Modèles de lettres sur différents sujets/Lettres de conseil

La bibliothèque libre.
Chez Pierre Bruyset Ponthus (p. 140-166).

LETTRES
DE CONSEILS.



INSTRUCTION.



ON a dit depuis long temps que les talents étoient partagés, & que les dons du génie n’étoient pas communs à tous ; il en est de même du bon sens & de la prudence. Mais la société répare en quelque sorte les torts de la Nature, de cette mere si tendre envers les uns, tandis qu’à l’égard des autres elle est une marâtre si sévere. Les idées répandues dans les esprits de ceux qui vous environnent, sont un supplément à celles que vous n’avez pas. Cet homme que vous consultez, devient alors un autre vous-même, & ses connoissances ne font plus avec les vôtres qu’une même masse de lumieres, qui vous éclaire & vous conduit.

On insiste toujours sur l’inutilité qu’il y a de consulter, & l’on parle fort peu de la maniere de donner des conseils. Celle-ci est pourtant plus difficile que l’autre n’est nécessaire.

La première regle, c’est de ne donner aucun avis qu’on ne vous l’ait demandé, à moins que votre situation ne vous en fasse un devoir. Un pere doit des conseils à ses enfants, un maître à ses disciples, un ami en doit à son ami. Hors de là, ne parlez pas qu’on ne vous consulte.

« Un gueux des environs de Madrid, demandoit noblement l’aumône. Un passant lui dit : n’êtes-vous pas honteux de faire ce métier infame quand vous pouvez travailler ? Monsieur, répondit le mendiant, je vous demande de l’argent & non pas des conseils ; puis il lui tourna le dos, en conservant toute la dignité castillane. »

Voulez-vous que vos conseils soient écoutés ? donnez-les sans affecter aucune supériorité sur ceux à qui ils s’adressent ; on ne persuade jamais ceux qu’on paroît vouloir dominer : donnez-les sur-tout sans y laisser entrevoir le moindre air de malignité.

Voulez-vous qu’on les aime ? donnez-les de maniere à paroître convaincu que les personnes font déjà ce que vous voulez leur insinuer. En louant la conduite que vous semblez supposer qu’ils tiennent ou qu’ils tiendront, vous trouverez le secret de la leur indiquer sans blesser leur amour propre. Il ne faut jamais l’oublier : cet amour propre s’irrite aisément. Moliere, dans une scene du Misantrope, ce chef-d’œuvre du Théâtre comique, fait paroître deux femmes, dont l’une répond aux avis piquants que lui donne l’autre, par des avis plus piquants encore. Il n’a peint que ce qui arrive tous les jours dans la société.

Il est indigne d’un honnête homme de déguiser la vérité quand on la lui demande. Hélas ! pourquoi faut-il qu’il soit si dangereux de la dire ? Clitus dit la vérité à Alexandre, & Alexandre assassina Clitus. Charideme la dit à Darius, & Darius fit couper la tête à Charidem ; Philoxene la dit à Denis, & Denis le chargea de fers. Que veux-je conclure de tout cela ? qu’il faut trahir la vérité ? A Dieu ne plaise ! elle est trop chere à mon cœur. Je veux seulement faire entendre que l’art de la dire demande beaucoup de discrétion & de prudence.


MODELES
DE LETTRES
DE CONSEIL.



LETTRE de Racine
à son fils.


C’est tout de bon que nous partons pour notre voyage de Picardie. Comme je serai quinze jours sans vous voir, & que vous êtes continuellement présent à mon esprit, je ne puis m’empêcher de vous répéter encore deux ou trois choses que je crois très-importantes pour votre conduite.

La premiere, c’est d’être extrêmement circonspect dans vos paroles, & d’éviter la réputation d’être un parleur, qui est la plus mauvaise réputation qu’un jeune homme puisse avoir dans le pays où vous entrez. La seconde est d’avoir une extrême docilité pour les avis de M. & Mme. Vigan, qui vous aiment comme leur enfant.

N’oubliez point vos études, & cultivez continuellement votre mémoire, qui a grand besoin d’être exercée. Je vous demanderai compte à mon retour de vos lectures, & sur-tout de l’histoire de France, dont je vous demanderai à voir vos extraits.

Vous savez ce que je vous ai dit des Opéra & des Comédies : on en doit jouer à Marly. Il est très-important pour vous & pour moi-même qu’on ne vous y voie point, d’autant plus que vous êtes présentement à Versailles pour y faire vos exercices, & non point pour assister à toutes ces sortes de divertissements. Le Roi & toute la Cour savent le scrupule que je me fais d’y aller ; & ils auroient très-méchante opinion de vous, si à l’âge où vous êtes, vous aviez si peu d’égard pour moi & pour mes sentiments. Je devois avant toutes choses vous recommander de songer toujours à votre salut, & de ne point perdre l’amour que je vous ai vu pour la Religion. Le plus grand déplaisir qui puisse m’arriver au monde, c’est s’il me revenoit que vous êtes un indévot, & que Dieu vous est devenu indifférent. Je vous prie de recevoir cet avis avec la même amitié que je vous le donne. Adieu, mon cher fils, donnez-moi souvent de vos nouvelles.



LETTRE de Madame de Maintenon
à son Frere.


On n’est malheureux que par sa faute. Ce sera toujours mon texte & ma réponse à vos lamentations. Songez, mon cher frere, aux voyages d’Amérique, aux malheurs de notre pere, aux malheurs de notre enfance, à ceux de notre jeunesse ; & vous bénirez la Providence, au lieu de murmurer contre la fortune. Il y a dix ans que nous étions bien éloignés l’un & l’autre du point où nous sommes aujourd’hui. Nos espérances étoient si peu de chose, que nous bornions nos vœux à trois mille livres de rente. Nous en avons à présent quatre fois plus, & nos souhaits ne seroient pas encore remplis ! Nous jouissons de cette heureuse médiocrité que vous vantiez si fort. Soyons contents. Si les biens nous viennent, recevons-les de la main de Dieu : mais n’ayons pas des vues trop vastes. Nous avons le nécessaire & le commode : tout le reste n’est que cupidité. Tous ces desirs de grandeur partent du vuide d’un cœur inquiet. Toutes vos dettes sont payées : vous pouvez vivre délicieusement sans en faire de nouvelles. Que desirez-vous de plus ? Faut-il que des projets de richesse & d’ambition vous coûtent la perte de votre repos & de votre santé ? Lisez la vie de S. Louis : vous verrez combien les grandeurs de ce monde sont au dessous des desirs du cœur de l’homme. Il n’y a que Dieu qui puisse le rassasier. Je vous le répete, vous n’êtes malheureux que par votre faute. Vos inquiétudes détruisent votre santé que vous devriez conserver, quand ce ne seroit que parce que je vous aime. Travaillez sur votre humeur : si vous pouvez la rendre moins bilieuse & moins sombre, ce sera un grand point de gagné. Ce n’est point l’ouvrage des réflexions seules ; il y faut de l’exercice, de la dissipation, une vie unie & réglée. Vous ne penserez pas bien, tant que vous vous porterez mal. Dès que le corps est dans l’abattement, l’ame est sans vigueur ! Adieu. Ecrivez-moi plus souvent, & sur un ton moins lugubre.



LETTRE de la même à sa niece.


De quoi vous plaignez-vous, ma chère niece ? de ce que je ne vous ai pas écrit sur la mort de M. de Caylus ? Vous savez si je m’y suis intéressée : & nous ne devons pas en être aux compliments : je suis si malade & si vieille, que je me réduis aux Lettres nécessaires. Qu’est-ce que cette dépendance que vous voulez avoir de moi ? vous êtes en âge & en possession de vous bien conduire : que voulez-vous changer à la veille de ma mort ? Vous ne serez pas assez folle pour vous remarier : vivez en bonne mere : ne rentrez pas dans le monde : choisissez un certain nombre d’amies : voyez peu d’hommes, & que ce soient d’honnêtes gens : vivez à la vieille mode : ayez toujours une fille qui travaille dans votre chambre quand vous êtes avec un homme : défiez-vous des plus sages : défiez-vous de vous-même : croyez-en une personne qui a de l’expérience, & qui vous aime. Vous êtes encore jeune & belle : au nom de Dieu, ne vous commettez point : occupez-vous de vos enfants : servez Dieu sans cabale : ne méprisez personne, & ne vous entêtez de rien : suivez la vie commune, soyez simple : & pardonnez à ma tendresse cette petite instruction ; elle vaut bien un compliment.



LETTRE de la même
à M. le Cardinal de Noailles.


A Marly, ce 11 janvier 1706.


Marchez bien droit & bien sûrement, Monseigneur, dans l’affaire de Mme. de Mondonville. Vous êtes accusé d’aimer les Jansénistes, & encore plus de haïr les Jésuites. Ils regardent M. Couet comme leur ennemi. Ne dites ni n’écrivez que ce que vous diriez ou écririez au Roi & au P. de la Chaise : défiez-vous de tout. Soutenez ou excusez le Roi, & gardez la force de la vérité pour la lui dire à lui-même. Excusez la liberté de mes conseils & de mes expressions : c’est mon zele qui me les inspire.



LETTRE de Mme. de Sevigné
à sa fille.


J’ai écrit au Marquis[1], ma chère Comtesse, quoique je lui eusse déjà fait mon compliment. Je le prie de lire dans cette triste garnison, où il n’a rien à faire : je lui dis que puisqu’il aime la guerre, c’est quelque chose de monstrueux de n’avoir point envie de voir les livres qui en parlent, & de connoître les gens qui ont excellé dans cet Art. Je le gronde, je le tourmente : j’espère que nous le ferons changer : ce seroit la premiere porte qu’il nous auroit refusé d’ouvrir. Je suis moins fâchée qu’il aime un peu à dormir, sachant bien qu’il ne manquera jamais à ce qui touche sa gloire, que je ne le suis de ce qu’il aime à jouer. Je lui fais entrevoir que c’est une ruine : s’il joue peu, il perdra peu ; mais c’est une petite pluie qui mouille : s’il joue souvent, il sera trompé, il faudra payer ; & s’il n’a point d’argent, ou il manquera de parole, ou il prendra sur son nécessaire. On est malheureux aussi parce qu’on est ignorant ; car, même sans être trompé, il arrive qu’on perd toujours. Enfin, ma fille, ce seroit une très-mauvaise chose, & pour lui, Si pour vous, qui en sentiriez le contre-coup. Le Marquis seroit donc bienheureux d’aimer à lire : la jolie, l’heureuse disposition ! on est au dessus de l’ennui & de l’oisiveté, deux vilaines bêtes.



LETTRE de M. Remond de Saint-Mard à M. de S.***,
qui envoyoit son fils au service.


Vous envoyez M. votre fils à la guerre, Monsieur, & vous dites pour vos raisons qu’il y a des gens d’aussi bonne maison que lui qui y vont ! C’est-à-dire, que comme c’est la coutume des enfants de qualité d’aller à la guerre, il faut que votre fils y aille. Quoi ! vous ne faites donc rien que par coutume ? & avec cela vous prétendez être philosophe ? Oui, direz-vous ; la philosophie, après avoir bien raisonné, nous ramene à la coutume, dont elle nous avoit écartés ; & obligés de vivre avec les hommes, il nous faut bien faire comme eux. Tout beau, Monsieur : nous sommes assujettis aux usages extérieurs que les hommes ont établis entre eux ; nous sommes obligés de nous habiller, de faire des révérences comme eux, de ne pas toujours laisser éclater le mépris que nous avons pour ceux qui le méritent ; & pour cela, de parler ce jargon commun par lequel nous nous témoignons les uns aux autres des dispositions d’estime & d’amitié que nous n’avons pas. Voilà, Monsieur, à quoi la coutume & la raison même nous assujettit ; mais permettez-moi de vous dire qu’elle n’ordonne rien de plus. De l’air que vous y allez, je gage que si vous aviez été de la Cour de ces Rois donc les Courtisans célébroient la mort en se sa donnant eux-mêmes, vous auriez fait la sottise de vous la donner aussi. C’est trop, Monsieur ; il faut vivre avec les hommes, mais il ne faut pas être leur dupe. Vous n’avez qu’un fils que vous aimez, & qui mérite bien de l’être ; vous l’envoyez à l’armée, pour laquelle je sais qu’il n’a point de goût ; vous-même qui l’y envoyez n’estimez pas trop ceux qui y vont, & cependant il part par votre ordre. Si ce n’est pas la coutume, dites-moi, je vous prie, qui peut vous obliger à exposer un fils, que vous aimez tendrement ?



LETTRE de Mlle. de Barry à son frere,
Eleve de l’Ecole Royale Militaire[2].


J’apprends, mon cher Frere, que vous allez sortir de l’Ecole Militaire pour entrer dans la carriere des Lettres. Vous êtes un des premiers éleves que cette école ait formés, & comme étant parmi ses enfans du nombre de ses aînés, vous allez porter des premiers dans le sein de la patrie les fruits de cette excellente culture.

Je n’ai eu jusqu’à ce moment que la douce habitude de vous aimer ; mais je vous avouerai que je mêle à cet amour un vrai respect, quand je me représente votre destinée honorable. Vous n’aviez reçu en naissant qu’un nom & de la pauvreté. C’étoit beaucoup que le premier de ces dons ; mais la cruelle médiocrité rend cet honneur bien pesant ; & qui sait si cette fâcheuse compagne vous auroit permis de vivre & de mourir avec toute la pureté de votre naissance ?

Heureusement pour vous & pour vos pareils, dans un de ces moments où Dieu parle au cœur des bons Rois, celui qui nous gouverne a jetté les yeux sur la pauvre noblesse de son Royaume. Son ame s’est ouverte au mouvement le plus généreux ; il a adopté sur le champ une foule d’enfans illustres & infortunés. Un édit plein de grandeur leur a imprimé sa protection Royale, & a consolé par cet appui, les manes plaintifs de leurs Peres.

Bénissons, mon cher Frere, les circonstances qui ont fait éclore un acte aussi grand dans les premières années de votre vie. Dix ans plus tard, ce bienfait n’eût existé que pour vos concitoyens ; mais bénissons sur-tout ces ames vraiment héroïques qui ont embrasse & exécuté un projet aussi noble & aussi paternel.

Vous voilà donc, grâces à cet établissement, muni des leçons de l’honneur le plus pur & des plus belles lumieres. Votre éducation a été une espece de choix parmi les autres éducations, & l’Etat vous a prodigué ses soins les plus précieux & les plus chers. En vérité, mon cher Frere, je considere avec joie tant d’avantages ; mais je ne saurois m’empêcher de murmurer un peu contre mon sexe, qui, en me laissant sentir toutes ces choses comme vous, met entre votre bonheur & le mien, une si grande différence. Suivez-donc vos destins, puisqu’il le faut ; augmentez même, j’y consens, de plus en plus ma jalousie. Je ne vous dissimulerai pourtant pas que votre tâche me paroît un peu difficile : vos secours passés augmentent vos engagements, & des succès ordinaires ne vous acquitteroient peut-être pas. Si les inspirations du cœur valoient toujours celles de la raison, je romprois sans doute le silence, & je risquerois auprès de vous ces conseils que l’amitié me suggere sur votre conduite & vos devoirs.

1o. Mon cher Frere, je me figurerois en votre place, qu’en tout état & en tout temps, je dois être modeste ; & quoique les bienfaits du Roi honorent ses plus grands sujets, je m’en tiendrois dans ce sens fort glorieux ; mais j’irois aussi jusqu’à considérer dans ce bienfait ma patrie entiere, & je ferois en sorte que ma conduite fût l’expression de ma reconnoissance.

2o. J’aurois un courage prudent & rassis ; point de tons, point de prétentions. Je céderois dès que je pourrois descendre avec décence. Je voilerois même mes forces ; & je serois plus touché d’obtenir les suffrages que de les contraindre.

3o. J’aimerois mieux être un homme estimé qu’un homme aimable ; un officier de nom, qu’un joli cavalier ; & je prendrois si je pouvois en talents, la part de merite que les François cherchent trop souvent en agrément & en amabilité.

4o. Je fuirois les passions. Je les crois au moins une treve à nos devoirs. Cependant comme il seroit peu raisonnable d’aller sur ce point jusqu’au précepte, je ferois en sorte de n’avoir dans mes goûts que des objets respectables : c’est le seul moyen de restituer par un côté, ce que l’amour fait toujours perdre de l’autre à l’exacte vertu.

J’allois mettre 5o mon cher Frere, mais la crainte de faire un sermon m’arrête ; & puis-je me persuader qu’il faut de courtes leçons aux grands courages. C’est ainsi que mon ame se plaît à parler à la vôtre, & j’entre à merveille, comme vous voyez, dans l’éducation que vous avez reçue.

Il faut pourtant que j’ajoûte à mes avis le pouvoir de l’exemple ; je suis assez heureuse pour le trouver dans notre sang. De tels exemples sont, comme vous savez, des commandements absolus : je ne sais si c’est cette raison seule qui me détermine à vous les transcrire ici ; mais quand j’y mêlerois un peu d’orgueil, c’est peut-être là toute la gloire de notre sexe ; la vôtre consiste à les imiter.

Barry notre grand Oncle étoit Gouverneur de Leucate en Languedoc, sous le regne de Henri IV ; les Ligueurs l’ayant fait prisonnier, le conduisirent dans la ville de Narbonne, qu’ils avoient en leur pouvoir ; là on le menaça de la mort la plus rigoureuse, s’il ne livroit la place ; sa réponse fut qu’il étoit prêt à mourir. Barry avoit une jeune épouse qui s’étoit renfermée dans Leucate. Les Ligueurs la crurent plus facile à vaincre ; ils l’avertirent du dessein de son mari, & lui promirent sa vie, si elle livroit la Ville. La réponse de la femme de Barry, fut que l’honneur de son mari lui étoit encore plus cher que ses jours. La grandeur fut égale de part & d’autre ; Barry souffrit la mort ; & sa femme, après avoir défendu la place avec succès, alla ensevelir sa douleur & sa jeunesse dans un Couvent de Besiers où elle mourut.

Le fils de ce généreux Barry succéda à son gouvernement en 1637. Serbelloni, après avoir investi cette place, tenta de le corrompre, & lui promit des avantages considérables, s’il embrassoit le service des Espagnols : l’histoire de son père fut la seule réponse que le Général Espagnol en reçut.

Voilà, mon cher Frere, deux Barry qui n’ont point eu d’école militaire pour berceau, & qui ont été pourtant bien grands l’un & l’autre. Souvenez-vous d’eux, je vous conjure, toute votre vie : souvenez-vous en le jour d’une bataille & dans toutes les occasions où il s’agira de faire bien ; & si ce n’est pas assez de faire mieux que les autres (car il faut porter jusques-là son ambition,) dites-vous sans cesse : je suis devant les yeux de mes ancêtres, Ils me voient ; & ne soyez pas après cela digne d’eux si vous le pouvez : ma main tremble en vous écrivant ceci, mais c’est mains de crainte que de courage. Entrez donc, mon cher Frere, de l’école dans la carrière militaire. Portez les armes que vos pères ont portées, & que ce soit avec honneur comme eux. Que je vous trouve heureux d’avoir tant d’obligations à devenir un sujet distingué, & de devoir au Roi votre vie, & vos services au double titre de votre maître & de votre pere ! Vous porterez toute votre vie sur votre personne les signes[3] glorieux de sa bonté ; mais je suis sûre qu’on les reconnoîtra encore mieux à toutes vos actions. Je suis certaine encore que vous ne perdrez jamais le souvenir de ce que vous devez à ceux qui vous ont dirigé dans l’école que vous quittez, & principalement à ce Citoyen vertueux que ses grandes qualités ont, pour ainsi dire, associé à l’œuvre immortelle de ce regne. Je vous aimerai alors de tendresse & de fierté ; & tandis que confinée dans un Château, je partagerai ma vie entre les soins de mon sexe & des amusements littéraires, je vous perdrai de vue dans le chemin de la gloire. Vous cueillerez des Lauriers, & votre sœur disputera aux jeux floraux leurs couronnes. Elle s’élèvera peu à peu à un style plus noble ; & si vous devenez jamais un grand guerrier, vous lui apprendrez à vous chanter, & vous aurez de sa part un poëme. Je meurs d’envie d’avoir quelque jour ce talent, & vous sentez par-là ce que mon ambition vous demande. Adieu, mon cher Frere, pardonnez à ma jeunesse ces réflexions, mais sachez en gré à mon amitié. J’ai voulu vous écrire dans l’époque la plus importante de votre vie, & mon cœur a volé pour cela jusqu’à vous : c’est lui qui m’a dicté tout ce que cette lettre contient ; il vous aime trop, pour avoir pu se tromper. Je suis avec toute l’amitié possible, mon cher Frere, votre sœur, &c.



  1. Le fils de Me. de Grignan.
  2. Mercure de France, Septemb. 1757.
  3. La Croix de l’Ordre de St. Lazare que portent les Gentilshommes élevés à l’Ecole militaire.