Moïse, Jésus et Mahomet/04

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Rabbin Simon Levy
Féret, Maisonneuve. (p. 66-91).


CHAPITRE IV

LE DOGME DE LA PROVIDENCE


En essayant de parler de ce dogme et après avoir songé à tout ce que l’on en a dit à la suite du Judaïsme, nous ne pouvons nous empêcher de faire observer, dès le début, que, sur ce sujet encore, la doctrine chrétienne, à cause de son esprit de condescendance pour l’erreur païenne, est restée au-dessous de la vérité biblique. Disons plutôt que, tout en reconnaissant cette vérité, le Christianisme, pour complaire à ses néophytes, n’a pas craint de la mêler à un reste d’erreur venue du dehors, et a donné ainsi l’étrange spectacle d’avoir conservé l’ombre de l’antique destin à côté du dogme de la Providence. Mahomet a encore été plus infidèle. Pour la première fois nous le voyons s’écarter de l’enseignement de la Synagogue que lui transmettait son cher Abdallah, et placer résolûment la fatalité dans ce qu’elle a d’entier et d’exclusif en tête du gouvernement du monde. Mais il faut dire les choses les unes après les autres.

Le mot Providence, d’après son étymologie, a deux acceptions. Il signifie pourvoir et prévoir. Nous remarquons ce double sens, parce qu’il sert admirablement de jalon au travail comparatif que nous allons faire des trois religions dominantes, dans leur manière d’envisager. Dieu comme gouvernant, prévoyant et dirigeant toutes choses.

On peut considérer de deux points de vue différents l’action de Dieu sur le monde. Ou bien elle ne s’exerce que sur l’ensemble des lois imposées à la création, lois d’après lesquelles se produisent tour à tour la génération et l’anéantissement des êtres, la croissance et le dépérissement des plantes, la rotation des astres, et de cette façon Dieu est bien cette providence qui amène sur les hommes la vie et la mort, qui donne aux animaux leur nourriture, aux petits des oiseaux leur pâture, et fait régulièrement lever le soleil pour distribuer à la terre la lumière, la chaleur, la fécondité. Ou bien cette action est plus spéciale et plus particulière, et va jusqu’à observer les moindres événements qui arrivent en ce bas monde, jusqu’à les prévoir même, pour les prendre ensuite tels qu’ils ont eu lieu et les faire servir à la réalisation de la fin en vue de laquelle tout a été créé. Ici la Providence n’est autre chose que cette science inhérente à Dieu, par laquelle, en sa qualité d’Être parfait, il voit et prévoit tous les événements possibles qui ensuite et au fur et à mesure qu’ils se produisent, sont dirigés par lui vers l’accomplissement du but qu’il s’est éternellement proposé. C’est à dessein que nous confondons les mots science et prescience. Qui affirme l’une affirme l’autre. Il ne coûte pas plus à Dieu de voir dans l’avenir que de voir dans le présent. Seulement en face de cette prescience, la liberté humaine existe-t-elle encore ? Voilà le nœud. C’est sur ce point que les trois religions se divisent l’une admettant à côté de la prescience divine la liberté absolue de l’homme ; l’autre croyant à une prédestination individuelle ; la dernière professant complètement le fatalisme.

Avouons tout de suite que si le Judaïsme a répandu quelque lumière nouvelle sur la vérité d’un Dieu-Providence, ce n’a pu être que sous le rapport de notre deuxième manière de l’envisager, c’est-à-dire comme Providence particulière. Quant à Dieu comme Providence générale, le monde l’avait de tout temps pressenti. Est-ce que, par exemple, le culte du feu chez les Sabéens, celui du soleil chez les Perses, le culte d’Iris et d’Osiris en Égypte, celui de Brahma dans les Indes, le culte de Cérès et de Bacchus, de Flore et de Pomone chez les Grecs et les Latins, ne trahissent pas visiblement l’idée de cette Providence générale, dont les soins incessants font produire à la terre cette riche moisson, ces fleurs et ces fruits de toutes sortes qui font la joie et les délices des mortels ? Ces peuples s’étaient grossièrement trompés. Ils avaient attribué à de vaines idoles une puissance et une intelligence qui n’appartiennent qu’à Dieu seul. Au lieu de s’élever vers le véritable dispensateur des choses, ils s’étaient arrêtés à des puissances subalternes, mais visibles ; ils avaient déifié les forces de la nature, et donné l’apothéose à des hommes et à des femmes qui leur avaient appris à tirer de la terre les trésors dont elle est si riche. Mais du fond de leur erreur, l’idée de la Providence, bien que vague et confuse encore, ne se détache-t-elle pas déjà ? Et n’était-il pas aisé de voir qu’il suffirait que ces divers peuples apprissent un jour à connaître l’inanité de leurs dieux, pour qu’aussitôt ils appliquassent au vrai Dieu toutes ces qualités de providence sous lesquelles leur apparaissaient leurs fausses divinités ?

L’histoire est là pour le confirmer au besoin. Quand le Christianisme et le Mahométisme se sont présentés aux païens les mains pleines des vérités puisées dans la Bible sur le Dieu-Providence, leur en a-t-il coûté de grands efforts pour faire accepter presque universellement l’idée du Dieu-un sous son triple caractère de Dieu bon, généreux, veillant à l’entretien de la création ? Tout à l’opposé, on était si généralement convaincu que les bienfaits répandus sur le globe n’étaient pas le produit du hasard, que l’on aurait voulu rattacher chacun de ces bienfaits en particulier à un Dieu spécial. L’effrayante multiplicité des divinités anciennes provient précisément de là. C’étaient autant d’êtres fictifs placés par l’imagination des peuples au-dessus de la nature, et qui étaient censés gouverner, diriger et amener tous les phénomènes physiques qui s’accomplissent dans le monde.

Le Judaïsme n’avait donc pas à créer l’idée de la Providence, en tant que cette idée exprimait la puissance ou les puissances célestes qui fournissent régulièrement aux créatures ce dont elles ont besoin. Mais s’il n’avait pas à la créer, il avait à l’épurer, à la ramener vers son véritable objet : vers l’Être suprême, unique, à qui seule elle est applicable. A défaut de création, c’était une régénération à opérer. La tâche ne manquait ni de noblesse, ni même d’attrait. N’était-ce pas encore assez de réunir, dans une sorte de synthèse, toutes les opinions diverses qui avaient cours sur l’action variée de Dieu dans le monde, et dont chacune avait donné naissance à une autre divinité ? Travailler à substituer l’adoration d’un seul Dieu aux cultes divers que l’on rendait sur les différents points du globe, ici à Cérès et à Triptolème, là à Apollon, à Éole et à Neptune, était-ce donc chose de si peu d’importance ? La doctrine juive ne paraît pas l’avoir cru, à en juger du moins par l’infatigable insistance qu’elle met à ramener à une seule et même cause tout ce qui apparaît dans l’Univers.

Certes, nous ne taririons pas, si nous voulions citer ici toutes les belles pages que les poètes et les prophètes de la Bible ont écrites sous l’inspiration de cette vérité que Dieu donne journellement à la création tout ce qui est nécessaire à sa subsistance comme à sa durée infinie. Rien que le livre de Job serait déjà une mine inépuisable d’où nous pourrions tirer, sous ce rapport, des tableaux tous plus éloquents et plus expressifs les uns que les autres. C’est dans ce livre que Dieu nous est représenté traçant le cercle immense des cieux au-dessus de l’immense étendue de la terre, fixant et dirigeant le rouage qui le met en mouvement, faisant rouler dans leurs invariables orbites les astres destinés à le tenir en équilibre, lui, qui est suspendu entre eux sans appui, sur le néant, enfin donnant la vie et la mort à tous les êtres répandus sur sa surface[1]. Le poème de Job demeurera le plus majestueux monument que jamais religion ait élevé à la gloire du Dieu-Providence. Il est dans toutes ses parties, du commencement à la fin, un entraînant et superbe plaidoyer où l’on ne se lasse pas de montrer Dieu intervenant avec une incomparable sagesse jusque dans le gouvernement purement mécanique de l’Univers. Et si, au rapport d’une tradition, Moïse est effectivement l’auteur de ce poème admirable, il ne nous étonne plus que tant d’éloquence s’y trouve unie à tant de richesse, de variété et de profondeur dans l’observation des faits de la nature.

Et pourtant, nous l’avons dit le Judaïsme ne veut ni ne peut se flatter d’avoir révélé au monde l’idée de la Providence, en tant qu’elle figure seulement l’Être qui veille à nos besoins quotidiens. Cette idée, on la possédait bien avant que la doctrine juive ne fût formulée ; elle était née chez l’homme avec la première réflexion qu’il avait faite sur l’origine des choses nécessaires à son existence matérielle. La production de ces choses par le hasard ou par l’agrégat de molécules se rencontrant fortuitement, ne fut jamais admise que par des philosophes à l’esprit égaré, ou, pour parler plus convenablement, par des hommes à système. Le bon sens des peuples n’y a jamais cru, et de tout temps, l’on s’est mieux complu dans l’adoration d’êtres imaginaires aux ordres desquels l’Univers était censé obéir, que dans la négation de toute direction imprimée d’en haut à ce qui frappait le regard par la régularité successive de sa venue et de sa disparition.

Malgré cela, la doctrine juive a encore assez fait d’avoir réussi à remplacer ces dieux fictifs par le Dieu réel, vivant, que l’on a fini par accepter de ses mains et qui, aujourd’hui, de l’aveu unanime des nations policées, se trouve régir à lui seul le gouvernement du monde. Elle a su si bien parler de ce Dieu, que les deux religions qui sont venues après elle, n’ont rien trouvé de plus sage ni de plus propre à assurer leur avenir, que de lui emprunter les formes même de son langage. Tout, jusqu’à ces frappantes comparaisons qu’emploie le Judaïsme pour peindre les soins attentifs que prend de nous la Providence[2] se retrouve dans la bouche de Jésus comme dans celle de Mahomet. C’est ainsi que le premier a conservé, en y répandant encore la grâce particulière de sa parole, cette ravissante image du corbeau avec ses petits affamés, image qui revient deux fois sous la plume des écrivains de la Bible[3]. Le second a puisé tout aussi abondamment dans les charmants chapitres de poésie descriptive des psaumes et du livre de Job. « Ces plantes et les arbres qui, selon la hardie figure du Coran, adorent l’Éternel ; cette terre qui a été formée pour les hommes et qui est la mère de tous les fruits ; ces vœux qu’adresse à Dieu tout ce qui est sous le soleil[4] » ne sont-ce pas là les pensées mêmes du psalmiste ? Et ce « Dieu, occupé sans cesse des besoins de l’univers ; ce Dieu qui a créé la mort et la vie, qui règne dans les cieux et peut ébranler la terre pour nous ensevelir dans ses abîmes ; ce Dieu qui soutient dans l’air les oiseaux déployant ou resserrant leurs ailes ; ce Dieu, en dehors duquel personne ne pourrait nous nourrir, s’il lui plaisait de suspendre ses bienfaits à notre égard[5] », n’est-il pas le Dieu annoncé et magnifiquement célébré par l’auteur du livre de Job ? De même, quand Jésus s’adressant au peuple : « Ne soyez pas en souci, disant : Que mangerons-nous, que boirons-nous ? Regardez les oiseaux du ciel, ils ne sèment ni ne moissonnent et votre Père céleste les nourrit[6] » ; et quand Mahomet enseigne que « le plus vil des insectes est nourri des mains de Dieu[7] », Jésus et Mahomet disent-ils quelque chose de plus que Rabbi Jochanan enseignant à ses disciples que « Dieu est assis sur les hauteurs du monde pour distribuer la nourriture à toutes les créatures indistinctement[8] ? »

Mais si, pour rendre hommage à la vérité, nous n’avons pas craint de diminuer la gloire du Judaïsme en montrant comment il n’a pas révélé au monde l’idée de la Providence, nous ne devons pas non plus craindre, pour l’amour de la même vérité, de dire franchement la supériorité qu’il s’est acquise sur toutes les religions passées et présentes, par suite de ses enseignements sur la prescience divine qui est le second point de vue auquel on peut envisager le dogme de la Providence.

Nous disons la prescience divine, car si, au lieu de considérer Dieu dans la faculté qu’il possède de prévoir l’avenir, nous nous en tenions simplement à celle qu’il a de connaître le présent, l’actuel, et de se souvenir du passé, la doctrine juive ne nous apparaitrait encore une fois pas comme véritablement révélatrice. Est-ce que toutes les divinités de l’Olympe ne nous étaient pas représentées comme ayant les yeux ouverts sur les individus et sur les peuples placés sous leur protection respective, connaissant leurs projets, souriant à leurs désirs, intervenant en leur faveur, soit dans les batailles où ils se trouvaient engagés, soit dans les autres dangers qui pouvaient les menacer ?

Les chants d’Homère, par exemple, ne sont-ils pas remplis de ces récits qui nous montrent les dieux écoutant les prières de leurs favoris, et ne dédaignant pas, pour leur assurer la victoire, d’entrer même en combat singulier avec des divinités rivales ? Pour faire sur ce point lumière complète, le Judaïsme n’avait donc encore une fois besoin que de ramener simplement toutes ces opinions qui se rapportaient à des êtres imaginaires vers l’Être réel, vers le Dieu-esprit. Il serait sans doute juste de dire qu’en la faisant, cette lumière, il y a ajouté un rayon d’une incomparable clarté, à la faveur duquel le Dieu des Écritures apparaît comme « sondant les reins et les cœurs »[9]. Mais la spiritualité une fois admise en Dieu, n’allait-il pas de soi qu’on lui attribuât également le don de lire jusqu’au plus profond de notre âme ? L’esprit ne pénètre-t-il pas partout, et la grossière enveloppe qui s’appelle le corps, pourrait-elle être un obstacle à ses investigations ? Il était donc tout naturel, qu’en passant sous le drapeau du vrai Dieu, les polythéistes se trouvassent tout de suite avoir la ferme croyance que, selon l’expression des Évangiles et du Coran, « aux yeux de l’Éternel, toutes choses sont nues ; qu’il juge des entretiens et des pensées de l’âme ; qu’il a l’héritage des cieux et de la terre, et que rien de ce que l’on fait n’échappe à sa connaissance »[10]. Ces textes sont encore une fois ceux mêmes de la Bible[11], tant il est vrai que le Judaïsme n’a eu qu’à formuler, dans tous ses corollaires, sa pensée sur la science du Dieu-esprit dans le présent, pour la faire accepter par les peuples, qui, généralement, y étaient prédisposés par leurs croyances antérieures.

C’est donc sur la prescience divine, mais la prescience divine considérée dans ses rapports avec la liberté humaine que nous attendons le Judaïsme. C’est là, avons-nous dit, qu’il a été une véritable révélation. En effet, qu’avait-on pensé avant lui de ce délicat problème ? Quelle solution avait-on essayé d’en donner, surtout dans ce petit pays de la Grèce où l’intelligence humaine s’était élevée de bonne heure à une hauteur à laquelle n’avait su atteindre aucun des peuples de l’extrême Orient ?

Tout d’abord, les poètes de la Grèce avaient imaginé dans les régions les plus lointaines du ciel, au-delà même des dieux qu’ils chantaient, une sorte de puissance aveugle qui réglait les destinées des mortels, et les y faisait marcher contre leur gré sous l’action d’une implacable fatalité. Au fond, cette puissance, ce destin, n’était autre chose que la personnification de l’Infini que ces belles et grandes âmes avaient senti surgir en elles, sans qu’elles pussent l’appliquer à aucune des divinités adorées par le peuple. Bien plus, ces divinités elles-mêmes étaient soumises au destin, et c’est peut-être là ce qui fait le grand intérêt des tragédies grecques, et ce qui, en tout cas, en est le plus énergique ressort d’y voir jusqu’aux dieux lutter vainement contre le fatal décret. En présence d’une semblable puissance, aussi farouche qu’elle est incompréhensible, que restait-il à faire à l’homme ? Courber la tête et souffrir avec la résignation de la victime qu’on mène à l’autel. Il ne pouvait plus être question de liberté, et le libre arbitre n’existant plus, le problème se trouvait supprimé et non résolu.

De la poésie à la philosophie, il y a un chemin assez long et tout parsemé de lumière et de vérité. En passant des poètes aux philosophes grecs, l’idée du destin devait forcément se modifier. C’est aussi ce qui est arrivé. Ce n’est plus maintenant d’une force aveugle qu’il s’agit, c’est de la Providence même. Les penseurs sont parvenus à se rendre compte de cette vague notion de l’Infini qui travaillait tant les imaginations d’autrefois. Cette notion se résume pour eux en ce Dieu qui a tout organisé, qui observe tout, qui applique à tout les règles de son éternelle sagesse. Mais, on le sait, le Dieu de la philosophie grecque n’a pas créé le monde ; il a trouvé, dès le principe, une matière existante à côté de lui, une matière qui avait ses propriétés à elle, et qui, par suite, pouvait opposer une certaine résistance au souverain organisateur des choses. Ni le Stagyrite, ni le Maître de l’Académie ne se défendent de croire à la possibilité de cette résistance ; ils en admettent même la réalité, et s’efforcent de montrer dans quelle mesure Dieu en a tenu compte. Or si, malgré sa suprême sagesse et sa grande puissance et l’excessive liberté surtout avec laquelle il déploie l’une et l’autre, Dieu ne peut pas agir comme il veut ; s’il est obligé de subir la loi fatale de la matière, que sera-ce donc de l’homme ? Que pourra l’homme contre cette nécessité résultant de la matière avec laquelle Dieu est entré en compromis, et qui sera comme le nouveau destin qui pèsera sur sa tête ? Essaiera-t-il seulement de lutter, sachant qu’un être plus parfait, plus puissant que lui a déjà vu ses efforts se briser contre cette résistance ? En enseignant donc que pour eux le destin n’est autre chose que la Providence, mais une Providence qui a toujours soin de mettre ses vues et ses desseins en harmonie avec certaines lois inhérentes à la matière qu’elle n’a pas su totalement subjuguer, les philosophes dualistes n’ont pas fait à la liberté un meilleur sort que les poètes. Elle redevient parfaitement illusoire ; elle n’est plus qu’un mot vide de sens, une faculté dont l’exercice est impossible.

Cherchera-t-on le libre arbitre dans le Panthéisme ? De grâce, que parlez-vous de liberté à un système qui voit Dieu en tout, et qui substitue aux volontés individuelles la volonté du grand Pan ? C’est tout au plus s’il en connaît le nom, car, pour la chose, il a osé la nier avec une insolence sans pareille, en comparant l’homme qui se croit libre à une girouette capable de s’imaginer qu’elle est la cause de ses mouvements.

Ainsi, avant le Judaïsme ou en même temps que lui, on s’était bien préoccupé du redoutable problème de la Providence et de la liberté humaine. Mais le nœud avait été tranché violemment, ou plutôt, en mutilant la nature humaine par la suppression du libre arbitre, on avait réussi à faire disparaître un côté de la question. De temps en temps la conscience protestait, et c’est bien à sa voix que Platon obéissait quand, pour un instant, il affirmait la liberté humaine et essayait de la concilier avec le dogme de la Providence. Étrange illusion d’un esprit profond qui croyait faire reculer la logique devant les convictions du cœur ! En présence de l’attestation de la conscience, il eût fallu modifier les principes ; c’était l’unique, le vrai moyen de tout accorder.

Et c’est là précisément ce que le Judaïsme a su faire. En prenant l’homme tel qu’il est, le Judaïsme vit bien qu’il avait devant lui un être doué de la responsabilité morale. D’un autre côté, il ne fut pas moins convaincu qu’un Dieu sans la faculté de la prescience n’était plus un Dieu parfait. Ce furent donc d’abord ces deux vérités qu’il tint fermes ; elles avaient à ses yeux un égal caractère de certitude ; il ne consentit plus à s’en dessaisir ; l’une et l’autre lui étaient chères ; l’une et l’autre sont nettement affirmées par lui.

Dans le Pentateuque, par exemple, Moïse dépense toute son éloquence pour faire comprendre aux Hébreux qu’ils sont maitres de leur sort. « Voyez, leur dit-il, je place aujourd’hui devant vous la vie et le bien, la mort et le mal. Si, comme je vous le commande en ce moment, vous aimez l’Éternel votre Dieu, en marchant dans ses voies, en gardant ses préceptes, vous vivrez et vous serez bénis dans le pays que bientôt vous aurez en possession. Oui, j’en atteste le ciel, tout est entre vos mains, la vie et la mort, la bénédiction et la malédiction. Choisissez la vie afin que vous vous conserviez, et avec vous, vos enfants après vous[12]. » Dans ce même code, on entend encore Dieu former pour son peuple le vœu significatif « que son cœur pût toujours être ainsi tourné à le craindre et à observer ses commandements[13] ». Quoi de plus explicite pour attester que l’Éternel s’interdit de peser à tout jamais sur les résolutions des mortels !

Dans les livres des prophètes, c’est ici Isaïe qui s’écrie au nom du Seigneur : « Malheur à vous, enfants rebelles, vous faites des projets qui ne sont pas les miens, vous offrez des libations que je n’agrée pas, vous accumulez fautes sur fautes, et vous descendez en Égypte sans me consulter[14] ! » Ailleurs c’est Maleachi s’adressant à la maison d’Israël : « A quel titre implorez-vous la miséricorde divine ? Toutes ces choses ne sont-elles pas le produit de vos propres mains, et vous voulez que le Dieu Zébaoth ait des égards pour vous[15] ? » De semblables accents peuvent-ils sortir d’un cœur ou bien s’adresser à un peuple qui croient au destin ?

Voilà pour la liberté humaine.

La prescience divine n’est pas moins nettement affirmée par le Judaïsme. Nous n’en voudrions pour preuve, afin d’éviter de nouvelles citations de textes, que le don de la prophétie accordé aux grands hommes de la Bible. Qu’était-ce que cette prévision si exacte, si certaine qu’ils avaient de l’avenir, sinon une partie de sa propre prescience que Dieu avait daigné mettre en eux ? Car, que nul effort intellectuel de la part d’un homme, que nul calcul, fût-il le plus profond et le plus ingénieux du monde, que nul enchaînement supposé d’événements probables, ne puisse suffire à faire de lui un prophète, cela n’a besoin de longues démonstrations. Quand on a quelque peu appris à connaître la vie, comment tout y est mêlé et contradictoire, comment il suffit souvent de la plus petite circonstance pour y déranger tout un ordre de faits qui semblaient inévitables, on comprend aisément que la prédiction des choses futures ne soit pas à la portée de l’esprit humain réduit à ses forces naturelles. On a pu, en suivant le courant de certains événements et en se transportant par un effort de la pensée dans le moment où leur complet accomplissement aura eu lieu, être assez perspicace pour annoncer et décrire l’influence qu’ils exerceront alors. Mais prédire qu’ils s’accompliront nécessairement, qu’aucun obstacle ne viendra en arrêter la marche, qui aurait osé s’y hasarder ? Les vicissitudes parfois si étranges et si inopinées des choses terrestres, ne sont-elles pas plutôt faites pour en prouver l’inconstance et l’instabilité que leur cours suivi et régulier ? Quand donc Moïse et les autres prophètes s’enhardissent à fixer d’avance le sort chanceux des batailles ; à assurer avec un accent d’imperturbable conviction que tel peuple pliera devant Israël, que tel autre lui sera une pierre d’achoppement ; que tant et tant d’empires se partageront le monde en se succédant dans un ordre que l’histoire a pleinement confirmé ; que toute l’humanité marchera à sa fin d’une certaine façon et pas d’une autre ; et qu’enfin la nation juive, son code de lois à la main, en sera la constante directrice, c’est une preuve évidente qu’il y avait en eux autre chose que leur esprit clairvoyant qui parlait de la sorte, et qu’ils prophétisaient ainsi sous l’inspiration de cette sagesse divine qui embrasse tous les siècles futurs et dont une étincelle était venue les éclairer. Il ne pouvait y avoir qu’un Dieu prescient pour leur dévoiler ainsi l’avenir avec une certitude et une exactitude qui ne se sont jamais démenties.

Si nous voulions encore chercher une autre preuve de la netteté avec laquelle le Judaïsme affirme en Dieu la faculté de la prescience et en l’homme celle de la liberté, ne la trouverions-nous pas dans l’histoire même du peuple hébreu ? Qu’est cette histoire, sinon une longue suite d’événements tantôt tristes, tantôt glorieux, à travers lesquels la prescience divine montre toujours clairement en face de la liberté humaine ? Il n’y eut pas un seul prophète qui ne prédît à Israël, soit les malheurs qui devaient fondre sur lui, soit le brillant avenir qui lui écherrait finalement, et cependant on ne vit jamais ce peuple abdiquer son initiative et sa liberté d’action et de résolution, pour assister, les bras croisés, à l’accomplissement fatal de ses destinées ? A quoi cela a-t-il tenu ? A ce que la doctrine juive, en même temps qu’elle a su convaincre Israël de la vérité de la prescience divine, a su aussi lui mettre au cœur le sentiment de sa propre liberté. « Tout est prévu, mais l’homme est libre », c’est la formule même sous laquelle ce double enseignement a pris pied dans la Synagogue[16]. Ne dis point le Seigneur est cause que je me suis détourné, » car tu ne dois pas faire les choses qu’il hait. Ne dis point : c’est lui qui m’a fait égarer, car il n’a que faire d’un homme pécheur. Le Seigneur hait toute abomination et elle déplaît aussi à ceux qui le craignent. Il a fait l’homme dès le commencement et l’a laissé dans la puissance de son conseil, lui donnant ses ordonnances et ses commandements… Il a mis devant toi le feu et l’eau pour étendre ta main où tu voudras[17] ». Cela a été écrit dans le pays de la Palestine et reproduit ensuite par une plume juive, dans la savante Alexandrie, plus de douze siècles après Moïse, tant le sentiment de la liberté s’était consolidé au fond du cœur de tout Israélite. N’était même le grand pas que le Judaïsme a fait faire au dogme de l’Unité de Dieu, nous nous hasarderions volontiers à dire que c’est la régénération de l’homme par le sentiment de la liberté qu’il s’est donné pour mission d’amener sur la terre. Comment, en effet, pouvait-il ne pas s’apercevoir que c’était surtout l’absence de ce sentiment qui maintenait la société ancienne dans cet état d’asservissement et de décrépitude prématurée, où elle se trainait depuis l’origine des siècles ? Il n’est rien qui abatte l’énergie, qui glace le courage, qui arrête et étouffe l’initiative, qui énerve la résolution comme l’idée du destin. Persuadez à un homme que son sort est écrit, il se laissera tomber au premier obstacle. Faites accroire à un peuple qu’une puissance occulte le mène à sa fantaisie et le fait marcher malgré lui à des destinées irrévocablement fixées, il acceptera tout ce qui pourra lui arriver, avec cette disposition d’esprit et de cœur qui n’est plus de la résignation, mais de l’apathie. Il courbera la tête sous le plus avilissant despotisme, parce que le despotisme lui paraît d’institution divine ; il croupira dans l’ignorance avec satisfaction, parce qu’il s’imagine que Dieu lui refuse la lumière de la vérité ; les misères morales et matérielles n’auront rien d’odieux pour lui, parce qu’il ne se croit pas le pouvoir d’en secouer, d’en briser le joug. Tels furent presque tous les peuples de l’antiquité. C’était comme une torpeur générale répandue sur eux ; c’était la maladie, la mort au berceau.

Le Judaïsme arrive ; il veut réveiller ces peuples, les appeler au mouvement, à la vie, et il place devant eux la liberté. Il veut les mener au combat contre le mal. D’une masse inerte, près de s’affaisser sur elle-même, il veut faire une armée de soldats braves sur le champ de bataille où la civilisation et la barbarie vont venir se mesurer, et c’est la liberté qu’il leur donne pour bannière ; car, il sait que la liberté mène toujours à la victoire, et que l’homme qui se sent libre, libre par la volonté de Dieu, trouve sans cesse au dedans de lui une énergie plus qu’indomptable pour résister à qui voudrait l’asservir : tyran ou passion, vice du cœur ou erreur de l’esprit.

L’homme libre par la volonté de Dieu ! Mais dans ce cas, nous dira-t-on, que devient la prescience divine ? Si le libre arbitre n’est pas un leurre, il est au moins une contradiction. Contradiction ou non, le Judaïsme maintient la liberté humaine en face de la prescience divine, et la prescience divine en face de la liberté humaine. Dans l’une il a reconnu un fait de conscience, dans l’autre une donnée de la raison et, comme nous l’avons déjà proclamé, l’attestation des deux, de la conscience et de la raison, lui est chère au même titre.

Au surplus, est-il si difficile de comprendre que Dieu puisse prévoir les actions de l’homme sans que pour cela elles s’entachent de fatalité ? En Dieu, la connaissance ne s’exerce pas différemment que chez l’homme. Or, toute connaissance ou toute science s’exerce sur un objet. Que cet objet soit présent ou futur, il faut de toute nécessité qu’on le voie ou tel qu’il est ou tel qu’il sera. En se portant par avance dans l’avenir, l’intelligence de Dieu ne saurait donc y voir les événements futurs autrement que sous les caractères qui les accompagneront ou avec les causes qui leur donneront un jour naissance. Au lieu que ces événements une fois arrivés sont vus par nous, ils se présentent par anticipation à Dieu qui les prévoit intuitivement. Voilà toute la différence. Qu’ils soient par conséquent vus d’avance ou seulement connus après qu’ils auront eu lieu, en quoi cela peut-il changer leur nature ? S’ils sont un jour accomplis librement, la prescience divine ne les a-t-elle pas connus depuis longtemps comme devant l’être ainsi, et serait-il raisonnable de prétendre que parce qu’ils furent prévus, ils ne sauraient plus être accomplis librement ?

Au contraire, le Judaïsme a senti que faire entrer, pour quelque peu même que ce fût, le fatalisme dans l’accomplissement ultérieur des faits prévus comme devant librement se réaliser, ce serait porter atteinte au caractère auguste de la prescience divine qui réellement n’est si grande et si majestueuse, que parce qu’elle se garde de toucher aux libres prérogatives de l’homme. Dire que Dieu sait ce que chaque siècle amènera sur nos têtes, et laisser pourtant à l’humanité la liberté de le préparer et de le consommer, pour qu’elle en ait ou toute la gloire ou toute la honte, n’est-ce pas plus noble et plus moral surtout que de faire intervenir sans motif la main de Dieu, ou, ce qui revient au même, la loi d’une implacable fatalité, dans les diverses phases qui ont déjà marqué et qui marqueront encore la marche ascendante de la civilisation ? Car, on a beau décorer cette intervention du nom de Providence, elle n’en est pas moins attentatoire à notre libre arbitre. Que ce soit Dieu ou l’aveugle destin qui se mêle de nos actions, ces dernières n’en deviennent pas moins fatales et, par suite, perdent leur auréole, leur parfum, leur mérite, leur dignité. Il n’y a de vraiment méritoire et de digne d’éloge, que ce qui, pouvant être fait différemment, a été réalisé selon les règles de la justice, du droit, et pour l’amour du bien et du devoir. Mais l’homme s’agitant sous le regard d’un Dieu qui le mène, pour nous servir d’une phrase plus éloquente que vraie, n’est pas plus un être moral que l’oiseau qui purge la campagne des insectes malfaisants. Il y a tout au plus cette différence entre eux, que l’oiseau fait gaîment son travail salutaire, tandis que l’homme qui se sent poussé en avant par une volonté autre que la sienne, concourt, la tristesse dans l’âme, à l’accomplissement d’actes qu’il sait irrévocablement fixés et arrêtés. Qu’on veuille donc bien comprendre, et il ne faut pas se lasser d’y insister, ce que le Judaïsme entend par le mot Providence. Ainsi que nous l’avons dit au début de ce chapitre, ce mot signifie pourvoir et prévoir. Il ne signifie pas davantage ; nous voulons dire que la doctrine juive rejette absolument la troisième acception qu’on lui donne quelquefois, et qui nous représente Dieu assis sur les hauteurs du monde, formant des résolutions pour la fin dernière de l’humanité, créant et défaisant les empires appelés à en avancer successivement le cours et donnant aux individus et aux nations, par une grâce spéciale, les qualités proportionnées à l’élévation à laquelle ils sont destinés. Ces vues sont celles de la doctrine chrétienne, celles que Bossuet a su élever jusqu’au sublime, en leur donnant pour corps ce style si plein de charme et d’éloquence dont seul il avait le secret.

Nous en convenons. Il y a quelque chose de beau et de séduisant à considérer l’histoire des peuples comme une chaîne de faits dont les anneaux sont soudés les uns aux autres par la propre main de Dieu, « un Dieu qui forme les royaumes pour les donner à qui il lui plaît, et qui sait les faire concourir, dans le temps et l’ordre qu’il a résolus, aux desseins qu’il a sur un peuple unique ». Il y a là de quoi inspirer un respect, une crainte et un amour pour la divinité qui ne trouvent leur limite que dans l’augmentation même dont ils sont constamment susceptibles. Quoique pétri d’orgueil et de suffisance, l’homme auquel, par un semblable système, on ravit sa liberté, se trouvera toujours assez grand s’il se sait sous la direction de la Providence qui l’a choisi pour être l’instrument de sa volonté, et il n’y a pas jusqu’au despote le plus vaniteux qui ne soit encore flatté de se courber sous l’invocation du Dieu dont il est proclamé le bras droit.

Israël en particulier ne trouverait-il pas une gloire sans égale à se savoir seul d’entre tous les peuples prédestiné à opérer le salut du monde ? Qu’il ait déjà offert ce salut, cela est vrai ; qu’il continue à l’offrir, cela est vrai encore. Mais qu’il y ait été prédestiné, c’est ce que le Judaïsme ne.dit nulle part. Quand est-ce que Dieu s’est révélé à Abraham ? La tradition le rapporte : lorsqu’Abraham eut brisé les idoles de son père Thérach et proelamé la vérité du Dieu-créateur. Quand s’est-il révélé à Moïse ? Après que le futur législateur eut porté, jusqu’à l’âge de quatre-vingts ans, ses pas errants dans les solitudes du désert de Madian pour se préparer, par de profondes méditations, à sa mission prochaine. Quand, enfin, Noé reçut-il l’ordre de se construire une arche ? Après qu’il fut trouvé le seul juste, le seul digne d’être sauvé pour prix de ses vertus. Mais Dieu avait-il prédestiné Noé à être juste, Moïse à devenir prophète, Abraham à déchirer le voile épais qui cachait aux yeux de ses contemporains, de ses parents mêmes, le véritable Dieu ? Le Christianisme dit oui ; le Judaïsme dit non. Il dit non, parce que la prédestination lui paraît être la décapitation de la liberté ; parce que la prédestination jette une ombre sur les grandes figures de la Bible, parce qu’elle annihile presque la créature devant le Créateur, parce qu’enfin un homme prédestiné ne lui semble plus être capable d’arriver par lui-même à la découverte du vrai et du bien, ni digne de gagner l’immortalité à la sueur de son front. Le Christianisme dit oui, parce qu’il envisage précisément l’homme comme un être déchu, portant dans son âme la flétrissure héréditaire du péché originel et, comme tel, incapable d’arriver par lui-même au bonheur ni à la vertu, si la miséricorde divine ne le relève d’abord de sa chute par un effet de sa grâce et sans qu’il ait aucun mérite, aucun titre à être comblé de cette grâce[18].

Mais outre que la doctrine juive, en répudiant le péché originel, n’a eu nul besoin de recourir à la prédestination, il lui eût même été impossible de l’admettre sans se trouver aussitôt en contradiction avec maint récit des Saintes Écritures. Tenons-nous-en à deux exemples. S’explique-t-on que Nabuchodonosor, ce premier et terrible fléau des Hébreux, ait pu encourir la punition céleste pour avoir mis à feu et à sang les villes de la Palestine si, en vérité, il a été prédestiné à en être le dévastateur ? S’explique-t-on davantage, avec le système de la prédestination, pourquoi Dieu a envoyé Moïse faire des miracles devant Pharaon dans le dessein de l’amener à l’obéissance envers lui ? Le tyran de l’Égypte eût-il pu s’amender, s’humilier à la vue de ces prodiges, s’il était écrit que son cœur demeurerait à tout jamais rebelle et endurci ? On ne voudrait certes pas que de semblables non-sens se trouvent dans les pages toujours si pleines de raison et de logique de la Bible. Que sur ce point une expression quelque peu équivoque s’y rencontre, nous n’hésitons pas à dire que, de même que les anthropomorphismes de la Bible, il faut l’interpréter sainement et la ramener non à la prédestination, mais à la prescience divine. Ainsi, il est clair pour nous, et cela ressort de l’ensemble des enseignements contenus tant dans la partie historique que dans la partie dogmatique des Livres Saints, il est clair qu’au sujet de Pharaon, le Seigneur parlant à Moïse lui a tout simplement révélé ce qu’il savait devoir arriver : comment Pharaon demeurerait sourd à tous les avertissements et comment rien ne le ferait changer, bien qu’il pût user de sa pleine liberté pour se conformer à la volonté de Dieu. De même que David est sorti de Kegilah malgré la sombre prédiction qui lui avait été faite ou plutôt à cause de cette prédiction[19], de même Pharaon aurait pu ouvrir les yeux, reconnaître le Dieu d’Israël et s’incliner devant ses volontés. Mais le Seigneur savait qu’il persisterait dans son aveuglement, qu’il y persisterait librement, et c’est pourquoi il sera noyé dans les eaux de la mer Rouge, lui et son peuple aussi incrédule, aussi impie, aussi obstiné que lui.

Nabuchodonosor également se décide en toute liberté à envahir la Palestine et à faire de Jérusalem un monceau de ruines. Dieu prévoit cela, et il l’annonce à ses prophètes. Il dit que ce roi superbe infligera aux Hébreux des traitements qui ne seront que la juste punition de leurs constantes infidélités et, dans ce sens, il était légitime d’ajouter que le cruel conquérant était l’instrument de la colère céleste. Mais parce que Nabuchodonosor aura sur Juda des desseins de destruction complète qui dépasseront la mesure de l’exacte justice ; parce qu’il voudra anéantir totalement ce peuple qui ne méritait que d’être rudement châtié ; parce qu’en s’avançant contre Jérusalem, il insultera dans son orgueil impie le Dieu vivant qu’il confondra avec les idoles des autres pays ; parce qu’il fera toutes ces choses librement, sans y être poussé par aucun destin, mais dans l’enivrement de ses faciles triomphes, il sera puni et précipité du faîte de sa grandeur dans l’empire des ténèbres dont les habitants, selon la figure biblique, fuiront épouvantés du bruit d’une chute aussi profonde[20].

La prescience toujours, la prédestination jamais, voilà donc ce qu’enseigne le Judaïsme. Ces deux choses ne doivent pas être confondues, et, en vérité, elles se confondent si peu, que le Christianisme en affirmant le dogme de la prescience, sent le besoin d’affirmer expressément la prédestination pour en établir la croyance parmi ses adeptes. N est-ce pas Paul qui dit en termes formels « Ceux que Dieu a connus dans sa prescience, il les a aussi prédestinés… et ceux qu’il a prédestinés, il les a aussi appelés, et ceux qu’il a appelés, il les a aussi justifiés, et ceux qu’il a justifiés, il les a aussi glorifiés[21] », s’appliquant ainsi à faire ressortir qu’il ne suffit pas de croire que Dieu prévoit, mais encore qu’il prédestine et fait élection de qui il lui plaît.

Est-ce à dire cependant que la doctrine juive n’accorde à Dieu que la faculté de prévoir les événements futurs, et qu’elle l’éloigne du monde moral sans lui laisser aucune part dans la conduite des choses qui amènent progressivement le genre humain à la fin qui lui est assignée ? Pour le coup, nous aboutirions au déisme, et tout dans la Bible viendrait nous contredire. Il ne faudrait certes avoir aucune intelligence des Saintes Écritures, pour prétendre que Dieu se borne à la simple inspection de l’avenir, sans se soucier de le voir se mettre en harmonie avec ses desseins particuliers sur l’humanité, et qui furent, comme nous l’avons déjà dit, le but de la création. Au contraire, et c’est en cela justement que se montre toute sa grandeur de conception, le Judaïsme envisage Dieu comme concourant le plus activement et le plus immédiatement qu’il soit possible à l’accomplissement de notre destinée. Mais de quelle façon le fait-il ? Non pas, comme l’ont avancé Mahomet et Jésus, « en éclairant celui qu’il veut bien éclairer et en égarant celui qu’il veut égarer[22] », mais en aidant l’homme sérieusement attaché au devoir, à surmonter tous les obstacles qui pourraient se mettre au travers de sa route. L’enseignement israélite se trouve, sur ce point, clairement formulé : « Celui qui veut se purifier, trouve un appui en Dieu[23]. » « Dieu ne donne la sagesse qu’à celui qui a déjà commencé à l’acquérir par lui-même[24]. Il ne va pas jusqu’à inspirer à l’homme la crainte du ciel, l’amour du bien ; chacun se fait à cet égard sa vertu, son mérite propre. Dieu n’intervient que pour donner la facilité de la victoire à celui qui lutte courageusement et pour laisser tomber tout le poids de l’infortune sur celui qui manque d’énergie dans le combat contre le mal[25]. »

Que nous sommes loin ici du fatalisme musulman proclamant « que tout homme porte son sort attaché à son cou[26] », ainsi que de la prédestination chrétienne qui nous déclare impuissants à faire notre salut si nous n’avons préalablement été visités par la grâce céleste ! Laisser tout à notre initiative et montrer Dieu favorisant la réussite de nos bonnes résolutions, de nos projets vertueux, nous prenant par la main et nous conduisant par-delà les dangers qui pourraient menacer notre piété, voilà ce que le Judaïsme tient à nous apprendre. L’élection d’Abraham, d’Isaac et de Jacob et l’élection du peuple Hébreu, ne sont pas autre chose que la confirmation de cette double vérité. Si les premiers ont reçu la mission de porter la connaissance de Dieu dans des pays lointains, et si le second a été fait le dépositaire de la divine loi appelée à régénérer le monde, ce fut parce qu’ils s’en étaient rendus dignes. Dieu qui connaît les secrètes aspirations de l’âme, et qui avait vu, au milieu de la corruption égyptienne, la saine partie d’Israël demeurer fermement attachée au culte professé par les patriarches, avait jugé que la nation hébraïque était seule apte à recevoir les tables d’alliance pour les porter aux extrémités de la terre ; il prévoyait qu’elle seule les tiendrait attachées sur sa poitrine, et qu’elle ne s’en séparerait pas au sein des plus épouvantables cataclysmes, parce qu’elle voudrait toujours ou surnager ou périr avec elles. Et ce qui achève de montrer que ce ne fut nullement par une prédestination quelconque ou par une élection toute de grâce, qu’Israël est devenu la sentinelle vigilante et l’héroïque défenseur du livre de la Loi, c’est que ce livre ne lui fut pas primitivement confié comme on confie un poste à un soldat, c’est-à-dire forcément, d’autorité. On le proposa à sa libre acceptation, s’en remettant totalement à lui du zèle et de l’ardeur qu’il saurait déployer pour en assurer le triomphe ultérieur.

Ainsi, pour nous résumer sur cet important chapitre : Dieu présent dans le monde physique comme dans le monde moral ; Dieu connaissant et jugeant nos actions, nos aspirations et nos intentions ; Dieu, désirant nous voir marcher à l’accomplissement de notre destinée ; Dieu, dans le cours des siècles, se prenant de pitié pour la pauvre humanité qui se débattait dans les grossières erreurs de l’idolâtrie sans pouvoir en sortir ; Dieu, se résolvant à faire descendre sur la terre un code de lois propre à y répandre les lumières de la vérité ; Dieu, voyant parmi tous les peuples un seul qui fit digne de recevoir ce code en dépôt et le choisissant ; Dieu, enfin, ne quittant plus ce peuple de prédilection, parce qu’il prévoyait que par lui, par ses exemples d’un attachement librement consenti, à la vertu, au devoir, aux bonnes mœurs, à l’équité, tout le reste du genre humain irait infailliblement à la fin qui lui a été assignée voilà en somme comment le Judaïsme se représente la Providence. Devant une semblable notion, le fatalisme musulman devient une absurdité, et la prédestination chrétienne un attentat gratuit à notre libre arbitre.

Nous allons voir maintenant comment, en niant ou en compromettant gratuitement la liberté humaine, les deux religions nouvelles ont été entraînées, comme sur une pente irrésistible, à méconnaître le vrai caractère de la dignité de l’homme. Toutes les choses se tiennent dans un système, qu’il soit religieux ou philosophique. Un premier pas en amène un second, et si l’on a osé toucher une des prérogatives de l’homme, rien ne garantit qu’on ne touchera pas à une deuxième et encore à une troisième. Aujourd’hui, c’est la liberté qui est condamnée, demain on déniera à l’âme ses aspirations naturelles vers le bien en la déclarant corrompue dans son principe, infectée de l’esprit du mal dès son apparition dans le corps. Il en arrive ainsi d’ordinaire avec ce qui est sacré d’abord une légère atteinte, puis le découronnement, et pour terme final la dégradation complète. Hâtons-nous pourtant d’ajouter que le Christianisme a toujours protesté en pratique contre les conséquences de ses principes spéculatifs. Le cœur, chez lui, a toujours généreusement réagi contre les déductions trop sévères où le menait la logique de son esprit. C’est qu’il faut le dire : son cœur était demeuré plein des larges sentiments que la doctrine juive, sa mère, lui avait communiqués et dont on la sait si riche, tandis que son esprit n’était pas toujours resté maître de lui-même, par la raison que le Christianisme cherchait avant tout à s’accorder avec le Paganisme, à l’effet de pouvoir mieux se l’assimiler et le supplanter en se l’incorporant.

  1. Job, chapitres XXXVII et XXXVIII.
  2. Voir notamment les psaumes CXLVII et CXLXIII.
  3. Comparez Job, chap. XXXVIII, vers la fin, et psaume CXLVIII avec Luc, chap. XII, v. 24, et Mathieu, chap VII, v. 26.
  4. Coran, chap. LV.
  5. Coran, chap. LXVII.
  6. Mathieu, chap. VI, v. 31 et 26.
  7. Coran, chap. VI.
  8. Talmud Pesuchim, p. 118.
  9. Jérémie, ch. XVII, v. 10, et ch. XX, v. 12. 1er Livre des Chroniques, ch. IX, v. 17, et Psaumes, ch. XI, v. 4.
  10. Épitre aux Hébreux, ch. IV, v. 12 et 13 ; Math., ch. X, v. 26 ; Apocalypse, ch. II, v. 23 ; Coran, ch. III et LXXXII.
  11. Comparez Job, ch. XXIV, v. 23 ; Ps., ch. XXXIII, v. 14 ; Zacharie, ch. IV, v. 10, et 2. Chronique, ch. XVI. v. 9.
  12. Deut., chap. XXX. v. 15 à 20.
  13. Deut., chap. V, v. 29.
  14. Isaïe, chap XXX, v. 1 et 2.
  15. Maleachi, chap. I, v. 9.
  16. Traité des principes, chap. III, v. 19.
  17. Ecclésiastique, chap. XV, v. 11 et suivants.
  18. Le mot grâce, en hébreu ’Hen, que l’on trouve si souvent dans la Bible, pourrait, si l’on s’en donnait la vraie explication, être considéré comme la source de la fameuse doctrine chrétienne sur la grâce que nous condamnons ici. Ce mot, dans le Judaïsme, signifie simplement que Dieu, pour toutes les récompenses qu’il accorde aux justes, n’agit que par pure faveur, nous voulons dire que, suivant une justice rigoureuse, l’homme vertueux n’a droit à aucune récompense, et si Dieu lui en donne une, c’est par pure grâce, par bonté excessive. Ainsi, que je fasse journellement ma prière, quel mérite peut-il m’en revenir, puisqu’en remerciant Dieu je ne remplis qu’un devoir d’obligé ? Et cependant le Judaïsme promet une récompense pour l’accomplissement de ce devoir. C’est cette récompense qui est une pure faveur, « une grâce » ’Hen. Nous sommes loin ici du système de la grâce, comme l’entend le Christianisme.
  19. Voyez Ier Livre de Samuel, chap. XXIII.
  20. Isaie, chap. XIV, v. 4 et suivants. Les Docteurs Juifs expliquent de même comme un fait de prescience divine, cette phrase qui se trouve si souvent dans la bouche des prophètes « Et la parole de l’Éternel me fut en ces termes. » C’est la science de l’avenir qui leur est communiquée par Dieu. Ainsi encore ce verset de Jérémie, chap. 1, v. 5 : Avant que je ne t’eusse formé dans le sein de ta mère, je l’avais connu ». Dieu annonce au prophète que de tout temps il avait prévu qu’il se chargerait d’une mission divine.
  21. Épitre aux Romains, chap. VIII, v. 29 et 30.
  22. Jean, chap. VI, v. 4 ; Coran, chap. XVI.
  23. Talmud, traité Schabbat, p. 104.
  24. Traité Berachoth, p. 55.
  25. Traité Berachoth, p. 33 avec commentaire de Raschi.
  26. Coran, chap. XVII.