Moïse, Jésus et Mahomet/07

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Rabbin Simon Levy
Féret, Maisonneuve. (p. 168-194).


CHAPITRE VII

L’IMMORTALITÉ DE L’AME


S’il est un point de doctrine sur lequel le Christianisme et le Mahométisme se soient exprimés d’une manière claire et nette, c’est sur l’immortalité de l’âme. En cette vérité, ils se rencontrent tous deux sans la moindre divergence ; elle est le fondement même sur lequel ils reposent l’un et l’autre, bien différents en cela du Judaïsme qui, comme système religieux, a complétement négligé cette base, et n’a fait de l’immortalité de l’âme que le couronnement de l’œuvre moralisatrice qu’il s’est proposé de réaliser et qu’il a effectivement et si heureusement réalisée. Cette différence entre les trois religions est assez importante pour que nous nous y arrêtions tout d’abord. Nous montrerons ensuite que la croyance à l’immortalité de l’âme, bien qu’elle n’ait pas été placée par Moïse à la base du Judaïsme, a cependant été professée par lui, et a toujours existé, vivace et profonde, au sein du peuple hébreu.

Qu’est-ce que le principe de l’immortalité de l’âme, principe que l’on nous permettra immédiatement de supposer avoir été admis par les Hébreux, en attendant que nous en fournissions la preuve ? Dans quel dessein l’invoque-t-on ? Dans quel but le propose-t-on à la foi des hommes ? Évidemment dans le but d’établir au fond de leurs cœurs la croyance à la vie future et d’équilibrer par là en eux le sentiment du juste et de l’injuste, que l’inégale, et, en apparence, l’inique répartition des félicités terrestres, tend sans cesse à froisser et à fausser. Lisez les Évangiles et le Coran ! A chaque pas vous trouvez la croyance à la vie future invoquée et prêchée comme complément et comme correctif de la vie de ce monde, dans ce qu’elle peut avoir d’incomplet ou d’outré par rapport à la rémunération respective les bonnes et des mauvaises actions. « Vous serez bienheureux, vous qui êtes malheureux maintenant[1] ; « ne comprenez-vous pas que la vie de ce monde n’est qu’un jeu et un passe-temps, tandis que la vie future vaut mieux pour ceux qui craignent ?[2] » Voilà de quelle façon Jésus et Mahomet ont cherché à relever et à fortifier le courage abattu, le zèle refroidi, le sentiment religieux éteint ou assoupi, l’amour du devoir attiédi chez les hommes dont ils ont voulu faire leurs disciples : « Que craignez-vous encore, leur disaient-ils ! D’être persécutés sur la terre ! Mais la récompense est grande dans le ciel pour ceux qui ont été persécutés. Plus vous aurez pleuré ici-bas, plus il vous sera pardonné là-haut. Ne vous inquiétez, ne vous tourmentez de rien de ce qui vous arrive : ni la pauvreté qui vous accable, ni la bassesse de la condition qui vous est faite sous la domination de maîtres cruels. Esclaves ! vous serez libres dans les cieux. Pauvres qui versez des larmes ! vous serez un jour dans la joie. Cherchez, cherchez le royaume de Dieu, car voici ce qui vous est proposé : celui qui veut cultiver le champ de la vie future, nous le lui agrandirons ; celui qui veut cultiver le champ de ce monde, il l’obtiendra également, mais il n’aura aucune part dans l’autre[3]. »

Il se comprend que Jésus et Mahomet aient ainsi fait de la croyance à la vie future la pierre angulaire, l’un de son Église, l’autre de sa Mosquée. A quoi aspiraient-ils tous deux ? A ramener vers des idées qui leur étaient propres, la totalité du genre humain. Ils s’étaient pénétrés de certains enseignements dont ils voulaient assurer le triomphe dans l’avenir, et à la défense, et à la propagation desquels ils voulaient appeler leurs disciples et cette phalange d’hommes nouvellement convertis à la doctrine qu’ils prêchaient. Mais comme, ni Jésus, ni Mahomet, n’étaient doués de l’esprit prophétique et que, n’ayant pas reçu de Dieu la mission de doter l’Humanité d’une loi nouvelle, il ne leur avait pas été donné de prévoir le sort réservé à celle qu’ils préconisaient, ils durent nécessairement prémunir les fidèles qui s’étaient récemment attachés à eux contre toutes espèces de malheurs dont ils pourraient avoir à souffrir dans le cours de leur apostolat.

C’était donc vers la pire des situations, qui pouvait être faite aux néophytes, que les fondateurs du Christianisme et de l’Islamisme devaient avoir principalement leur attention fixée. La pauvreté, la misère, l’abandon, la désaffection surtout contre les apôtres au sein de leurs propres familles ; le mépris, la haine que leur voueraient leurs anciens frères en religion ; la persécution, le martyre dont les accableraient les chefs politiques des divers pays où ils porteraient leurs pas, tout cela était fort à craindre, à redouter. A tant de fléaux possibles, il fallait par avance une compensation ; à tant d’aversités presque inévitables une récompense dut être proposée, et où Jésus et Mahomet eussent-ils pu la chercher et la placer, sinon, dans les félicités de la vie future ? Dans l’impossibilité où ils se trouvaient d’annoncer quelque chose de positif sur le succès prochain de la nouvelle prédication, il fallait bien qu’ils se rabattissent sur les obstacles probables qu’elle rencontrait et que, contre ces obstacles, ils armassent de bonne heure le courage des prosélytes par la perspective des joies et des délices qui les attendaient au séjour des Immortels. N’est-ce pas en vérité dans cet ordre d’idées qu’ont été prononcées ces mémorables paroles : « Vous serez bienheureux lorsque les hommes vous haïront, qu’ils vous retrancheront de leurs Synagogues, qu’ils vous diront des outrages et rejetteront votre nom comme mauvais à cause du Fils de l’homme. Réjouissez-vous en ce temps-là et tressaillez de joie, car voilà que votre récompense sera grande » dans le ciel[4]. »

Quelle était différente la situation dans laquelle se trouvait Moïse en sa qualité d’interprète de Dieu vis-à-vis du peuple hébreu ! Recevant pour les transmettre à Israël les volontés du Seigneur qui lui parlait, comme dit l’Écriture, de bouche à bouche, qu’avait-il besoin de chercher ailleurs que dans la déclaration de ces volontés mêmes une base à l’empire du devoir, ainsi qu’à celui du sentiment religieux ? « Voici ce que demande l’Éternel de vous, voici ce qu’il vous ordonne, parce que, si vous ne l’écoutez pas, tel châtiment vous sera infligé, comme, au contraire, vous recevrez telle récompense pour prix de votre obéissance ». N’était-ce pas là le ton sur lequel il avait à s’adresser aux enfants de Jacob ? Ne pouvait-il pas les menacer de tel ou tel fléau ou leur promettre telle et telle félicité, puisque de ses lèvres ne découlait jamais que l’expression des desseins de Dieu, et que les paroles même dont il se servait lui étaient inspirées d’en haut ? Ou plutôt, se serait-il hasardé à parler sur un ton aussi affirmatif et aussi net et décisif des bénédictions et des malédictions énumérées par lui[5] s’il n’avait pas été sûr d’être en cela le fidèle interprète de la pensée divine ? Il y a quelque chose de bien autrement éloquent, d’entendre Moïse faire le tableau des félicités et des malheurs même terrestres réservés aux Hébreux suivant leur obéissance ou leur non-obéissance à la loi, que d’écouter Jésus et Mahomet discourir sur le sort probable qui écherra dans l’autre monde. Quel feu, quelle vivacité, quelle précision chez le fils d’Amram ! tandis que dans les paroles des autres qui étaient moins assurés des résultats certains, il règne quelque chose de vague, d’indéfini, ainsi que cela arrive toujours pour ce que l’on ne peut catégoriquement affirmer.

Moïse done, par cela seul qu’il avait reçu du Ciel le secret de l’avenir, n’avait nul besoin, pour donner une sanction à sa doctrine, de placer à sa base la croyance à l’immortalité de l’âme comme dogme fondamental de la foi en la vie future. Cette sanction, il la trouvait dans les assurances formelles de bonheur et de malheur positivement prédites par Dieu, et annoncées par lui sur le ton le plus affirmatif. Ajoutons que le grand législateur a dû être heureux de n’avoir pas eu besoin de s’appuyer sur cette croyance qui avait donné lieu en Égypte aux plus graves abus et aux superstitions les plus grossières. N’avait-il pas vu dans ce pays le peuple aller jusqu’à sacrifier aux mânes des morts, et leur rendre un culte presque divin ? Les Égyptiens étaient tous bien persuadés que l’âme ne mourait pas avec le corps. Cette croyance à la vie de l’âme après la mort était, à l’époque mosaïque, une croyance universellement répandue et, dans la contrée arrosée par le Nil, elle avait poussé à la construction de ces magnifiques et prodigieux tombeaux, les Pyramides, où, au moyen de l’embaumement et des bandelettes étaient conservés les corps réduits à l’état de momies, comme autant de fétiches. Naturellement Israël n’était pas ignorant de la croyance à la survivance de l’âme ainsi partout admise. Mais il s’agissait de le préserver à jamais des superstitions auxquelles elle avait donné lieu dans le pays précisément où elle avait été de tout temps le plus en vogue et en honneur. C’en était assez pour que Moïse n’y insistât pas trop, surtout ne s’y appuyât pas essentiellement pour en faire un dogme fondamental, tout en aimant à la laisser subsister au cœur de son peuple à titre de croyance salutaire et consolante quand elle est maintenue dans de justes limites. Et ce qui prouve cette dernière tendance chez Moïse, c’est l’intention manifestement marquée par lui dans plus d’un de ses discours d’entretenir chez les Hébreux l’espoir de récompenses et de félicités non seulement matérielles, mais encore spirituelles.

En effet, que l’on ne croie pas que Moïse, en parlant sur le ton où il l’a fait des récompenses et des punitions terrestres, n’ait jamais eu en vue que des rémunérations purement matérielles. Le côté spirituel de la rémunération n’est pas si négligé par lui qu’on a bien voulu le dire, et si réellement ce côté existe, ne peut-on pas déjà prendre de là comme une certitude de rencontrer par le Pentateuque mainte allusion à la croyance à l’immortalité de l’âme ? Et maintenant, il faudrait volontairement fermer les yeux sur la signification des mots pour ne pas voir que c’est, par exemple, une rémunération non temporelle mais parfaitement spirituelle que la bénédiction donnée par Abraham en ces termes : « Toutes les nations seront bénies en ta postérité[6]. » Le Pentateuque attache à cette bénédiction une importance telle qu’il en répète littéralement les expressions quand il parle d’Isaac[7], sans en rien la modifier encore lorsqu’il vient à parler de Jacob[8]. Est-ce d’un bonheur matériel qu’il est question ici ? Ne sait-on pas qu’il ne s’agit là, en aucune façon, de félicité, de bien matériel dont il n’y avait pas de raison de promettre la possession à toutes les familles de la terre par le seul fait du mérite des patriarches ? Ce que renferme cette bénédiction ainsi répétée, c’est l’assurance que par la foi d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, le monde entier sera appelé à faire son salut ; que chaque peuple de la terre s’animant de cette foi et se laissant éclairer, guider par elle, aura, à son tour, pour guide, pour gardien le Dieu des patriarches, le Dieu qui dirige les destinées des humains, et qui peut, en ne donnant pas quelquefois à ces derniers tout le bonheur qu’ils ont mérité dans ce monde, leur en réserver la jouissance complémentaire dans le monde futur.

C’est aussi de cette façon toute spirituelle qu’Israël a toujours compris la triple bénédiction que, depuis Moïse, on prononce journellement sur sa tête. Ces paroles sacramentelles : « Que Dieu te bénisse et te garde ; que le Seigneur t’éclaire de sa lumière et t’accorde sa grâce ; que l’Éternel tourne sa face vers toi et te donne la paix[9] », peuvent-elles vouloir viser autre chose que des faveurs spirituelles ? Et si ces faveurs ne nous échoient pas toutes durant notre vie sur cette terre, qu’est-ce qui empêche Dieu de rendre notre âme parfaitement heureuse dans l’autre monde après notre mort ?

Ces considérations, on le voit, nous élèvent déjà sensiblement au-dessus de la rémunération que l’on dit tant être exclusivement terrestre dans le Pentateuque, et nous rapprochent du seuil de l’éternité où l’âme, après la mort du corps, aura sûrement son existence personnelle et immortelle. Nous disons sûrement, et nous oserions presque mettre cette expression dans la bouche de Moïse. Car après la distinction catégorique qu’il a eu soin de faire entre le corps et l’âme, après la différence d’origine qu’il leur a assignée respectivement, peut-on encore supposer qu’il ait douté un instant de la survivance de l’âme à la dislocation, la dissolution même du corps ? Que dit le grand législateur au début de la Genèse ? Il nous représente Dieu prenant de la poussière de la terre pour en former le corps de l’homme, et déposant ensuite dans ce corps un souffle de vie, une âme vivante. N’était-ce pas franchement rendre hommage à la vérité de l’immortalité de l’âme que d’avoir ainsi proclamé dès le principe que l’homme est un être complexe, nous entendons composé d’un corps et d’une âme qui sont par leur essence totalement distincts l’un de l’autre ? En faut-il davantage pour se persuader que la partie spirituelle qui est en nous n’est point nécessairement entraînée dans la perte que nous faisons de notre autre partie, la partie corporelle ?

Mais allons plus avant, et voyons si la croyance à l’immortalité de l’âme ne se trouve pas clairement exprimée dans le Pentateuque. Et d’abord nous pourrions arguer très facilement en faveur de cette croyance, d’un mot souvent répété dans les cinq livres de Moïse et qu’il serait impossible de comprendre si on ne le rattachait à la réalité d’une rémunération future. Nous voulons parler du mot Chareth, être retranché[10]. Être retranché est une locution qui revient en maint endroit du Pentateuque. Tous les commentateurs sont d’accord de ne pas y voir un retranchement immédiat, c’est-à-dire la mort physique arrivant subitement sur celui qui s’est rendu coupable du péché dont le Chareth est la punition positivement affirmée. Ce n’est même pas toujours une mort prématurée que ce mot peut vouloir dire. Que d’impies et cela des plus arrogants qui ont déjà atteint et qui atteignent tous les jours une extrême vieillesse ! Il faut donc surtout, comme on l’a judicieusement observé, appliquer le Chareth à la vie future et entendre « par là l’état d’une âme éloignée de l’éclatante Schechinah ou majesté de Dieu, privée de toute participation aux émanations supérieures réservées aux âmes qui arrivent à l’alliance de vie. Cette peine s’appelle Chareth, parce que l’âme qui en est frappée ressemble à un rameau détaché de l’arbre d’où il tire sa nourriture et sa vie ; ainsi une âme pareille est retranchée de la céleste alliance de la vie et de la jouissance de l’éclat de la Schechinah qui est un plaisir spirituel et une récompense spirituelle[11] ».

Nous pourrions encore nous arrêter à une autre remarque non moins judicieuse faite par un docteur du Talmud, et qui montre que la croyance à l’immortalité de l’âme est enfermée dans plus d’un passage du Pentateuque. Cette remarque, la voici : « Au sujet du cinquième des dix commandements, il est écrit : Afin que tu vives longtemps[12] et au sujet de la défense de dénicher ensemble l’oiseau et ses petits, il est dit : Pour que tes jours se prolongent[13]. Or, supposons qu’un père ordonne à son fils de monter sur un arbre et d’y prendre un nid de tourterelles. Le fils, en enfant docile, s’empresse d’obéir et, suivant la prescription biblique, il prend les petits et laisse la mère s’envoler. En descendant de l’arbre, le fils glisse, tombe et meurt (le fait est arrivé, Rabbi Jacob en a été témoin). Comment, demande avec raison ce docteur, comment la récompense d’avoir la vie longue peut-elle se réaliser à l’égard de ce fils malheureux qui a précisément accompli les deux préceptes à l’occasion desquels la récompense d’une longue vie est inscrite dans le Pentateuque ? Il faut donc logiquement songer à l’explication suivante du texte : Afin que tu sois heureux… dans le monde où tout est bien, et que tu vives longtemps… au séjour des bienheureux. Et c’est ainsi, conclut Rabbi Jacob, que chaque précepte à l’exécution duquel la Loi attache une récompense, est catégoriquement démonstratif de la vérité de l’immortalité de l’âme inscrite dans le Pentateuque[14]. »

Enfin, de quelle expression se sert le patriarche Jacob quand il se présente devant Pharaon ? Il dit : « Les années de mes pérégrinations sont jusqu’à présent de cent trente ans. » Pérégrinations ! observe avec raison un savant moderne[15] ; le mot est juste, car cette vie n’est qu’un passage pour aller vers la vie future, véritable destination et patrie de l’âme, laquelle se trouve ici-bas comme sur une terre d’exil, et arrive seulement à la mort du corps dans son royaume à elle, le royaume de l’immortalité.

Mais il n’y a nul besoin d’avoir recours aux ressources de l’herméneutique ou de l’interprétation des textes, pour trouver la croyance à l’immortalité de l’âme dans le Pentateuque. Ne la voit-on pas manifestement inscrite dans ce passage de la Genèse : « Votre sang, je le redemanderai de vos âmes, je le redemanderai de toute vie humaine, comme aussi je réclamerai le sang de celui qui aura attenté à la vie de son frère. Je redemanderai l’âme humaine[16]. » C’est ici, n’est-ce pas, la défense du suicide et celle de l’homicide ? S’il est facile à Dieu de punir le dernier, comment punira-t-il le premier si, la mort une fois arrivée, il ne reste plus rien que le corps du suicidé ? Mais non, son âme, l’âme du suicidé, sa volonté coupable existe toujours, et c’est cette volonté, dans l’âme qui survit, que Dieu veut atteindre et atteindre sûrement dans sa justice suprême. En parlant de la sorte, Moïse a voulu donner évidemment une marque de sa croyance à la persistance de l’âme après a mort. Jamais peut-être des expressions plus fortes n’ont été employées par Moïse pour flétrir un crime. Ce verset saccadé que nous venons de citer, et qu’il faut lire dans le texte original pour en saisir toute l’énergie, atteste chez Moïse un sentiment de réprobation qu’il semble avoir peine à contenir en présence du suicide et de l’homicide, deux attentats horribles entre tous, et si les Hébreux, comme tout l’atteste, ont compris ce sentiment, c’est qu’ils avaient eux-mêmes au cœur la foi en l’immortalité de l’âme.

Mais pourquoi, demandera-t-on toujours, pourquoi Moise n’a-t-il pas formulé en dogme cette croyance ? Parce que, répéterons-nous, rien, si ce n’est une sanction à donner à son enseignement, ne l’obligeait à y insister plus particulièrement, la sachant et la voyant si profondément ancrée chez son peuple. Or, cette sanction, Moise l’avait trouvée amplement dans la perspective de rémunérations immédiatement réalisables qui lui avait été offerte par les soins de Dieu et avec ordre de la faire entrevoir au peuple d’Israël. Seulement, qu’on veuille aussi ne pas l’oublier, en dehors de cette perspective, ou, si l’on veut, à côté d’elle, était toujours demeurée à Israël celle de la vie future, car, encore une fois, il n’est dit nulle part dans le Pentateuque que la justice divine soit épuisée par l’avènement des félicités ou des malheurs terrestres annoncés au nom de Dieu. Tout en recevant des récompenses et des punitions dans ce monde déjà, l’homme en a encore à attendre dans le monde futur. Là, ces récompenses et ces punitions se donneront dans leur plénitude. Et la preuve que cette espérance de rémunération ultérieure existait chez les premiers Hébreux, c’est la façon dont le Pentateuque décrit la mort des patriarches. Qui plus que les patriarches avait jamais joui des bienfaits de la vie ? Bénis dans leurs familles, dans leurs entreprises, dans leurs aspirations ; comblés d’honneurs et de richesses, ils s’étaient tous éteints dans une heureuse et paisible vieillesse ; ils avaient vu leur alliance recherchée par les plus grands personnages de leur temps ; les croyances religieuses pour le triomphe desquelles ils s’étaient voués à une existence constamment errante et agitée, ils avaient eu le bonheur de les voir s’implanter chez leurs enfants et, par-dessus tout, ils avaient eu la consolation de contempler, réunis autour de leur lit, des fils presque tous héritiers de leurs mâles vertus et de leur courageux apostolat. S’il se trouvait donc quelqu’un pour qui la continuation de la vie après le trépas, considérée comme prélude à une rémunération future ne devait pas être de première nécessité, c’était bien l’un ou l’autre de ces vénérables vieillards. Et pourtant, comment les fait-on mourir ? Avec la certitude qu’ils iront rejoindre dans l’autre monde leurs parents et ancêtres décédés. Au sujet d’Abraham il est dit : « Abraham défaillit et mourut dans une heureuse vieillesse, âgé et content, et il rejoignit ses pères[17]. »

Au sujet de Jacob : « Jacob ayant dicté à ses fils sa volonté dernière, ramena ses pieds dans son lit, expira et rejoignit ses pères[18] ». De même Aron, le grand-prêtre, est réuni à ses pères après avoir rendu le dernier soupir dans le désert sur la montagne de Hor[19]. Tant d’hommes s’éteignant en tant de différents endroits, et toujours loin de leurs ancêtres décédés qu’ils iront cependant rejoindre après la mort, quelle plus forte preuve veut-on de la franche expression avec laquelle se trouve accusée dans le Pentateuque la croyance à l’immortalité de l’âme ! Cet Aron qui a été enterré sur une montagne du désert, tandis qu’Amram son père l’a été en Égypte : ce Jacob qui se trouve déjà avoir rejoint les autres patriarches avant même que Joseph eût sollicité et obtenu de Pharaon la permission de le transporter dans le caveau de Machpélah ; cet Abraham enfin qui achète près de Sichem, loin de la Chaldée sa patrie, un endroit pour y abriter ses ossements, et qui, malgré cet éloignement, est réputé se trouver réuni à ses ancêtres reposant dans la Chaldée, ne sont-ce pas là des marques de la certitude avec laquelle ceux qui se tiennent au berceau du Judaïsme, croyaient à la continuation de la vie de l’âme après la dissolution du corps ?

Si nous osions encore invoquer à l’appui de cette croyance les pratiques superstitieuses, nous trouverions dans la défense formelle faite aux Hébreux de consulter les morts et de leur offrir des sacrifices[20] une attestation non équivoque de la foi populaire à conservation du sentiment et de la connaissance des choses terrestres chez les trépassés. Mais qu’est-il besoin d’aller si loin ? Ne possédons-nous pas la formule d’un vœu très significatif placé dans la bouche de Balaam par Moïse, et qui prouve surabondamment que Moïse ne pouvait douter de l’immortalité de l’âme ? « Plût au Ciel que mon âme mourût de la mort de ces justes, et que ma fin fut semblable à la leur[21] ». C’est en ces termes que Moïse rapporte la poétique exclamation de l’enchanteur de Péthor, en extase devant les vertus et la future gloire d’Israël. Quel non-sens il y aurait dans ces paroles, si tout devait finir avec la dernière pelletée de terre tombée sur notre cercueil quand la fosse se referme sur lui ! Où serait le bien, où le bonheur, où la satisfaction de mourir de la mort du juste, si rien ne nous attendait plus au-delà de la tombe ? Que j’aime mieux dans cette triste supposition cette singulière comparaison arrachée au septicisme : « Ah ! certes, l’état misérable d’un chien qui est en vie est plus à envier que la » majesté d’un lion terrassé par la mort[22]. » C’est donc ou une amère dérision ou l’expression d’un sentiment vrai, que le fameux souhait formé par Balaam et proposé par Moïse à l’enseignement comme à l’édification du peuple hébreu. Nous confessons que nous avons toujours aimé à y voir le sérieux indice d’une conviction passée, dès l’époque mosaïque, à l’état de croyance générale que les âmes des justes pouvaient et devaient s’attendre, après la mort, à des félicités plus complètes encore que celles qui sont départies dans cette vie.

N’est-ce pas précisément à cause de ces félicités certaines que Moïse aussi a dit à Israël : « Vous êtes les enfants de Dieu, ne vous faites point d’incision dans la chair et ne vous arrachez pas les cheveux pour un mort, car vous êtes un peuple saint[23] » Quoi ! observe judicieusement un de nos plus célèbres théologiens, c’est l’inverse qui devrait être écrit ! « Précisément parce qu’Israël est un peuple saint, il devrait se lamenter amèrement sur la perte d’un de ses enfants ; plus il y a de noblesse, plus y a de deuil à prendre. Que penserait-on de celui qui dirait à son voisin : Oh ! ne te lamente pas pour la bague que tu as perdue, elle était ornée d’un si joli brillant ! Mais voici la vraie explication de cette parole de Moïse : Israël ! tu es un peuple d’élite, une nation sainte, c’est pourquoi ne gémis pas trop sur un frère que la mort t’enlève. Sans doute, c’est un membre distingué par ses mérites que tu perds. Mais sache qu’il ne fait que te quitter pour entrer dans un monde meilleur. Ce n’est pas un vase d’argile qui se brise d’une manière irréparable ; c’est un vase d’or et d’argent qui peut se refondre. Sûrement ton frère est recueilli par Dieu. Que sa séparation d’avec toi ne te soit donc pénible que comme l’est la séparation d’un ami qui va au loin faire fortune. Vous vous retrouverez, vous vous rejoindrez dans le monde futur où Dieu réunit tous ses saints autour de lui[24]. » Et voilà de quelle façon Moise a su tirer la meilleure des morales de la croyance à l’immortalité de l’âme de tout temps existant chez le peuple hébreu. Et ce qui va achever d’établir qu’Israël a toujours été animé de la foi en l’immortalité de l’âme, c’est l’antique opinion qu’il a professée à l’égard du Scheôl, dont il est si souvent fait mention dans le Pentateuque et plus tard dans les livres des Prophètes, jusqu’au moment où enfin les écrivains sacrés, les pseudépigraphes, les historiens et moralistes juifs post-bibliques, prononcent le mot même d’immortalité de l’âme. Qu’est-ce que le Scheôl ? qu’a-t-il été dans les plus anciens temps pour le peuple hébreu ? Nous ne nous attarderons pas à démontrer après l’érudit et célèbre Munk[25], qu’il faut de tous points se garder d’assimiler le Scheol au tombeau, à la sépulture matérielle que recevaient les morts. Avec lui nous serions obligés de redire que, lorsque le père de Joseph s’est écrié dans sa douleur : « Je descendrai avec deuil auprès de mon fils dans le Scheól[26] », ce Scheôl ne saurait être le tombeau, puisque Jacob supposant son fils dévoré par une bête féroce, ne pouvait pas espérer voir un jour ses ossements reposer auprès de ceux de Joseph. Qu’était-il donc ? A notre avis qui est aussi celui des exégètes et des docteurs juifs les plus autorisés[27], le Scheôl était un endroit où les morts étaient censés se réunir pour de là se présenter l’un après l’autre et forcément devant le Juge suprême. Et à notre avis encore, cette signification du Scheôl a toujours été la même en Israël ; elle n’a pas varié, elle ne s’est pas modifiée avec le progrès des idées qui s’est naturellement accompli à la suite des temps et lorsqu’en Israël la croyance à l’immortalité de l’âme a fini, comme nous le verrons tout à l’heure, par être exprimée en termes propres pour être élevée à la hauteur d’un dogme, la croyance du Scheôl avec la signification que nous venons de lui assigner n’en a pas moins continué à se maintenir. Et il nous importe beaucoup que l’on sache pourquoi nous tenons tant à ce que l’on se persuade que ces deux croyances ont simultanément existé chez les juifs des derniers temps et non pas que la première soit venue remplacer l’autre. Le motif, c’est qu’à la faveur de cette simultanéité, on comprend fort bien comment il a pu se faire que le progrès ait marqué de son sceau le principe de l’immortalité de l’âme, sans que pour cela on soit forcé de refuser aux premiers Hébreux la connaissance de ce même principe. Que dit à cet égard la critique religieuse de la savante Allemagne ? Que la croyance au Scheôl, la seule, prétend-on, que l’on eût possédée au temps biblique primitif, s’est transformée avec les années et a finalement abouti à la croyance à l’immortalité de l’âme. Or, que contient une semblable thèse, sinon l’affirmation qu’à l’époque mosaïque on était parmi les Hébreux complètement ignorant de la véritable destination de l’âme ; que l’on avait bien l’idée de sa permanence, mais qui n’apparaissait encore que dans un demi-jour ? C’est là exactement ce que Bossuet avait déjà soutenu longtemps avant la critique allemande et c’est ce que nous ne pouvons concéder. Si, au contraire, au lieu d’abandonner l’antique croyance au Scheôl et de la laisser se résoudre, se fondre et se perdre dans le dogme de l’immortalité de l’âme, nous la maintenons debout à côté de ce dogme, tel qu’il a été formulé plus tard, et longtemps avant Jésus et Mahomet, dans la Synagogue même, il en résulte ceci : Que les fils des patriarches et les Israélites au désert avaient déjà du Scheôl l’idée que s’en sont faite plus tard les David et les Salomon ; que si ces derniers sont allés un peu plus loin et, cherchant à savoir ce qui adviendrait de l’âme quand elle sortirait du Scheôl pour aller présenter à Dieu le compte de ses actions, sont arrivés, l’un à la placer « à la droite du Seigneur[28] », l’autre à la faire « remonter vers la source d’où elle a été tirée[29] », ça été par une impulsion naturelle du progrès qui les poussait à faire un pas en avant dans l’étude d’un dogme que Moïse n’avait pas eu besoin et n’avait pas jugé à propos de placer à la base de son enseignement doctrinal. Mais tous ensemble avaient toujours été fermement convaincus de l’impossibilité où se trouverait l’âme de se voir jamais atteinte par la mort ni même par la perte de la conscience ou de la personnalité.

Et cependant, dit-on, les psaumes ainsi que les discours du prophète Isaïe semblent justement faire mention de cette perte du sentiment et de la conscience chez les âmes des trépassés. Ainsi, David ne répète-t-il pas sur cent accents divers : « On ne se souvient plus de toi, Seigneur, dans ta tombe ? Qui est-ce qui te rend encore grâce du fond du Scheôl[30], Isaïe ne dit-il pas à son tour par la bouche du roi Ezéchias : « Ceux qui sont descendus dans le Scheôl ne donnent plus de louanges à Dieu, ni les trépassés ne le glorifient[31]. »

Nous répondons : Puisque le Scheôl a été dans la pensée et la croyance générale des Hébreux le lieu où s’assemblent les morts pour de là aller ensuite devant le Juge suprême, quoi d’extraordinaire que les âmes qui s’y rendent soient muettes de frayeur par suite de l’attente où elles sont de savoir quel sera leur sort futur ! Est-ce bien le moment pour elles d’entonner des cantiques, des chants, des louanges, quand elles ignorent encore si leur existence s’est trouvée bien ou mal remplie ? Le silence dont parlent les Psaumes n’est-il pas chose naturelle dans un semblable état d’incertitude et de perplexité, et n’est-il pas permis d’oublier un instant l’ardeur et le zèle passé, pour s’abandonner à l’anxiété du moment présent ? De là, évidemment l’expression de Doumah[32] et de Eretz neschiah[33], c’est-à-dire lieu du silence, pays de l’oubli, appliquée par les écrivains sacrés au Scheôl. Mais il y a loin de cette expression à la perte complète du sentiment chez l’âme d’un trépassé. Combien plus grande encore serait la distance si l’on voulait conclure de cette absence purement adventice et occasionnelle de la ferveur passée, une impossibilité absolue de reprendre conscience de son amour pour Dieu, alors que l’on aura été jugé digne de s’approcher de la Majesté Divine pour la contempler éternellement.

Au surplus, voici des textes non équivoques qui attestent la conscience et la personnalité chez les morts. Nous en prenons d’abord quelques-uns dans le livre même d’Isaïe. Écoutons ce prophète quand il raconte, dans le langage qui lui est propre, la chute du roi de Babylone : « Le Scheôl souterrain s’agite à ton approche. Les Rephaïm, jadis les puissants de la terre, s’arrachent de leur sommeil. Les rois des nations aujourd’hui dans l’empire des morts, se redressent comme sur leurs trônes d’autrefois, et, s’adressant à toi d’une voix unanime : Comment ! toi aussi tu es devenu faible comme nous ! Ton destin est en ce moment semblable au nôtre. Voici que ton orgueil et le bruit de tes harpes s’éteignent dans la profondeur du Scheôl ; ta couche c’est le ver de terre et ce sera encore lui qui te servira tantôt de couverture. Comment es-tu tombé du ciel astre brillant, étoile du matin ? Te voilà précipité à terre, toi qui t’imaginais faire subir ce sort aux peuples ! Tu t’étais dit Je monterai au plus haut des cieux ; j’élèverai mon trône par-dessus les astres ; je m’assiérai sur la montagne sacrée à l’extrémité du Nord ; je franchirai l’élévation des nuages ; je serai semblable à un dieu. Mais voici que tu es descendu dans le Scheôl et jusqu’aux extrémités de l’abîme[34]. »

Cette énergique apostrophe placée dans la bouche de Rephaïm, ce souvenir du passé, cette vue du présent et encore ce sentiment qu’ils ont de leur propre faiblesse et à laquelle ils comparent celle du tyran qui est venu les rejoindre, en faut-il davantage pour justifier ce que nous avançons ? Isaïe s’exprimant de la sorte, cela ne prouve-t-il pas que la conviction populaire de son époque était que les morts ne sont pas ignorants de ce qui se passe autour d’eux et qu’ils ont pleine conscience de leur existence passée ? N’est-ce pas encore cette même croyance populaire que nous révèlent les versets suivants qui nous représentent Samuel évoqué par la pythonisse d’Endor, et s’adressant à Saül en ces termes : « Pourquoi m’as-tu troublé en me faisant apparaître ? C’est que je suis malheureux, répond Saül, les Philistins vont m’offrir le combat ; Dieu s’est retiré de moi ; il ne me répond plus, ni par l’entremise des prophètes, ni en songe ; et je t’ai fait évoquer pour que tu m’apprennes ce que j’ai à faire. Samuel lui dit : A quoi bon me consulter ? Dieu s’est éloigné de toi pour se mettre avec tes ennemis. C’est ainsi qu’il accomplit ce qu’il t’avait annoncé par ma bouche à savoir qu’il arracherait le royaume de tes mains et le donnerait à David. Tu le sais, tu n’as pas écouté la voix de l’Éternel et tu n’as pas été l’instrument de sa colère contre Amalek. C’est pourquoi Dieu agit aujourd’hui de la sorte contre toi. Et en même temps que toi, Israël tombera entre les mains des Philistins. Demain tu viendras me rejoindre avec tes fils[35]. »

A quelle époque parle-t-on ainsi de la conservation du sentiment, de la conscience et du souvenir chez les âmes descendues dans le Scheôl ? A l’époque de Samuel et de Saül, quatre siècles après Moïse, puis quelque temps plus tard David et Salomon connaissent déjà et prononcent formellement le mot, le grand mot d’Immortalité. « La vertu, est-il dit au livre des Proverbes, la vertu conduit à la vie ; elle fraye le chemin vers l’Immortalité[36]. Cette immortalité, David, dans les Psaumes, l’avait déjà décorée du nom de « ce qui est au delà de la mort ». En voici le texte : « Le Dieu éternel saura nous conduire par delà la mort[37]. »

On comprend que, pénétré d’une semblable conviction comme du reste on l’a toujours été en Israël, le roi David se soit armé d’une grande et profonde résignation à la mort de son fils en disant « Ne me reste-t-il pas la consolation d’aller rejoindre ce cher enfant là où Dieu a recueilli son âme innocente….. ce n’est pas lui qui reviendra jamais vers moi, c’est moi qui irai vers lui[38]. »

Et le poète religieux revient encore deux fois, dans deux chants successifs, à cette expression d’Immortalité devenue sans doute familière et générale à l’époque où il écrit. « Non, dit-il, tu ne délaisseras pas mon âme dans le Scheôl ; tu ne permettras pas que ton juste soit voué à la destruction. Tu me conduiras sur ce chemin de la vie où il me sera permis de me rassasier de la contemplation de ta face et de goûter à ta droite les délices de l’immortalité[39]. Et immédiatement après : Oui, je verrai alors ta face ; en me réveillant au delà de la tombe, je contemplerai ta majesté[40] ».

Cette croyance enfin si chère de tout temps à Israël, a reçu la consécration que donne la victoire remportée sur le doute philosophique. On le sait, le Judaïsme a eu son philosophe sceptique qui un jour s’est écrié : « Pourtant qui sait ? L’âme de l’homme monte-t-elle réellement en haut comme l’esprit de la bête descend en bas ? [41] » Et il répond : « Oui, certes, la poussière retourne à la terre qui est son origine, et l’âme retourne à Dieu qui l’a donnée[42]. Car, quand je vois sous le ciel le lieu de la justice occupé par l’injustice et la méchanceté prendre la place de la vertu, je me dis que Dieu doit juger l’homme pieux ainsi que l’homme impie, et qu’il doit y avoir un temps pour toute chose et pour toute œuvre, là[43], c’est-à-dire évideniment dans l’autre monde, au séjour des immortels. »

Et la croyance à l’immortalité de l’âme ainsi catégoriquement énoncée, ne sortira plus de l’enseignement juif. On la retrouve à toutes les époques postérieures, du temps d’Isaïe[44] après le schisme de dix tribus, du temps d’Ezéchiel lors de l’exil de Babylone[45], du temps de Daniel au retour de cet exil[46]. De la Palestine, cette croyance descend à Alexandrie (Egypte) avec la colonie juive qui, au quatrième siècle avant l’ère vulgaire, va s’établir dans cette fameuse ville alors nouvellement fondée par Alexandre-le-Grand. Là, la croyance à l’immortalité de l’âme devient le fondement de la sagesse gnomique des Juifs alexandrins ; elle sert de consolation aux malheureux dans la personne de Tobie ; elle est invoquée pour stimuler le courage de la mère et des frères Macchabées, quand ils vont vaillamment au supplice comme au plus sublime des martyres. Il nous faut citer l’expression même des nobles accents inspirés alors par cette antique croyance : « Les âmes des justes ! oh ! elles sont dans la main de Dieu et nul tourment ne les touchera plus. Il a semblé aux yeux des fous que les justes mourussent, et leur issue a été estimée une angoisse. Il a semblé à leur départ d’avec nous qu’ils fussent perdus, mais ils sont en paix. Que s’ils ont souffert des tourments devant les hommes, leur espérance était pleine d’immortalité[47]. »

Dans la bouche de Tobie on place des expressions non moins touchantes « Maintenant donc, fais-moi ce qui te semblera bon ; ordonne que mon âme soit ôtée, afin que je sois dissous et que je devienne terre, car il m’est plus expédient de mourir que de vivre, parce que j’ai ouï de faux reproches ; donc, ordonne que je sorte de ces angoisses pour aller au lieu éternel[48]. »

Les paroles du plus jeune des Macchabées et celles de sa mère respirent les mêmes inébranlables espérances en l’immortalité : « Mon enfant, dit cette dernière, je t’en conjure, regarde le ciel, reçois la mort comme étant digne de tes frères, afin que je te reçoive avec eux dans la miséricorde de Dieu ».

L’enfant répond : « Mes frères ayant souffert quelques petites douleurs sont maintenant sous le testament de vie éternelle[49]. »

Quoi d’étonnant après cela que l’historien Joseph Flavius qui a vécu cent cinquante ans, après que ces paroles fussent écrites, ait mis si souvent dans la bouche de ses héros les arguments les plus chaleureux pour enflammer leur audace guerrière, arguments tous tirés de cette même croyance à l’immortalité de l’âme ! Ici, encore, il nous faut citer presque textuellement : Eléazar, voyant que la forteresse de Massada ne pouvait manquer d’être emportée d’assaut par les Romains, exhorte ses défenseurs à se donner la mort en faisant valoir l’argument toujours décisif tiré de la croyance de l’immortalité de l’âme. Il s’appuie sur les Saintes Écritures qui sont les oracles de Dieu même, sur les instructions reçues de nos pères dès notre enfance et sur leur constant exemple pour proclamer que ce n’est pas en la vie, mais en la mort que réside notre bonheur, parce que la mort met nos âmes en liberté et leur donne les moyens de retourner à cette céleste patrie d’où elles ont tiré leur origine[50]. Et ailleurs : « Il est vrai que nos corps sont mortels, parce qu’ils sont formés d’une matière fragile et corruptible, mais nos âmes sont immortelles et participent en quelque sorte de la nature de Dieu[51]. »

Et lorsque Joseph Flavius parlait ainsi et faisait parler ses héros, Jésus, le fondateur de la nouvelle religion, venait de faire ses prédications devant ces mêmes Juifs si courageux et si fermement résolus à sacrifier quand il le fallait leur vie terrestre et celle de leurs femmes et de leurs enfants en vue de la vie céleste. L’un et l’autre ont pu de la sorte largement s’inspirer des convictions qui, à l’égard de la croyance à l’immortalité de l’âme, remplissaient à cette époque tous les cœurs, comme d’ailleurs elles les avaient toujours remplis à toutes les époques de l’histoire israélite. Joseph et Jésus entendaient journellement leurs frères en religion réciter cette antique prière toute dogmatique[52] : « Mon Dieu, l’âme que tu m’as donnée est pure, tu l’as créée, tu l’as formée, tu me l’as insufflée, tu la conserves en moi et tu me la reprendras un jour pour me la rendre dans les temps futurs. »

Mahomet, à son tour, vivant à côté d’une population juive assez considérable qui habitait Médine et la Mecque et ayant eu un rabbin pour précepteur et pour initiateur, pouvait également chaque jour entendre. cette formule de prière si clairement affirmative de l’immortalité de l’âme. De plus, Mahomet connaissait, sans aucun doute, par son maître et professeur, les belles paraboles par lesquelles les docteurs du Midrasch et du Talmud savaient rendre si sensible, quand ils le voulaient, la croyance à l’immortalité de l’âme. Que l’on nous permette de citer la suivante : « Qu’est-ce que ce mot de l’Ecclésiaste : L’esprit retourne vers Dieu qui l’a donné[53] ? Il signifie que lorsque vous quitterez cette terre, vous devez rendre à Dieu votre âme dans sa pureté primitive. Il y avait un roi qui, un jour, distribua entre ses serviteurs de magnifiques vêtements. Ceux qui, de ces serviteurs, avaient la sagesse au cœur, plièrent soigneusement les vêtements et les serrèrent dans des armoires ; les moins prudents d’entre eux s’en revêtirent, au contraire, et ne firent aucune attention à les conserver dans leur état de propreté. A quelque temps de là, le roi voulut qu’on lui rendît les vêtements. Naturellement, les sages purent les rapporter comme ils les avaient reçus, frais et intacts ; les imprudents les rendirent maculés et salis, ce qui mit le roi fort en colère Il dit : Que les hommes sages et prudents s’en aillent en paix et qu’on reçoive avec grâce les vêtements purs qu’ils rapportent, mais qu’on se saisisse des imprudents pour les mettre en prison après que l’on aura fait dégraisser les vêtements salis par eux.

» Ainsi Dieu procède avec les hommes. Il est dit de ceux qui ont été vertueux sur la terre : « Qu’ils arrivent en paix et reposent tranquillement sur leurs couches[54]. » Cela s’applique au corps des justes. Quant à leur âme, voici ce qui en est dit : « L’âme de mon maître sera conservée au faisceau de la vie éternelle[55] ». Mais des corps des méchants il est écrit : « Point de paix, dit l’Éternel, pour les méchants[56] », et de leurs âmes il est dit : « Et l’âme de tes ennemis sera lancée dans une fronde[57]. »

Combien d’autres paraboles de ce genre pourrions-nous encore citer et qui établissent que, soit du temps de Jésus, soit du temps où vécut Flavius Joseph, soit à celui de Mahomet, la croyance à l’immortalité de l’ame était passée à l’état de croyance populaire et enseignée dans les Écoles comme vérité dogmatique ? Pas plus donc qu’on ne voudrait le prétendre de l’historien Joseph, on n’a le droit d’avancer que Jésus et Mahomet ont publié quelque chose de nouveau en préchant la survivance de l’âme à la mort du corps. Et quand Bossuet a dit « C’est au jour du Messie (Jésus) que cette grande lumière devait paraître à découvert », il a commis une erreur contre laquelle nous avons eu le droit de nous élever dès le début de cet ouvrage[58].

En résumé, nous avons tenu à prouver, et peut-être y avons-nous réussi, que, tout en n’ayant pas été proposée par Moïse comme pierre angulaire de sa doctrine, la croyance à l’immortalité de l’âme n’a pu faire défaut à cet inimitable législateur qui a si nettement et si catégoriquement séparé au commencement de son enseignement le matériel du spirituel, le corps fait de poussière et l’âme émanant d’un souffle de Dieu[59] ; que non plus cette croyance n’a jamais manqué, en aucun temps, au peuple d’Israël lequel, déjà en Égypte, en était persuadé par la simple raison qu’elle était la croyance universelle à cette époque de l’histoire ; que si Moïse ne l’a pas inscrite à la base de son code de lois, ça été d’abord parce qu’il n’en a pas eu besoin pour y puiser une sanction résultant suffisamment des assurances de récompenses et de punitions à la fois matérielles et spirituelles données par Dieu lui-même, et ensuite parce qu’il fermait ainsi la porte à toutes les grossières superstitions qui s’étaient malheureusement et fatalement attachées au dogme de l’immortalité de l’âme chez tous les peuples de son temps ; que si, plus tard, ce dogme a été formulé en dogme dans la Synagogue, c’est qu’alors cette crainte des superstitions possibles n’était plus à redouter. Avec la suite des années, la croyance à l’immortalité de l’âme est devenue effectivement ce qu’elle sera toujours une croyance consolante et salutaire, portant en elle la sanction des pensées comme des actions des hommes.

C’est ainsi que la permanence de la personnalité de l’âme après la mort, a eu sa racine dans l’enseignement juif depuis l’origine du Judaïsme jusqu’à son développement le plus rapproché de nos temps modernes, où elle a fini par être érigée, sous la plume de Maïmonide et du célèbre théologien, Joseph Albo, en article de foi formel et obligatoire pour tout Israélite[60].

Nous allons voir maintenant cette croyance s’affirmer une fois de plus en traitant tout à l’heure du genre de peines et de récompenses que le Judaïsme place dans l’autre vie, dans la vie future. Ce que nous avons étudié dans le présent chapitre, c’est le côté réputé le plus obscur de la grande question de l’âme et de son avenir. Avec le chapitre suivant, nous entrons, de l’aveu de tout le monde, en pleine lumière.

  1. Mathieu, chap. V ; Luc, chapitres VI et XII ; Coran, chap. XLIII.
  2. Luc, chap. VI, v. 21.
  3. Coran, chap. VI, v. 32.
  4. Luc, ch. VI, v. 22 et 23.
  5. Lévitique, ch. XXVI et Deutéronome, ch. XXVIII.
  6. Genèse, chap. XXII, v. 18.
  7. Genèse, chap. XXVI, v. 4.
  8. Genèse, chap. XXVII, v, 14.
  9. Nombres, chap. VI, v. 2 et suivants.
  10. Genèse, chap. XVII, v. t. Exode chap. XII, v. 15 et bien d’autres endroits.
  11. Voir Traité de l’immortalité de l’âme chez les Juifs, par le Dr Brecher, traduit par M. Isidore Cahen.
  12. Deut., chap. V, v. 16.
  13. Deut., chap. XXII, v. 7.
  14. Voir Talmud, Traité Kidonschin, page 39.
  15. Isaac Reggio, trad. du Pentateuque, Genèse, chap. XLVII, v. 9.
  16. Genèse, chap. IX, v. 5.
  17. Genèse, ch. XXV, v. 8.
  18. Genèse, ch. XLIX, v. 33.
  19. Nombres, ch. XX, v. 21.
  20. Deut., ch. XVIII, v. 14 et ch. XXVI, v. 14.
  21. Nombres, ch. XXI, v. 10.
  22. Ecclésiaste, ch. IX, v. 4.
  23. Deut., chap. XIV, v. 1 et 2.
  24. Ikarim de Joseph Albo, 4e partie, chap. LX.
  25. Dans son remarquable ouvrage, La Palestine, p. 149 et notes.
  26. Génèse. chap. XXXVII.
  27. Voir notamment Pirké Aboth, chap. IV, Ad finen, l’opinion de Rabbi Eliézer, fils de Kappar.
  28. Psaumes, chap. XVI, v. 11.
  29. Ecclésiaste, chap XII, v. 7.
  30. Psaumes, chap. VI, v. 16.
  31. Is., chap. XXXVIII, v. 18.
  32. Psaumes, chap. CXV, v. 17.
  33. Psaumes, chap. LXXXVIII, v. 43.
  34. Isaie, chap. XIV, v. 9 et suivants.
  35. Samuel, chap. 28, v. 45 et suivants. Ces expressions : « Tu viendras me rejoindre, » tu seras avec nous » sont une nouvelle preuve que le Scheôl ne peut être qu’un séjour provisoire : autrement, Samuel et Saül auraient en la méme destinée.
  36. Proverbes, chap. XII, v. 28.
  37. Psaumes, chap. XLVIII, v. 15.
  38. IIe Livre de Samuel, chap. XII, v. 23.
  39. Psaumes, chap. XVI, v. 20.
  40. Psaumes, chap. XVII, v. 15.
  41. Ecclésiaste, chap. III, v. 21.
  42. Ecclésiaste, clap. XII, v. 7.
  43. Ecclésiaste, chap. III, v. 16 et 17.
  44. Isaïe, chap. XXVI, v. 19, chap. XXXVIII, v. 10, chap. XVII, v. 2 et chap. LXVI, v. 24.
  45. Ezéchiel, chap. XXXVII.
  46. Daniel, chap. XII, v. 2, 3 et 13.
  47. Sapience, chap. III, v. 1, 2, 3 et 4.
  48. Tobie, chap. III, v. 6.
  49. Macchabées, IIe livre, chap. VII, v. 29 et 36.
  50. Flavius Joseph, Guerre des Juifs, chap. XXXIV.
  51. Flavius Joseph, Guerre des Juifs, chap. XXV.
  52. Voir Rituel des prières, dont la composition remonte à Ezra et aux hommes de la Grande Synagogue, au cinquième siècle avant l’ère chrétienne.
  53. Ecclésiaste, chap. XII, v. 7.
  54. Isaïe, 37, v. 2.
  55. I Samuel, chap. XXV. v. 29.
  56. Isaïe, chap. XLVIII, v. 23.
  57. I Samuel, chap XXV. v. 2. Tout ce passage est tiré du Talmud, traité Schabbat, p. 133.
  58. Voir notre premier chapitre.
  59. Genèse, la création de l’homme.
  60. Maimonide au douzième et Albo au quinzième siècle. Le premier a formulé en dogme la croyance à l’immortalité dans l’énumération de ses treize articles de la foi israélite. Le second la compte au nombre des trois grands principes qui sont la base de la doctrine juive.