Modification de Dictionnaire des sciences philosophiques/2e éd., 1875/Champeaux (Guillaume de)

La bibliothèque libre.
H. Bouchitte
Dictionnaire des sciences philosophiques
par une société de professeurs et de savants

CHAMPEAUX (Guillaume de) (Guillelmus Campellensis), ainsi nommé du village de Champeaux, près Melun, où il naquit vers la fin du xie siècle, étudia à Paris sous Anselme de Laon, et bientôt éleva lui-même une école qui compta de nombreux disciples. Abailard suivit ses leçons ; mais peu de temps après, il se déclara l’adversaire de Guillaume. Celui-ci, découragé par les succès de son rival, se retira, dès 1108, dans un faubourg de Paris, près d’une chapelle consacrée à saint Victor, où il fonda en 1113 la célèbre abbaye de ce nom. Mais son découragement n’avait duré que quelques semaines, et il était rentré dans la lice. Il avait ouvert, dans sa retraite, une école où il enseigna la rhétorique, la philosophie, la théologie, jusqu’au moment où il fut élevé au siége épiscopal de Châlons. Dans cette dignité, il fut mêlé à la grande querelle des investitures, et assista, comme député de Calixte II, à la conférence de Mouson, en 1119 ; il mourut en 1121.

Les ouvrages philosophiques de Guillaume de Champeaux ne sont pas arrivés jusqu’à nous. Nous savons seulement qu’il défendait l’opinion des réalistes contre le nominalisme de Roscelin et d’Abailard. Encore ne connaissons-nous la nature de son réalisme que par l’idée que nous en a transmise Abailard, naturellement suspecte en cette circonstance. « L’opinion de Guillaume de Champeaux, sur la présence des universaux dans tous les objets, consistait, dit celui-ci (Hist. calam., c. ii), à penser qu’une même chose existe en essence tout entière et à la fois sous chacun des individus formant un genre ; de sorte qu’il n’y a entre eux aucune diversité dans l’essence, mais que la variété dépend de la multitude des accidents. » Eamdem essentialiter rem totam simul singulis suis inesse individuis, quorum quidem nulla esset in essentia diversitas, sed sola accidentium multitudine varietas. Qu’entend ici Guillaume de Champeaux par l’essence ? Est-ce la substance ou seulement la nature de la chose, ce que l’école appelle la quiddité ? le mot latin se prête aux deux acceptions. Selon la dernière, il n’y a rien qui ne soit vrai dans la proposition de Guillaume de Champeaux ; car les traits communs à tous les individus sont précisément ce que saisit l’abstraction pour en faire l’idée de genre. Mais on n’aperçoit pas, dans ce cas, la différence qui sépare cette opinion du conceptualisme d’Abailard, et la dispute des deux philosophes semble n’avoir plus de sens. Il faudrait donc supposer que dans l’opinion qu’Abailard attribue à son ancien maître le genre était considéré comme une chose, comme un être ou une substance, se retrouvant sous tous les accidents qui seuls différencient les individus. Ce réalisme excessif est-il bien celui de Guillaume de Champeaux ? Nous en doutons, d’autant plus qu’il y a lieu de supposer qu’il le corrige lui-même, en ajoutant que cette chose identique, qui se retrouve la même dans tous les individus formant un genre, n’y existe qu’en essence.

Guillaume de Champeaux fut-il convaincu de la nécessité de s’expliquer plus clairement, ou un examen plus approfondi le fit-il changer de doctrine ? Quoi qu’il en soit, il ne se servit pas toujours des mêmes termes, et, si nous en croyons Abailard, il modifia son opinion dans ce sens que la chose n’était pas, sous chaque individu, la même, essentiellement, mais la même individuellement (non essentialiter, sed individualiter), ou, comme porte une autre leçon, indifféremment (indifferenter). Ce changement devint funeste à Guillaume ; il parut reculer, et cette question importante aux yeux de ses contemporains, si faiblement défendue ou presque abandonnée par lui, discrédita ses leçons. Nous avouons que nous ne sommes pas très-éclaires sur le sens de cette rétractation de Guillaume de Champeaux. Toutefois, sans discuter la valeur relative des deux leçons, nous croyons trouver un sens à toutes deux. En adoptant la première, nous l’expliquerions ainsi qu’il suit : 1a notion de genre est formée de l’ensemble des conditions qui se retrouvent sans exception dans tous les individus ; cette notion générale n’est possible, dans l’esprit qui la déduit par abstraction, que parce que les éléments qui la composent existent dans les êtres particuliers comme objets qui tombent sous l’observation ; il faut donc, qu’en dehors de l’idée abstraite, elles se retrouvent, réellement et individuellement, dans les concrets d’où l’abstraction les a tirées. Cette maniera d’interpréter les expressions de Guillaume de Champeaux substitue, il est vrai, peut-être contre la pensée de l’auteur, la similitude à l’identité, et à l’inconvénient de faire un véritable nominaliste du prétendu réaliste adversaire d’Abailard.

Quant à la seconde leçon, nous adoptons pleinement le sens que lui donne M. Cousin (Introduction aux Œuvres inédites d’Abailard, p. 118) : « L’identité des individus d’un même genre ne vient pas de leur essence même, car cette essence est différente en chacun d’eux, mais de certains éléments qui se retrouvent dans tous ces individus sans aucune modification, indifferenter. »

Dans cette modification de sa doctrine, si toutefois nous ne nous trompons pas, Guillaume aurait fait exactement le contraire de ce qu’il avait fait dans son premier enseignement. Au heu de partir de l’essence générale humanité, par exemple, pour descendre aux essences particulières hommes, en modifiant l’essence générale par les différences, il serait parti des essences particulières hommes, pour s’élever, en dégageant les différences, à l’essence générale humanité. La disparité, il est vrai, n’est que dans la méthode ; de part et d’autre le résultat est le même ; le nominalisme ou le réalisme en sortent selon la manière dont sont compris les mots essence et réalité. — Voy. les mots Réalisme et Nominalisme.

Les seuls ouvrages imprimés de Guillaume de Champeaux sont deux traités ayant pour titre : Moralia abbreviata et de Origine animæ (D. Martenne, Thesaurus anecdot., t. V), et un fragment sur l’Eucharistie, inséré par Mabillon à la suite du tome IV des Œuvres de saint Bernard. Dans le traité de l’Origine de l’âme, partant du principe du péché originel, Guillaume de Champeaux examine comment les enfants morts sans baptême sont damnés justement. Nous n’aurions rien avoir dans ce traité théologique, si l’auteur se fût borné à l’énoncé du dogme, et n’avait pas donné des explications que la philosophie a le droit de trouver peu concluantes. La difficulté pour lui consiste en ce que l’âme, qui sort de Dieu pure et sans tache, ne semble pas pouvoir être coupable des souillures du corps qui nous sont transmises par Adam. Cela ne peut donc arriver que parce qu’elle s’imprègne, selon Guillaume, des vices que comporte le milieu dans lequel elle descend, apparemment sans doute, comme un linge se mouille quand on le trempe dans l’eau, ou, comme sa blancheur s’altère, quand il est mis en contact avec quelque objet malpropre. Étant donnée cette grossière assimilation des conditions de l’âme aux conditions de la nature physique, reste à savoir par quel crime, sortant de Dieu, l’âme a pu mériter un pareil traitement. A cela Guillaume répond que, Dieu ayant, de toute éternité, décidé d’unir telle âme à tel corps, il faut que ses décrets s’accomplissent, et tant pis pour l’âme si le corps qui lui est destiné doit l’entraîner dans la mort éternelle. Il ne serait pas difficile de démontrer l’hétérodoxie d’une doctrine qui fait résider le mal moral dans la matière, et fait du péché une maladie physique ; mais nous n’avons pas à traiter cette question. Guillaume, il est vrai, termine toute cette dissertation, en se soumettant aux secrets et insondables jugements de Dieu, et finit ainsi par où il aurait dû commencer

Le manuscrit de Guillaume de Champeaux, retrouvé récemment dans la bibliothèque de Troyes, ne présente que peu d’intérêt philosophique : la plupart des courts fragments qu’il renferme sont théologiques ; cependant on trouve dans le premier, ayant pour titre : De essentia Dei et de substantia Dei et de tribus ejus personis, quelques idées qui, sans être originales, méritent l’attention. Le manuscrit de la Bibliothèque nationale intitulé les Sentences, est un recueil d’explications sur certains points de doctrine, sur les vertus et les vices, et sur quelques passages de l’Écriture.

Consultez : Patru, Willelmi Campellensis de natura et de origine rerum placita, Paris, 1848, in-8 ; — V. Cousin, Fragments de philosophie du moyen âge. H. B