Moïse Joessin/11

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L’auteur éditeur (p. 66-80).

ÉCONOMIE

Ouvrez, et lisez le premier résumé d’histoire universelle, ou même d’un seul pays en particulier, et dites, après quelque méditation sérieuse, si les meilleurs jours d’un peuple ne furent pas des jours de prospérité.

Je ne parle pas d’immenses richesses accumulées dans quelques mains, de couronnes d’or trop pesantes, de diamants baptisés sous des noms célèbres, comme le Florentin de Charles le Téméraire, l’Océan-de-lumière (Deria-i-Noor) du shaw de Perse, le Grand Mongol, le Nassak, le Pacha d’Égypte, L’Orlov volé au temple de Scheringan par un soldat, et le Régent, non, ces choses brillantes, en vérité n’étant que des vanités ne peuvent être considérées que comme des signes de pauvreté, non du pays où elles se trouvent, mais du peuple qui possèdent les personnes dignes de les acquérir, étant donné que de telles richesses sont loin d’être des économies, ce ne sont que des accumulations mortes et le prix qu’elles ont coûté est certainement payé par une force active qui s’est dépensée, ou qui se dépense quelque part, pour balancer la différence qu’il y a entre l’inutilité de ces choses et leur évaluation.

Un pays ne peut être riche par ses valeurs fictives, mais par ses valeurs réelles, j’entends par valeurs réelles, tout ce qui rapporte, soit directement, soit indirectement. Les arts sont, presque toujours, chez un peuple, des valeurs réelles, pour ce qu’ils rapportent et pour l’élévation du niveau moral de la pensée humaine. Paris, ce cerveau du monde, puise la richesse et sa pensée dans les arts qu’il cultive depuis des siècles. Rome et Florence vivent sur leur réputation passée et présente. Et l’économiste le moins averti peut facilement faire la distinction, même à distance, des sources où s’alimentent l’économie et l’intelligence des nations, selon le tempérament ou les aptitudes de celles-ci ; aux forces passives ou actives, selon l’éducation et la formation reçue, selon les métiers des ancêtres, selon les montagnes ou la plaine ou les rivages habités.

Les riverains sont commerçants et navigateurs, les autres chassent et cultivent. Mais, en somme, les peuples plus prospères sont plus policés et plus fidèles aux lois qu’ils se donnent. Les plus pauvres sont superstitieux et ceux qui jouissent de l’aisance ou de la richesse ont, en général, plus de largeur d’esprit, et sont moins crédules, et de là sont aussi plus éclairés.

Or, si l’indigence apporte la superstition et l’étroitesse d’esprit et si l’aisance et même la richesse produisent plus de clarté et plus de poli à ceux qui les trouvent, n’est-il pas désirable de souhaiter à son pays et aux siens, d’améliorer et leur vie quotidienne et d’assurer pour eux-mêmes et pour leurs enfants un avenir où reposer leur esprit et leurs jours.

Si l’histoire nous prouve qu’avec les efforts suffisants et le secours d’un créateur, qui donne quelquefois notre grain à ses petits oiseaux, les positions s’améliorent ; si l’histoire nous prouve que les juifs ont été plus heureux à gagner leur vie librement qu’en esclavage chez les Égyptiens, n’est-il pas juste à nous d’essayer d’adoucir la rudesse de l’existence en épargnant sur nos années d’abondance en vue d’adoucir l’épreuve des années de disette ?

Ne pouvons-nous pas sauver un peu de nourriture sur la large ration des sept vaches grasses pour subvenir un peu à la faim des sept vaches maigres ?

La pièce de dix sous n’est pas plus dure à serrer chez le pauvre, que la pièce de dix piastres, chez le riche, j’entends chez le pauvre capable de travailler : et cependant le résultat est le même que la même épargne proportionnelle chez le pauvre, et le riche, qui ne changent pas de vie.

Celui qui ne méditera pas sur chaque mot inscrit dans ces pages, de manière à voir tout le sens et tous les côtés de chaque mot même, et de chaque phrase, ne pourra jamais mettre en pratique l’affirmation qui y est faite : il faut non seulement étudier les mots, qui ne sont en somme que des signes conventionnels, mais de plus il faut les voir même quand le livre est fermé. Voir c’est savoir : savoir, pour un homme capable, c’est pouvoir ; pouvoir, c’est la vie jusqu’à la mort, et la mort c’est une autre existence : certaine mort, certains morts et certaines mortes ne sont pas aussi éloignées de votre vie actuelle qu’on ne le pense et qu’on ne le dit toujours.

De très beaux cerveaux ont affirmé et écrit : « Quand on dit : cette personne est morte, après qu’on la croit morte, et la vraie mort, la mort absolue, réelle, il y a entre cet état encore un océan de miséricorde. »

Or l’océan est une chose immense.

Il faut compter en tout sur la force connue sur la résistance des choses, et les choses ne sont pas toujours dans les mêmes conditions : un morceau de fer de 150 livres, ne pèse plus étant dans l’eau douce, ne pèse plus le même poids, et moins encore, dans l’eau salée.

Ceux qui ont un bon jugement, et qui ont souvent raison, avouent facilement quand ils ont tort.

Toute religion qui se forme en parti politique se cause à elle-même et cause aux autres bien du mal, elle se diminue et diminue bien des choses et bien des individus, et les plus bigots, ou les plus intransigeants politiques s’en prennent à Poincarré, à Viviani, à Doumergue, des gens à cent coudées au-dessus d’une masse de pauvres et de simples d’esprit, je prends les mots dans l’acception de l’Évangile. Car Jésus a dit : « je suis venu pour les pauvres, les affligés, les pauvres d’esprit » alors tout l’esprit des furieux tombe à côté.

Voir c’est savoir, savoir c’est croire.

Croyez, votre vision est douce comme votre chant, et votre voix a l’accent de la sincérité.

Pendant que tant d’autres spéculent sur les dons de Moïse, qu’ils se donnent à eux-mêmes, et qu’ils appelle le bon Dieu, le bon Dieu vengeur pour faire pleurer les femmes et effrayer les enfants, et gagner ainsi l’homme à des politiques anciennes par une foi nouvelle la foi du sentiment, d’autres luttent obscurément et justement, de bonne foi.

Le mensonge est une maladie beaucoup répandue, chez les êtres humains ; la terre et le ciel en souffrent moins que les hommes : la vie des astres est régulière. À la connaissance des livres écrits, le soleil ne s’est arrêté qu’une fois, il y a longtemps, c’était du temps de Josué.

Il n’y a pas beaucoup de crime ici-bas où le mensonge n’entre pas.

Il correspond assez bien à la description de l’homme par Montaigne : le mensonge est « ondoyant et divers » il se revêt de multiples costumes.

Ouvrez le premier résumé d’histoire universelle, ou même un simple résumé d’un pays en particulier, et, après quelque méditation sérieuse, dites-moi, si les peuples dans leurs meilleurs jours n’étaient pas prospères. On ne peut prouver que les plus grandes richesses donnent le bonheur, toute exagération est un germe de folie, et l’hypertrophie est un mal dangereux, mais la prospérité en général est la proche parente du bonheur, tandis que, ainsi que le disait un maître du moyen âge : en général dans la pauvreté ne gît pas grand loyauté.

François Villon cite la réponse d’un brigand à un roi qui lui reprochait son brigandage.

« Sire la différence n’est pas si grande entre vous et moi, répondait celui-là.

Comment, reprit le roi, mais tu es un voleur, m’as-tu vu piller et faire métier de pirate ?

Non, Sire, ah ! non, mais croyez-vous que c’est par plaisir que je sacrifie des nuits sans sommeil et que je risque souvent d’être écorché et roué vif ? si j’avais assez de bien, de chevance, je me reposerais, et si j’avais une armée et un pays, je serais roi comme vous, mais comme c’est la faim qui fait sortir le loup de sa forêt, c’est le besoin qui me fait courir après le bien que je n’ai pas acquis. » La légende ajoute que ce roi qui aimait la franchise et le langage hardi des grands brigands était le grand Alexandre.


La doctrine du bien, ou des nombreuses religions, n’a presque toujours fait que du bien, mais c’est l’application, la manière si souvent bête de l’appliquer qui a privé le monde de tant de bons sujets, de tant de têtes utiles, par des chrétiens et autres religieux, comme par des payens et autres non religieux. N’est-il pas déplorable de savoir qu’il y eut tant de martyrs qui se sont sacrifiés ? Oh, horreur de dévouement et de folies !

Tout pouvoir vient de Dieu, s’il est bon, autrement cette affirmation est une farce.

Les plus malheureux dans ce monde ne sont pas ceux qui souffrent du malheur des autres, mais bien ceux qui souffrent du bonheur des autres.

Ceux qui n’endurent que leur propre souffrance ne font face qu’à maintes difficultés humaines, pas plus.

Les malheureux du bonheur des autres ressentent au cœur, croit-on, des brûlures infernales.

Ceux qui sont plus qu’humains, s’éloignent des choses humaines, mais les comprennent de plus en plus, comme le peintre qui se recule des objets d’étude pour avoir une idée d’ensemble.

L’art, c’est l’art. L’art c’est la perfection rêvée et obtenue. C’est d’être parfaitement soi-même mais comme l’influence de toute relation nous modifie, on n’est pas toujours soi-même, mais quand un homme est son propre maître, il n’est pas surpassé dans son genre : et ceci s’adresse à tous.

Quand un homme s’entend très bien battre le cœur, qu’il se comprend très bien et qu’il traduit très bien, il n’y a plus de lois pour lui, son guide, c’est sa vision, l’éclair divin.

À part ça, il fait du métier plus ou moins méritant.

L’Église ne ressemble pas à Napoléon III qui, en 1869, avait acquis, on l’affirmait alors, ce genre de sénilité qui ne lui permettait pas de s’accoutumer à des figures nouvelles : il ne changeait plus de ministres tout en changeant ses lois : l’Église est accoutumée à étudier tous les dogmes et tous les principes. Elle n’est pas la prude tel que voudraient nous le faire croire quelques-uns de ses sectaires haineux et simplistes.

Ceux qui déblatèrent contre la démocratie en faveur de l’autocratie, s’aperçoivent vite que cette dernière ne vaut pas le diable, quand elle s’engraisse et grandit à leur dépens.

S’efforcer d’oublier c’est se souvenir : l’effort vers l’oubli chasse l’oubli.

Si le sommeil de nos nuits est le repos du corps, qui nous dit que le sommeil de la mort n’est pas le repos de l’âme ?

Le rêve de nos sommeils terrestres tendent à prouver que notre âme veille.

Le rire vrai et les larmes ne sont que l’ébranlement de l’être intérieur, un écho palpitant de nos fibres cérébrales et cordiales : l’un prouve la joie, les autres, la surprise de joie ou la détresse.

Deux choses contraires peuvent à la fois, satisfaire deux êtres pareils : tout dépend des besoins et des conditions d’aptitudes.

Ceux qui souffrent devraient non seulement comprendre la souffrance, mais aussi son utilité, principalement s’ils n’ont rien fait pour l’éviter.

L’heure ne fait pas le jour, elle le divise : nous ne prenons rien à l’existence, nous jouissons d’une certaine portion de la vie ; si nous l’usons trop vite, il nous en restera moins ; si nous mourons trop tôt, nous perdons peu, il est vrai, mais nous ignorons ce que nous aurons gagné, peut-être moins que ce qui est perdu.

Les yeux du corps ne sont que les lunettes de l’âme qui essaie de s’expliquer ce que nous entrevoyons dans une aube imprécise.

Les vrais lutteurs de la vie ne sont pas ceux qui s’agitent inconsidérément. Ceux qui font s’agiter les autres, se servent de la pensée : plus la pensée est bonne, plus elle s’éloigne du mensonge, et plus elle est simple et plus elle se rapproche du vrai.

L’âme saine assainit le corps qu’elle habite ; l’âme maladive le détériore.

Le dévouement est la main droite de l’amitié.

L’amour est un capital dangereux, parce qu’il ne reconnait pas l’intérêt qui le poursuit et qui le mangera.

Les arbres ressemblent aux hommes, ils ploient au vent : ceux-là au vent des saisons, ceux-ci au vent de la misère.

Ceux qui ne souffrent pas ne sont pas des hommes, ce sont des brutes ou des anges.



Fini d’imprimer, le 17 juin 1918
Imp. E. Tremblay, 146 rue du Pont, Québec.