Moïse, Jésus et Mahomet/12-3

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Rabbin Simon Levy
Féret, Maisonneuve. (p. 426-454).

§ III
DEVOIRS ENVERS L’HUMANITÉ

Cet amour du prochain dont nous venons de voir le Judaïsme si prodigue envers tout ce qui vit et séjourne dans une même patrie, étranger ou indigène, dissident ou croyant, riche ou pauvre, faible ou puissant, comment la doctrine israélite va-t-elle le comprendre, quand il s’agira de l’étendre à tous les membres de l’Humanité en général ?

Ici encore, nous rencontrons Jésus cherchant à rapetisser la morale juive pour en élever d’autant plus la sienne propre. Car, le fondateur de la religion chrétienne a sciemment voulu se mettre en opposition sous ce rapport avec l’enseignement de la Synagogue, dont heureusement les éléments sont parvenus jusqu’à nous pour nous permettre d’élever prétention contre prétention. Mahomet a été plus modeste. Il s’est borné à reproduire à peu près le Décalogue. Jésus, au contraire, a voulu parfaire, comme si cela eût été possible ! sa formule si favorite : Mais moi je vous dis » trahit même la prétention d’innover et, effectivement, Jésus introduit une nouveauté dans son enseignement en détournant, comme nous allons le faire voir, de son sens biblique, cette expression : « Prochain », dès qu’il a fallu l’étendre non plus seulement au compatriote, au croyant ou au dissident, mais à l’homme en sa qualité de membre de la grande famille humaine.

Au préalable, qu’on nous permette une remarque. Il serait fort étrange que le Judaïsme ne possédât pas les maximes et les préceptes les plus charitables sur le devoir envers l’humanité en général, alors que nous le voyons aller jusqu’à formuler des prescriptions pleines de bienveillance et de pitié pour les animaux. La loi Grammont a fait époque en son temps. On n’a su, quand elle a paru, assez louer ce sentiment de condescendance qui va jusqu’à demander une répression légale des mauvais traitements infligés à des bêtes de somme. Combien plus admirable doit donc paraître une législation qui a aujourd’hui plus de trois mille ans de date, et qui punissait d’une peine afflictive[1] la simple action de museler le bœuf pendant qu’il foulait le blé dans l’aire[2], ou d’atteler à un même joug l’âne et le bœuf qui ont le pas inégal[3] ? Ce n’est pas ici de traitements cruels qu’il s’agit. Comment eussent-ils seulement pu être exercés en présence de recommandations aussi sérieuses que les suivantes faites par la Synagogue : « De ne jamais se disposer à prendre un repas avant d’avoir donné à manger au bétail[4], et de courir au-devant d’un animal qui menace de succomber sous sa charge, pour l’aider à l’en débarrasser au plus vite[5]. » Agir ainsi, c’était une des vertus qui distinguait les hommes réputés les plus pieux en Israël, car, ajoute le Talmud, « voir souffrir un animal et y demeurer insensible, est un péché défendu par la Thorah[6] » ; « l’exposer à un danger inutile ou à une souffrance physique que rien ne rend nécessaire, en est un autre[7]. »

Cela dit, voyons comment la doctrine israélite comprend et l’amour et le devoir envers l’Humanité. Et d’abord, quand sont proclamés, dans le Décalogue, les grands principes de la morale universelle ; quand ces lois négatives « tu ne tueras pas, tu ne » voleras pas, tu ne rendras pas de faux témoignage, tu ne » convoiteras pas… » sont formulés, marque-t-on à Israël les personnes ou les peuples envers lesquels il aura à les observer. Ce sont là toutes de grandes lois qui ne sont ni appropriées à un pays spécial, ni mesurées à un peuple particulier ; ce sont les lois par lesquelles l’Humanité se régit et se conserve ; elles sont les conditions de son existence, de sa durée, nous ne voulons même pas encore dire de sa prospérité sur la terre. Sans la défense de l’homicide, du vol, du faux témoignage, de la mauvaise convoitise, défense s’étendant à toutes les nations, à toutes les sociétés, à tous les hommes sur quelque partie du globe qu’ils se trouvent répandus, est-ce que le genre Humain pourrait seulement subsister le temps nécessaire pour réfléchir à ce qui serait le meilleur moyen d’atteindre la félicité dans ce monde ? Le Pentateuque a si bien compris cela que lorsqu’il parle de ces lois générales, il se hâte de déclarer qu’elles ne regardent pas Israël seul, Israël confiné dans la Palestine, mais tous les hommes. Au lieu de dire alors : Tu observeras cette loi parce qu’elle est ton principe d’existence, l’instrument de ta tranquillité, de ta prospérité, de ton bonheur dans le pays que tu habites, le moyen de ta conservation à travers les siècles et toutes les vicissitudes d’ici-bas, il dit simplement en généra- lisant : « Vous observerez mes préceptes et mes commandements dont la pratique fait la vie de l’homme. C’est moi l’Éternel qui le dit[8]. » On a bien lu : La vie de l’homme et non la vie d’Israël seul, le bonheur de l’Humanité et non le bonheur de la maison de Jacob en particulier, et, comme Israël n’a été appelé au bénéfice de la révélation sinaïque que pour aider à faire de cette révélation la coupe de salut de l’Humanité entière, c’est à tous les hommes sans distinction qu’il doit la présenter, en commençant par pratiquer lui-même, envers eux, tous les préceptes bibliques. Écoutez, sur ce fécond verset du Lévitique, les commentaires des Rabbins. Ils sont unanimes à l’interpréter dans le sens large que nous venons d’indiquer. Leurs paroles méritent d’être citées textuellement et intégralement : « Rabbi Méir dit : D’où ressort-il que même un païen qui s’occupe de la Thorah doit être considéré à l’égal d’un Grand-Prêtre ? C’est qu’il est écrit : Vous observerez mes préceptes et mes commandements dont la pratique fait la conservation de l’homme. Il n’est pas écrit : dont la pratique fait la conservation du prêtre, du lévite, de l’israélite, mais simplement de l’homme ; cela prouve précisément que tout homme qui s’occupe de la Thorah doit être comme un Grand-Prêtre à tes yeux[9]. »

Et une fois sur cette voie, les Rabbins continuent : « Il est écrit ailleurs : C’est là, Seigneur, Dieu, la Thorah de l’homme[10]. Pourquoi n’est-il pas dit la Thorah du prêtre, du lévite, de l’israélite ? C’est que le bénéfice des principes du Pentateuque doit s’étendre à tout homme, n’importe sa terre natale, sa foi religieuse. » Et les Rabbins ajoutent avec une vivacité libérale qui mérite vraiment d’être soulignée : « N’est-il pas aussi écrit : Portes, ouvrez-vous et laissez passer la nation juste qui garde la foi[11] ! » Ce n’est pas non plus de prêtres, de lévites et d’israélites qu’il est question ici. Isaïe, le grand prophète, celui qu’on peut appeler le prophète des nations, tient la porte de la gloire ouverte à tous les peuples, n’importe la frontière qui les enferme, n’importe le fleuve qui limite leur territoire. »

Et David, terminent les Rabbins, David a-t-il été moins large, moins libéral que ne l’est Isaïe ? que dit-il ? « Voici la porte du Seigneur ; que les justes entrent[12] ! » Vous remarquez ! les justes ! tous les justes sans différence de culte, de rang ni de nationalité. Il dit encore : « Que les justes célèbrent l’Éternel[13] ! Non pas seulement les justes d’entre les prêtres, les lévites et les israélites, mais tous les hommes justes quels qu’ils puissent être, de même que c’est à tous les hommes droits, comme David s’exprime encore[14], que reviennent les louanges bien méritées[15]. »

Ces citations ne prouvent-elles pas avec la dernière évidence, que l’Humanité est l’échelon le plus élevé où le Judaïsme veut mener ses fidèles dans l’accomplissement du devoir envers le prochain, après le leur avoir fait déjà accomplir dans le cercle plus étroit de la patrie et de la famille ? Frères consanguins, citoyens d’un même État, ou simplement hommes, en qualité de membres de la grande famille humaine, la doctrine israélite connaît et admet parfaitement ces trois dénominations, mais elle se garde bien d’y rattacher trois sortes de devoirs différents les uns des autres et se primant réciproquement. S’il existe des obligations qui peuvent être plus étroites suivant qu’il s’agit de la famille, de la patrie ou de l’humanité, il n’en est pourtant pas qui ne possède le caractère sacré inhérent à tout devoir. Donc, quand le Judaïsme dit : « Honore ton père et ta mère ; contribue à la paix, au bonheur de la patrie », il ne réclame pas pour ces deux devoirs une obéissance plus catégorique que pour ceux qu’il formule en faveur de tous les hommes en général. Toute la seconde partie du Décalogue a trait évidemment à cette dernière classe de devoirs, et nous ne sachions pas que jamais les quatre commandements qui terminent le Décalogue, aient été présentés par quelqu’un comme n’impliquant pas la même obligation que le commandement envers les parents qui le précède immédiatement. Jésus même, que nous avons vu tant travaillé du désir de prêcher une morale supérieure à celle de la Synagogue, s’incline devant le caractère d’universalité et d’obligation absolue qui s’attache à ces quatre derniers des dix Commandements. Il essaie bien, et encore une fois fort injustement selon nous, de les rapetisser par cette formule quelque peu dédaigneuse : « Vous avez entendu qu’il a été dit aux anciens…… »

Mais, en définitive, que vient Jésus annoncer de plus ? Écoutons-le « Il a été dit aux anciens : Tu ne tueras pas et celui qui tuera sera punissable par les juges. Mais moi je vous dis que quiconque se met en colère contre son frère, sans cause, sera puni par le jugement, et celui qui dira à son frère Raca sera puni par le conseil, et celui qui lui dira fou sera puni par la géhenne du feu[16]. »

Franchement en quoi ces paroles surpassent-elles l’antique défense de l’homicide ? Elles n’ajoutent absolument rien au caractère d’universalité que nous venons de lui reconnaître ; elles cherchent tout simplement à en étendre la portée ; elles veulent dire ceci, qu’il n’est pas seulement défendu d’attenter à la vie du prochain, mais encore de se mettre en colère contre lui, de le déconsidérer en l’appelant fou, ou Raca, cerveau vide. Encore si Jésus avait omis les deux mots : sans cause, nous n’aurions rien à dire contre cette extension donnée au sixième des dix Commandements ; nous la louerions même, cette extension, comme reproduisant exactement celle donnée par le Judaïsme au même commandement bien longtemps avant la venue du docteur de Nazareth. Mais excuser la colère pour cause, ou, du moins, ne pas la condamner, ne pas la réprouver catégoriquement, cela ne légitimait pas l’assurance prétentieuse avec laquelle on s’est écrié : « Mais moi je vous dis. » Cela la justifiait si peu, que même l’extension tout à l’heure louée par nous, n’innove en rien sur celle déjà donnée par les écrits post-mosaïques. Jugez-en plutôt ! « Celui qui se met en colère, en portera le châtiment[17]. » « L’homme colère est très coupable[18]. » « Fuyez la société de l’homme colère[19], » il est l’instigateur de toutes les querelles[20] ; à quoi les Rabbins ajoutent que c’est être idolâtre que de céder à la passion de la colère ; on sacrifie ainsi, à un Dieu étranger[21] » ; « Dieu n’est l’ami que de l’homme calme et pacifique[22] ; enfin, » disent-ils, le monde ne subsiste que par ceux qui savent » maîtriser leur ressentiment[23]. » Ces maximnes ne valent- elles pas mieux que la parole imprudente de Jésus excusant par avance l’emportement pour cause, puisqu’elle ne condamne que la colère sans cause ? Et quand Jésus ajoute : « Celui qui dira à son frère Raca sera puni par le conseil, et celui qui lui dira fou sera puni par la géhenne du feu. » Qu’enseigne-t-il de plus que Rabbi Eliézer professant : « Celui qui fait rougir son frère en public n’a point part à la vie future ; que Rabbi Jochanan proclamant qu’il vaut mieux se jeter dans une fournaise ardente plutôt que d’offenser quelqu’un en public[24]. »

Jésus continue : « Si donc tu apportes ton offrande à l’autel et que là tu te souviennes que ton frère a quelque chose contre toi, laisse ton offrande et va-t-en premièrement te réconcilier avec ton frère et, après cela, viens et offre ton offrande[25]. »

Nous sommes fâchés de le dire, mais ce sont là, de nouveau, les propres enseignements de la Synagogue : Sois en tout temps facile au pardon des offenses[26] ; si tu te montres accessible à la réconciliation, Dieu te pardonnera tous tes péchés, car il est conciliant avec celui qui l’est avec autrui[27]. » Et cette parole bien connue : « Sans doute, le grand jour du pardon est destiné à faire remise de toutes leurs fautes à ceux qui s’humilient devant Dieu ; seulement, que sert-il de venir lui témoigner du repentir si l’on conserve au cœur le moindre ressentiment contre le prochain. Si donc tu as offensé ce dernier, va d’abord te remettre avec lui et ensuite tu feras ta prière à Dieu pour qu’il te pardonne ta propre faute. » Est-ce Jésus qui parle ainsi ? Non, c’est une antique Mischnah[28] que dans toutes les Académies de la Palestine on savait par cœur à son époque. Mahomet aussi recommande le pardon des offenses. Il dit : « Celui qui pardonne et se réconcilie avec son adversaire, Dieu lui devra une récompense[29]. »

Mais au moins il ne prétend par là rien ajouter de nouveau à ce que le Judaïsme avait enseigné. Et c’est tout ce que nous demandons aux fondateurs des deux nouvelles religions de reconnaître, pour leur reconnaître, à notre tour, le mérite d’avoir su prêcher une bonne et saine morale chaque fois qu’ils se sont inspirés des leçons et des exemples de leur commune mère.

Ils enseignent encore tous deux que c’est un devoir d’humanité de rendre le bien pour le mal. Nous avons montré plus haut ce que la doctrine juive pense à cet égard en traitant de l’ami et de l’ennemi, du compatriote et de l’étranger, du coreligionnaire et du dissident[30]. Mahomet se borne de nouveau à parler de ce beau devoir d’humanité sans revendiquer pour son enseignement ni primauté ni supériorité[31]. Jésus, au contraire, répète encore ici sa phrase favorite… Mais moi je vous dis « Faites du bien à ceux qui vous haïssent[32] » Il nous faut donc aussi redire ici de nouveau : « Et le Judaisme a-t-il jamais recommandé autre chose ? » Voyons encore ce que ces tout premiers écrivains après Moïse ont dit sous ce rapport : « O non Dieu ! s’écrie David, me suis-je jamais vengé de ceux qui me persécutaient ? Ce sont eux qui m’ont rendu le mal pour le bien, et pourtant, quand ils étaient malades je mettais le cilice, je jeûnais et je faisais à leur intention les plus sincères prières[33]. » « Ne dis pas, s’écrie Salomon, je lui ferai comme il m’a fait ; garde-toi de rendre le mal pour le mal. Dieu ne laisse pas impuni celui qui se réjouit de l’infortune de son ennemi, car, sache-le, si tu éprouvais une semblable joie, si ton cœur ressentait du plaisir de la plus légère faute de ton adversaire, cela déplairait encore aux yeux de l’Éternel[34]. »

Écoutons maintenant les Rabbins quand ils se mettent à commenter les paroles de Moïse relatives aux devoirs envers l’ennemi, et que nous avons déjà eu l’occasion de citer. Il est écrit : « Si tu vois l’âne de ton ennemi tomber sous sa charge, garde-toi bien de te détourner de lui[35]. » D’un autre côté, on lit ceci dans le Pentateuque : Ne demeure pas indifférent devant le bœuf ou l’âne de ton frère qui succombe sur la route. Aide ton frère à le relever[36] » « Ces deux commandements sont placés à dessein l’un avant l’autre, pour enseigner que l’accomplissement d’un devoir envers un ennemi passe avant celui qui regarde un ami, et encore pour apprendre à vaincre le ressentiment[37]. » Quoi de plus délicat que cette interprétation !

Et celle-ci l’est-elle moins ? Il est dit : « Tu ne te vengeras pas et tu ne porteras pas rancune[38]. Qu’est-ce que se venger, et qu’est-ce que porter rancune ? Exemple : quelqu’un veut emprunter la faux de son prochain. Celui-ci lui répond : Je te la prêterai demain. Un autre jour le prêteur devient à son tour emprunteur ; garde-toi de lui répondre par représaille : je ne te prêterai non plus que demain la hache que tu me demandes, car, cela s’appelle se venger. Et qu’est-ce que porter rancune ? C’est répondre pour les mêmes cas dans les termes suivants : Je veux bien te prêter ma hache, bien que tu n’aies pas voulu me prêter immédiatement ta faux ; le Pentateuque défend ces deux manières d’agir[39]. »

Encore une fois quelle délicatesse d’interprétation ! Peut-on après cela être surpris, quand on entend les Rabbins ajouter : « Oui, celui qui peut faire une prière pour son ennemi et qui ne la fait pas, est coupable devant Dieu. Dieu n’est-il pas bon pour chacun sur la terre ; n’est-il pas miséricordieux pour toutes ses créatures[40] ? » Que Salomon avait donc raison de dire : « Donne à manger à ton ennemi s’il a faim et offre-lui à boire s’il a soif[41] ; car le Seigneur, ajoute le Talmud, fait ainsi tous les jours, suivant cette parole de Rabbi Méir « Qui est comme toi, Seigneur, pardonnant le péché et faisant remise de la faute[42]. Imitons Dieu ; il rend le bien pour le mal, rendons aussi partout et toujours le bien pour le mal[43]. »

Voulez-vous encore savoir ce qu’a produit cette généreuse et noble morale prêchée par la Bible comme par les Écoles juives ? Lisez ce que l’apôtre Paul, disciple de Rabbi Gamaliel, a écrit aux Romains : « Bénissez ceux qui vous persécutent, bénissez-les et ne les maudissez pas ; ne rendez à personne le mal pour le bien ; ne vous vengez point. Si donc ton ennemi a faim, donne-lui à manger, et s’il a soif, donne-lui à boire[44]. » Est-ce de Jésus que Paul a appris à s’exprimer ainsi, de Jésus qu’il n’a ni vu ni entendu parler ? Non certes, mais c’est la Bible qu’il copie, ce sont ses expressions mêmes qu’il transcrit, c’est la pure et belle morale de l’école de Gamaliel dont il se fait l’organe. Il fut longtemps juif et encore juif trop zélé, avant ce qu’il raconte lui être arrivé sur le chemin de Damas. Ce n’est pas la vision qu’il prétend avoir eue sur ce chemin fameux, qui lui a inoculé une morale nouvelle. Il n’a fait, après sa conversion, que traduire dans un langage nerveux et énergique les sentiments qu’il avait puisés, auprès d’un maître instruit et bon, comme l’ont été tous les enfants de la douce maison de Hillel.

Jésus, il faut même le dire, est resté au-dessous de Paul pour ce qui regarde l’extension à donner au mot prochain. Qu’on en juge par le passage bien connu de l’Évangile selon Luc[45], où l’on met en scène un docteur de la Loi discutant avec Jésus sur la signification de ce mot. Jésus, y raconte-t-on, après avoir entendu sortir de la bouche du docteur juif les deux célèbres principes bibliques : « Aime Dieu de tout ton cœur et ton prochain comme toi-même, » lui représente un homme qui descend de Jérusalem à Jéricho, apparemment un Hébreu, un Jérusalémite, lequel ayant été dépouillé et blessé de plusieurs coups par des brigands, fut laissé par eux à demi-mort sur la route. Devant ce malheureux, à ce que raconte Jésus, passèrent successivement un sacrificateur et un lévite sans prêter aucune attention à son état de souffrance. C’étaient des frères cependant et plus que des frères, un sacrificateur et un lévite, des hommes approchant les saints autels, des serviteurs du Dieu miséricordieux qui demeuraient ainsi inhumainement insensibles à la plus douloureuse des situations. Oh ! les cruels, dirions-nous si réellement ils avaient jamais existé ! Mais passons. Admettons l’existence de ce sacrificateur et de ce lévite qui sûrement n’ont jamais eu de réalité que dans l’imagination de Jésus ou de Luc l’évangéliste. Sans doute, ce sera maintenant au tour d’un simple hébreu à passer devant l’homme dépouillé et meurtri de coups. Il n’en est rien. Peut-être un simple et modeste croyant comprendra-t-il mieux son devoir d’humanité qu’un prêtre prévaricateur et un lévite si peu charitable ? Mais non, il ne sera plus question d’un Hébreu, d’un coreligionnaire. Ce sera un samaritain qui verra le malheureux exposé sur la route, qui sera touché de compassion, s’approchera de lui, sondera ses plaies pour y verser de l’huile et du vin, le mettra sur sa monture, le mènera à une hôtellerie, prendra soin de lui, et le lendemain, en partant, donnera encore à l’hôtelier deux deniers d’argent en promettant de se charger de toutes les dépenses ultérieures. Et Jésus de s’écrier : Lequel de ces trois te semble avoir été le prochain de celui qui était tombé entre les mains des voleurs ? La réponse ne se fait pas attendre. Le docteur dit C’est celui qui a exercé la miséricorde envers lui. Et les autres donc, demanderons-nous, ceux qui n’ont pas exercé la miséricorde. le sacrificateur et le lévite imaginaires, ils ne seront plus notre prochain ! Nous pourrions donc, si nous les rencontrions jamais dépouillés et blessés, les laisser gémir, se lamenter et passer sans faire attention, sans nous émouvoir de leurs souffrances ; parce qu’ils n’ont pas été miséricordieux, nous aurions le droit de pas l’être vis-à-vis d’eux ; parce qu’ils n’ont pas prêté assistance, nous pourrions ne pas les assister ! C’est pourtant là la conséquence qui se trouve au bout du récit de Luc, et que nous sommes loin de la morale juive recommandant si expressément de ne pas rendre le mal pour le mal, et de considérer comme étant notre prochain même celui qui aurait été notre ennemi et non plus seulement un homme indifférent à nos douleurs et à notre situation malheureuse ! Le fait que Jésus ou Luc imagine si complaisamment aurait pu arriver à un hébreu devant lequel un païen, dur par nature comme par fanatisme religieux, aurait pu passer impassible, froid et dédaigneux. Et alors, suivant la morale évangélique, ce païen n’eût plus été le prochain de l’hébreu qui n’eût plus eu aucun devoir d’humanité à remplir envers lui ! Et cependant Abraham prie pour les habitants de Sodome, parmi lesquels assurément se sont trouvés des hommes pour le moins aussi durs que le furent le sacrificateur et le lévite supposés ! Et cependant Salomon trouve des accents inimitables lors de la dédicace du Temple de Jérusalem quand, à genoux devant l’Éternel, il lui demande de ne jamais se détourner de la prière du Nochri, du païen : « Dieu ! exauce-le du ciel, du haut de ton trône ; fais selon sa demande ! » Et cependant Isaïe appelle ce même Temple le lieu de prière de tous les peuples de la terre, de ces peuples dont Jérémie, tout idolâtres qu’ils étaient, a aimé de s’intituler le prophète, et vers lesquels, dans leur paganisme bien épais et bien coupable, Jonas néanmoins se dirige, sur l’ordre de Dieu, pour les appeler au repentir, à la pénitence, et les sauver d’une mort assurée, s’ils ne reviennent pas vers l’Éternel !

C’est que dans le Judaïsme, le pécheur n’est jamais un réprouvé. Hâtons-nous de constater qu’à ce dernier point de vue, la doctrine chrétienne est en parfait accord avec la doctrine juive. Ici, point de prétention de supériorité sur l’enseignement de la Synagogue. Ce sont, dans le Judaïsme et dans le Christianisme, les mêmes mots et presque les mêmes figures qu’on emploie. Quant à Mahomet, qui défend formellement de prier pour les infidèles[46], il ne saurait entrer ici en ligne de comparaison avec Moïse et Jésus. Le sentiment de la solidarité, de la responsabilité morale qui doit tenir unis entre eux tous les hommes, n’importe leur plus ou moins de fidélité à la vérité religieuse, ce sentiment a complètement échappé à Mahomet. Jésus, élevé à meilleure école, l’a compris et en a fait une large application, quand il a dit : « Ce ne sont pas ceux qui sont en santé qui ont besoin de médecin, mais ceux qui se portent mal. Je suis venu pour appeler à la repentance non les justes, mais les pécheurs[47]. » Mais Jésus a eu raison de ne pas revendiquer à cet égard la moindre primauté d’enseignement, ses paroles n’étant que l’amplification de ce précepte biblique : « Réprimande ton prochain et ne cesse de le réprimander, de peur qu’une négligence sur ce point ne te soit imputée à péché[48]. » Il est vrai, ajoutent les docteurs juifs, « que réprimander est quelquefois chose pénible. On est toujours prêt à vous dire : Mais avant de me parler de ce fétu de paille qui est dans mon œil, ôte la poutre qui est dans le tien[49]. » « N’importe, ne te lasse pas de reprendre ton prochain, car il est écrit deux fois de suite : Réprimande-le, réprimande-le. Une preuve que c’est là un strict et impérieux devoir[50]. »

Qui n’a reconnu dans ces dernières citations la propre source des célèbres paroles de Jésus tant vantées[51], et qui ne sont, comme on le voit, que la reproduction des maximes et des comparaisons de tout temps professées et employées dans les Écoles juives ?

Si, avec cela, Jésus avait aussi prêché franchement qu’il fallait prier pour le pécheur, il aurait épuisé tout le bel enseignement de la Synagogue. Mais que penser de paroles comme celle-ci : « Je ne prie pas pour le monde, mais je prie pour ceux que tu m’as donnés[52] ! » Loin de nous cependant de croire qu’une semblable prière ne soit jamais venue sur les lèvres du docteur de Nazareth ! Il était trop pénétré de l’esprit biblique, au point de vue surtout de la charité envers le prochain quel qu’il fût, pour ne pas avoir ressenti en faveur du pécheur ce sentiment de sympathie qui déjà avait inspiré au roi David ce vœu ardent : « Qu’il te plaise, ô Seigneur, de faire revenir vers toi les pécheurs[53]. » La phrase si pleine de mansuétude que Luc met dans la bouche de son maître : « Mon père, pardonne-leur, car ils ne savent ce qu’ils font[54] », prouve à tout le moins que, dans la primitive Église, le précepte juif qu’il faut avoir de l’amour pour le pécheur, n’était pas encore oublié. Tout le dogme chrétien de la Rédemption a même sa base dans ce principe d’amour. Si la doctrine juive a constamment repoussé ce dogme comme attentatoire à la dignité et à la grandeur native de l’homme, elle n’en a pas moins conservé pour le pécheur une tendresse qui l’a sans cesse rapprochée de lui, autant qu’un sentiment de mansuétude bien compris doit rapprocher du prochain. Ce ne fut jamais ce sentiment qui fit défaut au peuple d’Israël. Ce dont ses guides et ses docteurs ont pu toujours le louer avec vérité, c’est d’avoir été constamment un « peuple plein de mansuétude, de modestie et de charité[55]. » Et pour qui la commisération doit-elle le plus s’émouvoir, si ce n’est pour le pauvre pécheur que l’erreur ou la passion égare ? Combien le Talmud a donc eu raison de s’étendre, avec une complaisance marquée, sur le mérite de deux femmes juives qui avaient eu la pieuse habitude de prier pour les pécheurs ! L’une de ces femmes était l’épouse de Rabbi Méir. « Dans le voisinage de ce docteur habitaient quelques vauriens qui le scandalisaient fort par leurs impiétés, à tel point que dans un accès de colère contre eux il demanda à Dieu de les faire mourir. Berouria, sa femme, entendant cela, lui dit : « N’est-il pas écrit au livre des Psaumes, que les péchés disparaissent et les pécheurs n’existeront plus ? Tu as bien lu : Les péchés et non les pécheurs ! Prie donc pour que ces derniers s’améliorent, cela vaut mieux que de demander à Dieu de les frapper. Et c’est ce que fit Rabbi Méir avec succès[56]. »

L’autre femme vantée par le Talmud est l’épouse d’Abba Hilkia, lui-même petit-fils du célèbre Honi, dont les prières, en vue d’obtenir la pluie du ciel, étaient tant réputées pour leur constante efficacité. « Un jour pourtant il arriva que la prière de ce fameux Honi demeura sans résultat, tandis que celle de la femme de son petit-fils fut exaucée. Et les Rabbins de rechercher naturellement le motif d’une faveur si exceptionnelle et si spéciale. C’est, disent les uns, parce que l’épouse d’Abba Hilkia fait l’aumône en nature, ce qui vaut mieux que de la faire en argent, par la raison que le pauvre reçoit ainsi de quoi se nourrir sans prendre la peine de l’acheter. Non, répliquent les autres, c’est parce qu’elle a l’habitude de prier en faveur des pécheurs pour qu’ils reviennent au bien et à leur devoir[57]. »

Aimer les hommes, quelque bas que soit le degré ou d’impiété ou d’immoralité où ils sont tombés, le Judaïsme a su prêcher une morale semblable. Nous ne voulons nullement dire que le Christianisme n’ait pas su le faire lui aussi. Jésus a été un enfant de la Bible, et, en conséquence, il ne pouvait nourrir d’autres principes que ceux qui étaient enseignés, sous l’inspiration de la Bible, dans les écoles de la Palestine. Quand nous l’entendons avec le sentiment vraiment juif s’écrier : « Venez à moi, vous qui êtes fatigués et accablés sous le » fardeau, et je vous reposerai[58]. » N’est-ce pas comme un écho que nous entendons de ces nobles paroles d’Isaïe : « Ah ! vous qui avez soif, venez vers l’eau, alors même que vous êtes pauvre et sans argent ; allez, achetez du blé et rassasiez-vous ; achetez des vivres sans argent, et pour rien, vous seront encore prodigués le vin et le lait[59] ! » Pourquoi le Pontife Aaron a-t-il été loué ? Pour son grand amour des hommes et de l’Humanité[60]. Et ce titre de prêtre qu’Aaron avait vis-à-vis de ses frères en religion, le peuple juif l’avait reçu de Dieu vis-à-vis de tous les hommes, ses frères en l’Humanité, comme pour bien lui marquer sa mission de douceur, de mansuétude et de charité sur la terre entière. Israël n’est-il pas appelé formellement un peuple saint, une nation de prêtres[61] », c’est-à-dire, ayant, par la parole et par l’exemple, à prêcher l’union des hommes entre eux pour l’heureuse conservation et la prospérité des peuples, tels qu’ils se sont constitués par leur libre volonté, sous l’œil du Dieu-Providence ? Mais alors, nous dira-t-on, pourquoi Israël a-t-il poursuivi et accompli l’extermination de peuplades entières qui habitaient cette même Palestine où il a voulu s’implanter, et où on lui a présenté une loi de charité si peu en rapport avec de semblables antécédents ?

Sans doute, ces exterminations de peuples que le Pentateuque a tolérées, même ordonnées en certains cas, et encore cette latitude qu’il a accordée de réduire en esclavage les prisonniers de guerre, vont à l’encontre du principe d’humanité que nous venons de tant relever, pour en faire gloire au Judaïsme où nous l’avons trouvé inscrit à si larges traits. Seulement, faut-il plus qu’un peu de bonne foi pour comprendre que c’étaient là des mesures ou exceptionnelles ou de rigueur, commandées, tantôt par ce que l’on est convenu d’appeler la raison d’État, tantôt par la loi de réciprocité, loi qui, à la vérité, est toujours injustifiable, mais que l’on ne peut quelquefois pas se refuser d’appliquer ? Les Hébreux faits captifs sur le champ de bataille se voyant condamnés par le vainqueur à l’esclavage, quoi d’extraordinaire qu’ils y aient assujettis à leur tour ceux qui, en temps de guerre, tombaient vivants entre leurs mains ! Quant aux sept peuplades aborigènes de la Palestine, elles étaient tout ensemble profondément corrompues et dangereusement corruptrices. « Il y avait à craindre qu’Israël, les laissant vivre à côté de lui, ne fit auprès d’elles l’apprentissage des honteuses abominations qui avaient comblé, aux yeux de l’Éternel, la mesure de leurs crimes, et Dieu ordonna qu’on les exterminât[62]. »

Veut-on d’ailleurs une preuve que ce n’étaient point la cruauté et la barbarie qui présidaient chez les premiers Hébreux aux guerres internationales ? Qu’on lise au même chapitre du Deutéronome les paroles suivantes : « Lorsque tu t’avanceras vers une ville pour y porter la guerre, invite-la d’abord à conclure la paix. Si elle y consent et qu’elle t’ouvre ses portes, tu pourras rendre tributaires tous ceux qui y demeurent, mais si elle s’y refuse, tu mettras le siège autour d’elle… Toutefois, alors encore, garde-toi de dévaster ses environs par la destruction de tous les arbres. Ne touche surtout pas aux arbres fruitiers, car ce sont les hommes qui soutiennent le siège contre toi et non les arbres ; tu ne pourras donc abattre d’entre ces derniers que ceux qui ne portent point de fruits et desquels tu auras besoin pour t’en servir comme matériel de siège, à l’effet de prendre la ville qui s’est mise en guerre avec toi[63]. »

Point de dévastation inutile d’une part, point d’acharnement cruel de l’autre ; désir de vivre en paix en demandant la réciprocité de l’indépendance nationale ; maintien de la foi jurée en ne trahissant pas la confiance d’une ville qui ouvre ses portes, voilà ce que veut le Pentateuque.

Il a toujours mieux aimé voir Israël se reposer à l’ombre du figuier et s’occuper d’avancer dans la vie morale et religieuse, que de le voir s’élancer dans d’injustes guerres de conquête, pour ajouter à l’étendue du territoire de la Palestine. Et si jamais peuple a été fidèle à cet esprit pacifique répandu dans le Pentateuque, c’est bien le peuple hébreu qui a laissé à d’autres la funeste gloire de porter, sans motif légitime, la dévastation dans les riches contrées de l’Asie, de l’Europe et de l’Afrique, tandis que lui s’est contenté de fonder le royaume de Dieu sur la terre de la Palestine, tout en sachant, à l’occasion, opposer d’héroïques soldats aux invincibles légions de Rome, aux phalanges vaillantes de la Grèce et aux innombrables armées de la Perse et de l’Assyrie.

Oui, il faut laisser à la nation hébraïque l’honneur d’avoir admirablement compris quels étaient, vis-à-vis de l’Humanité, les devoirs des peuples comme des individus. Par la répugnance extrême qu’elle a toujours témoignée pour les guerres de conquête, malgré la grande bravoure dont elle était douée, ainsi que par sa constante application à agir sur les destinées du genre humain par l’attrait de l’exemple plutôt que par la force des armes, elle a montré que c’était l’amour qui devait s’atteler au char de la civilisation. Une pensée dominait toujours dans son cœur, c’était celle de la responsabilité, pensée féconde et capable elle seule, de remporter plus de victoires que les armées les plus nombreuses et les plus aguerries. C’est quand les peuples savent qu’il y a solidarité entre eux et qu’ils ont à se protéger les uns les autres et non à se combattre, que les guerres deviennent impossibles. Alors les plus forts couvrent de leur protection les plus faibles, et les faibles, unissant leurs efforts à ceux des forts, ils peuvent marcher ensemble, en rangs serrés, vers l’ère de la paix universelle ou, comme on l’appelle dans le Judaïsme, vers l’ère messianique.

Mais pour cela ils ont besoin, chacun en particulier, de se pénétrer de la responsabilité qui leur incombe pour amener la parfaite et complète union des hommes sur la terre. Et encore faut-il que chaque citoyen de chaque État soit pénétré de ce même sentiment de responsabilité.

Se persuader que l’on a charge d’âmes, dans quelque sphère, à quelque degré de l’échelle sociale que l’on se trouve ; ne pas se croire indigne de contribuer, pour une partie quelconque, au bonheur général, et surtout savoir que les facultés dont Dieu nous a doués, nous devons autant les mettre au service d’autrui qu’à notre propre service ; comprendre qu’il y a à faire avec le prochain un échange perpétuel d’idées, de sentiments, de ressources matérielles et de moyens moraux et intellectuels, et qu’à cet effet on doit toujours se garder de dégrader en soi l’image du Créateur, afin qu’elle puisse se réfléter purement au dehors, voilà ce qui forme la vraie condition du progrès dans l’Humanité, et ce qui la fait avancer chaque jour d’un peu plus vers son but. Et qui oserait nier que le Judaïsme ne se soit précisément efforcé de prêcher en tout temps et de la façon la plus remarquable et ces vérités et ces conditions ? Écoutez encore comment il apostrophe ceux qui méconnaissent le sentiment de la responsabilité : « Malheur à vous, pasteurs d’Israël qui vous paissez vous-mêmes, au lieu de faire paître mon troupeau. Vous mangez la graisse, vous vous revêtez de la laine, vous immolez les grasses brebis, et vous ne menez pas paitre le troupeau. Vous n’avez point fortifié les brebis faibles, vous n’avez point cherché à guérir les brebis malades, vous n’avez point bandé celles qui étaient blessées, vous n’avez point ramené les brebis égarées ni cherché celles qui étaient perdues, mais vous les avez conduites avec égoïsme et dureté ; et elles se sont dispersées faute de bons bergers, et elles sont devenues la proie des animaux féroces. C’est pourquoi je leur demanderai compte de mon troupeau et j’arracherai de leurs mains la houlette du pasteur ![64] »

Tel le Judaïsme parlait du temps des prophètes aux égoïstes qui ne vivaient que pour eux-mêmes, pour la satisfaction de leurs penchants déréglés et qui ne craignaient pas de scandaliser ceux que l’on avait confiés à leurs soins et à leur garde.

Voici, pour terminer, comment il s’est exprimé un peu plus tard par la bouche des Rabbins : « Qu’est-ce que perdre le sentiment de la responsabilité et se rendre coupable du péché de scandale ? C’est faire rougir ses amis par la réputation d’égoïste que l’on se fait en se montrant dur, froid, sec, insensible vis-à-vis de son semblable. Il faut que chacun, par ses manières affables et polies, douces, généreuses et charitables, fasse chérir le nom de Dieu, ainsi que l’a enseigné Rabbi Nachman fils d’Isaac. Il est écrit : Tu aimeras l’Éternel ton Dieu, cela veut dire : Fais que le nom de Dieu soit aimé par suite de ta façon d’agir et de celle de te conduire[65]. » Peut-on, d’une manière plus attrayante, appeler l’attention sur le délicat et impérieux devoir de la solidarité des hommes entre eux ? La cause de Dieu même est liée à l’accomplissement de ce beau devoir. « Aimer Dieu… aimer le prochain[66] », vous trouvez constamment cette formule dans le Judaïsme, tant il est convaincu que le principe d’amour ou de charité est sinon le seul, du moins un des fondements les plus essentiels de la société humaine sur la terre[67].

Nous concluons donc en nous résumant : Qu’est-ce qui manque au Judaïsme ? Sa théodicée est aussi complète que l’est sa morale, et sa morale possède toute la pureté de sa théodicée. L’Unité et la spiritualité de Dieu, il a été le premier à les enseigner dans ce qu’elles ont de simple, de clair et de net. Aucun nuage ne s’interpose sur ces points entre lui et la vérité. Le Mahométisme à cet égard a été d’une entière fidélité. Dans les deux religions, Dieu est donné et comme un être spirituel ne souffrant, à ses côtés, ni image ni représentation d’aucune sorte, et comme un Dieu-un n’admettant aucune combinaison de composition ou de division quant à sa personne. Nous ne pouvons en dire autant du Christianisme. Non que nous lui reprochions d’avoir faussé absolument les principes juifs sur la spiritualité et l’Unité de Dieu ; mais on ne peut nier qu’il y a mêlé des éléments étrangers et compromettants pour leur pureté. Dans le dessein précisément de les accréditer promptement auprès des Gentils, il s’est permis d’amalgamer ces principes avec des erreurs païennes, et, de ce travail de retouche et de remaniement, il est résulté dans la doctrine chrétienne un tout, moitié fidèle à la religion-mère, moitié conforme aux opinions enracinées de date ancienne chez les néophytes venus du Paganisme. Ainsi il lui est arrivé pour la concession du culte des images, et ainsi aussi pour l’enseignement relatif à la création du monde. Je reconnais bien encore, si vous voulez, le Dieu-Créateur tel que le représente le Pentateuque, quand je lis dans l’Évangile selon Matthieu ces paroles : « Je te loue, ô Père, Seigneur du ciel et de la terre[68] », et que, dans les Actes des Apôtres, je le vois qualifié de « Dieu vivant qui a fait le ciel et la terre, la mer et toutes les choses qui y sont[69]. » Mais je ne le reconnais plus dans le discours rapporté par Jean et où Jésus dit « Tout ce que le Père fait, le Fils le fait pareillement. Car comme le Père ressuscite les morts et donne la vie, le Fils donne la vie à ceux à qui il veut. Le Père ne juge personne, mais il donne au Fils tout pouvoir de juger[70]. »

Qu’est-ce que ce Dieu-père qui délègue au Dieu-fils tous ses pouvoirs et qui, quoique Juge suprême, ne juge point et commet à un autre le soin de distribuer la vie aux mortels ? Ce que nous en savons le mieux, c’est qu’à coup sûr ce n’est plus là le Dieu-un des Écritures « qui juge la terre[71], frappe et guérit, élève et abaisse et cela toujours de ses propres mains[72] ».

Je reconnais de nouveau le Dieu du Pentateuque quand je vois les apôtres lui appliquer ce verset d’Isaïe : « Ainsi, a dit l’Éternel, le ciel est mon trône et la terre mon marchepied. Quelle maison me bâtirez-vous ou quel pourrait être le lieu de mon repos ? Ma main n’a-t-elle pas fait toutes choses[73] ? » Mais je ne le reconnais plus lorsque j’entends Paul dire aux Corinthiens : « Toutefois, nous n’avons qu’un seul Dieu qui est le Père duquel procèdent toutes choses et nous sommes pour lui ; et un seul Seigneur, Jésus-Christ, par lequel sont toutes choses et nous sommes par lui[74]. »

Quel est encore le Dieu-créateur qui apparaît ici ? Assurément ce n’est plus celui de la Bible, qui, selon la naïve et belle expression du psalmiste « a fait de ses doigts le grand ouvrage des cieux[75]. » Le Christianisme a cru pouvoir affirmer de Dieu, qu’il s’est servi du Verbe hypostasié en la personne de Jésus pour appeler le monde à l’existence et pour le juger. Et certainement, en faisant sienne cette doctrine du Verbe ou Logos si répandu dans la philosophie du temps d’alors, il a eu en vue de complaire à cette philosophie gnostique et de s’en attacher les adeptes et partisans. Mais par cette condescendance, il est devenu infidèle au Judaïsme lequel n’a jamais admis l’intermédiaire d’aucun être entre Dieu et le monde, entre Dieu et les hommes, fût cet être, comme l’appelle Paul, « la splendeur de la gloire, l’image empreinte de la personne de Dieu », ou encore « le Fils premier-né, le plus excellent d’entre les anges, celui auquel tous les autres anges rendent hommage. » La doctrine juive a toujours refusé d’entrer sous ce rapport en compromission avec l’erreur païenne. Ç’a été le faible justement de la religion chrétienne, d’avoir transigé avec ce que répudiait le Judaïsme. Et voilà comment le dogme de la Trinité a pris naissance pour se substituer, dans le Christianisme, au pur dogme de l’Unité de Dieu auquel le Mahométisme s’est constamment gardé de porter la moindre atteinte.

Par contre, c’est la doctrine de Mahomet qui a le plus défiguré le dogme également si pur de la Providence, tel que l’enseigne le Judaïsme. Le fondateur de l’Islam ne voit partout que nécessité et fatalité. Ce n’est plus de Providence qu’il peut s’agir, mais uniquement de destin, quand, comme lui, on admet que tout est réglé, fixé, ordonné d’avance, et que le monde moral n’est, comme le monde physique, qu’un mécanisme dont Dieu engrène toujours ponctuellement le rouage. Dieu n’est plus alors, ainsi que Mahomet finit par l’avouer, l’Être qui contemple et observe ce qui se passe dans le monde ; préparant et amenant tout par lui-même, il n’a plus rien à regarder, rien à voir, rien à examiner ; il est le seul acteur, l’homme n’étant plus sur la terre qu’un instrument, une créature purement passive.

Avec le système chrétien de la prédestination, le dogme juif de la Providence est-il pourtant plus compatible ? Pas précisément. Car, que sert-il de dire, comme le rêve l’Église, que l’ensemble seulement de la vie de l’homme est prédestiné et non les actes de cette vie en détail ? Si je suis réellement prédestiné à quelque chose, ne faut-il pas que tous mes actes m’y conduisent et, dès lors, ces actes, à leur tour, ne sont-ils pas prédestinés ? Donc, ici encore point de véritable Providence, mais une copie vainement mitigée de l’antique fatum.

Nous avons montré ce que devient l’homme en présence de semblables affirmations. Sa dignité est bien près de faire naufrage et sa liberté de s’annihiler. Ne se dirigeant plus de son propre mouvement, où est pour lui le mérite de marcher à sa fin ? Quelle gloire lui revient-il même d’y parvenir au prix d’innombrables sacrifices ? On a beau exalter, dans le Mahométisme comme dans le Christianisme, la bonté, la clémence et la miséricorde de Dieu. En quoi cette bonté, cette clémence et cette miséricorde peuvent-elles profiter à des hommes à qui on n’accorde point la liberté et qui s’avancent sous l’impulsion d’une volonté supérieure, véritable destin pour Mahomet, inéluctable prédestination suivant Jésus ? Et puis, l’un et l’autre de ces fondateurs de religion ne considèrent-ils pas aussi les hommes comme gâtés dans leur origine, entachés dès leur naissance du germe corrompu du péché d’Adam et, par suite, incapables de s’élever à une certaine hauteur morale sans une grâce spéciale résultant d’une foi particulière, ici la foi en Jésus comme rédempteur du genre humain, là la foi en Mahomet ? Et sans ces deux croyances exclusives, plus de salut à espérer !

Que nous avons trouvé le Judaïsme plus large et plus rationnel, quand nous avons constaté qu’à ses yeux l’homme, abstraction faite de toute croyance spéciale, de toute foi particulière et exclusive, est presque un dieu sur la terre, tant il lui accorde de liberté, d’intelligence et de perfection native, et tant il déclare son âme pure de naissance avant que le vice ne vienne la souiller et la flétrir ! Car, voici ce que le Judaïsme enseigne : dans chaque homme qui naît au sein de quelque religion que ce soit, Dieu réalise la créature la plus parfaite qui puisse exister sur la terre. A cet effet, il la dote d’une partie de ses propres attributs et lui départit toutes les plus excellentes dispositions de cœur et d’esprit. Ainsi il a agi avec Adam, ainsi il agit tous les jours encore avec tous les Membres du genre humain, sans distinction de race ni de culte. Il désire que tous deviennent heureux par la vertu, et, avec l’intelligence, le sentiment et la volonté, il leur donne en main la clé du bonheur[76].

Même le grand principe d’un Dieu juste et rémunérateur n’a trouvé accès dans les religions chrétienne et mahométane qu’à la faveur d’une inconséquence. En l’absence du libre arbitre, que parle-t-on encore de récompenses et de punitions ?…

Mais n’insistons pas. Félicitons-nous, au contraire, d’avoir vu les deux nouvelles religions se rattacher aux enseignements de leur commune Mère, dans ce que celle-ci apprend de l’immortalité de l’âme et de la permanence du moi dans la vie future. Plût au ciel qu’elles ne fussent pas allées plus loin qu’elle, et qu’elles n’eussent pas parlé de cette déplorable théorie de l’éternité des peines, triste héritage de la mythologie païenne où des coupables sont présentés comme se consumant, sans fin, dans les tourments affreux d’un éternel supplice !

Mais tel a été le sort des deux filles que, pour les convaincre un jour elles-mêmes de leur mission purement transitoire, Dieu les a laissées glaner dans des champs et sur des terrains impurs. Il a permis cela dans sa sagesse, afin que tout d’abord elles pussent amener vers la Bible les peuples auxquels elles offraient ainsi une nourriture moitié sacrée, moitié profane, et, cette mission une fois terminée, qu’elles pussent se persuader que l’avenir ne leur appartiendrait pas, que cet avenir serait au Judaïsme en qui tout a été et est resté pur, en qui tout a été et est demeuré béni. Sur Dieu, sur la société, sur l’humanité et jusque sur les animaux qui ont le sentiment sans avoir la raison et la liberté, le Judaïsme a des vues saines. Du monde futur, il enseigne qu’il existe sans chercher à préciser ce qui s’y passe. L’immortalité de l’âme, il l’affirme et en étend la vérité sur tout ce qui porte en soi l’image du souverain Créateur. Les félicités de l’autre vie, il les tient en réserve pour tous les justes indistinctement. Quant au bonheur de la vie présente, il y convie, sans acception de castes ni de classes, tous les habitants du globe. Riches et pauvres, ouvriers de la pensée et ouvriers de la matière, artisans et affranchis du métier, compatriotes et étrangers, tous ont un égal droit à être heureux et tous le deviendront, s’ils savent comprendre le devoir et l’accomplir de l’un à l’autre tel que le Judaïsme l’enseigne, c’est-à-dire s’ils savent se prêter cette assistance mutuelle qui établit d’homme à homme, de peuple à peuple, une constante réciprocité d’attention, de sollicitude, de solidarité et de concours actif.

  1. Voir Hoschen Hamischpat, chap. CCCXXXVIII, v. 2.
  2. Deutéronome, chap. XXV, v. 4.
  3. Deutéronome, chap. XXII, v. 10.
  4. Talmud, traité Guittin, p. 62.
  5. Maïmonide Iad Hachsaka Hichoth Abadim, chap. IX et Hitchoth Rozéach, chap. 13.
  6. Talmud, traité Baba Meziah, p. 32.
  7. Talmud, traité Guittin, p. 13.
  8. Lévitique, ch. XVIII, v. 5.
  9. Ialkout Midrasch, édit. Cracovie, ch. DCLXXXVIII.
  10. Sam., II, ch. VII, v. 17.
  11. Isaïe, ch. XXVI, v. 2.
  12. Psaumes, ch. CXVIII, v. 2.
  13. Psaumes, ch. XXXIII, v. 1.
  14. Psaumes, ch. XXXIII.
  15. Ialkout Midrasch, ch. DCLXLI.
  16. Matth., chap. V, v. 21 et 22.
  17. Prov., chap. XIX, v. 19.
  18. Proverbes, chapitre XXIX. v. 21.
  19. Proverbes, chap. XXII, v. 24.
  20. Proverbes, chap. XV, v. 18.
  21. Talmud, traité Schabbat, p. 105.
  22. Talmud, traité Pesachim, p. 113.
  23. Talmud, traité Choudin, p 89.
  24. Talmud, Baba Meziah, p. 59.
  25. Matthieu, chap. V, v. 23 et 24.
  26. Maïmonide, Iad Hachsaka Hilchoth Teschoubah ad finem.
  27. Traité Jomah, p. 23.
  28. Mischnah Jomah, chap. VIII.
  29. Coran, chap. XLII, v. 34 et chap. II, v. 265.
  30. Voir ci-dessus, page 21.
  31. Coran, chap. XXIII, v. 98, et chap. XLI, v. 31.
  32. Matth., chap. V, v. 44.
  33. Psaumes, chap. VII, v. 4, et chap. XXXV, v. 12 et 13.
  34. Prov., chap. XVII, v. 5., et chap. XXIV. v. 17 et 18.
  35. Ex., chap. XXIII, v. 5.
  36. Deut., chap. XXII.
  37. Talmud, traité Baba Meziah, p. 32.
  38. Lévit., chap. XIX, v. 17 et 18.
  39. Talmud, traité Iomah, p. 23.
  40. Talmud, traité Berachoth, p. 12.
  41. Prov., chap. XXV, v. 21.
  42. Michée, chap. VII, v. 18.
  43. Midrasch Raba sur Schemath, chap. XXVI.
  44. Épitre aux Romains, chap. XII.
  45. Chap. 10, v. 25 et suivants.
  46. Coran, chap. IX, v. 114.
  47. Luc, chap. V, v. 31 et 32.
  48. Lévit., chap. XIX, v. 17.
  49. Talmud, traité Eruchin, p. 16.
  50. Traité Baba Meziah, p. 31.
  51. Matth., chap. VII. v. 3.
  52. Jean, chap. XVII, v. 8.
  53. Ps., chap. LI, v. 16.
  54. Luc, chap. XXIII, v. 34.
  55. Talmud, traité Zebamoth, p. 79.
  56. Traité Berachoth, p. 10.
  57. Talmud, traité Taanith, p. 23.
  58. Matth., chap. XI, v. 28.
  59. Isaïe, chap. LV, v. 1.
  60. Traité des principes, Pirké Aboth, chap. I, v. 12.
  61. Exode, chap. XIX, v. 6.
  62. Deut., chap. XX, v. 17 et 18.
  63. Ex., ib., chap. XIX et XX.
  64. Ezéchiel, ch, XXXIV, v. 2 et suivants.
  65. Talmud, traité Iomah, page 86.
  66. Traité des principes, chap. II.
  67. Le Midrasch Ialkout, paragraphe 40, rapporte : Le célèbre docteur Akiba enseigna un jour ceci en présence de son collègue Ben-Azaï : « le verset aime ton prochain comme toi-même » est vraiment un grand principe dans la Loi. Je vais t’en citer un plus grand, répond Ben-Azaï, c’est celui contenu dans le premier verset du troisième chapitre de la Genèse, ainsi conçu : « Voici le livre de la généalogie d’Adam. On proclame là l’Unité d’origine des hommes et leur parfaite égalité native. Voir aussi Talmud, traité Sanhédrin, page 38.
  68. Matth., chap. XI, v. 25.
  69. Actes des Apôtres, chap. XIV, v. 15.
  70. Jean, chap. V, v. 19, 21 et 22.
  71. Genèse, chap. XXVIII, v. 25.
  72. Samuel, chap. III, v. 6 et 7.
  73. Isaïe, chap. LXVI, v. 1 et 2, cité aux Actes des Apôtres, chap. VII, v. 49 et 50.
  74. Épitre aux Corinthiens, chap. VIII, v. 6.
  75. Psaumes, chap. VIII, v. 4.
  76. Voir Joël, chap. III. v. 1.