Moi quelque part/00
PRÉFACE
oici l’œuvre d’un débutant qui frise s’il ne dépasse la quarantaine. Oui, mes très chers contemporains, c’est comme je vous le dis et aussi extraordinaire que le fait paraisse par ces temps de production à outrance, d’impatience fébrile et de suffisante insuffisance, où de prétendus nourrissons des muses ne nous font grâce de leurs moindres vagissements, où le plus nul des scribaillons s’empressera de se faire imprimer à ses frais au grand dommage du beau papier blanc devenu denrée précieuse entre toutes !
M. André Baillon, lui, n’est pas un de ces scribaillons ! Véritable artiste, il a la pudeur et la religion de son art. Il a écrit son livre d’abord pour le plaisir de l’écrire. Cela se sent dès les premières lignes. Et ce plaisir est contagieux. Le lecteur participe à la joie de l’auteur. Oui, M. Baillon a composé son ouvrage avec amour, avec ferveur. Il l’a soigné de son mieux. Il y a mis cette probité, cette conscience, cette discipline que nous ne rencontrons presque plus chez nos gendelettres. Et il se trouve que cet écrivain châtié et scrupuleux est aussi un écrivain de tempérament, un écrivain de race. Il est de ces élus qui, ayant du génie, jugent indispensable d’avoir aussi du talent et qui se sentant beaucoup de choses à dire tiennent à les exprimer de leur mieux et cela dans l’intérêt même de leur pensée. Doué d’une sensibilité, d’une imagination, d’une intelligence éminemment personnelle, M. Baillon estima de son devoir, de s’interpréter de la façon la plus parfaite.
Lorsqu’il me fut donné, il y aura bientôt une couple d’années, de lire le manuscrit de Moi, quelque part, requis tout d’abord par l’originalité et le piquant du titre, je fus surpris et ravi dès les premiers paragraphes. Ce livre inclassable comme tant de chefs-d’œuvre, ce livre qui n’est pas un roman mais une suite de notations, me donnait des impressions de Campine que nul n’avait encore ressenties et exprimées avant M. Baillon. Il voyait la Campine en poète, mais aussi en philosophe et en humouriste. Il nous changeait d’un tas de paysanneries se réclamant du réalisme, mais où la peinture empiète sur la littérature et où, sous prétexte de coloris, les auteurs abusent des descriptions. Il ne disait, lui, que les détails caractéristiques et vus par ses propres yeux, les traits principaux du milieu et des personnages. Par sa langue nette et précise, sa phrase courte, nerveuse mais souverainement médullaire et suggestive, André Baillon se rapprochait de Jules Renard, l’auteur du Vigneron dans sa vigne. Comme le maître français, notre compatriote tendait parfois à l’ironie du pince-sans-rire, mais en se livrant aux constatations les plus mordantes, il gardait un fond de bonhomie, voire de charité et ne tombait jamais dans cette gouaille perpétuelle, dans ce cynisme qui nous gâtent tant de soi-disants humouristes, incapables de s’élever au-dessus de la parodie ou de la charge. Comme Jules Renard aussi, mais peut-être plus souvent que lui et s’apparentant aussi par là à l’humour anglais des Lawrence Sterne et des Charles Dickens, André Baillon s’élève au ton le plus poignant, et pour être discret et contenu, ce dramatisme ou ce lyrisme n’en est-il que plus pathétique. Ainsi, telle simple page, Novice, dans le chapitre consacré à l’abbaye de la Trappe de Westmalle, est bien une des proses les plus prenantes qu’il m’aura été donné de rencontrer depuis longtemps dans la production littéraire de ce pays. Tous les amis à qui je m’empressai de la lire en furent remués profondément tout comme moi.
Et tout le temps et quel qu’en soit le mode, on subit le charme du style même. On est séduit à tout instant par des bonheurs d’expression, des trouvailles de vrai poète, des images qui ne doivent rien à personne.
Existe-t-il rien de plus poétique et de plus juste que la description de la Lande au début du livre, où comparant celle-ci à une femme en prière, il dira de son aspect aux diverses saisons : « En automne elle porte sa robe couleur foncée de bure ; au printemps elle y pique un peu de vert. Pour l’été, elle se pare et sous ses millions de fleurs, un matin, la voilà rose. On la voudrait toujours ainsi, mais trop grave, ses fleurs sont encore là, qu’elle repense déjà à sa bure… »
N’est-ce pas exquis ? Quel tableau quintessencierait le caractère du pays avec pareille intensité ? Mais tout le morceau est à lire, ou plutôt tout le livre.
Quand Baillon parle des trappistes, des offices, de la pratique du culte, s’il lui arrive de plaisanter, ou seulement de sourire un tantinet, en somme il demeure respectueux et même religieux comme tout vrai poète. Ce sceptique se double d’un mystique et cette alliance n’est pas le moindre des côtés originaux de ce talent à la fois pondéré et primesautier.
Parlant de ses péchés de citadin raffiné et les comparant à ceux des simples rustres, il dira de leur commun directeur de conscience : « Habitué aux péchés de ses paysans, de bonnes betteraves simples et rondes, le Père finit par s’effrayer de la forme biscornue des miennes. »
C’est en pareils traits que se révèle la patte ou mieux le « don » de l’artiste. Jamais rhétoriciens n’inventent de ces rapprochements, n’ont de ces réussites. Je multiplierais à l’envi les exemples de cet esprit vivace et cordial. Mais le lecteur préférera sans doute les découvrir lui-même. Ce que j’en dis n’est fait que pour amorcer sa curiosité. Après avoir pris connaissance du volume, il conviendra certes avec nous que la Soupente ne pouvait mieux inaugurer ses éditions que par un ouvrage de cette maîtrise.