Molière (Lafenestre)/5

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Molière
(p. 93-116).

L’ŒUVRE

I

L’ORIGINALITÉ

Un tempérament chaud et généreux, une sensibilité vive et passionnée, un bon sens droit et ferme, une volonté opiniâtre et patiente, une intelligence rapide et curieuse, une pensée nette et libre, tels sont (sa vie nous l’a montré) les dons naturels si rarement associés qui, joints au besoin et au juste sens de l’action utile, constituent le fonds du génie de Molière. On connaît les circonstances dans lesquelles et par lesquelles ce génie s’est développé. Que trouverons-nous, dans son œuvre, de qualités traditionnelles qui le rattachent à ses devanciers, de qualités communes qui l’apparentent à ses contemporains, de qualités particulières qui le distinguent des uns et des autres, et dont l’ensemble établit, pour lui, dans l’art de la comédie, une supériorité écrasante, et jusqu’à présent sans rivale ?

Comme dans tous les produits du génie humain. ouvrages d’art littéraire ou plastique, on y peut aisément, par l’analyse, démêler trois éléments, plus ou moins puissamment amalgamés : ce que l’artiste a reçu du passé par assimilation, ce qu’il a recueilli dans le présent par impressions et observations, ce qu’il transmet à l’avenir par les appoints personnels de son imagination, de son invention, de son exécution. Or Molière fut, à la fois, l’un des assimilateurs les plus infatigables et les plus judicieux que nous offre notre histoire théâtrale et l’un des observateurs les plus pénétrants et les plus profonds que la littérature puisse comparer aux psychologues et philosophes de profession. De plus, par l’irrésistible attrait, aussi communicatif aujourd’hui qu’en son temps, de ses conceptions joviales ou sérieuses, il reste le créateur d’un monde idéal peuplé de figures immortelles, aussi vivant, aussi varié, aussi largement accessible à tous, dans le champ des réalités familières, que peut l’être le monde idéal de Shakespeare dans la sphère des vraisemblances tragiques, historiques et poétiques.

On a comparé fréquemment, longuement, Molière à Shakespeare. (Dr Humbert en Allemagne, Paul Stapfer en France.) Il semble qu’en effet tous deux seuls soient de même taille. Le parallèle, d’ailleurs, s’impose par d’étranges similitudes dans les tempéraments et les destinées. Tous deux sont fils de marchands, l’un à la campagne, l’autre à la ville, exercés, de bonne heure, à la pratique des affaires dans un milieu laborieux et probe. Même complexion chaude et tendre, même intelligence curieuse et souple, formée à la fois par les leçons du magister classique et celles des écoles buissonnière ou foraine, même humeur indépendante, même volonté précoce. Tous deux, à peine majeurs, quittent leur famille par suite d’une folie d’amour qui pèsera sur toute leur vie. L’un, à dix-neuf ans, a épousé une fille de vingt-six, l’autre, à vingt ans, a suivi une femme mûre, dont il épousera la trop jeune sœur, à dix-huit ans, lorsqu’il en aura quarante. Pour tous deux, en des liaisons d’aventure ou des unions disproportionnées, les tortures sont d’autant plus cruelles que dans les milieux irréguliers où ils sont forcés de vivre, ils conservent une délicatesse de sentiments, une droiture de jugement, une noblesse de pensée qui survivent, non sans repentirs et remords, à leurs pires désordres.

Puis, dès qu’ils sont jetés dans la vie hasardeuse de la Bohême théâtrale, les voilà tous deux, grâce à leur activité énergique, des factotums pratiques et intellectuels, à la fois acteurs et auteurs, administrateurs et directeurs. Leur bonne éducation, leur instruction première leur permettent de frayer au dehors, dans les sociétés choisies, avec les gens de cour, lettrés, savants, et d’y conquérir leur place malgré tous les préjugés. Tous deux y acquièrent gloire et fortune, grâce au charme de leur personne, à la dignité de leur conduite, qui leur assurent, autant que l’éclat de leurs ouvrages, les protections nécessaires aux hardiesses de leur génie.

Chez tous deux, même passion pour l’art qu’ils exercent, même dévouement actif à leurs compagnons de travail, même fécondité dans la création théâtrale, même absence de vanité ou d’orgueil. Tous deux meurent à cinquante et un ans, dans toute leur force de penseurs et créateurs, l’Anglais déjà retiré des luttes dans sa bourgade champêtre, le Parisien en pleine activité, dans sa ville enfiévrée, tous deux si insouciants de leur gloire qu’ils n’ont pris soin ni d’imprimer toutes leurs œuvres ou d’en corriger l’impression, encore moins de les recueillir. Ce seront des amis qui, après leur mort, sauveront ce qu’ils pourront recueillir de leurs épaves, 36 pièces pour Shakespeare, 33 pour Molière. Eux ne nous laissent rien pour nous renseigner sur leurs vies, leurs sentiments, leurs pensées, ni correspondance, ni notes, ni brouillons, ou, s’ils en ont laissé, leurs héritiers indifférents ont tout perdu.

Avec des facultés si semblables, de si semblables destinées, comment s’étonner qu’on puisse trouver dans leurs œuvres, d’apparences si disparates, un fond général de similitudes, parfois même quelques rencontres de détail ? N’est-ce pas, chez l’un et chez l’autre, le même besoin de franchise et de vérité, le même amour pour ce qui est vivant, sain et naturel, la même pénétration à deviner les ressorts cachés des sentiments et des passions humaines, la même habileté puissante à faire mouvoir, sur la scène, en des actions intéressantes, avec des gestes et des paroles décisives, des personnages-types d’une réalité individuelle si fortement condensée qu’elle devient une vérité générale ?

La comparaison, d’ailleurs, doit s’arrêter là. Si les mêmes causes devaient, en de mêmes tempéraments, développer des qualités de même sorte pour l’acte de la production, elles agissaient sous des influences trop variées de climats, de croyances, de mœurs, d’état social et politique, pour que cette production, dans la forme, ne fut pas extraordinairement diverse. La sincérité même de leurs génies, aussi fidèles sur les bords de la Seine et sur ceux de la Tamise aux traditions ancestrales que librement soumis aux influences contemporaines, a précisément fait deux, à un demi-siècle de distance, les représentants les plus complets de leurs pays et de leurs langues. Tous deux s’adressent, aussi sûrement l’un que l’autre, à l’âme de leur race. Molière, par la vivacité, la clarté, la simplicité, la netteté de son langage familier, la juste portée de sa raillerie, joyeuse ou moralisante, reste aussi profondément un Français, Gallo-Romain du xviie siècle, que Shakespeare, par les sonorités pittoresques, l’abondance exubérante de son éloquence lyrique ou triviale, ses échappées vers la nature extérieure, ses contrastes d’émotions tragiques et de subtilités sentimentales reste un Anglais, Celto-Saxon-Normand du xvie siècle.

Leur vertu principale, leur vertu constante à tous deux, même en leurs improvisations les plus négligées, est celle qu’ils doivent à leur métier de comédiens. L’art de la mise en scène, de la vie infusée aux personnages par la vraisemblance et la convenance des actions, gestes, paroles, ne leur fait presque jamais défaut. Or, cet art spécial et professionnel, auquel nulle perfection littéraire ne saurait suppléer, esl d’une telle importance et d’une telle puissance qu’il peut, en revanche, faire oublier toutes les irrégularités et incorrections. Il n’y a pas de théorie qui tienne, pas d’idées préconçues ou réfléchies sur les moyens et le but du théâtre qui ne se dissipent, lorsque le spectateur est sérieusement ému ou irrésistiblement diverti. « La principale règle est de toucher, dira lui-même Racine. Toutes les autres ne sont faites que pour parvenir à cette première. »

La grande force de Molière, comme celle de Shakespeare, fut d’avoir compris de suite, par la pratique personnelle et l’expérience quotidienne, que c’était là la vertu essentielle. Lettrés dès leur jeunesse, curieux, sagaces, sensibles, mais lettrés artistes, ils ne furent jamais, heureusement pour eux et pour nous, ni des érudits, ni des critiques, ni même des littérateurs professionnels. Ils n’en ont ni la méthode, ni les scrupules, ni le labeur solitaire et casanier, en vue de l’impression et de la lecture. Le Théâtre, avec ou sans décor, où des êtres en chair et en os, gais ou tristes, aimables ou odieux, se rencontrent, se parlent, s’adorent ou se haïssent, voilà leur atelier de travail. C’est pourquoi ils répugnent, comme les Italiens de la Commedia dell’Arte, à fixer définitivement ces explosions spontanées de sentiments et de passions qui se modifient et se complètent, pour eux, à chaque représentation, soit par le jeu même des acteurs, soit par leurs propres réflexions. Juger les auteurs dramatiques à la toise des formules scolaires ou des préjugés littéraires, c’est commettre, avec une erreur, un déni de justice. Telles concessions superficielles qu’ils aient dû faire à des formules ou préjugés en vogue, Molière et Shakespeare, de fait et au fond, s’en affranchissent le plus souvent. Comme le vrai but de Shakespeare est d’émouvoir ou d’enchanter, celui de Molière est de divertir et d’instruire.

Ce génie de l’action comique par la pantomime et par le langage, où Molière l’a-t-il connu, avant de l’amplifier et de le développer jusqu’à l’outrance ? Dans quelques anciens, assurément, Térence, Aristophane, Plaute surtout, mais bien plus encore dans les parades du Pont-Neuf, les mascarades des Italiens, les imbroglios de l’Espagne et les improvisations extravagantes, mais vivantes et franches, d’Alexandre Hardy. Sur ce point, comme sur d’autres, on est stupéfait, lorsqu’on le pratique assidûment, de l’étendue de ses connaissances directes et livresques dans le passé et dans le présent. Nul, en son siècle, sinon La Fontaine, n’a puisé, de tous côtés, avec autant d’avidité et d’intelligence, dans l’immense trésor des traditions françaises et étrangères. Il n’est point d’année où l’érudition contemporaine, infatigable et pointilleuse, ne découvre mille preuves de sa familiarité avec le répertoire des Italiens et des Espagnols. Quant à nous, Français, nous ne pouvons guère ouvrir un livre de comédies, tragédies, farces, moralités, satires, contes, fabliaux joués ou imprimés chez nous avant lui ou de son temps, sans être convaincus, par quelque imitation scénique ou réminiscence verbale, qu’il les a connus, à son grand profit.

Toutefois, dans notre ancien théâtre, l’action visible restait le plus souvent réduite, pour les entrée, sorties, jeux de scène, à des quiproquos grotesques, bousculades et bastonnades, pour les monologues à des tirades en hors-d’œuvre, pour les dialogues à de vifs échanges de paroles rapides et salées, sans autre but que d’exciter les gros rires. Toujours mêmes types excessifs et peu nombreux, mêmes antiques et banales plaisanteries, qui, ranimées par la verve des bateleurs, suffisaient à réjouir les badauds. Voilà ce que, d’abord, naïvement et modestement, le comédien ambulant se contenta de reprendre dans ses tournées provinciales, mais en y ajoutant, à chaque reprise, quelque joyeuseté de son cru. Bientôt, à mesure qu’il voit mieux et pense mieux, il corse les vieilles farces et les amplifie par l’addition de traits caractéristiques dans les fantoches séculaires et de traits satiriques dans les dialogues traditionnels. C’est ainsi que, par degrés, la haute comédie, la comédie tragique même, vont sortir des parades. Ainsi la Farce de Gorgibus dans le Sac deviendra les Fourberies de Scapin, le Fagotier se changera en Médecin malgré lui, le Barbouillé en Georges Dandin et ainsi de suite. La persistance et le plaisir avec lesquels Molière reviendra toujours, après chacune de ses œuvres sérieuses, dont s’augmente sa gloire dans la société aristocratique, à ces divertissements bouffons qui lui assurent les applaudissements populaires, n’attestent pas seulement son habilité à se conserver toutes ses catégories d’admirateurs. Elles prouvent aussi, de sa part, ce sûr instinct, fortifié par l’expérience, des plus impérieuses nécessités de l’art théâtral. C’est par une très juste crainte d’avoir trop accordé aux développements d’éloquence satirique, philosophique, morale, qu’il revient si vite aux souvenirs de Tabarin, Gaultier-Garguille, Gorju, Scaramouehe, si grossiers parfois, mais toujours si vivants !

En même temps que cette habileté scénique lui devenait plus familière, une autre supériorité plus rare et plus inattendue, grandissait rapidement en lui. Sans doute, dans les auteurs comiques, ses prédécesseurs, en dehors des types traditionnels, transmis par l’Antiquité à la Renaissance, on trouvait bien des essais de caractères plus actuels, plus vraisemblables, mieux étudiés et mieux définis. Malheureusement nous avions, là comme ailleurs, oublié notre libre élan au Moyen âge : l’admirable Pathelin n’avait point eu de successeurs. Déjà Molière, en donnant une telle importance au mouvement scénique, répondait à l’un des instincts les plus impérieux de notre race, celui d’agir et de voir agir. Il allait satisfaire mieux encore d’autres habitudes indigènes, en faisant de ce mouvement scénique la représentation railleuse des travers, vices et ridicules auxquels la nation est si sensible.

L’heure était bonne, nous l’avons dit, pour ce retour, sur le théâtre, comme partout, à la vérité, à la nature, à la simplicité. La Poésie, par Malherbe et son école, la Philosophie, par Gassendi et Descartes, avaient déjà combattu le combat de la Raison raisonnante contre l’Imagination débridée, de la Réalité vivante contre l’Idéal romanesque. L’enquête laborieuse, entreprise à l’Hôtel de Rambouillet par les purificateurs du langage, par le dilettantisme mondain et l’érudition grammaticale, était elle-même fondée sur la raison et, malgré les abus d’une préciosité subtile, elle livrait à la nouvelle génération un instrument d’expression singulièrement aiguisé. Le seul tort de tout ce mouvement, inspiré et conduit, comme celui de la Renaissance, par une élite d’esprits trop spéciaux, était d’accentuer, de plus en plus, entre l’aristocratie et la nation, ce divorce anormal dont nos arts et nos lettres devaient si longtemps souffrir.

Sur les théâtres publics, fréquentés, depuis Richelieu, par la noblesse aussi bien que par les petites gens, on ne donnait satisfaction aux loges et au parterre que par une séparation de plus en plus hostile des genres autrefois librement associés. D’ailleurs, dans la comédie, comme dans la tragédie, depuis 1629 environ, l’effort était visible pour dégager l’action scénique des complications extravagantes de l’intrigue espagnole, par une observation plus directe et plus réfléchie des réalités environnantes. Corneille, dans ce genre aussi, avait affirmé sa valeur « sans attendre le nombre des années ». Mélite, Clitandre, la Galerie du Palais, la Place Royale, la Suivante, en plaçant, avec sincérité, le développement des sentiments amoureux chez des personnages contemporains dans leur milieu réel, avait ouvert à la comédie nationale un plus vaste champ. Cette naturelle et charmante poussée de poésie familière et mondaine fut coupée presque net, pour le fécond Rouennais, par le triomphe éclatant du Cid, d’Horace, de Cinna, Polyeucte, etc. Désormais exalté par les complications tragiques des luttes entre le Devoir et la Passion, entraîné, par le flot puissant de son éloquence virile, dans les débats politiques et moraux, il ne revint qu’en de rares occasions à la veine charmante, joyeuse ou noble de ses premiers essais. Chaque fois qu’il y revint, il fit un chef-d’œuvre, le Menteur, la Suite du Menteur, Don Sanche d’Aragon. Dans toutes ces pièces, les types et les caractères individuels commencent à se préciser, les différentes catégories sociales à se mêler et s’associer. Même dans les transpositions des textes espagnols, on sort de l’imitation du livre par l’imitation de la nature.

Molière commence de la même façon. Son mérite sera de poursuivre la tâche jusqu’au bout, jusqu’à ses conséquences extrêmes. L’observation directe, de plus en plus perspicace et intense, réfléchie, méthodique, après avoir insufflé une vie nouvelle à des scénarios antiques ou étrangers, deviendra l’intérêt capital de la pièce, son but et sa raison. Dans le théâtre du passé, c’étaient les événements extérieurs qui déterminaient l’action des caractères. Dans le théâtre de l’avenir, ce seront les caractères qui détermineront les événements extérieurs. Ce qu’on appelait l’intrigue, ce qui semblait jadis indispensable, lui deviendra même si indifférent que, plus d’une fois, il oubliera ou dédaignera, avec une désinvolture frisant l’impertinence, de donner à ses dénouements la moindre vraisemblance. À la fin d’un défilé grouillant de figures admirables, bouffonnes ou sérieuses, de types, ridicules ou sympathiques, d’êtres bien vivants, profondément humains, voici, tout d’un coup, tomber du ciel ou sortir de terre un messager quelconque qui vient bouleverser, par ses révélations abracadabrantes, le tableau généalogique des familles afin d’éviter les incestes et marier les amoureux. On croit entendre le cri brusque du gardien annonçant l’heure de la clôture, à la porte d’un musée : « Allons, Messieurs, on ferme, on ferme ! » Et tout le monde s’embrasse par des reconnaissances extravagantes, agencées à la diable, comme dans l’Étourdi, l’École des Maris, l’École des Femmes, etc., etc….

Ce n’est point par le seul Corneille que la tâche lui avait d’abord été bien préparée. De 1630 à 1660, au théâtre, comme dans la poésie et le roman, c’est une fièvre de création extraordinaire , une émulation féconde entre les indépendants, traînards de la Renaissance, et les réguliers, préparateurs du Classicisme, entre la préciosité et l’idéal romanesques des Salons littéraires et le réalisme et la parodie burlesques chers aux bourgeois et provinciaux. Quelques-uns des auteurs comiques étudient déjà avec plus de sympathie les divers milieux sociaux, et donnent aussi plus d’importance à la représentation des caractères. Certains titres même nous indiquent la prétention de créer des types : l’Esprit fort, par Claveret (1629) ; les deux Comédies des Comédiens, par Gougenot et Scudéry (1633 et 1634) ; le Railleur, par A. Maréchal (1636), un des premiers compagnons de Molière. Des progrès plus décisifs sont effectués par les Visionnaires, de Desmarets (1637) et la Belle Plaideuse, de Boisrobert. D’autres, encouragés par le vieux Sorel qui, dès 1622, avait engagé la lutte de l’esprit populaire contre le pédantisme nobiliaire, par son Histoire comique de Francion et son Berger extravagant, accueillent sur la scène des bourgeois et des manants, des provinciaux et des campagnards (Du Ryer, les Vendanges de Suresne, 1635 ; Discret, Alizon, 1637 ; les Noces de Vaugirard, 1638 ; Gillet de la Teyssonnière, le Campagnard, 1657). En même temps, de libres poètes, comme Rotrou, dans ses tragi-comédies, pleines de beaux vers spirituels ou élégiaques, comme Cyrano de Bergerac, dans son Pédant joué et le désopilant Scarron, dans ses adaptations joyeuses des bouffonneries espagnoles, assouplissaient, animaient, coloriaient l’instrument rythmique et verbal avec une verve, une franchise, une abondance que l’on aurait tort d’oublier. Molière s’en est avantageusement plus d’une fois souvenu.

Néanmoins, dans toutes ces œuvres, les types comiques, hâtivement présentés, sous leurs traits les plus grossiers, avec des exagérations grotesques, n’y jouaient guère que des rôles anecdotiques, et reprenaient vite, en de banales répétitions, sans retouches sur nature, l’aspect conventionnel des anciens masques d’Italie. Ce personnel restreint de types simples et sommaires qu’avait déjà le plus souvent immortalisés le génie latin , par Plaute et Térence, pouvait-il suffire à une société aussi complexe que la société du Modèle:Xvii où s’agitaient tant d’apports religieux du Moyen âge mêlés à tant d’apports humanistes de la Renaissance ? Non, assurément. Il fallait en multiplier le nombre, en particulariser les traits, en fortifier la signification, par une étude plus intense et plus aiguë des modèles vivants, de façon à contenter les exigences des esprits cultivés par l’exactitude psychologique, en même temps que celles des cœurs naïfs par une véracité facilement intelligible et franchement accentuée. Ce fut l’œuvre de Molière.

Dès ses débuts, les forces et les finesses particulières de son génie d’observation se révèlent dans l’importance qu’il donne au caractère de ses personnages, alors même que, pour l’ensemble, il n’est qu’un imitateur et transformateur de canevas italiens. Observation d’une acuité exceptionnelle, d’une impartialité supérieure, où s’associent des qualités souvent incompatibles ; car elle est à la fois analytique et synthétique, précise et générale, spontanée et réfléchie, mordante et bienveillante, railleuse et généreuse, satirique et morale, d’une virilité salubre et d’un bon sens imperturbable, même dans ses explosions de gaîté les plus extravagantes. Au Moyen âge, pour nous divertir et instruire, nous n’avions eu que la Farce gaillarde des vilains, la Moralité et la Sotie abstraites des bourgeois ; à la Renaissance que des pastiches littéraires joués dans les Collèges ou les Palais, devant quelques initiés. Depuis Henri IV et Louis XIII, sur les scènes publiques, c’étaient, d’une part, des pastorales à l’italienne et des tragi-comédies à l’espagnole, pour une cour internationale, d’autre part, des intermèdes de parades égrillardes et grotesques, pour les laquais et les soldats. Le divorce entre l’art aristocratique et l’art populaire s’accentuait, de jour en jour, par le développement de la tragédie classique. L’honneur de Molière, comme celui de La Fontaine, fut de renverser les barrières. Entre ces mains la comédie, rajeunie et renouvelés par la sincérité de cette observation générale, au lieu de rester l’expression incomplète et sommaire d’une seule classe sociale, allait devenir, non seulement pour la France lai Comédie nationale, mais, pour toutes les nations civilisées, la Comédie humaine.

Un large souffle d’humanité court déjà dans son œuvre avant qu’il n’en fasse retentir le mot. À la malignité perspicace et irrespectueuse, à la raillerie joviale et sensée de l’apprenti parisien, à l’esprit littéraire et aux sérieuses réflexions de l’adolescent studieux s’ajoute vite tout ce qu’une précoce et rude expérience de la vie a donné au comédien errant, de sympathie bienveillante et universelle pour tout ce qui, dans l’homme, lui semble naturel, sincère, franc, généreux, droit et loyal. C’est grâce à cette expérience que, rentré à Paris, il s’y montre libre de tous les préjugés étroits qu’impose fatalement, plus ou moins longtemps, une jeunesse enfermée dans un seul milieu, et qu’il se meut, avec aisance, en dehors et au-dessus des coteries littéraires, mondaines ou bohèmes, prenant d’elles pourtant ce qui lui en semble bon, même lorsqu’il les combat dans leurs ridicules. C’est grâce à cette expérience qu’il voudra et pourra devenir à la lois le favori du beau monde et des petites gens, des courtisans et des bourgeois, des naïfs et des délicats, qu’il les amusera tous en les instruisant tous par le spectacle des travers et ridicules, des défauts et des qualités, des vices et des vertus qui leur sont communs à tous sous la diversité des costumes et des mœurs.

Une première conséquence de cette acuité supérieure d’observation est la prédominance progressive, dans les comédies ou farces, du caractère des personnages sur tout autre élément habituel de l’action scénique. L’intérêt de l’intrigue, la coordination vraisemblable des scènes, les coups de théâtre, l’esprit de mot, l’effet de style passent au second rang. Un second effet sera l’esprit de suite, l’opiniâtreté avec laquelle le Contemplateur revient sans cesse sur les mêmes sujets pour les analyser, les approfondir, les compléter, ne se fatiguant point de s’attaquer aux mêmes types, de les tourner et les retourner, afin d’en préciser les changeants aspects. Dans le but d’exposer plus clairement la variété des effets, dans les sentiments ou les vices, suivant les tempéraments, les conditions, les métiers, il emploie d’abord, dans ses premiers essais, un procédé familier aux Latins et Espagnols : il dédouble ses personnages. La même antienne sera répétée, mais d’un ton différent, par un maître et un valet, un homme et une femme, un gentilhomme et un bourgeois. Bientôt, dans l’École des Maris et l’École des Femmes, qui ne sont, au fond, que deux variations progressives, sur le même leit-motiv, il ne se contente plus de dédoubler les exemplaires d’un même type ; il oppose l’un à l’autre des types contradictoires, à propos des mêmes circonstances, se combattant dans la même famille.

Ces quelques portraits qu’il dresse en pied, gesticulants et parlants, en un choc déterminé de passions, ne suffisent pas longtemps à son impérieux besoin de décrire un plus grand nombre d’êtres vivants, ridicules ou sympathiques. Dès que l’occasion lui en sera offerte, dans les Fâcheux, la Critique de l’École des Femmes, l’Impromptu de Versailles, le Remerciement au Roi, ce seront, en longues processions, des individualités contemporaines qu’il fera défiler sous nos yeux, largement brossées ou croquées sur le vif, en des tableaux parlants, dune couleur franche et chaude, ou des dessins nets et rapides, d’une sûreté incisive et mordante, comme gravés par la pointe à l’emporte-pièce.

Est-ce assez ? Va-t-il s’en tenir à ces juxtapositions de caractères opposés, dans une simple affaire de famille, comme la préparation d’un mariage ? Pas encore. Sa vision s’étend, s’affine, s’élargit. Il ne suffit pas que le défaut ou le vice agisse, dans une brève circonstance, momentanément sur quelques comparses. Il faut qu’il grandisse, s’incarne, avec toutes ses nuances, dans le même homme, et para cet homme réagisse sur toute la famille où il passe, sur toute la société où il vit, pour les bouleverser, les scandaliser, les étonner, les rappeler au bon sens, à la vérité, à la vertu. Ces caractères dominants, représentatifs des grands vices et des grandes vertus, ces surhommes, comme on dirait aujourd’hui, ce seront Tartuffe, Don Juan, Alceste, c’est-à-dire l’Hypocrite, l’Athée, le Misanthrope.

On a, de notre temps, reproché à Molière l’intensité puissante avec laquelle, assemblant et condensant, dans les mêmes personnages, toutes sortes de vices ou travers, le plus souvent épars dans la réalité, il en a fait des très synthétiques, d’une signification générale. Ce ne sont plus, a-t-on dit, des gens de son temps, des individus réels avec des traits particuliers, suffisamment datés par les détails de leur milieu naturel et moral. À force de généraliser, le poète philosophe retourne aux abstractions, impersonnelles et glacées, des vieilles Moralités scolastiques, à ces insupportables Allégories vagues et bavardes, dont l’imagination française est restée hantée et desséchée depuis le Roman de la Rose et les tirades verbeuses des écolâtres et robins aux xiv et xv siècles.

Le plus souvent l’accusation est formulée par des étrangers, accoutumés à voir les seules reproductions exactes de la vie dans l’éparpillement tumultueux ou spirituel des actions multiples et des paroles abondantes chez les grands dramaturges espagnols et anglais, Lope de Vega et Shakespeare. Parfois elle est due à des Français, mais qui ont perdu, par l’évolution étroitement réaliste et prosaïquement copiste du théâtre contemporain, le désir et le besoin d’une exaltation de l’imagination et de la pensée. Des deux côtés, ce blâme implique deux erreurs : en fait, la méconnaissance de la part importante que Molière devait prendre, et qu’il a prise, en conformité avec les idées de son pays et de son siècle, à l’évolution classique de la littérature française ; en théorie, l’oubli des conditions essentielles, en tout temps, de l’œuvre d’art supérieure, d’autant plus dominatrice et suggestive qu’elle résume et condense, en des créations idéales, avec plus de logique et de relief, une plus grande somme de vérités positives. C’est par les mêmes erreurs de critique ou même froideur d’esprit qu’on reproche, en sens inverse, aux personnages comiques de Molière, d’accumuler aussi, en leurs personnes, plus de ridicules que n’en comporte, à l’ordinaire, un seul individu. Certes, il serait bien difficile de leur contester, à ceux-là, l’extraordinaire force de vie qui leur jaillit par tous les pores, gestes et paroles, et qui, depuis plusieurs siècles, soulève, chez tous les peuples, des rires inextinguibles. Mais, de même qu’on trouvait Tartuffe, Alceste, Harpagon, trop abstraits et trop raisonneurs, on trouve Pourceaugnac, Jourdain, Argan trop bouffons et trop extravagants. Comme si ce grossissement expressif des figures, par l’élimination des détails inutiles et l’accumulation des détails significatifs, n’était pas l’obligation propre de l’art théâtral et sa vertu principale ! Comme si l’on ne sentait pas, l’on ne subissait pas, l’on n’admirait pas, sous des formes diverses et par des moyens divers, le même travail d’élimination et d’exagération chez tous les maîtres de la scène, antiques ou modernes, classiques ou romantiques ! Plus leur imagination est puissante, plus leur personnalité est originale, plus leurs créations deviennent poétiques, c’est-à-dire, à la fois aussi vivantes que nous, par la réalité de leurs apparences, mais plus profondément et plus durablement vivantes que nous par la quantité de vérités actuelles et éternelles qu’elles contiennent et qu’elles fixent.

Molière, observateur et penseur, psychologue et poète, complète et achève, sur la scène comique l’œuvre commencée sur la scène tragique par Corneille, et complétée par Racine. Il est, comme eux, à certaines heures, le type du classique français au xviie siècle, mais, par bonheur, plus indépendant, il émancipe, d’avance, un art trop enchaîné dans la monotonie de sa noblesse et sa grandeur. L’aisance joyeuse avec laquelle il se dégage en toute occasion, franchement ou sournoisement, de la tyrannie des unités, et s’exerce à rapprocher, de nouveau, le comique et le tragique, le rire et les larmes, la gaîté et le sentiment, dans Don Juan, le Misanthrope, Georges Dandin, le Malade imaginaire, et dans les comédies-ballets, prévoit et prépare toutes les formes futures de notre art théâtral, depuis le drame romantique et la comédie intime, jusqu’à l’opéra, l’opéra-comique, l’opérette, le vaudeville, la féerie.

La souplesse infatigable avec laquelle, utilisant les moindres occasions, il introduit, dans tous les genres, plus de naturel et plus d’humanité, serait sans doute mieux remarquée s’il avait pris soin de se faire valoir lui-même en quelques préfaces ou commentaires. Il n’eut guère le loisir d’y penser ou, plutôt, créateur actif, peu soucieux des théories, trouvait-il suffisant de rompre, en réalité, avec les routines ou préjugés à la mode, sans perdre en paroles explicatives un temps précieux et des forces déjà trop limitées au gré de ses impatiences fertiles. L’évolution incessante de son génie vers une expression objective, de plus en plus franche, libre et complète de la vie, s’opère, chez lui, par degrés, modestement, lentement. Et cette absence d’efforts apparents nous ravit d’autant plus qu’on y sent, au fond, une visée constante très réfléchie et très volontaire.

De ce qu’il conserve, par habitude ou commodité, comme on le fera longtemps après lui, certains noms conventionnels, représentatifs d’un type général tels qu’Ariste, Géronte, etc., ou commémoratifs de quelques comédiens ou rôles comiques particulièrement applaudis, Gros-René, Scapin, etc., qu’il en forge lui-même de nouveaux, comme Sganarelle, Mascarille, Orgon, Tartuffe, Argan, au lieu de prendre, dans la société contemporaine, des noms réels et variés, s’ensuit-il que, sous ces étiquettes génériques, parlent et agissent des personnages moins bien situés et définis, et qu’ils ne soient ni de leur pays ni de leur temps ? Assurément Molière n’a guère souci de la couleur locale, au sens où nous l’entendons aujourd’hui ; on l’y peut même trouver plus indifférent encore que Corneille et surtout que Racine dont il n’a point la sensibilité plastique et pittoresque. Néanmoins on doit constater que lorsqu’il emprunte soit à l’Antiquité, soit à l’Espagne et à l’Italie quelques-uns des types consacrés, sitôt qu’il les introduit dans le milieu français, il les dépayse en attendant qu’il les remplace par des types du terroir. Plus il s’enhardit dans l’intelligence de la réalité, plus il accentue, même dans les appellations, l’origine et les caractères spéciaux de ses personnages, français ou étrangers, parisiens ou provinciaux. Depuis l’Étourdi, le Dépit, les Précieuses, jusqu’à la Critique et l’Impromptu, on peut suivre la rapide évolution d’un gallicisme dont il prend mieux conscience à chaque épreuve. Désormais, s’il emprunte au loin des scénarios célèbres tels que la Princesse d’Élide et Don Juan, il en transforme si bien l’esprit et le langage qu’ils deviennent des créations absolument françaises . Où trouver une peinture plus vive du cynisme spirituel des cavaliers libérons de la cour de Versailles, et, par avance, des roués de la Régence, qu’en ce séduisant et misérable Don Juan si peu andalous ? Et ces représentants inoubliables de l’Hypocrite aux belles manières, du fier et digne Courtisan, du Mondain obligeant et tolérant, de la Coquette insensible et incorrigible, du Bourgeois vaniteux et du Bourgeois avare, Tartufe, Alceste, Philinte, Célimène, Harpagon, Jourdain, ou les placer, ou les reconnaître ailleurs qu’à Paris et à Versailles, au temps du jeune Louis XIV ?

De fait, plus l’impitoyable observateur s’accoutume et accoutume son public a voir net et parler franc, plus il accentue, dans la forme comme dans le fond, la réalité de ses victimes. Toutes les œuvres de sa dernière période, les Femmes savantes, la Comtesse d’Escarbagnas, le Malade imaginaire marquent sa volonté constante de préciser, avec plus de saillie, de couleur, de vivacité, le tempérament, les origines; l’éducation, les défauts spéciaux et les qualités particulières de ses personnages. C’est déjà moins Plaute et Térence que Lesage et Balzac. On a pu dire, avec raison, que son œuvre est un miroir fidèle de la France de Louis XIV ; il suffit, pour s’en convaincre, d’y comparer les mémoires et les correspondances du temps. Miroir incomplet, a-t-on ajouté ! Mais est-ce bien la faute de celui qui le tenait et le promenait, avec tant d’ardeur, autour de lui ? Qui sait ce qui s’agitait encore dans le cerveau de l’athlète terrassé, à cinquante et un ans, en pleine vigueur et clarté d’un génie toujours grandissant ? Qui sait si, dans ses reliques perdues, ne se trouvaient pas déjà les ébauches des peintures sociales qui semblent manquer encore à sa riche collection ?

Science du théâtre, force, exactitude, variété d’observation, intelligence vive et profonde des réalités humaines, est-ce là tout ce qui constitue l’originalité supérieure de Molière ? Non encore. Car le don le plus rare que la nature lui ait accordé, celui qui, au même degré, avec les mêmes qualités réunies, n’a jamais reparu dans un ensemble d’œuvre littéraire, c’est le don de la gaîté. Quel ravissement incomparable que ce rire de Molière, rire sonore et clair, franc et viril, qui passe par toutes les gammes, depuis l’explosion bruyante de la joie la plus folle jusqu’au plus discret sourire d’une mélancolie résignée, ce rire consolant et salubre, même lorsqu’il semble s’échapper avec peine, comme par un hautain défi au désespoir, de lèvres contractées par la douleur, ce rire tour à tour implacable et attendri, vengeur et compatissant, léger et profond, toujours naturel, chaleureux, humain ! Oui, c’est bien là le rire incorrigible, le rire fortifiant, celui de notre race, ce rire français que les étrangers ne comprennent pas toujours, et qui éclate, dans un seul homme, par une manifestation unique, avec toutes ses meilleures qualités !

Si on le compare au bon rire de tous ses devanciers, au Moyen âge et à la Renaissance, on le trouvera moins grossier et moins brutal que chez la plupart des conteurs et farceurs, aussi fin et moins sec que celui de Pathelin, aussi large, abondant, chaleureux, plus délicat que celui de Rabelais, moins atténué et refroidi par un dilettantisme égoïste que celui de Montaigne. Dans son âpre sincérité et sa raison mordante, il retentit souvent avec des éclats de grave ironie dignes de Pascal et des Provinciales. Combien le rire savant, calculé, compassé de son ami Boileau, le grand satirique, semble glacial à côté ! Ses premiers successeurs au théâtre, Regnard, Dancourt, Dufresny, n’en reprendront que la vivacité superficielle. Lesage seul, en retrouvera, en ses bons jours, quelques échos fidèles. Mais durant tout le xviiie siècle, ce beau rire ne fera que s’affiner en de légers sourires, tantôt gracieux et attendris, comme celui de Marivaux, tantôt sèchement ironique et froid, comme celui de Voltaire. Il faudra l’approche de la Révolution, et les sourds grondements du volcan prêt à lancer ses flammes sanglantes, pour que Beaumarchais ramasse le fouet tombé des mains du grand moqueur, et le fasse claquer à son tour avec une virulence qu’eut applaudie son maître. Personne, en fait, ne saura plus, si complètement, avec la même aisance, sans esprit de mots, sans ironie desséchante, sans niaiserie prudhommesque, sans pédantisme prédicant, associer la gaîté au bon sens, mettre la raison dans le rire, et faire du rire l’arme la plus utile et la plus sûre de la raison.