Moïse, Jésus et Mahomet/10

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Rabbin Simon Levy
Féret, Maisonneuve. (p. 250-258).


CHAPITRE X

LA MORALE. — DEVOIRS ENVERS DIEU


Il ne nous sera plus possible dorénavant d’envisager comme nous l’avons fait jusqu’à présent, d’un même point de vue, le Christianisme et le Mahométisme dans leurs rapports avec le Judaïsme. De quoi allons-nous traiter ? De la morale particulière à chacune des trois religions, des règles qu’elles prescrivent, des devoirs dont elles recommandent la pratique. Or, il ne faut pas l’oublier, la doctrine chrétienne, dès le principe, s’est trouvée à cet égard dans des conditions toutes différentes de celles dont étaient entourées les deux autres doctrines.

Quand fut donné le Pentateuque, il y avait une civilisation entière à fonder, de la base à son faîte. On confinait alors à ce que l’on est convenu d’appeler la barbarie. On se trouvait même sur son terrain. Le problème était d’en sortir. Israël n’avait encore jamais été constitué en nation. Il possédait bien quelques traditions pratriarcales, mais qui se rapportaient exclusivement à la vie de famille. D’un état de société il n’avait pas fait l’essai. Avait-il seulement vécu avant l’époque de la révélation ? Il n’avait même pas été une tribu. Trois pasteurs nomades, Abraham, Isaac et Jacob, s’étaient transportés de pays en pays, de contrée en contrée ; puis le dernier, avec ses douze fils, s’était fixé en Égypte où sa postérité fut retenue captive pendant plusieurs siècles ; voilà tout le passé d’Israël. Le Pentateuque avait donc à introduire tout un ensemble de préceptes propres à façonner les mœurs d’un peuple récemment formé. Rien n’était fait, tout était à faire.

Le Coran prit naissance dans des conditions à peu près identiques. C’étaient des familles, des tribus rivales, que Mahomet voulait réunir et fonder en nation. Le soleil de la civilisation n’avait point encore lui sur elles, et si, auparavant, quelques esprits entreprenants avaient déjà tenté de réformer la croyance des Arabes, aucun n’avait osé entreprendre de changer leurs mœurs. Lorsque parut Mahomet, le culte des idoles était déjà fortement ébranlé, mais la division régnait toujours entre les différentes familles du pays. On cherchait à se nuire de maison à maison, on se jalousait réciproquement, on se livrait à des combats, et l’on sait à quel prix les Coréischites étaient devenus, depuis quelque temps, la tribu dominatrice.

Comme le Pentateuque, le Coran se proposait donc d’établir tout un nouvel édifice social. C’était un code de législation fraichement formulé qu’il offrait. Sur cette terre de l’Arabie, où il n’y avait eu jusqu’alors que discordes, que pillages et rapines, il voulait faire régner l’union, l’entente et la paix. Enfin, sa tendance évidente fut de constituer un peuple de toutes ces diverses tribus. Pour cela, nous le verrons, Mahomet a puisé à larges mains dans le Pentateuque. Nous dirons quels sont les emprunts qu’il lui a faits, comme aussi nous indiquerons les raisons pour lesquelles il n’y a pu utiliser les plus beaux préceptes de morale biblique. Mais du moins, il y a parité d’efforts entre l’Islamisme et le Judaïsme. Tous deux travaillent un terrain neuf. Tous deux sont obligés de substituer aux anciennes mœurs d’autres plus en rapport avec le nouvel état qu’on veut créer. Lequel des deux à le mieux réussi ? Lequel a su inspirer à ses adeptes le sentiment moral le plus élevé ? La question, on le voit, se pose aisément, et la solution en est aussi facile à donner.

La même chose a-t-elle lieu pour le Christianisme ? Ici le milieu est tout différent. Jésus a prêché à Jérusalem. C’est à un peuple déjà formé, déjà en voie de se civiliser, qu’il adresse ses discours. Il n’a pas à fonder une morale. Tout au plus a-t-il à réformer quelques abus qui s’étaient glissés dans celle qui existait. Encore n’avait-on pas attendu qu’il vînt pour stygmatiser ces abus. Est-ce qu’il ne s’était pas trouvé devancé dans cette tâche ? Est-ce que tous les prophètes n’avaient pas déjà promené d’un bout de la Palestine à l’autre les accents sévères d’une colère et d’une indignation provoquées par les iniquités de la maison de Juda et d’Ephraïm ? La morale la plus pure n’avait-elle pas découlé des lèvres de ces hommes inspirés qui, au spectacle des iniquités qui se commettaient soit à Samarie, soit à Jérusalem, trouvaient en eux le hardi courage d’affronter le courroux des rois et la haine des prêtres, quand il s’agissait de reprocher aux uns leurs violences et aux autres leurs prévarications ? Le peuple ne fut pas plus épargné par eux que ses pasteurs, ses conducteurs spirituels[1], et si Jésus a foudroyé de sa parole justement sévère certains Scribes et Pharisiens hypocrites[2], les docteurs juifs n’ont jamais manqué d’imprimer au front de ces mêmes hypocrites, dont ils énumèrent jusqu’à sept classes diverses, les dures épithètes de Zebouim, « gens enduits d’un faux vernis de piété, qui commettent l’infamie de Zimri et réclament la récompense due à Phinée[3] ».

En fait d’élévation dans les idées morales, en fait de zèle à deviner soi-même et à rendre saints comme Dieu par un complet attachement au devoir et au bien, qui oserait prétendre en remontrer aux orateurs ou docteurs israélites ayant précédé Jésus ou vécu en même temps que lui ? Depuis Moïse jusqu’à Maleachi et aux docteurs juifs, et précisément parce que prophètes et docteurs s’étaient, à la suite les uns des autres, toujours inspirés du Pentateuque, œuvre de Dieu même, s’est-il jamais prononcé un discours ou écrit une ligne qui ne fût l’expression de la plus pure morale ? Jésus ne s’y était pas trompé. Il l’a reconnu formellement par cette solennelle déclaration « Celui donc qui aura violé l’un de ces plus petits commandements et qui aura ainsi enseigné les hommes, sera estimé le plus petit dans le royaume des cieux ; mais celui qui les aura observés et enseignés, celui-là sera estimé grand dans le royaume des cieux[4]. » La Loi comme contenant, selon l’expression même de Jésus, les commandements propres à faire entrer dans la vie[5], fut chère au fondateur du Christianisme. Ce n’est pas lui qui en aurait jamais provoqué l’abolition. Il tendait à y introduire des réformes comme celles, par exemple, portant sur le sabbath et la nourriture. C’est déjà beaucoup trop. Il y avait là une entreprise sacrilège ; mais il se serait bien gardé de condamner la Loi dans ses pratiques absolument. Il avait fallu la fougue d’un Paul, et une position aussi gravement compromise que l’était la sienne aux yeux des Palestiniens, dont il avait commencé par épouser l’indignation contre le réformateur de Nazareth, pour oser s’attaquer ouvertement au caractère sacré de la Loi dans toutes ses pratiques, et lui substituer la foi sans autre forme de procès. Mais encore Paul lui-même, certes le plus radical de tous les apôtres, qu’a-t-il prêché finalement aux Gentils, sinon la morale même des Saintes-Écritures ?

C’est là, on peut l’affirmer, la tendance dominant dans la doctrine chrétienne, de se rattacher toujours par un bout quelconque, à la racine-mère, de ne jamais se séparer complètement du tronc dont la sève lui a été de tout temps si profitable. Soit qu’elle condamne le code sinaïque dans quelques-unes de ses prescriptions légales seulement, soit qu’elle le répudie tout à fait dans ses pratiques cérémonielles, elle tient néanmoins à montrer qu’elle en est issue. Nous parlons bien entendu des premiers représentants de cette doctrine, et non de ceux qui, plus tard, dans les conciles, se sont tant évertués à dérouler aux yeux du monde les fils qui lient le Nouveau Testament à l’Ancien. Jésus, on l’a vu, ne craint pas d’en montrer les rapports et, à son tour, l’apôtre Paul n’en dévoile-t-il pas l’étroite liaison en finissant par se comparer avec ses récents adhérents « à l’olivier sauvage qui est enté sur le franc olivier[6] ? ». Or, puisque cet apôtre fait si bon marché des pratiques cérémonielles, quel autre point de ressemblance lui reste-t-il avec la Bible et le Judaïsme, sinon les enseignements moraux qu’il en a tirés ?

Eh bien, nous disons que justement sous ce rapport le Christianisme doit être autrement envisagé que le Mahométisme. Tandis que celui-ci avait, en copiant le Pentateuque, à choisir entre les divers préceptes moraux qui y sont inscrits, ceux qu’il jugeait le mieux convenir aux tribus de l’Arabie, le Christianisme n’avait qu’à les développer tous indistinctement. Il s’adressait en premier lieu à des Hébreux et ce n’est certes pas pour eux qu’il eût fallu faire un choix. Le fallait-il davantage pour les Grecs et les Romains qui furent plus tard abordés par les disciples de Jésus ? Mais il était aisé de reconnaître que toute l’immortalité de ces peuples résultait moins de leur barbarie, qui n’existait plus pour eux, que de l’idolâtrie où ils étaient encore plongés. L’erreur sur Dieu enfantait seule chez eux l’erreur dans la vie morale. La civilisation, une civilisation relative si l’on veut, ne leur faisait nullement défaut. Les fausses divinités qu’ils continuaient à adorer constituaient l’unique source de leurs vices. Il n’y avait donc qu’une chose à tenter pour corriger leurs mœurs repréhensibles, c’était de leur prêcher le vrai Dieu en y rattachant la vraie morale. Le Christianisme a en effet entrepris cette tâche. Reste à savoir comment il y a réussi. C’est ce que nous allons désormais examiner en ayant toujours soin de tenir la morale juive en tête de la ligne de comparaison. Puisque nous connaissons maintenant les dogmes du Christianisme, il nous sera aisé de faire voir si, tels qu’il les a proclamés et enseignés, ils peuvent servir de principes à une bonne morale. Il ne nous importera plus tant de savoir si telle ou telle règle de morale se trouve inscrite dans les Évangiles, que d’apprécier si elle a le droit de s’y trouver à côté de points de doctrine qui sont avec elle en évidente contradiction. Ayant eu la Bible sous les yeux, il était facile au Christianisme de faire passer dans son code religieux des prescriptions admirables qu’il n’avait qu’à prendre la peine de copier ; mais cela ne suffit pas. Il est encore nécessaire de se rendre compte de la naturelle facilité avec laquelle de semblables prescriptions doivent toujours découler des croyances dogmatiques une fois érigées en système.

Et qu’on ne vienne pas nous opposer tout de suite une fin de non-recevoir, en nous montrant le degré de moralité où sont arrivées aujourd’hui les sociétés chrétiennes qui, depuis dix-huit siècles, tiennent cependant fortement aux dogmes promulgués par leur religion. Si c’était de là qu’on voulut tirer une présomption favorable à l’accord du dogme avec la pratique du devoir dans le Christianisme, nous pourrions aisément retourner l’argument et montrer que, précisément, la civilisation est restée stationnaire aussi longtemps que la Bible, avec les dogmes si purs qu’on lui connaît maintenant, ne fut pas répandue et vulgarisée. Que de fois, à ces époques d’ignorance et de ténèbres bibliques, la fraternité n’a-t-elle pas dû s’effacer devant l’intolérance, l’amour devant la haine, la liberté de conscience devant le fanatisme, la charité devant les persécutions religieuses ? Ce n’est vraiment qu’à dater de la réforme opérée par Luther, et qui a porté avant tout sur la vulgarisation de la Bible, que la chandelle allumée, pour nous servir de l’expression évangélique, ne l’a pas été pour être mise sous la table. Encore Luther lui-même était-il demeuré comme son collègue Calvin, sous l’empire des anciens préjugés d’exclusion pour cause de différence de foi. Ils n’ont su s’élever ni l’un ni l’autre jusqu’à la hauteur de la vraie notion du devoir qui ne connaît aucune différence entre les hommes pour motif de religion. Ce n’est que quand la Bible fut universellement connue, que les hommes furent peu à peu acquis à la pratique du devoir, tel qu’une saine morale doit le comprendre et l’appliquer, surtout l’appliquer. La Bible répandue, lue, connue et commentée, a, presque à elle seule, opéré cette heureuse révolution morale, dont il est donné à qui veut le faire actuellement, de recueillir les excellents fruits. C’est depuis la vulgarisation de la Bible, qu’on voit l’humanité faire de réels progrès dans l’accomplissement de sa destinée. Mais malheureusement, c’est encore souvent malgré le catholicisme et même le protestantisme, que ces progrès continuent à s’opérer. Rien ne fait donc absolument présumer qu’il y ait, à l’égard du Christianisme, en général, solidarité et correspondance exactes entre les dogmes qu’il professe et le degré de moralité qu’ont atteint ceux qui, ostensiblement du moins, marchent sous sa bannière religieuse. A notre avis, cette correspondance n’existe pas, et nous mettrons ici encore le lecteur en mesure d’examiner et de prononcer. Nous exposerons successivement les différents devoirs que l’homme a à remplir, et chacune des trois religions sera tour à tour interrogée par nous sur l’accord où se trouve son dogme avec la morale pratique universelle. Les devoirs envers Dieu primant tous les autres, c’est par eux que nous commençons. Comment le Judaïsme a-t-il compris cette sorte de devoirs ? Les deux religions venues après lui ont-elles sous ce rapport mieux fait que lui ? Leurs enseignements dogmatiques sont-ils de nature à jeter quelque nouvelle lumière sur les devoirs de l’homme envers Dieu, ou bien tendraient-ils peut-être à en déranger quelque peu l’assiette, à en obscurcir quelque peu la clarté ? C’est dans cet ordre d’idées que nous allons nous mouvoir.

Le Pentateuque formule avec une admirable précision les devoirs de l’homme envers Dieu. Il dit en s’adressant au peuple hébreu par l’organe de Moïse : « Que demande de vous l’Éternel votre Dieu ? Que vous le craigniez, que vous marchiez dans ses voies, que vous l’aimiez et que vous le serviez de tout votre cœur et de toute votre âme ». Sans doute, marcher dans les voies du Seigneur, c’est la clef de tous les commandements, c’est le pivot de la morale. Dieu étant le bien, et le bien étant la loi morale, imiter Dieu, devenir saint comme lui, c’est évidemment répandre sur toutes nos actions un frais parfum de moralité. Mais en faisant ainsi, ce serait essentiellement envers notre prochain et envers nous-mêmes que nous nous acquitterions. Au fond, nous servirions encore Dieu, car rien ne saurait lui être aussi agréable que la pratique de la charité et de la justice. Mais ce que nous voulons maintenant, c’est quelque chose de plus direct ; nous voulons que l’homme soit soumis et reconnaissant envers Dieu, comme étant Celui auquel il doit la vie et tous les bienfaits dont cette vie est parsemée. Nous voulons, ainsi que le dit Moïse, que l’homme craigne Dieu, qu’il l’aime et qu’il lui rende un culte[7]. Plus tard nous dirons la façon dont l’accomplissement préalable de cette espèce de devoirs prépare nos cœurs à un sincère attachement à toutes les autres.

  1. Voir Jérémie, chap. XXIII et Ezéchiel, chap. XXXIV.
  2. Mathieu, chap. XXIII, et Luc, chap. XI.
  3. Talmud, traité Sotah, p. 22.
  4. Mathieu, chap. V, v. 19.
  5. Mathieu, chap. XIX, v. 17.
  6. Épitre aux Corinthiens.
  7. Deut., chap X, v. 12.