Moïse, Jésus et Mahomet/Préface

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Rabbin Simon Levy
Féret, Maisonneuve. (p. vii-xiii).


PRÉFACE


Malgré tout ce que l’on a écrit sur le Judaïsme, ce dernier semble à tel point encore méconnu ou incompris, qu’il n’y a presque pas de publication moderne qui ne contienne des erreurs sur son compte. Nous n’en voulons pour preuve que le récent livre de M. Edouard Drumont : la France juive, et celui un peu plus ancien déjà de M. Marius Fontane qui, dans son Histoire universelle, a consacré près des trois quarts de son volume sur les Asiatiques, à l’histoire des Hébreux.

M. Marius Fontane est souverainement injuste dans ses appréciations, et cela vient chez lui d’un défaut d’intelligence historique. M. Drumont n’est pas poli, ni même de bonne foi, et cela lui vient sans doute de sa nature. On ne se change plus à l’âge où sont arrivés ces auteurs. Aussi n’est-ce pas pour eux que nous écrivons. Mais il y a ici tout un procès à réviser pour l’avenir, un procès fait au Judaïsme et aux Hébreux. On n’attaque tant les uns que parce que l’autre est insuffisamment connu. Il ne s’agit pas de faire de l’hypocrisie comme M. Drumont, et de prétendre que le Judaïsme est laissé en dehors du débat. Évidemment si les Juifs ont de graves défauts, il faut en accuser leur religion dont ils aiment à se réclamer tous et même à se glorifier. Mais on peut, par haine ou par fanatisme, prêter à quelqu’un des défauts sans qu’il les ait. C’est pour servir la cause sur laquelle on veut spéculer, que ces charitables prêts se font d’ordinaire. M. Drumont doit en savoir quelque chose, lui qui voit des Juifs partout où il rencontre de la réussite et du progrès. Il ne s’inquiète pas de rechercher les origines. On est républicain ou franc-maçon, on est juif. On a pu acquérir quelque prospérité, c’est parce qu’on est juif encore. M. Marius Fontane l’avait dit avant lui et presque dans les mêmes termes : « L’impossibilité de rien créer avec une aptitude merveilleuse à tout exploiter, semble être la caractéristique de la race israélite. »

Nous faisons voir dans notre livre que loin d’avoir exploité le monde, le Judaïsme n’a fait que le servir en lui donnant, par les deux grandes religions qui sont ses filles, les moyens d’arriver à la civilisation.

Mais, ajoute-t-on, ce qui a toujours maintenu le Juif au plus bas échelon de cette civilisation, c’est que tout pour lui se borne à ce monde et à ses jouissances immédiates. Il n’a pas foi en une autre vie. « Les Hébreux, dit M. Marius Fontane, ne croyaient ni à l’âme personnelle, ni à son immortalité. » M. Brunetière vient de répéter la même accusation : « Les Juifs ont cru, croient, parmi nous, que tout finit avec le corps, avec l’entrée dans le Scheol, que la vie de ce monde n’a d’objet ni de but qu’elle-même, qu’il faut donc en tirer, si je puis ainsi dire, ou bien lui faire rendre tout ce qu’elle contient, et ne jamais sacrifier un plaisir présent à l’espérance, à l’illusion, au leurre d’une félicité future. » Déjà, dans la Revue des Deux-Mondes également, M. Charles Richet avait écrit sur un ton un peu moins absolu : « Les Juifs, qui certainement sont une des races supérieures de l’humanité, n’admettent que depuis une époque relativement moderne l’existence d’une seconde vie. »

Cela est bientôt dit, mais point prouvé. Au contraire, si quelque chose ressort clairement de Moïse, c’est la conviction qu’il avait de la persistance de l’âme après le trépas. Et il ne pouvait guère en être autrement, s’il est vrai, comme le prétend surtout M. Marius Fontane, que Moïse ait fait de larges emprunts aux croyances, soit égyptiennes, soit iraniennes, soit bactrianes. M. Charles Richet reconnaît formellement « qu’une idée venant de l’Égypte, a été celle que l’homme se survit à lui-même, et que l’âme n’est pas anéantie quand le corps cesse de se mouvoir. » Et ce serait précisément cette idée que Moïse et les Hébreux élevés en Égypte auraient ignorée ! Nous établissons l’inverse dans trois chapitres, traitant successivement de l’immortalité de l’âme, de la vie future et même de la résurrection qui prouve, à tout le moins, la croyance à la personnalité humaine se conservant après la mort.

Un point pourtant que l’on daigne relever à l’éloge d’Israël, c’est l’idée messianique. M. Fontane l’appelle « la grande idée prophétique, celle qui fera subsister Israël », ce qui ne l’empêche pas de la traiter de suite après « d’illusion », en ajoutant : « et cette illusion devient un dogme ! »

Une illusion, l’idée messianique ! Loin de là, puisqu’elle est l’idée même du progrès. Si le peuple juif n’avait pas eu cette idée, ce dogme, il y a longtemps qu’il aurait disparu de dessus la terre. Qu’est-ce qu’Israël attend avec son Messie ? Le triomphe final du droit sur la force, de la liberté sur l’oppression, de la vérité sur l’erreur ; la disparition du vice et le règne de la vertu ; l’anéantissement de la guerre et l’établissement de la paix universelle ; les misères sociales faisant place au bien-être général ; l’instruction et les lumières chassant au-devant d’elles l’ignorance et les ténèbres. Voilà l’idée messianique juive. Eh bien ! que poursuit notre siècle ? Le mieux social. On veut améliorer le sort des hommes. Et cependant on se garde de tout réduire aux seules jouissances terrestres. On tient ouvertes, et largement ouvertes, les conquêtes du spiritualisme. Le Judaïsme n’a jamais voulu autre chose. Nous l’établissons dans notre livre. Il est certain que la doctrine juive avec son idée messianique a mis tout l’avenir de son côté, l’avenir dans ce qui s’entreprendra chaque jour davantage et avec raison sur le terrain de l’importante science de l’économie sociale, l’avenir encore dans ce qui regarde le progrès au point de vue moral, philosophique et même politique. Le progrès sur la ligne entière, c’est ce que veut, c’est ce qu’a toujours voulu l’aspiration messianique juive. Certes, le Judaïsme n’ira jamais dire à l’homme : désintéresse-toi des choses de la terre, renonce à ce monde pour ne songer, vivant, qu’à la mort. Mais pour cela, néglige-t-il de recommander la poursuite du spiritualisme le plus pur, afin d’empêcher les aspirations humaines de se matérialiser ? Nullement. Et c’est par son principe de la spiritualité et de la parfaite unité de Dieu, qu’il arrive à mettre une borne à cette pente presque fatale. L’immatérialité du Créateur, mais une immatérialité jalouse, cela sauvera toujours le juif et l’humanité, si elle le veut avec lui, des chutes dans la corruption de tout genre. Vraiment, peut-on comprendre que des fidèles qui ont dans leur doctrine religieuse de semblables principes, puissent, de nos jours où on exalte ces mêmes principes, être montrés au doigt, et désignés à la vindicte et à la persécution de la masse ignorante, obéissant à un mot d’ordre dicté par ce que l’on appelle l’antisémitisme ?

Antisémitisme, c’est-à-dire, combattre le sémitisme ! Et pourquoi donc ? Que veulent, en Allemagne, les Röhling, les Forster et les Stoker ? Voici ce que leur répondait un de leurs compatriotes, le Dr Dittes, sollicité par eux de faire partie du comité antisémitique : « Messieurs les docteurs et théologiens du comité antisémitique ! répondez d’abord à mes questions : Qu’a été Moïse, dont le Décalogue fait encore aujourd’hui le fond de l’enseignement moral et même juridique des peuples aryens et chrétiens ? Moïse, n’était-il pas sémite ? — Qu’a été Jésus, le fondateur du Christianisme ? Ne fut-il pas sémite ? — D’où Mahomet a-t-il tiré les plus beaux préceptes de son Coran ? C’est de l’ancien Testament. »

Moïse, Jésus et Mahomet, ou les trois grandes religions sémitiques, c’est aussi le titre que nous donnons à notre livre. Nous voulons par là nous placer au cœur même de la question qui s’agite entre les Sémites et les Aryens. M. Drumont ne s’est pas fait faute de débuter par quelques pages qui font des Aryens le contre-pied de ce qu’est Israël avec sa législation civile et religieuse. Nous ne voulons rien ôter à la gloire du Rig-Véda et aux belles hymnes qu’il renferme. Cependant Dieu y est sans cesse confondu avec la nature, et le culte d’Agni ou du feu, n’a jamais pu élever les Iraniens ni les Touranicns au-delà des phénomènes terrestres. De son côté, Zoroastre avec le Zend Avesta n’a jamais pu se dégager du dualisme.

Nous ne voulons pas davantage contredire au bonheur sans mélange que les familles aryennes, établies 1800 ans avant l’ère vulgaire en Sapta-Sindhou, auraient, goûté alors dans ce pays aux sept rivières, situé aux pieds des monts Himalaya, et sur les bords de l’Indus. L’origine même des Aryens, ces hommes au teint blanc qui se trouvaient, dit-on, tout surpris un jour d’habiter la Haute-Asie, cette origine, nous ne voulons pas la discuter. Il suffit : les Aryens, quoique Asiatiques, sont réputés enfants de Japhet ; nous l’acceptons ainsi. Les Juifs, eux, sont des descendants de Sem. Les premiers sont présentés comme étant les ancêtres des Grecs et des Romains, soit. Cela n’humilie en rien les autres, et si ces derniers sont parvenus, comme nous le prouvons, à donner au monde le sentiment vraiment religieux et national, qu’importe qu’ils descendent de l’un ou de l’autre des fils de Noé ? L’essentiel est qu’ils aient été utiles à la civilisation. Pourquoi alors, comme a dit Montesquieu, les accabler de mille plaies? . . . . .

C'est à montrer cela que tend notre livre. Il n'est ainsi qu'une recherche sans être une attaque; il est une étude et non un réquisitoire. Nous avons voulu aussi justifier l'observation si finement faite par Montesquieu, et que nous avons inscrite en tête de notre ouvrage pour en indiquer le but tout à fait pacifique, la marche absolument calme et impartiale. Montesquieu se connaissait en peuples et en civilisation.

Et maintenant, que le lecteur juge et se prononce.

Bordeaux, Juillet 1886.


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