Moïse, Jésus et Mahomet/10-2

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Rabbin Simon Levy
Féret, Maisonneuve. (p. 266-282).

§ II
L’AMOUR DE DIEU

« On peut aimer Dieu, dit un célèbre moraliste juif, ou parce qu’il nous comble chaque jour de bienfaits, ou parce qu’il nous pardonne nos fautes, ou enfin parce que l’idée que nous avons de sa grandeur infinie, nous attire vers lui et lui gagne toute notre affection[1]. » Il n’est pas besoin de réfléchir longuement pour se convaincre que le véritable amour de Dieu est celui qui se manifeste en nous, lorsque nous sommes arrivés à connaître, à saisir clairement toutes les perfections qui distinguent le Créateur. Alors nous comprenons que ce n’est pas par reconnaissance que nous devons l’aimer ; mais parce qu’il est le bien supérieur à tout ce qui dans ce monde mérite le plus notre attachement. Et cet amour tout à fait désintéressé ne laisse pas que d’être un sentiment très naturel. N’est-il pas constant, en effet, que nous sommes portés naturellement à aimer tout ce qui possède quelques-uns des caractères de la beauté idéale que conçoit notre raison ? Un site pittoresque, un charmant paysage, une figure régulièrement belle, un tableau d’art, tout cela nous ravit, nous transporte, nous attache irrésistiblement. Telle est l’intimité des rapports qui existent entre la raison et le sentiment que ce que l’un admire, l’autre l’aime.

Il en est de même des belles actions, des actions de dévouement et d’héroïsme qui s’accomplissent sous nos yeux, ou dont nous écoutons le récit merveilleux. Elles nous frappent ; nous en sommes touchés et nous accordons à celui qui en a donné l’exemple non seulement notre estime, mais encore notre amour. Cet amour est-il le fruit d’un calcul ? Est-il dicté par un sentiment d’égoïsme ? Ne le donnons-nous pas spontanément et sans avoir fait le moindre retour sur nous-mêmes ? Or, si nous aimons d’un amour si désintéressé ce qui est beau dans le monde physique, quel autre caractère que celui du désintéressement le plus absolu ne doit pas posséder notre amour pour Dieu ? Dieu n’est-il pas le principe de tout ce qu’il y a de beau dans le monde ? N’en est-il pas l’idéal ? Et comme il est l’idéal, le type du beau, il l’est aussi du vrai et du bien. « Dans quel lieu du globe, dit l’Écriture, le sage ira-t-il creuser la sagesse ? Ni la mer, ni l’abîme ne la recèlent dans leur sein. Elle demeure avec Dieu qui la présente à ses élus comme étant le don le plus brillant dont il puisse les gratifier[2] ? »

Dieu étant donc infiniment au-dessus de ce qu’il y a dans le monde de plus admirable et de plus attachant, pourquoi ne lui vouerions-nous pas un amour sincère, profond, inaltérable ? Pourquoi mesurerions-nous notre amour pour lui, juste aux bienfaits qu’il nous dispense, et l’exposerions-nous aux fluctuations de l’intérêt personnel ? « L’amour basé sur l’intérêt, observent les rabbins, cesse toujours avec la cause qui l’a fait naître, tandis que celui qui est inspiré par la raison ne disparait jamais[3]. On aime véritablement son Créateur, ajoute Maïmonide, quand on a contemplé la magnificence de la création et que l’on s’est persuadé qu’une sagesse suprême a dû présider à l’organisation de ce vaste univers[4] ».

L’amour désintéressé pour Dieu ainsi établi par la théologie rabbinique trouve sa racine, son fondement dans la Bible même. Qui ne connaît cette parole du Deutéronome : « Tu aimeras l’Éternel ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de tous tes moyens ? » Mais ce que l’on ne sait peut-être pas aussi bien, c’est la façon judicieuse dont le Talmud a compris et commenté cette parole, et la manière dont un docteur israélite a raconté qu’il l’a mise en pratique. « Tu aimeras l’Éternel ton Dieu de tout ton cœur, c’est-à-dire que ton cœur lui soit dévoué. Ne partage pas ton amour avec un autre être en dehors de lui. Que Dieu soit le but de toutes tes aspirations, l’objet de tous tes désirs. Élève-lui au-dedans de toi un autel sacré sur lequel chaque jour tu puisses lui offrir tes passions en holocauste. C’est là le plus beau sacrifice à lui faire….. Aime-le de toute ton âme, c’est-à-dire ne recule pas devant la mort, même quand il s’agit de lui conserver ta fidélité. Pourquoi les persécutions t’effraieraient-elles ? Pourquoi te feraient-elles abandonner, déserter, abjurer ta foi ? Tiendrais-tu plus à ta vie qu’à celui qui te l’a donnée et qui peut te la reprendre quand cela lui plaît ? Sache, ô homme, qu’il est de ton devoir de verser la dernière goutte de ton sang pour faire triompher la sainte cause de Dieu. Consacre-toi donc entièrement à lui ; dépense en son nom tes biens, tes richesses et toute la puissance de tes facultés. Voilà ce que ta religion t’ordonne[5]. »

Et cette belle théorie a été mise en pratique par les docteurs israélites. N’avons-nous pas d’abord Rabbi Akiba qui, après la prise de la fameuse ville de Béthar sous l’empereur romain Adrien, conduit sur le lieu du supplice, eut cette noble parole sur les lèvres : « Maintenant je comprends la phrase du Deutéronome : Aime Dieu de toute ton âme ? »

Écoutons encore ce que raconte Rabbi Josué, fils de Kisma : « Me trouvant un jour en voyage, je fis la rencontre d’un homme qui me dit : Que la paix soit avec toi. — Je lui rendis son salut. — D’où es-tu ? me demanda-t-il. — D’une ville renommée par le grand nombre de savants qu’elle renferme. — Viens demeurer dans mon pays et je te donnerai un millier de pièces d’or, de perles et de diamants. — Mon ami, lui répondis-je, quand tu me donnerais tout l’or et toutes les pierres précieuses du monde, je ne te suivrais pas, car je ne veux vivre que là où la science est en honneur. Ainsi le dit David parlant à Dieu L’enseignement de ta bouche m’est plus précieux que des milliers de pièces d’or et d’argent. Ce n’est pas tout. Le jour où l’homme meurt, son or et son argent ne l’accompagnent pas, mais ce qui le rend immortel, c’est sa science religieuse, ce sont ses bonnes actions, ainsi qu’il est écrit : « Quand tu marches, la loi divine te guide ; quand tu dors, elle veille sur toi ; lorsque tu te réveilles, elle est là pour te défendre. Quand tu marches, c’est-à-dire dans cette vie ; quand tu dors, dans la tombe ; quand tu te réveilles, dans la vie future. Et il est encore écrit : « A moi l’or et l’argent, dit l’Éternel Zébaoth[6] ». Tout appartient à Dieu, parce que tout provient de lui ; tout donc, s’il le demande, doit lui être sacrifié.

On le voit, le Judaïsme a parfaitement saisi l’obligation où nous sommes d’aimer Dieu. Il ne s’est pas trompé un instant sur la nature de cet amour qui, avant tout, doit être désintéressé et se manifester au prix de n’importe quel sacrifice : richesse, penchants, plaisirs et jusqu’à notre vie. Mais ce qu’il faut ajouter, c’est que tout en prêchant dans les termes chaleureux que nous venons de faire connaître, la nécessité d’aimer Dieu par-dessus toutes choses, il a néanmoins su se garder du mysticisme, de cet amour de Dieu exalté qui égare la raison et devient une plaie véritable pour la société, au sein de laquelle il se propage avec ses exagérations et ses extravagances. Nous ne voudrions pas trop nous étendre en disant au juste ce qu’est le mysticisme, afin d’éloigner de lui, par un portrait fidèle que nous tracerions, des excès où il conduit. Encore moins voudrions-nous essayer de montrer comment il prend naissance soit en philosophie, soit en religion, par la prétention que l’on affiche de pouvoir arriver à connaître Dieu, non plus seulement dans ses manifestations dont l’Univers est rempli, mais jusque dans son essence propre et dans son unité absolue. Peut-être pourtant, si nous le faisions, prouverions-nous du même coup que le Judaïsme est exempt de tout mysticisme. Car, dirions-nous, qu’est-ce qui a donné naissance à cette étrange aberration ? Rien autre chose que le discrédit que l’on a jeté sur la raison, en lui reprochant de ne pouvoir donner une connaissance adéquate de l’Être suprême. Sous ce rapport, on a moins attaqué sa faillibilité que son impuissance. Non content d’avoir été mené par la raison jusqu’à la source des vérités éternelles, on a voulu faire un pas en avant encore ; on a voulu connaître le principe, le sujet même auquel ces vérités se rattachent. Et comme on trouvait la raison incapable de franchir ce suprême espace, on eut recours au sentiment. A l’intelligence, on substitua le cœur. L’on s’imagina pouvoir s’unir à Dieu en s’absorbant dans un amour entier, exclusif pour lui, et en s’abîmant dans des contemplations sans fin sur sa sublime nature, et au milieu desquelles on oubliait le monde et soi-même.

Eh bien la Bible coupe court à cette folle aspiration par la relation d’un seul fait, mais que Moïse raconte avec une certaine complaisance, comme s’il avait pressenti qu’on l’invoquerait un jour contre le mysticisme. C’est la prière adressée par lui à Dieu, à l’effet d’obtenir la faveur de le contempler en face. Non, répondit le Seigneur, pas même toi, tu ne pourras me voir dans non essence : ce n’est que par mes manifestations, par les traces que j’ai laissées derrière moi, que je puis être connu. Sur la terre, tu trouveras les œuvres matérielles que j’ai fondées, tu en étudieras les lois que tu pourras toutes rapporter à ma sagesse ; dans le monde de l’intelligence, tu découvriras le vrai, le bien et le beau ; tu pourras les admirer et m’en présenter comme le type. Mais quant à moi-même, tu ne me verras pas ; aucun mortel ne peut me voir possédant la vie terrestre[7].

Par quels pores s’infiltrera le mysticisme dans une doctrine où se trouve une déclaration aussi solennelle que Dieu demeure à jamais insaisissable à l’homme ? Insaisissable à la raison, dira-t-on, c’est vrai. Moïse le proclame de la façon la plus positive. Mais ne reste-t-il pas toujours le sentiment, le cœur par lequel on peut parvenir jusqu’à l’essence même de Dieu, en s’unissant à lui par un détachement complet et absolu du monde extérieur ? Nous ne le nions pas ; il s’est rencontré des hommes qui ont cru devoir s’isoler du genre humain et se soustraire à toutes les obligations sociales, pour s’unir plus intimement à Dieu et communiquer plus facilement et plus directement avec lui. Mais ces hommes sont à nos yeux des insensés. Insensés ! qui ignoraient que la connaissance de la vérité d’un côté et la pratique de la vertu de l’autre, sont les seuls et les plus sûrs moyens de nous rapprocher de Dieu. Insensés ! qui étaient allés sacrifier à de chimériques espérances ce qu’ils avaient en eux de plus noble : la liberté et la conscience. Ce n’est pas en anéantissant l’une ou l’autre de ses facultés intellectuelles ou morales, qu’on peut être agréable à Dieu. S’il nous demande un amour sans bornes, cet amour ne doit pas avoir pour effet de nous ravir à la terre sur laquelle nous avons été placés par Dieu même pour y vivre de la vie sociale. Aimer les hommes, les servir, les aider dans l’accomplissement de leur destinée, c’est encore, c’est surtout aimer Dieu. Le Judaïsme a-t-il jamais prêché un autre amour ? Quand Moïse dit au peuple hébreu « Tu aimeras l’Éternel ton Dieu… » et qu’il se hâte d’ajouter : « Ces lois que je te commande aujourd’hui, tu les graveras dans ton cœur et tu les inculqueras à tes enfants.[8] » Ne fait-il pas un généreux effort pour arrêter Israël sur la pente du mysticisme ? Ne semble-t-il pas vouloir lui faire comprendre par ces dernières paroles, qu’il ne suffit pas d’être fervent adorateur de Dieu, qu’il faut aussi que l’on soit citoyen fidèle et dévoué, ami sincère de l’humanité ? Et avant Moïse, quand Abraham quitte sa patrie, après y avoir vainement publié la connaissance du vrai Dieu, et qu’il s’aventure chez des peuples idolâtres et inhospitaliers pour essayer de la leur faire partager avec plus de succès, n’a-t-il pas accompli dignement sa tâche d’être moral et responsable ? S’en serait-il mieux acquitté en fuyant les hommes et en cherchant, dans la solitude d’une Thébaïde, le loisir et l’occasion de s’unir à Dieu dans de mystiques contemplations ! Et enfin les prophètes, après Moïse, qui ont affronté tant et tant de fois le courroux des rois impies et despotes, en allant jusqu’à la porte de leurs palais, leur reprocher leurs crimes, pourquoi s’étaient-ils senti ainsi le devoir de combattre pour la vérité, au péril de leur tête ? Parce qu’ils avaient compris l’esprit de la doctrine israélite qui, précisément par le profond amour qu’elle nous inspire pour Dieu, nous prépare admirablement au culte de la vertu et à ces actes de dévouement et d’abnégation dont l’exemple a toujours une efficacité si sûre, si forte et si étendue. C’est là le véritable et divin but du Judaïsme : « Aimez le Seigneur, nous dit-il, et par votre amour, gagnez-lui le cœur de vos semblables ; faites respecter son nom, adorer sa majesté, admirer sa grandeur, sa sagesse et sa bonté. Instruisez-vous, honorez la science, soyez dévoués à chacun, doux et persévérants envers le prochain, afin de glorifier par votre conduite celui qui a daigné vous nommer son peuple et vous a gratifiés d’une sainte Loi[9]. »

Voulons-nous par là insinuer que le Christianisme et le Mahométisme n’ont point cherché à pénétrer leurs fidèles respectifs d’un semblable amour ? A Dieu ne plaise que nous méconnaissions à ce point les témoignages de l’histoire ! Nous n’oublions pas qu’ils ont tous deux leur martyrologe. Et qu’est-ce qu’un martyr ? sinon un homme qui verse son sang pour l’amour de Dieu qu’il adore et pour l’édification de l’humanité qu’il aime et qu’il veut encourager dans son attachement à ce qui lui paraît à lui être la vérité. Mais ce que nous tenons à montrer, c’est que, si les deux nouvelles doctrines n’ont point donné en plein dans le mysticisme, ils en sont plutôt redevables à l’esprit pratique qui leur fut inculqué par leur commune mère, qu’à leurs propres enseignements dogmatiques. Nous nous trompons cependant un peu dans notre affirmation, ce se que, si elle est complètement exacte pour ce qui regarde le Christianisme, elle l’est moins par rapport à la religion musulmane. Non pas que celle-ci soit arrivée à avoir sur l’amour de Dieu absolument les mêmes idées que la doctrine juive. Elle a péché par un autre point. Elle a détourné cet amour de son véritable objet en plaçant comme on sait, entre Dieu et l’homme, l’image parfaitement sacrée à ses yeux des jouissances sensuelles. Essayons de justifier notre double assertion.

Il n’est pas besoin d’un long examen pour se convaincre que l’amour de Dieu, en passant de la Bible dans les Évangiles et le Coran, a subi le sort de ces plantes que l’on voit se multiplier surabondamment quand on les transporte dans une serre trop chaude, et ne plus se multiplier assez dans une serre trop froide, perdant ainsi des deux côtés cette vigueur naturelle qu’elles possédaient lorsqu’elles se trouvaient dans une atmosphère tempérée. Toute chose a son climat, à l’influence duquel on ne l’arrache jamais impunément. Or, dans le Judaïsme, nous venons de voir deux grandes facultés présider également à l’éclosion de l’amour de Dieu : la raison et le sentiment. Quand la raison perçoit Dieu au-delà des lois éternelles et des vérités nécessaires, le cœur se prend d’amour pour lui. Toutefois, en s’attachant alors à Dieu, le sentiment ne le fait que dans la mesure même de la raison, nous voulons dire qu’il ne s’imagine pas pouvoir posséder Dieu, autrement que comme l’esprit le perçoit. La limite où s’arrête l’esprit est celle également où s’arrête le sentiment. L’identification avec Dieu, c’est devant quoi ils s’arrêtent tous deux d’un commun accord. « Tu sauras aujourd’hui, et tu ramèneras dans ton cœur que l’Éternel est le Dieu en haut dans le ciel, en bas sur la terre, et qu’il n’y en a point d’autres[10]. » Il est le Dieu, voilà tout. Mais quant à pouvoir connaître ce qu’il est, et quant à pouvoir s’identifier avec lui par l’amour, c’est là une prétention dont il faut prudemment et éternellement se garder, pour couper court à toute espèce de mysticisme. Partout, au contraire, où le sentiment voudra aller plus loin que la raison, on peut être sûr qu’il y a tendance au mysticisme. Car il ne faut pas oublier que, par lui-même, le sentiment n’est rien, et qu’il ne peut jamais s’exercer sans l’aide de la raison. C’est la raison qui choisit pour le sentiment l’objet de son amour ; c’est elle qui toujours le lui présente ; il le tient de sa main, et cela est tellement vrai, que si la raison s’obscurcit, le cœur n’aime plus rien. Que devient l’attachement dans la folie ? Demeure-t-il encore de l’affection dans l’âme de celui dont l’esprit est égaré ? Exalter le sentiment au détriment de la raison, c’est donc poser un pied sur la pente glissante du mysticisme. Il y a ici cette différence que, dans l’état de folie, l’exercice du sentiment est impossible, parce que la raison se trouve matériellement empêchée de fonctionner, tandis que le mystique tient de la raison la connaissance du principe supérieur auquel il cherche ensuite à s’unir malgré les protestations de la raison. C’est encore de l’égarement, mais un égarement volontaire, un égarement du cœur, le plus dangereux, sans contredit, qui puisse exister.

Qui peut nier que le Christianisme n’ait précisément péché par ce point, d’avoir attribué au sentiment une trop grande importance ? C’est presque sur lui seul qu’il établit tout l’édifice de la morale. La charité chrétienne, par exemple, n’est rien autre chose que le sentiment transformé en loi morale. Excellent moyen, certes, quand il s’agit de fonder le devoir envers nos semblables, mais ressource pleine de danger dès qu’il s’agit de celui que nous avons à remplir envers Dieu. Est-ce à dire cependant que le Christianisme qui y a recours, soit tombé dans tous les excès que nous prétendons en être la suite ? Nous n’avons garde d’affirmer cela. Ce qui, au contraire, étonne chez lui, c’est la sagesse pratique avec laquelle il a su garantir des entraînements où il eût pu être conduit. Et cette sagesse n’est peut-être qu’un reste de cet esprit positif dont la Bible est si remplie, et qui était demeuré au Christianisme comme en souvenir de son éducation première. Quoi qu’il en soit, deux circonstances se sont trouvées où la doctrine chrétienne eût pu facilement s’échouer sur l’écueil du mysticisme, et qu’elle a su heureusement éviter grâce à une énergie digne d’éloges. La première fois ce fut presque au début de son arrivée sur la scène du monde, alors qu’elle essaya de constituer définitivement son dogme par la plume éclectique de Clément d’Alexandrie. Ce père de l’Église, dont les opinions ont conquis toute la valeur d’orthodoxie que possèdent celles des Augustin et des Tertullien, vivait et travaillait au milieu d’éléments complètement favorables au mysticisme. D’un côté, il se trouvait sur les lieux et à la source même de ces fameuses écoles néoplatoniciennes, d’où devaient sortir bientôt les partisans avoués de l’extase : Plotin, Proclus et Porphyre. De l’autre, il s’était formé aux leçons des gnostiques d’Égypte, les plus audacieux de la secte, et qui ne reculaient devant aucune des conséquences de la gnose. La gnose, on le sait aussi, n’avait pas été complètement étrangère et inconnue aux disciples de Jésus. Ils se fussent bien gardés de la condamner, eux qui rapportaient avec un si visible plaisir les moindres détails relatifs aux nombreuses guérisons miraculeuses opérées par le Maître. Or la gnose était justement cette prétention de quelques esprits moitié philosophes, moitié religieux, tous plus illuminés que clairvoyants, d’avoir reçu directement de la sagesse divine une science dont les mystérieux enseignements ne se révélaient qu’à des initiés. D’une pareille prétention le chemin est-il long pour arriver à la théurgie ? Pas autant qu’on pourrait le croire. Et quoique Simon le magicien n’ait vécu qu’à fin du premier siècle de l’ère chrétienne, bien des thaumaturges ont dû le précéder et lui frayer cette voie où il a marché avec tant de succès et d’éclat pour ses contemporains. De tout temps, la prétendue conviction que l’on a eue d’une union intime avec Dieu, n’a pas manqué d’engendrer la croyance à la possibilité d’opérer des miracles. Jamblique dans le mysticisme, Simon le magicien dans le gnosticisme en rendent témoignage.

Mais ce n’est pas là le seul point condamnable de ces systèmes erronés. Il y en a un autre bien plus pernicieux encore parce qu’il prépare et provoque une atteinte aux bonnes mœurs ; nous voulons parler de ce brevet d’impeccabilité que l’on finit toujours par octroyer à ceux qui s’absorbent en Dieu et qu’ils s’octroient quelquefois eux-mêmes. Et c’était précisément à ce résultat qu’étaient arrivés les gnostiques d’Égypte au moment où Clément d’Alexandrie s’était assis sur les bancs de leur école.

Ils enseignaient alors, par l’organe de leur chef Basilide, que l’état de perfection où arrive une âme unie à Dieu par l’extase la détache tellement des actions du corps, que celles-ci ne sauraient plus en rien l’entacher ni la rendre coupable. La religion chrétienne, qui se trouve dans de si étroits rapports avec bien des idées gnostiques, peut donc rendre grâce à Clément d’Alexandrie d’avoir eu assez d’esprit pratique pour la préserver à temps des exagérations du système. Ce père de l’Église mérite d’autant plus d’être loué, qu’il vivait dans un milieu dont tous les rayons aboutissaient, avec un peu de conséquence logique, à l’annihilation de la conscience, et qu’à côté de cela il avait pris à tâche de coordonner une doctrine qui, dans plusieurs cas dont il sera parlé plus loin, avait franchement élevé l’importance du sentiment fort au-dessus de celle de la raison.

L’autre circonstance où cette même exaltation du sentiment eût pu devenir funeste au Christianisme se trouve par sa date relativement trop rapprochée de nous pour que nous ayons besoin d’en faire l’historique. Nous faisons allusion à la célèbre querelle du Quiétisme, où Bossuet s’est immortalisé contre un adversaire, lequel, s’il a été plus doux et plus mesuré dans la polémique que l’évêque de Meaux, a été en revanche moins fidèle aux saines traditions de l’Église. Cet adversaire, c’est Fénelon, dont l’âme tendre et aimante s’était laissée prendre au sentimentalisme religieux de l’excentrique Mme Guyon. II est vrai que l’erreur ne venait pas d’elle : Molinos l’avait déjà enseignée. Mais quand Fénelon l’eût revêtue de sa grave autorité, elle commençait à devenir sérieusement inquiétante, et, si l’on n’avait pas réagi contre elle, elle aurait inévitablement engendré une plaie sociale. Quel frein, en effet, apporterez-vous au dérèglement des mœurs une fois que vous aurez innocenté toutes espèces de tentations, pourvu qu’elles aient eu lieu au moment où l’âme est comme embrasée de l’amour de Dieu ? Et c’est ce que Fénelon enseignait catégoriquement dans une de ses maximes des saints. Ce n’était certes pas de trop de la condamnation prononcée par la cour romaine contre la théorie de l’archevêque de Cambrai, ni même du poids jeté dans la balance par Louis XIV, à la suite de l’arrestation de Mme Guyon, pour étouffer une aussi déplorable erreur.

Quant à nous, voici ce que nous déduisons de ces deux épreuves par lesquelles a passé le Christianisme : c’est qu’une religion qui peut donner lieu à l’énonciation de semblables maximes de la part d’un de ses docteurs les plus éclairés, doit contenir en germe un vice d’appréciation du véritable caractère de l’amour de Dieu. Est-ce que jamais, dans le Judaïsme, on en est venu à des opinions aussi erronées ? Les Kabbalistes mêmes ne sont jamais arrivés à des conséquences de ce genre, malgré leurs sympathies pour la théorie de l’émanation qui y amène cependant naturellement. Toute idée panthéistique est une idée de mysticisme, et si les Kabbalistes qui, pour la plupart, étaient panthéistes, n’ont pas prêché pourtant l’amour mystique ou l’extase, c’est qu’ils tenaient à rester juifs en pratique : contradiction qui ne grandit pas ces philosophes, mais est, pour le Judaïsme, un sérieux témoignage de sa saine appréciation de l’amour de Dieu.

Au surplus, qu’est-il besoin de tant argumenter pour prouver que la doctrine chrétienne est ici restée au-dessous de la pure doctrine du Sinaï, et que, malgré ses efforts et sa constante attention à contenir l’amour de Dieu dans de sages limites, elle n’y a pas toujours parfaitement réussi ? Ouvrons les Évangiles, et nous entendrons Jésus donner, de sa propre bouche, la mesure d’un amour de Dieu visiblement exagéré. Certainement, le Fils de Marie a compris toute la sainteté du devoir que les enfants ont à remplir envers les parents. Parmi tous les commandements qu’il déclare sacrés et inviolables, il se complaît particulièrement à relever celui qui concerne père et mère. « Honore l’un et l’autre, dit-il à ce riche jeune homme qui était venu lui demander comment il fallait faire pour avoir la vie éternelle[11]. » « Vous, Pharisiens, s’écrie-t-il ailleurs, vous dites Si quelqu’un dit à son père, tout ce dont je pouvais t’assister est Corban[12], c’est-à-dire, consacré à Dieu, vous ne lui permettez plus de rien faire pour son père ou pour sa mère ; vous anéantissez ainsi la parole de votre Dieu par la tradition que vous avez établie[13]. » Et cependant voyez la contradiction où il se met un instant après ! «Car, un jour où enseignant, dans une Synagogue, on l’avait prévenu que son père et sa mère demandaient à lui parler : Qui sont ma mère et mon père ? répondit-il. Il n’y a rien de commun entre eux et moi. — Dans une autre occasion il ajouta : Si quelqu’un vient à moi et ne hait pas son père et sa mère, sa femme et ses enfants, ses frères et ses sœurs, il ne peut être mon disciple[14]. » Qu’invoque-t-on pour justifier ces dures et étranges paroles ? Qu’elles furent l’expression d’un cœur qui débordait d’attachement et d’amour pour le Dieu vivant et qui devenait insensible à toute autre affection quand il s’abandonnait à ce sentiment sublime ? Mais c’est là précisément ce que nous condamnons ! C’est cette exubérance d’âme, si on veut bien nous passer l’expression, qui nous fait peur, car, involontairement, nous songeons à ce qu’elle est capable d’enfanter, et alors se présente à nous une société qui, heureusement, a fait son temps, et qui nous a offert le triste spectacle d’une population, dont une moitié était enfermée dans des cloîtres, menant une vie de sincère dévotion, mais en même temps une vie de désœuvrement, et dont l’autre moitié se traînait dans la plus dégradante des misères, parce que le sol manquait de bras pour le retourner, et que la terre, toujours prodigue de ses bienfaits, ne pouvait faire éclore spontanément de son sein des dons qu’on ne lui aidait pas à en faire sortir.

Je sais bien que le Christianisme, le Catholicisme surtout, ne s’effraierait pas, aujourd’hui encore, du retour d’un semblable état de choses ; il se rappellerait tout de suite la parole du Maître disant « Si tu veux être parfait, vends ce que tu as et donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel ; après cela viens et suis-moi[15]. » L’amour de Dieu te tiendra lieu de tout et, quand ton cœur est bien plein de cet amour, qu’as-tu besoin de te préoccuper du reste ? Mais ce que nous tenons à affirmer, c’est que le Judaïsme ne comprend pas cet amour de cette façon ; il le veut entier, désintéressé, mais non pas exclusif de toute autre affection. Père, mère, frères et sœurs, il veut que nous aimions tous ces êtres qui sont une partie de nous-mêmes, avec le même sentiment que nous accordons à Dieu. Ce n’eût certes pas été le Judaïsme qui eût répondu au disciple demandant la permission d’aller ensevelir son père : « Suis-moi et laisse aux morts le soin d’ensevelir leurs morts[16] » ; il lui eût plus évangéliquement dit avec le prophète Élie parlant à son disciple Élisée qui sollicitait la même permission : « Va et reviens, car que ne t’accorderais-je en semblable circonstance[17] ? »

Un amour de Dieu exagéré, voilà donc en somme ce qu’enseigne le Christianisme. Ce n’est pas cela que nous avons à craindre du Mahométisme. Mettant tout le bonheur de l’homme dans des jouissances maté elles, aussi bien dans ce monde que dans l’autre et par conséquent ne lui inspirant que des aspirations purement terrestres, la religion Mahométane est-elle seulement capable de comprendre ce que c’est que d’aimer Dieu ? Nous avons vainement cherché dans le Coran un chapitre ou Sourat qui porte en tête le titre : Amour de Dieu. Pour le musulman, il se place toujours, entre le Ciel et lui, l’image d’un plaisir des sens qui obscurcit à la fois la vue de son esprit et les sentiments de son cœur. Comme tantôt on craignait Dieu à cause des châtiments corporels, de même on l’aime à cause des récompenses de pareille nature qu’on espère recevoir de lui. Il y a ici exagération dans le sens inverse de celle que nous avons constatée chez le Christianisme[18]. La vérité est dans la religion juive qui tient la flèche de la balance à égale distance des plateaux, qui pondère l’amour de Dieu par les affections terrestres et empêche ces dernières de s’exagérer en leur opposant constamment l’amour de Dieu.

  1. Bachya, Devoirs du cœur, chap. II du Traité de l’amour de Dieu.
  2. Job, chap. XVIII, v. 12, 24, 27 et 28.
  3. Pirké Aboth, chap. V.
  4. Maïmonide, Jad Hach saka. Histchoth, Jesode Thorah, chap. II, et Bachya, chap. III.
  5. Maïmonide, Jad Hach saka. Histchoth, Jesode Thorah, chap. II.
  6. Pirke Aboth, chap. VI.
  7. Exode, chap. XXXIII.
  8. Deut., chap. VI, v. 4 à 10.
  9. Talmud, traité Jomah, page 86.
  10. Deut., chap. IV, v. 39.
  11. Voir Mathieu, chap. XIX.
  12. Mot hébreu qui signifie sacrifice ou consacré à Dieu, comme l’indique le texte lui-même.
  13. Marc, chap. VII, v, 11, 12 et 13.
  14. Math., chap. XII, v. 46 : Jean Évangile, chap. II, v. 4 ; Luc, chap XIV, v. 26.
  15. Mathieu, chap. XIX.
  16. Mathieu, chap. VIII, v. 21.
  17. 1er Rois, chap. XIX, v. 21.
  18. Toutefois, au cinquième siècle de l’hégire, une secte ascétique tenta de se former aussi parmi les Musulmans sous le nom de soufisme. Son fondateur fut Sidi Abd-el-Kader el Djilani. Mais cette secte n’avait et n’a encore rien de religieux. Le soufisme est une simple manière de vivre. Il ne s’apprend pas de tel ou tel religieux. Il n’est ni musulman, ni chrétien, ni juif.