Moi quelque part/02

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La Soupente (p. 15-17).


MA MAISON

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Elle est bien trop simple pour vivre sur le bord de la route. Un bout de chemin lui suffit : d’ailleurs il y a les champs. Elle se tient là, modeste avec ses volets qui sont des paupières et ses tuiles qui lui font un joli bonnet enrubanné de mousse. Elle ne porte pas le chaume, le chaume ici est la coiffure pour villas de millionnaire.

À vrai dire elle n’est pas très haute. À cent mètres, avec un bon élan, il semble qu’on lui sauterait par-dessus la tête. À l’intérieur, quand je passe ma vareuse, il faut que je me surveille les bras, pour ne pas lui faire mal aux solives. Plus confortablement, je m’habille au dehors.

Et puis elle est si vieille : ses murs tout de travers, elle porte au beau milieu du pignon une grosse bosse.

Si basse, elle se rattrape à être longue : on dirait que ne pouvant porter ses étages, elle les a déposés de plain-pied autour d’elle : cela forme des granges, des étables, toute espèce de réduits comme dans une vraie ferme. On voit tout de suite qu’elle s’est bâtie pour que les bêtes y soient bien : les gens s’arrangent.

Notre lit a la largeur de la chambre — tout juste. Un centimètre de plus, il n’entrait pas. Tête en avant, il s’encastre dans le fond, entre les trois murs qui forment alcôve. Pour se coucher, il faut grimper sur une chaise, enjamber le pied, puis l’on plonge. Marie plonge la première : à mon tour je me laisse aller, bras ouverts, comme en pleine eau. Plouf ! Où que je tombe, c’est toujours doux.

Notre lit ne serait vraiment incommode que si l’un de nous venait à mourir. Je me demande ce que je ferais.

En louant ma hutte, ce qui m’a décidé, c’est qu’il y avait un âtre. Sans l’âtre, peut-être serai-je un Monsieur mort dans un cimetière de la ville. Mais il y avait l’âtre et je vis. On se sent tout de suite loin, quand on fait des flammes à même les pierres, avec du bois que l’on casse sur les genoux : on devient simple. En ville, mes flambées incendieraient un Palace. Ici elles montent libres, inoffensives et claires. On peut installer des chaises alentour. On tend la main, le feu est un ami qui vous reçoit. Quelquefois pour rire, il vous pousse sous le nez sa langue chaude et rouge.

Quand on est assis dans l’âtre, par l’ouverture de la cheminée ou voit le ciel tout en haut, quelquefois l’œil d’une étoile ou bien l’épaule d’un nuage. Si la pluie tombe droit, elle vient se brûler les gouttes à mes flammes.

Pour attiser les braises, je fais du vent avec ma bouche par le canon d’un fusil. Autrefois on employait les soufflets à main ; ils sont tous en ville chez les brocanteurs. Les paysans n’en veulent plus. Avec ce bec effilé en seringue, ils avaient toujours l’air de viser un derrière.

Une fois par mois, à cause de la fumée, Marie renouvelle le volant de l’âtre. Empesé frais, il gode comme la jupe d’une communiante. Le chaud le soulève, mais en dessous il n’y a pas de jambes.

Au sommet de la cheminée, un Christ de cuivre étire ses bras, les mains vers six assiettes qui pendent là, trois à gauche, trois à droite. Les touchera-t-il jamais ? Elles sont si loin.

De l’étable où il bénissait les bêtes, une fermière me l’a décroché et donné, pour rien, parce qu’ici on ne vend pas Dieu. Ses flancs de cuivre saignent, il a des épines dans la tête, un coup de sabot lui a défoncé le nez et mis à l’envers la mâchoire. Ce n’est pas un Bon Dieu de parade. Il souffre si fort que j’y crois.

Souvent je le regarde, je lui dis :

— Ô doux Jésus, vous avez mal. Des clous percent vos paumes ; votre nombril bâille comme une autre plaie, et le choc de mes iniquités a fait, de votre face, une gueule. Ainsi vous avez pris sur vos épaules les souffrances de la terre. Vous les avez prises toutes : c’est très bien, faites qu’il n’en reste plus pour les autres.

Telle, ma baraque est la plus pauvre du pays. Romanie, la mendiante, qui vit de la soupe des Trappistes, est mieux logée que moi.

Des parents me demandent :

— Comment pouvez-vous vivre là dedans ?

Je ne réponds pas : « Essayez », car il faudrait leur céder ma place.

D’ailleurs si petite, ma maison est encore trop grande. Il y a trois places : la première où l’on dort, la seconde pour l’âtre. Qu’est-ce que je fais de la troisième ?

— C’est là, ai-je dit, que j’écrirai.

Un jour Marie m’y surprend à clouer au mur, de petits pots, de petites tasses, de petites cruches. Je trouvais cela très beau

— Tiens, m’a-t-elle demandé, tu ouvres un magasin de porcelaines ?

J’ai compris : j’étais ridicule. On n’arrange pas une place ; on l’habite : elle s’arrange toute seule.

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