Modernités/Fleurs de boue/L’impair

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E. Giraud et Cie, éditeurs (p. 48-50).


L’IMPAIR


Dans son long peignoir de Malines,
Pensive, avec des gestes lents
De ses errantes malins câlines,
Elle effeuilla les lilas blancs.

Quand elle eut au bord de l’alcôve
Éparpillé toutes les fleurs,
Elle prit son éventail mauve
Et, baignant ses chaudes pâleurs

Dans le rythme ailé de la soie,
La belle au profil insolent
Me dit : « Mon cœur n’a plus de joie,
« En vérité, c’est désolant.

« Vous aviez tout, vous, pour me plaire :
« L’air commun et les yeux goulus
« Des gars normands peinant dans l’aire
« À blé, débraillés et velus.


« Vous, au moins, large et brun de hâles,
« Vous avez du sang sous la peau
« Et les robustes forts des Halles
« Portent comme vous leur chapeau.

« J’ai tant aimé chez la marquise
« Votre faux air endimanché ;
« Je t’ai pris, la chose est exquise,
« Presque pour un garçon boucher,

« Et de suite ai dit : quel dommage
« Qu’on ait lavé ce garçon-là.
« Puis, quand j’ai su que du village
« Tu venais d’arriver : Voilà

« Le phénix, l’oiseau bleu, me dis-je,
« Nouveau de la tête au talon.
« La fleur est encor sur la tige,
« Nous dresserons cet étalon.

« Jusqu’à tes cheveux couleur paille,
« Que d’autres traitent de fadeurs,
« Et tes moustaches en broussaille,
« J’adorais jusqu’à tes laideurs.

« Lèvre à lèvre, mon bras qui tremble
« Serré sur tes reins vigoureux,
« Nous aurions pu connaître ensemble
« Des jours si savamment heureux.


« Mais c’était un caprice, un songe,
« Puisque le hasard décevant
« N’a pas fait grâce d’un mensonge
« Et que vous êtes un savant.

« — Mais aussi, quelle balourdise,
Dit-elle en fermant ses yeux verts
Encor mouillés de gourmandise,
« Vous m’avez apporté des vers. »