendemain de la révélation, ne les vit-on pas s’agenouiller devant un veau d’or et le décorer du pompeux titre de libérateur du peuple hébreu[2] ? le sens de la primitive tradition s’était donc trouvé bien sensiblement altéré, pour qu’on pût aussi étrangement méconnaître le caractère du Dieu libérateur ! Et cela eut lieu chez les descendants directs d’Abraham, deux cents ans à peine après la mort de Jacob, quand tout devait encore parler de ce saint patriarche, de ses fils, de Joseph, et qu’il existait peut-être des hommes dont la jeunesse avait touché aux dernières années de ce grand ministre ! Comment la vraie notion de Dieu avait-elle pu s’obscurcir aussi vite ? C’est qu’apparemment elle n’avait jamais été comprise par la masse des Hébreux dans toute sa portée, dans ce qu’elle contenait d’essentiellement vrai sur la nature de Dieu considéré comme Être incorporel, immatériel. Si quelques esprits d’élite avaient atteint à cette hauteur de conception, il n’en était pas de même de la grande majorité du peuple, que la condition dégradante où elle croupissait en Égypte exposait à subir toutes sortes de mauvaises influences.

On doit donc en convenir, c’était là surtout ce qu’il fallait faire comprendre aux Israélites. Qu’eût-il servi de leur dire de nouveau que l’Éternel est unique dans l’univers ; qu’aucun des dieux créés par l’imagination et sculptés par la main des hommes ne peut lui être comparé ; qu’il leur est supérieur en force, en grandeur, en majesté, en sagesse et en puissance, si, en même temps, on n’eût pas cherché à leur persuader que ce Dieu se distinguait de ceux des autres peuples en ce qu’il est un pur esprit, et qu’il ne peut être ni personnifié ni représenté par une image quelconque ? Cette grandeur, cette sagesse, cette puissance incomparable du Dieu des patriarches, ne les avait-on pas déjà vues éclater en Égypte, sur les bords de la mer Rouge et au pied du Sinaï, et toutefois le veau d’or avait été fabriqué, et cela, comme dit le texte, pour représenter le Créateur aux yeux du peuple[3] !

La matérialité possible de l’Éternel, voilà donc quelle était l’erreur fondamentale, le germe de corruption qui demeurait toujours au fond du cœur des premiers Hébreux.

Aussi fut-ce cette même erreur que Moïse chercha à combattre chez eux avec le plus de persistance. Il comprit, cet homme incomparable dont l’intelligence s’était illuminée à la brillante flamme du buisson de l’Horeb et qui s’inspirait à une source de sagesse à laquelle il ne fut et ne sera jamais donné à aucun autre de s’inspirer, il comprit que le fécond dogme de l’Unité de Dieu, si souvent perdu et retrouvé, ne s’établirait définitivement sur la terre que si on parvenait à l’asseoir sur sa véritable base : l’immatérialité du Créateur. Et c’est à inculquer aux Hébreux cette dernière vérité que nous le voyons tour à tour déployer sa sévère autorité et les ressources de son éloquence persuasive : « Soyez bien sur vos gardes, leur dit-il, car vous n’avez vu aucune figure le jour où Dieu vous parla sur l’Horeb, du milieu du feu. Craignez de vous laisser corrompre et d’aller jusqu’à vous faire des idoles ou des représentations de toutes figures ou d’images d’hommes et de femmes, des images d’aucun animal qui vit sur la terre, des images d’aucun oiseau qui vole dans l’air, des images d’aucun reptile qui rampe sur le sol, des images d’aucun poisson qui nage dans les eaux, sous la terre. Et si tu lèves les yeux vers le ciel et que tu contemples le soleil, la lune et les étoiles, tous les corps célestes, crains encore de te dégrader jusqu’à te prosterner devant eux pour les adorer. Ce sont là les abaissements où Dieu laisse descendre les autres peuples. Mais vous, l’Éternel vous a pris et vous a tirés du creuset de fer, de l’Égypte, pour que vous lui soyez un peuple élu comme en ce jour.

» Vous souvient-il comme le Seigneur s’est courroucé contre moi à cause de vos infidélités, et qu’il a juré que je n’entrerai pas dans l’excellent pays qu’il a promis de vous donner en possession ? Je vais donc mourir ; je ne traverserai pas le Jourdain. Vous, plus heureux que moi, vous le passerez et vous irez conquérir ce bon pays. Gardez-vous bien d’y oublier l’alliance que l’Éternel, votre Dieu, a conclu avec vous et de vous fabriquer des idoles ou des images de tout ce qu’il vous a défendu d’adorer, car, il est un feu dévorant, il est un Dieu jaloux.

» Et lors même que vous auriez longtemps habité le pays jusqu’à y avoir vu naître des enfants et des petits enfants ; si vous vous pervertissez, si vous vous faites des idoles ou des images de toutes espèces, et qu’ainsi vous commettiez le mal aux yeux de l’Éternel votre Dieu pour l’offenser, j’en atteste le ciel et la terre : vous serez rapidement chassés du pays que vous aurez conquis en passant le Jourdain. Vous n’y demeurerez pas longtemps ; on vous y exterminera ; l’Éternel vous dispersera parmi les nations au sein desquelles vous serez en petit nombre, et où vous pourrez alors adorer à loisir des dieux, œuvres de l’homme, des dieux de bois et de pierre, des dieux qui ne voient pas, qui n’entendent pas, qui ne marchent pas et qui ne sentent rien.

» Cependant si, de là, tu aspires vers l’Éternel, ton Dieu, tu le retrouveras, à condition toutefois que tu le recherches de tout ton cœur et de toute ton âme.

» Oui, quand tu auras été dans le malheur et que toutes ces choses seront arrivées, à la fin des temps tu retourneras vers l’Éternel, ton Dieu, et tu obéiras à sa voix ; il est un Dieu miséricordieux qui ne veut ni t’abandonner, ni te détruire, ni oublier l’alliance qu’il a faite avec tes pères. En vérité, interroge les temps passés et tous les moments qui se sont écoulés depuis le jour où Dieu créa l’homme sur la terre ! Va d’un bout de monde à l’autre ! Une chose semblable a-t-elle jamais existé ou en a-t-on jamais entendu parler ? Jamais un peuple a-t-il distingué la voix de son Dieu comme toi tu as distingué celle de l’Éternel, te parlant au milieu des flammes[4] ? et tu n’en es pas mort d’épouvante ! Ou bien, un Dieu quelconque est-il jamais venu se choisir une nation entre les nations pour la retirer ensuite du milieu d’elles par des épreuves, par des signes, par des miracles, par des combats, avec une main forte, un bras étendu, par toutes sortes d’actions grandes et puissantes comme le furent celles que Dieu a accomplies sous vos yeux ? Et tout cela on te l’a fait voir afin que tu saches que l’Éternel est Dieu, et qu’il n’y en a point d’autre que lui… Apprends donc aujourd’hui et grave cela dans ton cœur : l’Éternel est Dieu en haut dans le ciel, en bas sur la terre ; il n’y en a point d’autre que lui. »

Or, observe judicieusement Maïmonide : « Il n’y a qu’un Dieu immatériel duquel on puisse ainsi dire qu’il est tout » ensemble dans le ciel et sur la terre[5]. »

Que pourrait-on ajouter à ces magnifiques considérations présentées dans un si brillant langage, pour mieux convaincre de la spiritualité de Dieu ? Et lorsqu’on voit, un instant après, le grand législateur condenser toutes ces admirables pensées pour les présenter de nouveau dans le deuxième des dix commandements, ne demeure-t-on pas convaincu qu’il avait parfaitement compris que le point vulnérable par où s’était introduit, chez les Hébreux, le poison de l’idolâtrie, était précisément l’erreur dans laquelle ils s’étaient jusqu’alors constamment trouvés sur la nature de Dieu au point de vue de son essence spirituelle et incorporelle ? Aussi n’est-ce qu’après qu’il croit les avoir convaincus de l’absurdité de cette erreur, qu’il leur livre la célèbre formule de l’Unité de Dieu devenue plus tard, pour Israël, le mot de ralliement et une suprême consolation dans les moments critiques de sa vic nationale ou religieuse. « Écoute, Israël, l’Éternel est notre Dieu, l’Éternel est un. »

C’est la dernière apostrophe, la péroraison et comme la résultante de l’émouvant discours qu’il vient d’adresser à son peuple en lui rappelant le grand fait de la révélation sinaïque[6].

Laissez maintenant l’idée de l’immatérialité de Dieu prendre racine au cœur du peuple hébreu, laissez-la se développer, mûrir, et vous verrez venir peu à peu se grouper autour d’elle, toutes les notions dignes du sublime sujet auquel elles se rapportent, et dont elles forment comme le naturel produit. Voici d’abord la notion de l’Unité ; celle-là, Moïse a soin de la formuler lui-même dans la phrase si simple et si expressive que nous venons de rappeler ; c’est ensuite celle de l’Invisibilité, et à cette notion encore, le divin législateur veut imprimer le sceau de sa parole autorisée, en racontant aux Hébreux comment Dieu s’est déclaré invisible pour lui, Moïse, comme pour tout homme qui vit sur la terre[7] ; c’est enfin celle de la perfection infinie du Créateur dont les prophètes se sont emparés, et qu’ils ont célébrée dans des termes dont l’élévation et l’élégance n’ont pas encore été, je ne dis pas dépassées, mais même égalées. Dire que Dieu n’est pas corporel, n’est-ce pas dire qu’il n’a rien de commun avec la matière, qu’il est indépendant d’elle ; que, par conséquent, ce n’est pas d’elle qu’il tient l’existence ; qu’au contraire, elle tient l’existence de lui ; que, subsistant par lui-même, il est éternel dans le passé, éternel dans l’avenir ; que, comme tel, rien dans le monde ne lui ressemble et que, par suite, rien ne saurait l’y représenter à nos yeux ? Et la sainteté de Dieu, et sa suprême sagesse, et son omniscience, ne se trouvent-elles pas également affirmées par la vérité de son immatérialité ? Si Dieu est en dehors et au-dessus du monde visible ; s’il le domine de toute la puissance que notre raison se plaît à accorder à l’esprit sur la matière ; si c’est de lui que l’univers tient cette organisation merveilleuse qui fera, jusqu’à la consommation des siècles, l’admiration de tous les hommes, ne faut-il pas attribuer à ce suprême Créateur toute la sagesse, toute la science, toutes les perfections imaginables ?

Avouons donc que le principe de l’immatérialité de Dieu est le véritable fondement sur lequel repose toute la métaphysique du Judaïsme ; que c’est pour cela que la Bible aime à s’étendre sur ce principe plus qu’elle ne le fait sur tous les autres, et que c’est encore à cause de sa grande importance, qu’elle lui donne, si je puis ainsi parler, pour corollaire, le précieux dogme de l’Unité de Dieu.

C’est bien également de cette façon que Maïmonide comprend ce principe, quand il dit dans son Guide des égarés : « S’agit-il d’écarter la corporéité et d’éloigner de Dieu l’assimilation (aux créatures) et les passions, c’est là une chose sur laquelle il faut s’exprimer clairement, qu’il faut expliquer à chacun selon ses facultés et son intelligence et enseigner comme tradition aux enfants, aux femmes, aux hommes simples, et à ceux qui manquent de dispositions naturelles ; de même qu’ils apprennent par tradition que Dieu est un, éternel, et qu’il n’en faut point adorer d’autre que lui. En effet, il n’y a unité que lorsque l’on écarte la corporéité, car le corps n’est point un, mais au contraire composé de matière et de forme qui, par leur définition, font deux, et il est divisible et susceptible d’être partagé[8]. » Conformément à cette opinion fort judicieuse, Maïmonide range la croyance à l’immatérialité de Dieu au nombre des treize articles de la foi israélite.

Mais avant ce profond et savant théologien, une des plus grandes gloires certainement que possède la Synagogue, celle-ci avait déjà vu dans la croyance à l’immatérialité de Dieu, le privilège même de la conservation du Judaïsme. Et en cela elle ne s’était pas trompée. L’histoire est là pour attester que lorsque tout pliait le genou devant les ravissantes déesses et les dieux voluptueux de l’Attique, lorsqu’un Socrate, un Platon, un Aristote assistaient, avec la plus sérieuse gravité, aux ridicules cérémonies qui se faisaient en l’honneur des divinités de leur pays, l’habitant de la Palestine le moins instruit, s’inclinait pieusement devant le Dieu invisible. Et quand les successeurs d’Alexandre surent trouver le chemin de la Judée et qu’ils apportèrent sur les pas du grand conquérant, dans la sainte ville de Jérusalem, toutes les séductions et tous les plaisirs faciles du paganisme grec, Israël sut encore y résister, grâce au caractère de spiritualisme fortement accusé qui distinguait sa religion de celle de ses cruels vainqueurs. Rome plus tard, héritière de presque tout l’Olympe d’Athènes, n’eut pas plus de pouvoir sur lui, et jusqu’à la face des Empereurs si redoutables, ses docteurs osèrent affirmer et soutenir le grand et étonnant dogme juif de l’immatérialité absolue du Créateur : « Un jour, rapporte le Talmud, un empereur roinain demandait à Rabbi Josué de lui faire voir son Dieu Cela ne se peut, répond le Rabbi. L’empereur insista. Rabbi Josué alors le pria de fixer ses regards sur le soleil qui, à ce moment, dardait tous ses rayons. Il ne le put pas, naturellement, et Rabbi Josué s’adressant à lui : Comment, tu ne peux soutenir la clarté de cet astre qui n’est qu’une œuvre de notre Dieu, et tu prétendrais voir ce Dieu lui-même[9] ! »

Mais, dira-t-on, les prophètes, et encore les plus autorisés d’entre eux, ont bien prétendu avoir vu le Seigneur[10], et la Bible elle-même parle de Dieu comme s’il possédait les formes du corps. Ne lui prête-t-elle pas une tête, des yeux, une bouche, des mains ? L’objection est vieille ; la réponse que l’on y a faite l’est également[11] : « C’est vrai, on se sert dans les Saintes Écritures d’expressions qui semblent matérialiser le Dieu-esprit. Mais on sait que déjà les plus anciens traducteurs ou interprètes de la Bible, les Metourguemin, dont l’origine remonte jusqu’à Ezra, ont eu soin de nous apprendre que ce n’étaient là que des manières de s’exprimer pour se mettre plus universellement et plus facilement à la portée de toutes les intelligences. Ou bien il fallait renoncer à parler de Dieu, ou bien il fallait le faire dans un langage usuel, compréhensible pour chacun. On appelle ces expressions les anthropomorphismes de la Bible. Ce qui prouve d’ailleurs qu’elles n’ont toutes qu’une valeur d’emprunt, c’est qu’elles sont également appliquées aux objets inanimés de la nature comme à Dieu. L’Écriture ne nous représente-t-elle pas les cieux racontant la gloire de l’Éternel[12] ? Ne fait-elle pas dire à la mer, en prévision de la chute prochaine de Sidon : « Non, je n’ai point élevé les jeunes gens de cette ville, et ce n’est pas moi qui ai fait leur éducation »[13] ? Ne nous montre-t-elle pas les collines et les montagnes sautant d’allégresse ainsi que les arbres frappant des mains[14] ? et le même Job fait parler la mort en ces termes : « Oui, j’ai entendu cela de mes oreilles »[15], et Josué s’adresse à une pierre comme à un témoin auriculaire[16]. En général, sous les formes de corps appliquées à Dieu, il semble que la Bible, afin que l’on ne vienne pas à se méprendre sur leur signification, les emploie comme à dessein pour parler des objets inanimés. Pour elle, la terre a une tête[17], des yeux aussi[18], encore des oreilles[19], même un visage[20] et une bouche[21].

Qui voudrait encore, après cela, attacher à tous ces termes un autre sens qu’un sens de pur emprunt ? Qu’on le remarque, nous ne disons pas un sens figuré, car l’imagination même la plus vive aurait de la difficulté à se représenter la terre ou la mer possédant un de ces organes du corps humain. Et l’on voudrait ou l’on pourrait plutôt se figurer ainsi Dieu, que la Bible proclame si souvent être un esprit, qui a certes encore bien moins de ressemblance avec le corps que n’en ont les objets inanimés que nous venons de nommer ! C’est donc tout simplement pour se faire mieux comprendre de ceux auxquels ils s’adressaient, que les écrivains sacrés ont eu toutes ces hardiesses d’expressions qui n’ont absolument qu’une signification passagère, sans valeur réelle aucune. Il en est à peu près de même des visions des prophètes sur Dieu. Elles n’avaient de réalité que celle que leur prêtait sur le moment l’imagination qui les enfantait. Un instant après qu’elles eurent eu lieu, les prophètes eux-mêmes semblaient s’en effrayer. C’est ainsi qu’Isaïe, après avoir vu le Seigneur assis sur son trône, remplissant tout le Temple des pans de sa robe », s’est écrié : « Malheur à moi qui me suis abandonné à mon imagination[22] ! » Ézéchiel a encore été plus dur pour lui-même[23], tant on craignait de voir prendre à la lettre ce qui, imparfaitement compris, aurait pu porter atteinte au grand principe de l’immatérialité.

Et ces scrupules, parfois exagérés, ont eu leur durée en Israël. Ce n’est certainement qu’à de semblables craintes qu’ont obéi les Paraphrastes chaldéens quand, par des circonlocutions souvent superflues, ils ont cherché à éloigner de Dieu le moindre mot qui eût pu, même de fort loin, compromettre la spiritualité du Créateur. C’est à cette prudence excessive que nous devons leur fameuse théorie de la Mémra[24], théorie d’abord inoffensive mais qui, passant ensuite par le creuset éclectique de Philon[25] et, plus tard, prenant l’empreinte des idées gnostiques d’Origène et de Clément d’Alexandrie, a donné naissance à ce funeste système d’hypostases dont l’adoption au sein du Christianisme dépare, sans contredit, son enseignement autrement très pur de l’immatérialité de Dieu.

Le Judaïsme, lui, avec les précautions minutieuses que nous venons de lui voir prendre pour écarter de Dieu toute apparence de corporéité, a su conserver toujours intacte et exempte de tout mélange, sa belle croyance à l’immatérialité du Créateur. Et il a veillé sur elle avec d’autant plus d’amour qu’il a vu insensiblement les deux religions issues de lui s’y rallier comme autour d’un drapeau. Chrétiens et musulmans ont fini par la professer et en ont répandu la connaissance dans le monde.

Pourtant nous devons à la vérité de dire que le Christianisme a laissé planer une ombre sur cette croyance par sa doctrine de la Mémra hypostasiée, ou du Verbe incarné qui, fatalement, devait le conduire au dogme de la Trinité. Et ce dogme, on le comprend du reste, n’est plus et ne saura jamais être l’Unité de Dieu si sublime dans sa simplicité, telle que la Bible la connait et l’enseigne. Il était même à craindre que par la connexité où se trouvent les deux vérités de l’Unité et de l’Immatérialité de Dieu, une fausse idée, imprudemment gardée sur la première, ne vînt à compromettre la seconde. Effectivement il y eut dans l’histoire un moment où le culte des images, alors qu’il avait sérieusement tenté de se substituer dans le catholicisme à l’adoration en esprit, justifia presque cette crainte[26]. Heureusement qu’il s’y est toujours trouvé des hommes, et jusqu’à des sectes, qui ont su lutter contre une aussi funeste tendance. Après les Iconoclastes, les Vaudois, puis les Albigeois, les Hussites, et enfin Luther et Calvin ont successivement remis en honneur la défense si fortement sévère enfermée dans le deuxième des dix commandements.

Et, chose providentielle ! au siècle assurément le plus catholique[27], il s’est rencontré de savants évêques qui ont affermi à jamais, au sein de l’Église, les vraies notions sur l’Unité et l’Immatérialité de Dieu Ce sont Bossuet et Fénelon[28], deux chrétiens, on peut le dire, nourris du parfum de la Sainte Écriture. Quel monument de gloire ils ont élevé par là à la Bible ! Et admirez ici encore les voies de la Providence ! Voyez comme elle sait préparer le retour de ce qu’elle veut ramener tôt ou tard vers la loi du Sinaï ! Le Christianisme par Bossuet et Fénelon, n’a semblé tant s’attacher à l’exacte définition de l’Immatérialité de Dieu, ainsi qu’à l’étude et à la recherche de ses caractères particuliers, que parce qu’il lui était effectivement réservé de revenir par là au Judaïsme, duquel il s’est écarté par son mystérieux dogme de la Trinité, suite infaillible de l’Incarnation. Quand on sait exposer, comme le Christianisme l’a fait par la plume pleine de feu et de grâce de Bossuet et de Fénelon, la théorie si vraie d’un Dieu incorporel, invisible, souverainement simple et parfait, on arrivera un jour ou l’autre à reconnaître, même dogmatiquement, le Dieu un auquel, comme par avance, l’un de ces évêques attribue « une unité d’une autre nature que les autres et qui ne souffre d’addition en aucun genre[29]. »

Il ne saurait être question d’un semblable retour pour le Mahométisme qui, sous le rapport de l’unité et de l’immatérialité de Dieu, a, de tout temps, su conserver son entière ressemblance et sa plus étroite parenté avec la doctrine juive. Il y a même plus : Mahomet a à ecur d’emprunter jusqu’aux expressions de la Bible pour donner à son enseignement plus de poids et d’autorité : « Les idoles à qui vous offrez de l’encens, s’écrie-t-il, ne peuvent vous secourir ; elles ne sauraient se secourir elles-mêmes. Vous voyez leurs yeux tournés vers vous, mais elles ne vous aperçoivent pas. Dieu seul est un ; il est éternel ; il n’a point enfanté ; il n’a point d’égal. Il est seul vivant ; le sommeil n’approche pas de lui. Il sait ce qui était avant le monde, et ce qui sera après. Les hommes ne connaissent de sa majesté suprême que ce qu’il veut bien leur apprendre ; son trône sublime embrasse le ciel et la terre ; il les conserve sans effort. Il est le Dieu Grand, le Dieu Très Haut[30]. »

Qui ne voit que ces pensées ne sont que la reproduction des vérités bibliques dont elles ont même emprunté la forme en passant dans le Coran ?

Et maintenant, nous le demandons encore, qu’est-ce que le Judaïsme pourrait envier aux deux religions qui se partagent aujourd’hui les cœurs de la moitié du genre humain ? Toutes deux ne rendent-elles pas hommage à ses dogines fondamentaux, au nombre desquels nous avons le droit de ranger l’unité et l’immatérialité du Créateur ? Elles les ont adoptés pour en faire les assises de leur propre édifice et, comme la religion juive, elles annoncent au monde ce Dieu un et immatériel, dont le peuple israélite est habitué, depuis plus de trente siècles, à publier la gloire, à célébrer les merveilles. Seulement le Christianisme, tout en reconnaissant implicitement l’Unité de Dieu, n’est pas arrivé encore à en proclamer toute la vérité à la face du monde. Nous avons dit ce qui l’y mènera inévitablement. En attendant, le Judaïsme reste à ses côtés, vivace comme au premier jour, le suivant partout pour lui rappeler en quoi il a altéré la pure doctrine du Sinaï.

  1. Exode, chap. III, v. 16.
  2. Exode, chap. XXXII, v. 4.
  3. Exode, chap. XXXII, v. 4.
  4. Deut., chap. 4, v. 15 à 35 et v. 39.
  5. Iad Hachsaka Hilchoth Jésodé Torah.
  6. Deut., chap. V.
  7. Exode, chap. XXXIII.
  8. Page 132 de la traduction de Munk.
  9. Talmud, Traité Choulin, pages 59 et 60.
  10. Isaïe, chap. VI, v. 2. — Ézéchiel, chap. 1, v. 26.
  11. Saadia, Livre des croyances et des opinions, chap. II, § 5.
  12. Ps., chap. XIX, v. 2.
  13. Is., chap. XXIII, v. 4.
  14. Isaïe., chap. LV, v. 12.
  15. Job, chap. XXVIII, v. 22.
  16. Josué, chap. XXIV, v. 27.
  17. Prov., chap. VIII, v. 26.
  18. Ex., chap. X, v. 16.
  19. Isaïe, chap. I, v. 2.
  20. Nombres, chap. II, v. 31.
  21. Nombres, chap. XVI, v. 30.
  22. Isaie, chap. VI, v. 5-7.
  23. Ezechiel, chap. XXI. v. 5.
  24. Voir les Paraphrastes Onke’os et Jonatham ben Ouziel sur Exode, chap XVII, v. 4. Cette Mémra, ou autrement dit, Verbe des Metourguemim n’a encore aucun caractère métaphysique. Elle exprime seulement la manifestation extérieure de Dieu, que la Bible elle-même désigne sous le nom de gloire de Dieu (Ex., chap. XVI, v. 7 et 11. Dans le Talmud, c’est la Sherinah ou rayonnement de Dieu.
  25. Chez Philon, le Verbe devient déjà un ange ou représentation d’une des puissances ou vertus de Dieu. Nous sommes sur la voie de l’hypostase. Philon, Ed. Mangey, I, p. 640.
  26. C’était l’époque des Iconoclastes en 485 de l’ère chrétienne.
  27. Le siècle de Louis XIV.
  28. Bossuet, dans son Traité si substantiel de la connaissance de Dieu et de soi-même. Fénelon, dans son Traité si éloquent de l’Existence de Dieu.
  29. Fénelon, Traité de l’Existence de Dieu, chapitre de l'Unité.
  30. Voyez Coran, chap. VII, chap. XVI, chap. CXII, chap. II.