Moi quelque part/120

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La Soupente (p. 152-165).


MOI, JE…

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Je ne serais pas ce que je suis, si sachant comment vivent les Trappistes, je ne voulais vivre quelque peu comme les Trappistes.

La première fois qu’avec Benooi, j’ai visité le couvent :

— Benooi, ai-je dit, je crois que j’ai raté ma vocation ; j’aurais dû me faire Trappiste.

Benooi m’a regardé, mais il n’a rien dit, parce qu’il sait se taire.

Je deviendrais volontiers un ascète dans le genre de Ruysbroeck, parce qu’on l’appelle l’Admirable.

« Si vous voulez être parfaits… »

C’est la parole du Christ : les Trappistes ont fait ce qu’il faut : ils sont parfaits. C’est agaçant de savoir que d’autres sont parfaits, alors que soi-même on ne l’est pas.

J’interroge le père Isidore :

— La vie monastique est très belle, n’est-ce pas, mon père ?

— Oui, mon enfant, très belle.

— Moins belle cependant que la vie du prêtre dans le monde.

— Plus, mon enfant, et suivant le Christ la seule parfaite.

— Et vivre simple, mon père ? Avoir une petite ferme, quelques poules…

— C’est très bien, mon enfant, mais la vie monastique…

— Et la vie conjugale, mon père ? Avoir une femme, élever des enfants, se dévouer…

— Pas mal, mais…

— Pourtant le mariage est un sacrement.

— Certes…

— Et un beau…

— Oui, mais de deuxième rang ; rien ne dépasse la vie monastique.

Ainsi, j’ai beau tourner mes questions, jamais je ne parviendrai à faire dire à ce moine que ma vie égale au moins la sienne.

Cela m’irrite.

Au tour de Benooi.

— Benooi, tous les hommes peuvent-ils se faire Trappistes ?

— Oui, dit Benooi.

— Même les voleurs, les assassins ?

— Il y en a, dit Benooi.

— Et les hommes mariés ?

— Pour ceux-là, ce n’est pas possible… à moins que leur femme ne soit morte.

— Ah !…

— Peut-être, insinue Benooi, que si de son côté la femme se décidait à entrer au couvent…

Je regarde Marie. Solide comme on l’a faite, la bouche pleine de pain, elle en est à son troisième déjeuner. Elle peut durer longtemps et vraiment je ne la vois pas sous la jupe d’une Carmélite.

Pendant une grosse minute, je la déteste.

En attendant, je m’arrange. Quand je travaille au jardin et que j’entends la cloche sonner les trois coups de la Consécration pendant la messe, je lâche ma bêche, joins les mains et me recueille un instant pour réciter une prière. Ainsi font les Trappistes que leurs travaux retiennent aux champs pendant l’office.

Mais qu’à 2 heures de la nuit, cette même cloche tire les moines hors de leur lit pour les matines, je me retourne dans le mien et fais le sourd. Après tout, est-ce que je suis un Trappiste ?

Pour entrer au couvent, Benooi n’a plus besoin de sonner. On lui a remis une clef. Il entre comme il veut.

— Je voudrais beaucoup, dis-je à Benooi, avoir la clef comme vous.

— Demandez-la, vous l’aurez.

Jamais je n’ai osé.

Pourtant à Bruxelles, tous les amis savent que Baillon, qui s’entend si bien avec les Trappistes, entre au couvent comme il veut, grâce à la clef qui lui a été remise par le Père Abbé en personne.

Entre nous, je ne connais pas le Père Abbé. Ce saint homme m’épouvante.

J’assiste à la messe le dimanche et quelquefois en semaine.

Peut-être aurais-je moins de dévotion, s’il me fallait rester avec les paysans que l’on tolère dans un petit réduit à l’écart, d’où l’on voit à peine l’église et de loin, à travers une vitre. Mais grâce à Benooi, je connais une place meilleure et par des escaliers et des couloirs, je me faufile à l’étage, au jubé, où l’on accepte les « hôtes » qui sont déjà plus de la maison. Là, je prie bien.

Dans leurs stalles, les frères sont toujours aussi morts. Quelquefois, je m’imagine parmi eux, pareil au frère Joachim dont la barbe est si belle, les yeux levés dans l’attitude de frère Bernard qui est un saint, tandis qu’un ami, venu tout exprès, serait à me contempler de la place où je suis.

Puis je me souviens que ce n’est pas possible et j’envoie au diable ces vieilles bigotes à barbe…

J’écris aux amis. Je les sermonne : « Soyez simples. » Je me fais humble avec ostentation. Je dis « mes » moines, « mon » couvent et à la même page, « mes » poules et « mes » chiens.

De ces hommes j’analyse la vie, les mœurs austères et tâche d’insinuer que cette austérité est devenue quelque peu la mienne.

Seul au centre d’un tableau, je me détache en grand sur le clocher des Trappistes, les champs des Trappistes, les bois des Trappistes, accessoires minuscules pour mettre en relief l’important personnage qu’est mon « Je ».

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Les idées religieuses de Marie


Une première fois, elle a été à la messe pour accompagner Mélanie, mais cela ne lui plaisait guère. Une seconde fois, ce fut à cause d’une voisine. Et maintenant, comme M. le curé pourrait se dire : « Tiens, mais je ne vois plus cette dame », elle se croit obligée. Elle serait bien scandalisée si quelqu’un affirmait : « Moi, je ne vais jamais à l’église. »

Elle a sur la religion ses idées de Marie. Au sermon du curé, elle ne saisit pas tout. Elle connaît sur la façon dont notre mère Eve a commis sa première faute, une histoire de caleçon et de bain qu’elle n’a certainement pas trouvée dans la Bible. Elle me la conte, naïvement sérieuse.

Comme toutes les femmes qui pratiquent, Marie communie le premier dimanche du mois.

Pour communier, il faut n’avoir plus mangé depuis minuit, lire dans son livre à telle page telle prière, se glisser vers le banc, recueillie, les yeux fermés. Le matin, elle se refuse de se rincer la bouche de peur d’avaler une goutte d’eau ; à la Sainte Table, elle sort une langue à la mesure des autres ; elle regagne sa place, avec respect, comme les autres ; et ce serait mal, si elle gardait les mains sur la figure plus longtemps que les autres.

Mais que pense-t-elle de ce cachet de pain qu’on lui a posé sur la langue ? Peut-être rien.

Or, voici qu’à l’exemple des Pères, son mari devient pieux, porte un chapelet, suit les offices, se montre pointilleux sur ce qui se peut et ne se peut pas.

Alors Marie s’achète un chapelet, médite plus fréquemment, et, comme lui un saint, aspire à devenir une sainte.

Et lorsque le soir, comme cela se fait, la lampe soufflée, nous allumons deux bougies et prions devant notre Vierge, ce n’est pas Marie la moins sérieuse.

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Le scapulaire


Nous sommes au lit sous la couverture, quand Marie, qui promène les doigts sur ma poitrine, trouve entre la chemise et la peau, quelque chose de mou, comme une petite loque…

— Tiens ! fait-elle, qu’est-ce que tu as là ?

— Moi, Marie, rien.

— Mais si, voyons, il y a même une corde…

— Cela, Marie, c’est un scapulaire…

— Oh ! oh ! Tu portes un scapulaire à présent.

— Oui, Marie. C’est frère Joachim qui me l’a donné. J’en portais d’ailleurs quand j’étais enfant. J’ai eu tort de perdre l’habitude. Cela préserve des malheurs.

— De tous ?

— Des vrais, Marie. Tu vois, il y a dessus une petite Vierge. Sur l’autre morceau, il y a saint Bernard, avec une prière, là, dans mon dos.

— Je veux, dit Marie, lire la prière que tu as dans le dos.

— Lis… Mais il ne faut pas pour cela que tu me chatouilles.

Marie prend son temps, parce que sous une couverture il ne fait pas très clair. Elle en sort, un peu rouge, mais sérieuse :

— Écoute, dit-elle, tu es sot. Tu as un chapelet, tu portes un scapulaire, tu vas à la messe, tu veux tout faire comme un Trappiste…

— Moi ! par exemple…

— Oui, toi. Et même si je n’étais pas là, tu deviendrais Trappiste.

— Oh ! non, Marie.

— Si, si, je sais… Mais grand saint que tu es, as-tu seulement songé à faire tes Pâques ?…

— Oh ! dis-je, Marie, c’est que pour moi faire ses Pâques, se confesser, n’est pas une chose si simple.

— Non ?

— C’est même une chose très compliquée. Il faut raconter tous ses péchés, par conséquent s’en souvenir. Il faut promettre de ne plus recommencer, avoir pour l’amour de Dieu, le regret de ses fautes.

— Je ne sais pas, réfléchit Marie, comment ça se passe pour les hommes. Moi, je n’y mets pas tant de manières. Au curé, je donne les petites fautes qui me reviennent : ça lui suffit. Quant aux autres, tu sais, les grosses que nous faisons ensemble, je les garde pour toi.

Elle m’embrasse et vraiment pour les choses saintes dont nous parlons, elle a les yeux trop brillants.

Je cache ce qu’on découvre quand on montre un scapulaire :

— Et après ta confession, tu es contente ?

— Oui, très contente : j’ai fini…

— Et tu n’as pas d’inquiétudes ?

— Non, dit Marie.

— Tu te sens absoute, enfin ?… Pardonnée ?

— Dame, puisque le prêtre a fait sa croix.

— Oui, Marie, tu es une brave fille, et solide… Tu restes en équilibre. Mais moi, si je me décidais, tu verrais quelle affaire !

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Ma confession


Cela ne commence peut-être pas très bien.

J’ai examiné ma conscience loyalement, comme je fais toutes choses, mais en gros, pour ne pas allonger. Au fond, sans être un saint, je me croyais un brave homme et voilà qu’à la lumière d’ici, je me découvre tout ce qu’il faut pour m’appeler une crapule. Tant mieux : il y a dans le ciel plus de joie pour un pécheur qui se convertit que pour dix saints qui persévèrent. Je le sais. Et peut-être, étant ce pécheur converti, le sais-je un peu trop.

Je me repens d’ailleurs. À l’avenir, c’est entendu, je mènerai une vie meilleure. Mais comment ?

Dans le confessionnal, je regarde avec tendresse le bon père Isidore qui aura le bonheur de sauver mon âme.

Très vite pour en venir tout de suite aux gros péchés :

— Mon père, je vais vous faire une confession générale. Ma dernière date depuis longtemps et, même, je ne sais si elle était bonne.

Mais le père :

— Pardon, mon enfant, si cette confession n’était pas bonne, elle était sacrilège, il faut le dire… Et les précédentes ?

— Les précédentes ? Je ne sais pas, mon père. Supposons-les mauvaises, et les autres aussi, toutes, cela n’a pas d’importance.

— Si, mon enfant. Il n’est pas possible que de votre vie vous n’ayez fait une seule bonne confession : il faut savoir laquelle.

— Mais, mon père, puisque celle-ci que je veux bonne, les effacera toutes.

— Non. Il ne faut pas plus s’accuser de fautes qu’on n’a pas commises, qu’omettre celles dont on est coupable. Tâchez de vous souvenir.

— Heu !… Heu !…

Il me faut réfléchir longtemps et le père, qui m’aide, se donner beaucoup de peine, avant que nous tombions d’accord sur ce point : qu’à part trois ou quatre, plus ou moins, toutes mes confessions ont été exécrables.

— Bien, mon enfant, continuez.

— Mon père, je vous raconterai ma vie à longs traits ; c’est celle d’un grand pécheur. Mais je me repens… c’est bien, cela, n’est-ce pas ?

— Continuez, dit simplement le père.

— Ce pécheur a blasphémé, menti, négligé ses messes le dimanche, usé de viande le vendredi, enseigné des choses impures à une jeune fille.

— Mon enfant, dit le père, vous allez beaucoup trop vite. Pour vous absoudre, je dois peser séparément chacune de vos fautes. Vous me dites avoir blasphémé… Combien de fois ?

— Je ne sais plus… Quand j’étais en colère…

— Tâchez de vous souvenir. Est-ce bien mille fois ?…

— Heu… Oui, c’est ça, mille fois, mon père, plus ou moins…

— Et les messes que vous avez manquées ?

— Oh ! beaucoup. Des fois j’y allais en semaine et pas le dimanche, d’autrefois le contraire, d’autres fois pas du tout. Mais maintenant je vais presque tous les jours. C’est bien, n’est-ce pas, mon père ?

— Dites simplement celles que vous avez manquées, fait le père.

— Eh bien, mille fois, mon père, plus ou moins. Et autant pour la viande du vendredi. Quant aux mensonges, dix mille fois… Plus ou moins, bien entendu.

— Bien, mon enfant. Et cette jeune fille, à laquelle vous enseigniez le péché d’impureté, combien de fois ?

— Je ne sais plus…

— Tâchez de vous souvenir. Je vais vous aider. Cela n’a été qu’une fois ?

— Plus, mon père… Par semaine trois ou quatre fois. Et il y en avait d’autres.

— D’autres, mon enfant ? Et à celles-là aussi vous enseigniez le péché d’impureté ?

J’oublie presque où je suis :

— Sincèrement, mon père, il ne m’est pas possible de préciser. Pourtant, je crois que certaines en savaient plus que moi…

Pour la première fois, le père sort la figure de son mouchoir. Peut-être reconnaît-il ce M. Baillon qui est venu dans la contrée pour élever des poules.

— Ce que vous dites là, souffle-t-il, est très laid. Par mes études, je savais que ces choses existaient et j’ai failli tout laisser là pour ne pas en apprendre davantage.

Rien que ces mots. Et me voilà beaucoup moins fier.

— Pardon, mon père, je comprends à présent. D’ailleurs, je vois que je m’embrouille, voulez-vous m’aider un peu ?

Humblement cette fois, je nie laisse interroger sur mes autres fautes, dont je tâche de préciser la gravité et le nombre.

Puis le père :

— Êtes-vous marié ?

— Oui.

— Vous êtes fidèle ?

— En action, mon père.

— Et en pensée ?

— Pas toujours.

— Vous n’avez pas pris le bien du voisin ?

— Non.

— Vous ne l’avez pas convoité ?

Mais à mesure qu’il m’interroge il me vient d’autres fautes, plus subtiles, auxquelles ce brave homme ne songera pas et qu’il faut cependant que je dise pour que cette confession ne rate pas comme les autres.

— Mon père, j’avais autrefois de la fortune : je l’ai gaspillée ; c’est mal, n’est-ce pas, d’abuser ainsi des dons de Dieu ?

— Il ne vous a pas trop puni, puisqu’il vous a fait la grâce d’être pauvre.

— Et puis, mon père, les pensées qui me viennent, peut-être sans que je le veuille et si rapides que je n’ai pas le temps de savoir si je m’y complais. Faut-il les compter ?

— Mon enfant, soyez simple…

— Oui, mon père ; cependant quand j’y pense, je crois qu’au début de cette confession, je faisais encore fausse route. Ainsi je vous ai dit que j’enseignais le péché d’impureté, trois ou quatre fois par semaine à une jeune fille, mais ce n’est pas exact. Au bout de quelques leçons je n’enseignais plus, puisqu’elle savait. Quant à mes messes du dimanche, mes viandes du vendredi, j’ai compté : « mille fois » pour être quitte, mais est-ce juste ? Et mes dix mille mensonges ? C’est peut-être trop, et il faudrait distinguer les graves de ceux qui ne le sont pas… Et puis, je me souviens, j’ai pris un jour le bien, non d’un voisin, mais d’une tante…

— Combien, mon enfant ?

— Cent francs.

— Était-elle riche ?

— Oui.

— Alors c’est moins grave…

— Oui, mais après, elle a été pauvre.

— Alors il faudrait peut-être restituer…

— Oui, mais elle est morte…

Jamais nous n’en sortirons.

— Écoutez, mon enfant, répète le père, soyez plus simple. Et surtout pas de scrupules : ils viennent du diable.

— Oui, mon père, pourtant il y a encore ceci.

Plus j’en sors, plus il en vient ; on vide une mare : de la fange, des herbes, des grenouilles l’une dans l’autre, long comme chaîne.

— C’est tout, mon enfant ?

— Oui, mon père. Pourtant quand j’y pense ; avant mon mariage, je me suis confessé ; peut-être cette confession n’était-elle pas bonne ; alors mon mariage était sacrilège, et tout ce que j’ai fait avec ma femme…

— Passez, mon enfant.

— Oui, mon père. Pourtant il y a encore ceci. J’ai une bibliothèque.

— Oui, mon enfant.

— Dans cette bibliothèque, il y a des livres qui ne sont pas tous bons.

— Brûlez les mauvais, mon enfant.

— Mais j’y tiens.

— Comment pouvez-vous tenir à ce que vous-même dites mauvais ? Brûlez. Ce sera votre pénitence.

— Bien, mon père.

— Et maintenant, est-ce tout ?

Il faut bien une fois que ce soit tout…

Le père me sourit avec ses bonnes lèvres qui souhaitent « Paix à vous » quand il entre dans la maison d’un mourant.

Que va-t-il dire au si grand pécheur ?

— Écoutez, mon enfant, vous avez beaucoup péché et vous vous repentez, n’est-ce pas ?

— Oh ! oui, mon père.

— Et vous promettez de ne plus recommencer ?

— Jamais, mon père.

— Eh bien, Dieu est bon. Il vous aime, il faut l’aimer. Quand on aime quelqu’un, on ne voudrait pas lui faire de la peine, n’est-ce pas ?

— Oui, oui, mon père… non, non, mon père… oui… oui…

Ce qu’il dit est si grandement simple !

— Et maintenant, mon enfant, faites un bon acte de contrition.

— Je me repens, mon père, je ne le ferai plus.

— Pas ainsi, mon enfant, récitez la formule.

Et ceci pour le grand converti est plus humiliant que le reste :

— Je ne la connais plus, mon père.

— Bien, mon enfant. Alors je la dirai pour vous. Répétez après moi : Acte de contrition.

— Acte de contrition, mon père…

— Mon Seigneur et mon Dieu…

— Mon Seigneur et mon Dieu…

— Je me repens de tout mon cœur…

— Je me repens de tout mon cœur…

— De vous avoir…

Mais je me repens trop, et cela finit, comme il faut, dans les larmes.

Comme je sors du confessionnal, je tombe sur Benooi, qui attendait son tour depuis une heure. Il a fini tout de suite.

Nous partons ensemble :

— Le père Isidore, dis-je, s’intéresse beaucoup à mes poules.

Nous en avons parlé, il n’en finissait pas…

— Bon, bon, fait Benooi, qui réfléchit pour son propre compte. Moi, comme pénitence je dois réciter un « Ave ».

Que penserait-il si je lui parlais de mes livres ?

— Eh bien, dit Marie, ça a marché ?

— Oui, Marie, pas mal. Mais si tu veux, je désire me recueillir. Va donc dire bonjour aux Baerkaelens.

Marie partie, j’allume un gros feu. Je trie mes livres : les mauvais d’abord, puis les douteux, plus quelques bons pour être sûr. La flamme monte très haut dans l’âtre. Quelques Zola de plus, toute ma baraque flambait.

Puis je m’installe à ma table, pour l’ami-confident :

« Je viens de me confesser : je ne sais comment cela s’est produit, mais vraiment, je me suis senti empoigné par la main de la Grâce… »

Je biffe cette phrase trop prétentieuse, puis je la remets parce qu’elle fait bien.

Si bonne, ma confession ne valait pas grand’chose.

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Le coup de pouce


Mon âme lavée à neuf, je veux avec l’aide du père Isidore la polir dans les coins.

Je retourne le voir.

— Mon père, est-il permis d’écrire des livres ?

— Peuh ! mon enfant ; occupation inutile, souvent dangereuse.

— Mais de bons livres, mon père ; des histoires édifiantes… par exemple la vie d’un saint.

Le père se méfie :

— Avec prudence, mon enfant, avec prudence…

— Et développer un sujet que j’aurais trouvé dans la Bible ?

— Dans la Bible, mon enfant !… Mais la Bible a été écrite sous l’inspiration du Saint-Esprit ; vous ne prétendez pas faire mieux que le Saint-Esprit, je suppose ?

Habitué aux péchés de ses paysans, de bonnes betteraves simples et rondes, le père finit par s’effrayer de la forme biscornue des miennes.

— Écoutez, mon enfant, je ne suis guère versé dans tous ces problèmes. Peut-être pourriez-vous consulter un autre confesseur.

Mais je suis fidèle, moi. Je préfère me damner avec sa morale que me sauver avec une autre plus accommodante.

Le lendemain, me revoici au parloir. Au-dessus de la porte une inscription avertit : « Souvenez-vous que vous aurez à rendre compte de toutes vos paroles inutiles… » Et je parle… je parle…

Et c’est Marie qui trouve le dernier mot.

— Mon père, avais-je demandé, en faisant œuvre de chair, peut-on prendre plaisir à cet acte ?

— Peuh ! mon enfant ; peuh ! Faites cela très vite, pour créer des enfants et à la plus grande gloire de Dieu.

Le soir, je fais cela très vite, pour créer des enfants et à la plus grande gloire de Dieu.

Marie m’a laissé aller, un peu surprise :

— Tu sais, me dit-elle après, tu avais l’air plutôt bête…

Je ne pensais pas comme je faisais : on a toujours l’air bête.

Des jours plus tard :

— Mon père, excusez-moi, je crois qu’après cette fois, je vous dérangerai moins souvent.

— Qu’y a-t-il, mon enfant ?

— Voilà, j’ai trouvé ce qui m’inquiétait. J’ai vu clair. Je croyais être simple, j’étais vain. Je voulais entrer par une porte, parce que cette porte m’était fermée. Et puis je posais : je dansais pour les amis le pas sacré de la dévotion…

— Comment, mon enfant, vous dansiez ?

— Pardon, mon père, je m’exprime mal et c’est peut-être encore un péché. Plus clairement : je voulais être ce que je n’étais pas. Pour cela je me servais de votre vie, de celle des frères. Je galvaudais votre nom… Je ne le ferai plus. Rester ce que je suis, comme Benooi…

— C’est un bon enfant…

— Oui, mon père… Quand je viendrai dans votre église, je ferai comme lui : je regarderai moins et prierai davantage… Et maintenant si un de ces jours vous voulez venir voir mes poules…

— À la bonne heure, dit le père qui sourit…

Un ciel immense à couvrir toute la toile : en dessous des bruyères, des bois, des mares, un petit couvent, de petits Trappistes, de petits paysans et, là dedans, pas plus grands que les autres, moi quelque part.


FIN