Molière (Lafenestre)/7

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(p. 143-171).


VII

PENSÉE ET MORALE

Que Molière, dans les habitudes de sa vie, ait été un penseur, au sens le plus large du mot, qu’il ait été, sur le théâtre, qu’il ait voulu être un moraliste, nul n’en saurait douter.

Adolescent, il laisse au collège le souvenir d’un esprit curieux et réfléchi. Jeune homme, il continue ses études philosophiques sous le plus libre esprit du temps, Gassendi. Son goût pour les recherches élevées, à travers les désordres et activités de son caractère passionné, persiste assez pour qu’il continue à suivre le mouvement des idées contemporaines. Ses plus étroites liaisons, jusqu’à sa mort, sont avec les fidèles Gassendistes, l’encyclopédiste La Mothe Levayer, le naturaliste-voyageur, médecin du Grand Mogol, Bernier, le physicien Rohault, le spirituel et sceptique viveur Chapelle. Mais, s’il garde son admiration pour Épicure, il s’en sépare, sur plus d’un point, dès qu’il connaît Descartes et qu’il a lu Pascal. « Il avait toujours soin de cultiver la Philosophie, dit Grimarest (c’est-à-dire Baron), Chapelle et lui ne se passaient rien sur cet article-là. Celui-là pour Gassendi, celui-ci pour Descartes. » L’anecdote amusante de leur violente discussion, à ce sujet, sur le bateau, se rapporte aux dernières années de sa vie. Cette inquiétude des vérités générales et supérieures nous est confirmée par le grand nombre de a Dictionnaires » et « Traités philosophiques » trouvés, à côté de la Bible, dans sa bibliothèque, après sa mort, des œuvres de La Mothe Levayer, de Montaigne, de Plutarque dont il avait deux exemplaires, l’un rue Richelieu, l’autre à sa villa d’Auteuil.

Comment un homme si cultivé, « d’humeur rêveuse » (c’est le reproche de Chapelle), le plus souvent grave, silencieux, mélancolique, au point d’être surnommé le Contemplateur, l’Atrabilaire, l’Hypocondre, et tirant du plus vulgaire incident, comme sur le bateau d’Auteuil, une conclusion de morale pratique, n’aurait-il pas mis dans tout ce qu’il composait quelque chose d’une réflexion si constante ? Tout ce qu’il dira, tout ce qu’il écrira, même en riant et pour faire rire, sera forcément un écho plus ou moins clair de sa pensée. Mais comme il est, avant tout, un poète créateur et un homme d’action, cette pensée, résultat d’une observation patiente, impartiale, générale des réalités complexes de la vie, ne se traduira pas, comme celle du philosophe professionnel, en des discussions abstraites, développements verbaux, formules tranchantes. On la sentira, on la reconnaîtra, on la suivra, tantôt dans l’éloquence, chaude et persuasive, de certaines tirades et maximes où éclate l’âme même, l’âme forte et généreuse du philosophe, tantôt dans l’impression dernière laissée au spectateur sincère par le choc joyeux ou attristant des personnages contradictoires chargés de représenter les diverses fluctuations, évolutions, constatations de cette pensée. Et la conclusion, comique ou tragique, sera toujours, comme sur le bateau d’Auteuil, comme dans les fables de son compère La Fontaine, une conclusion en vue de la vie actuelle, de la concorde et du progrès, une conclusion de morale pratique.

En cela, d’ailleurs, comme en tout, il est bien l’héritier de la tradition nationale. C’est un trait constant de l’esprit français, actif et positif, depuis le Moyen âge jusqu’à ce jour, qu’il a toujours difficilement compris l’œuvre d’art, littéraire ou plastique, sans destination utilitaire et sans application édifiante ou instructive. La Beauté, pour nous, ne peut jaillir que de la Vérité et ne saurait vivre que par la Vérité. De là, au Moyen âge, dans nos arts plastiques, où la matière impérieuse exige une reproduction vraisemblable des réalités visibles, cet admirable épanouissement d’un naturalisme créateur sous l’abri peu gênant des programmes dogmatiques. De là aussi, dans notre théâtre, où la parole s’adresse plus directement à l’esprit, une soumission plus complète à ce besoin instinctif du tempérament indigène. Sur les tréteaux de la foire comme sur ceux des Églises, dans les parodies, comme dans les mystères, ce seront toujours des allégories ou satires à prétentions instructives. Prêcheurs en chaire ou plaideurs au Palais, les théologiens et basochiens qui, jusqu’au xvie siècle, furent presque les seuls auteurs de nos Moralités ou Soties, leur imposèrent naturellement le formalisme autoritaire de leur enseignement orthodoxe ou juridique. Les Humanistes de la Pléiade et leurs successeurs conservent, en l’aggravant parfois, par le pédantisme classique, ce goût pour les lieux communs oratoires et les sentences proverbiales. Les poètes même du xvie siècle ne manquent guère de signaler, par des guillemets, les tirades, distiques ou vers final, résumant une réflexion judicieuse qu’il serait utile de retenir. Le même usage se conserve chez beaucoup des prédécesseurs immédiats de Molière. En mêlant, dès ses débuts, dans les imbroglios entortillés et joyeux de l’Étourdi et du Dépit, quelques observations sérieuses et quelques sages avis d’une expérience déjà mûre, il ne faisait donc que se conformer à des coutumes invétérées en obéissant lui-même à ses habitudes intellectuelles. La gloire lui reste d’avoir su et pu le faire sans manquer à la loi la plus impérieuse de l’art théâtral qui est d’amuser d’abord et d’intéresser, avant d’instruire et d’éclairer.

On ne saurait, cela va sans dire, supposer au poète comique un ensemble d’idées coordonnées sur toutes les questions sociales et morales, qu’il peut rencontrer en chemin. On ne peut lui demander ce qu’on ne saurait attendre des doctrinaires même les plus présomptueux. Il eût bien ri, sans doute, s’il avait pu prévoir qu’on voudrait, quelque jour, l’enrégimenter dans l’une ou l’autre des sectes philosophiques dont il raillait les subtilités impuissantes. En fait, alors qu’il se rattache, naïvement, instinctivement, à la tradition du Moyen âge dite gauloise, par la franchise de sa gaieté et la verdeur de son langage, il reste, plus encore, l’héritier de la Renaissance et de l’Humanisme par un désir de retrouver, sous un amoncellement séculaire de préjugés factices et de superstitions puériles, les lois primordiales inscrites par la nature dans la conscience humaine, par sa croyance inébranlable au droit de libre examen et de libre critique vis-à-vis de toutes choses et de toutes gens et par sa confiance dans la raison pour décider du bien ou du mal, du juste ou de l’injuste.

De cette foi dans quelques principes moraux, déposés, chez tous les hommes, par la Nature, faut-il conclure, comme l’a fait, semble-t-il, Brunetière, que la pensée de Molière ne s’élevait pas au-dessus d’un grossier sensualisme ou d’un scepticisme indifférente ? Pour preuves, il en donne deux passages de Rabelais et de Montaigne, deux de ses conseillers favoris, en effet, qui lui semblent les axiomes directeurs de sa pensée. L’un est l’inscription du portail de l’abbaye de Thélème : « Fay ce que voudras », avec la célèbre allégorie de Physis (la Nature), l’autre est cette ligne des Essais : « Nous ne sçaurions faillir à suivre nature ; le souverain précepte, c’est de se conformer à elle ». Mais il oublie que Rabelais et Montaigne, pas plus que leur élève, n’avaient de prétention au dogmatisme, et qu’on ne saurait tirer, d’une phrase détachée, leur pensée entière. L’un est un polémiste trop militant, un progressiste trop décide, pour ne pas croire à la puissance de la raison, dans l’homme lui-même, pour sa réforme intérieure. Il ne cesse de le faire entendre, et s’il accorde aux ermites voluptueux de Thélème de se conduire à leur guise, c’est qu’ils ont été d’abord choisis parmi « gens libres, bien nés, bien instruits, connaisseurs en compagnie honnête, ayant, par nature, instinct et aiguillon qui toujours les pousse à être fort vertueux et retire du vice ». Voilà une nature singulièrement corrigée, améliorée, perfectionnée par l’éducation et l’instruction. Quant à Montaigne, ce modèle du penseur « ondoyant et divers », il n’en est point à compter les contradictions sincères et charmantes que lui inspirent les contradictions des événements, de ses lectures, de ses semblables. Il a d’aussi fréquents enthousiasmes pour la Vertu que pour la Nature. Il voit même en elle l’alliée nécessaire et directrice de la Nature : « La Vertu est chose aultre et plus noble que les inclinations à la bonté qui naissent en nous… La Vertu sonne je ne sais quoy de plus grand et de plus actif que de se laisser, par une heureuse complexion, doucement et paisiblement conduire à la suite de la raison. » Ne croit-on pas, déjà, entendre les chauds accents de l’austère fierté d’Alceste vis-à-vis de la molle et prudente politesse de Philinte ?

Oui, Rabelais et Montaigne sont bien les ancêtres de Molière, mais leur philosophie à tous n’est qu’une philosophie vivante et mobile, celle que leur donne une expérience perspicace, impartiale et virile, émue et ressentie, indulgente et compatissante de la vie et des hommes. Ils ne s’acharnent point, d’ailleurs, à chercher l’explication des contradictions de toute sorte entre les idées et les faits, les principes et les actions, le bien et le mal qu’ils sont obligés d’y constater à chaque instant. Ils paraissent, le plus souvent, se contenter d’en rire ou d’un sourire. Mais néanmoins, chez eux, l’instinct de solidarité humaine et le besoin de secourir ses semblables dans les communes misères, est plus fort que leur dédain, leur dilettantisme et leur raillerie. C’est alors qu’éclate, violemment ou discrètement, leur amour pour la Nature et leur passion pour la Vérité, mais avec une libre simplicité et des prudences d’affirmation qui ne font encore prévoir ni les sophismes orgueilleux de Jean-Jacques, ni le cynisme matérialiste de quelques encyclopédistes.

Dès ses premières œuvres, Molière affirme à la fois, avec sa résolution de donner aux caractères humains la prédominance sur l’intérêt romanesque, une tendance à intercaler, dans le dialogue comique ou sentimental, des observations morales d’une portée générale. Bientôt, cela deviendra une habitude et, dans les grandes comédies, les actes se joindront aux paroles, pour faire sortir de l’ensemble, par les rapprochements ou les antagonismes des caractères, sinon par le dénouement final, une forte impression de sympathie pour les personnages sensés et honnêtes, fussent-ils, d’ailleurs, justiciables de la satire par d’autres côtés, et de pitié, mépris, répulsion, dégoût pour les imbéciles vaniteux et poltrons, les intrigants, fourbes et vicieux. Sa volonté, à ce sujet, fut si bien connue dans son entourage, que d’après Lagrange, il aurait, volontairement, anéanti quelques ouvrages de jeunesse, trop gaulois, sans doute, « lorsqu’il se fut proposé pour but dans toutes ses pièces d’obliger les hommes à se corriger de leurs défauts ». Lagrange ajoute : « On peut dire que jamais homme n’a su mieux que lui remplir le précepte qui veut que la comédie instruise en divertissant ». Chez lui, le premier, le plus grand souci, est donc bien toujours celui de la vérité dans la représentation vivante d’êtres vivants, mais il faut toujours aussi que cette vérité soit « plaisante et morale », suivant l’expression de M. Gustave Lanson.

C’est aussi la conclusion de Brunetière, dont l’impression devant l’œuvre de Molière est bien celle qu’éprouvent, depuis plus de deux cents ans, tous ses auditeurs ou lecteurs : « Molière me fait songer, et puisqu’il me fait songer, je veux savoir à quoi. » À quoi ? Le franc et sagace critique nous l’a dit avec plus d’autorité, mais nous le savions depuis longtemps . Impossible, n’est-ce pas ? de ne pas se demander, au sortir de telle ou telle représentation, ce qu’il pense de l’amour et du mariage, de l’autorité paternelle et de l’autorité maritale, des devoirs et des droits des enfants, de l’éducation et de l’instruction des femmes, des distinctions sociales et des usages mondains, des vices nobiliaires et des travers bourgeois, de la littérature et du pédantisme, de l’art théâtral et de ses interprètes, de la science et du charlatanisme, de la religion et de l’hypocrisie ? Et, sur tous ces points, nous avons ses réponses, qu’il nous fait donner, tantôt plaisamment, tantôt sérieusement, soit par échange, entre ses interprètes, de plaisanteries ou éloquences contradictoires, soit, plus efficacement encore, par les conclusions que nous sommes obligés, si nous sommes sincères, de tirer du spectacle même des caractères et des passions en jeu, comme nous en tirons, journellement, des événements auxquels nous assistons ou qui nous sont racontés.

« Les passions sont toutes bonnes de leur nature et nous n’avons à éviter que leur mauvais usage et leur excès », dit Descartes. C’est la pensée contemporaine, formulée par le maître philosophe, que Molière exprime à sa manière lorsque, respectueux de tous les instincts et sentiments que la Nature a donnés à l’homme, il n’en ridiculise que les mauvais usages, les déviations et corruptions. Il reste aussi l’allié des penseurs de son temps lorsqu’échappant, ainsi qu’eux, à la tyrannie des préjugés et des traditions, il s’en rapporte, comme Gassendi, à l’observation de la réalité pour chercher les raisons des choses, et, comme Pascal, croit que « si l’esprit a son ordre, le cœur en a un autre ». Et, sur le théâtre, il continue, pour le monde profane, l’œuvre des Provinciales, en poursuivant de sa raillerie saine et sensée, la fausseté, le mensonge, l’égoïsme, la vanité, sous toutes leurs formes, en rappelant les grands et les petits à la modération et à la simplicité.

Il ne faudrait pas, sans doute, voir dans Molière un homme plus vertueux qu’il n’était, qu’il ne pouvait et voulait être. Les libres mœurs de la bohème ambulante où s’était embrigadée sa jeunesse, les mœurs galantes de la jeune cour, assoiffée de plaisirs et de fêtes, dont il dut toujours amuser l’oisiveté, les traditions gauloises de la bourgeoisie et du peuple parisien, dont il aimait les applaudissements, l’excitèrent toujours bien plus à suivre les impulsions natives de son tempérament sensuel qu’à donner, même en paroles, des exemples de réserve et d’édification. Il voudra toujours, avant tout, plaire et faire rire, se divertir lui-même en divertissant les autres. La vraie merveille, c’est qu’en riant sans cesse et riant de tout, n’épargnant, en apparence, avec une liberté complète de langage, rien de ce qui semblait intangible dans l’ordre social, familial, religieux, lorsqu’il y voyait des erreurs ou des vices, il ait conservé une si robuste santé de l’esprit et du cœur, que la sûreté de son jugement sur les hommes et sur les choses jaillit comme une irrésistible clarté, de ses bouffonneries les plus extravagantes.

S’il est un point sur lequel on pourrait s’attendre à lui trouver quelque trouble et incertitude dans les idées, c’est assurément sur la question des femmes, de l’amour, du mariage. Il en avait assez souffert pour la bien connaître. Nul des vieux conteurs n’avait raillé si gaîment le cocuage réel ou imaginaire, en herbe ou en gerbe, qu’il ne fit dans Sganarelle, le Mariage forcé, Georges Dandin. Mais, dans le premier cas, l’épouse n’est pour rien dans les visions cornues de la jalousie maritale, dans les deux autres, la fiancée et la femme ne sont que d’impudentes coquines dont le cynisme dégoûte à première vue, et, dans tous les trois, les maris sont de justes victimes de leurs lubies d’imbécile, de leur fatuité de barbon dupé, ou de leur sotte mésalliance. La morale s’en tire d’elle-même, pour le public le moins cultivé, sans effort.

Il ne se fait point faute, non plus, surtout dans les intermèdes des folies et caprices-ballets, destinés à l’encouragement des fleuretages princiers, de chanter, en vers et en prose, les délices et les entraînements, la liberté et la souveraineté de l’amour en général, de ressasser, avec ou sans Quinault,

……ces lieux communs de morale lubrique
Que Lulli réchauffa des sons de sa musique.


mais, lorsqu’il en vient au faire et au prendre, en des représentations de la vie réelle, il n’accepte et n’encourage l’amour qu’en des conditions de jeunesse, de sincérité, de tendresse, de désintéressement, d’honnêteté, de raison, hors lesquelles il le raille impitoyablement. A-t-il assez de traits amers pour toutes les femmes trop mûres qui croient appâter les amants, Bélise et la d’Escarbagnas, pour toutes les coquettes, élégantes ou prudes, qui se jouent des honnêtes gens, Célimène et Arsinoé, pour les pédantes et les précieuses, qui se guindent au-dessus des lois naturelles pour y mieux retomber par des chutes honteuses ou grotesques, pour les mégères rapaces, comme Béline, ou les intrigantes rusées comme la marquise Dorimène ! Chez lui, nulle complaisance pour les simagrées sentimentales, les concupiscences surannées, L’adultère passionnel, rien qui rappelle les indulgences alambiquées des tragi-comédies romanesques, rien qui annonce ou prépare les rêveuses incomprises de la littérature romantique, les neurasthéniques affolées et les divorceuses professionnelles de notre théâtre contemporain.

Ce n’est pas seulement pour en finir, pour satisfaire à une vieille convention, que ses amoureux et ses amoureuses se marient au cinquième acte. C’est parce que, depuis leur première rencontre, ils l’ont ardemment et sincèrement désiré. Jeunes et tendres, francs et ouverts, ils ne se cachent point leurs sentiments, ils ont grand peine à les cacher aux autres. Souvent même, ces jouvenceaux, naïfs et pétulants, étourdis, imprudents, ils confient leurs secrets à qui ne les devrait point entendre ! Ils s’adressent, dans leurs impatiences, aux premiers alliés venus pour s’insurger contre la résistance, juste ou injuste, de leur famille, et d’abord, à leurs valets ou servantes, parfois d’assez mauvais drôles ou drôlesses. Les manœuvres auxquelles ces fils et filles, dans leurs folies d’amour, prêtent la main pour obtenir, par ruse ou par force, le consentement des parents, ne sont pas toujours recommandables, tant s’en faut ! Et pourtant, on leur pardonne à presque tous, tant ils sont vraiment tendres et honnêtes, francs et délicats, vis-à-vis de celles qu’ils ont choisies, et qui elles-mêmes, malgré leurs faiblesses de conscience au sujet des moyens employés, restent pourtant assez soumises et résignées à leurs devoirs de filles, pour préférer le couvent et le désespoir au scandale d’un enlèvement.

Sur cette question du mariage, la pensée de Molière est bien nette et ne varie pas. Ce doit être l’union de corps et d’âme entre des jeunes gens qui se sont librement choisis par sympathie d’abord, et par raison ensuite. Tout lien qui se noue en dehors de ces conditions, par des entraînements irréfléchis ou par des motifs d’intérêt et d’égoïsme, avec de trop grandes différences d’âge, d’humeur, d’éducation, de situation, devient une chaîne pesante, une cause fatale de douleurs tragiques ou de tracas comiques pour les forçats accouplés, et de désordre, par eux et autour d’eux, dans la famille et la société. D’ailleurs, nulle idée qu’il puisse y avoir, hors du mariage, un bonheur durable, nulle prétention de soustraire même des époux mal assortis par leur faute à l’accomplissement de leurs devoirs et au sentiment de leurs responsabilités.

Dans cette lugubre farce de Georges Dandin, si la fille effrontée des Sotenville prétend s’émanciper, elle en doit invoquer pour raison la contrainte qu’ont employée ses parents pour la forcer à sa mésalliance :

GEORGES DANDIN.

C’est ainsi que vous satisfaites aux engagements de la foi que vous m’avez publiquement donnée ?

ANGÉLIQUE.

Moi ? Je ne vous l’ai pas donnée de bon cœur et vous me l’avez arrachée. M’avez-vous, avant le mariage, demandé mon consentement, et si je voulais bien de vous ? Vous n’ayez pour cela consulté que mon père et ma mère ; ce sont eux, proprement, qui vous ont épousé….

Quant au pauvre mari, bafoué, humilié, dès le commencement de la crise, il ne perd jamais conscience de ses fautes, et n’accuse, avec raison, dans sa détresse, que lui-même :

GEORGES DANDIN, seul.

Hé bien ! Georges Dandin, vous voyez de quel air votre femme vous traite ? Voilà ce que c’est que d’avoir voulu épouser une demoiselle ! L’on vous accommode de toutes pièces, sans que vous puissiez vous venger, et la gentilhommerie vous tient les bras liés. L’égalité des conditions laisse du moins à l’honneur d’un mari la liberté de ressentiment, et, si c’était une paysanne, vous auriez maintenant toutes vos coudées franches à vous faire justice à bons coups de bâton. Mais vous avez voulu, vous, tâter de la noblesse, et il vous ennuyait d’être maître chez vous. Ah ! j’enrage de tout mon cœur, et je me donnerais volontiers des soufflets !

Puis quand, à bout de hontes, ayant dû, à genoux, faire amende honorable pour des vilenies qu’il n’a pas commises, il abandonne la partie, désespéré :

Ah ! je la quitte maintenant, et je n’y vois plus de remède. Lorsqu’on a, comme moi, épousé une méchante femme, le meilleur parti que l’on puisse prendre, c’est de s’aller jeter à l’eau, la tête la première.

Ne semble-t-il pas qu’on entende un cri d’angoisse poussé peut-être plus d’une fois, dans l’intimité, par le mari d’Armande Béjart ?

Lui aussi avait rêvé plus de bonheur, et il a pris soin de nous dire bien des fois comment il concevait le mariage « ce lien honnête et doux » et les devoirs de mutuelle tendresse, de confiance, d’indulgence des époux, de nous montrer aussi la femme qu’il rêvait ou qu’il avait rêvée dans Elmire, Eliante, Henriette. Cette dernière surtout semble résumer les qualités affectives, morales, intellectuelles, qu’il tient comme nécessaires à la compagne de l’honnête homme, mère de famille et maîtresse de maison, dans une société choisie. Ni fausse prudence, ni vanité pédantesque. Un cœur délicat, un esprit alerte, une droiture franche, une volonté douce et ferme. Avec quelle ironie de bon sens elle répond à sa bégueule de sœur, Armande, qui ne peut entendre même prononcer le mot de mariage !

Ne concevez-vous point ce que, dès qu’on l’entend,
Un tel mot à l’esprit offre de dégoûtant ?

HENRIETTE.

Les suites de ce mot, quand je les envisage,
Me font voir un mari, des enfants, un ménage,
Et je ne vois rien là, si j’en puis raisonner,
Qui blesse la pensée et fasse frissonner.

ARMANDE.

De tels attachements, ô ciel, sont pour vous plaire !

HENRIETTE.

Et qu’est-ce qu’à mon âge on a de mieux à faire
Que d’attacher à soi par le titre d’époux,
Un homme qui vous aime et soit aimé de vous.
Et de cette union de tendresse suivie
Se faire les douceurs d’une innocente vie ?

La santé intellectuelle n’est pas moins chère à Molière que la santé morale. Aussi en fait-il don à Henriette, comme à son futur époux, Clitandre. C’est dans cette même pièce des Femmes savantes qu’il dit son dernier mot comme « pédagogue et critique littéraire », suivant l’expression de M. Faguet dans une des plus libres et fines études de ses Propos de Théâtre. Treize ans auparavant, dans les Précieuses, devant les survivants et survivantes de l’Hôtel de Rambouillet, il avait commencé ses attaques contre le pédantisme et le maniérisme à la mode. Depuis ce temps, et sous le coup du ridicule qui les avait démodées, les Précieuses, sans délaisser tout a fait le petit jeu des consultations littéraires, s’étaient enhardies à des visées plus hautes. Elles étaient devenues philosophes, mathématiciennes, physiciennes, astronomes. Leur vanité s’en était accrue, et leur pédantisme exalté. En montrant les ravages que ces vanités intellectuelles pouvaient faire chez d’honnêtes femmes, à tous les âges, quels désastres en pouvaient résulter dans la famille entière, Molière continuait son œuvre salubre. Vis-à-vis de la mère, Philaminte, qui oublie, pour des spéculations scientifiques, ses enfants, son mari, sa maison, de la tante Bélise, dont la maturité acariâtre ronge avec dépit le frein d’une virginité d’apparat, et la sœur Armande, dont le paroxisme cérébral a déjà desséché le cœur, il était bon de faire entendre la voix du sens commun, et de la faire entendre sur tous les tons. Ce qui, sur les lèvres d’Henriette, s’exprime en ironies charmantes et réflexions modestes, éclate en récriminations violentes et brutales dans la bouche de Chrysale exaspère, et jaillit, en saillies drolatiques, de celle de Martine sacrifiée. Mais c’est, du haut en bas, même sentiment juste de la situation.

Est-ce à dire que Molière soit un Arnolphe qui prétendrait interdire aux femmes la culture de l’esprit ? Le pourrait-on croire un seul instant ? Arnolphe a si bien réussi en voulant faire une idiote de la maligne Agnès ! C’est Clitandre, cette fois, qui répond au nom des contemporains :

Mon cœur n’a jamais pu, tant il est né sincère,
Même dans votre sœur flatter leur caractère,
Et les femmes Docteurs ne sont point de mon goût.

Je consens qu’une femme ait des clartés de tout,
Mais je ne lui veux point la passion choquante
De se rendre savante afin d’être savante,
Et j’aime que souvent, aux questions qu’on fait,
Elle sache ignorer les choses qu’elle sait.
De son étude enfin je veux qu’elle se cache
Et qu’elle ait du savoir sans vouloir qu’on le sache,
Sans citer les auteurs, sans dire de grands mots
Et clouer de l’esprit à ses moindres propos.

C’est ce que pensait déjà de son temps Montaigne quand il rencontrait des dames alléguant Platon et Saint Augustin et qu’il se murmurait in petto les vers inconvenants de Juvenal : Concumbunt docte, etc..

La doctrine qu’on ne leur a pas mise en l’âme leur est demeurée en la langue. Si les bien nées nous croient, elles se contenteront de faire valoir leurs propres et naturelles richesses… C’est qu’elles ne se connaissent point assez, le monde n’a rien de plus beau ; c’est à elles d’honorer les arts… Que leur faut-il pour vivre aimées et honorées ? Elles n’ont et n’en savent que trop pour cela ; il ne faut qu’éveiller un peu et réchauffer les facultés qui sont en elles… Si toutefois il leur fasche de nous céder en quoi que ce soit, et veulent par curiosité avoir part aux livres, la poésie est un amusement propre à leur besoing… Elles tireront aussi diverses commodités de l’histoire. En la philosophie, de la part qui a trait à la vie, elles prendront les discours qui les dressent à juger de nos humeurs et conditions, à se défendre de nos trahisons, à régler la témérité de leurs propres désirs, à ménager leur liberté, allonger le plaisir de la vie et à porter humainement l’inconstance d’un serviteur, la rudesse d’un mary et l’importunité des ans et des rides, et choses semblables… Quand je vois les femmes attachées à la rhétorique, à la judiciaire, à la logique, et semblables drogueries si variées et inutiles à leur besoing, j’entre en crainte que les hommes qui le leur conseillent le facent pour avoir loy de les régenter sous ce tiltre.

Ne dirait-on pas déjà la défiance de Clitandre vis-à-vis des Trissotins et des Vadius ?

L’expérience de la vie, chez Molière comme chez Montaigne, a fortifié leurs mépris instinctifs d’esprits sincères pour la manie littéraire et la demi-culture scientifique, pour la suffisance vaniteuse des gens de lettres et le charlatanisme intéressé des médecins. C’est dans ses deux dernières pièces, les Femmes savantes, suite et complément des Précieuses, des Fâcheux, de la Critique, du Mariage forcé, du Misanthrope, et dans le Malade imaginaire, suite et complément de l’Amour médecin, du Médecin malgré lui, de M. de Pourceaugnac, qu’il leur porte les coups les plus cruels. Trissotin et Vadius resteront les types du cuistre arriviste et du cuistre gaffeur, comme Diafoirus et son fils Thomas ceux de la routine solennelle et de la sottise présomptueuse en des ânes savants. Molière était, sans doute, alors exaspéré par les jappements des pamphlétaires acharnés à ses trousses, et par les tortures du mal qui le rongeait, et ses ressentiments d’auteur calomnié et de malade incurable l’emportèrent à des excès d’amertume et de violence. Dans ses attaques visiblement personnelles contre l’abbé Cotin et Ménage, dans ses négations absolues de la science médicale, il dépasse, avec la mesure, le fond même de sa vraie pensée. Mais après tout, nous le savons, il les présentait tels qu’il les connaissait, ni plus grossiers, ni plus orgueilleux ! Que raillait-il, chez les uns et chez les autres ? la fausse science, l’érudition livresque, la soumission aveugle aux formules scolaires, chez les lettrés l’engouement de l’effet verbal au lieu de l’expression et traduction sincère des sentiments naturels, chez les médecins une confiance paresseuse et périlleuse en des axiomes immuables, au lieu d’une étude attentive et libre des réalités. C’est toujours le même esprit de retour à la nature et à l’expérience transmis par les maîtres, Rabelais, Montaigne, Gassendi.

Les pensées qui résultent pour lui de ses observations personnelles sur l’état de la famille, des relations sociales et des idées religieuses de son temps, se résument sous leur forme la plus vivante dans quatre chefs-d’œuvre, l’Avare, le Misanthrope, Tartuffe, Don Juan. Dans l’Avare et dans Tartuffe, en des milieux de riche bourgeoisie, confinant, comme celui des Femmes savantes, par ses belles relations, à la noblesse officielle, c’est le vice d’un seul personnage, qui, réagissant sur tous les membres de la famille, y corrompt chez les uns leurs vertus naturelles et le sentiment des plus simples devoirs, et détermine, chez les autres, des résistances et des révoltes. Les conséquence en éclatent dans une de ces crises douloureuses que l’auteur comique peut terminer, à son aise, par un dénouement imprévu, mais qui, dans la vie commune, ne trouvent guère de si promptes solutions.

Ces deux pièces sont de celles qui ont attiré à Molière les plus durs reproches d’immoralité. Quelques rigoristes respectables, mais hostiles ou étrangers à l’art théâtral, ont jugé, de loin, dans leur cabinet, le texte de ces comédies comme on juge un texte de sermon ou de dissertation, sans comprendre la valeur si différente que donnent aux paroles le jeu de l’action scénique, le geste et la physionomie des personnages, l’impression sympathique ou répulsive qui s’en dégage. J.-J. Rousseau, plus calviniste qu’il ne pense, et dont le sentimentalisme sophistique, si indulgent pour les dépravations réelles, n’a jamais pu comprendre ni l’ironique jovialité gauloise, ni l’esprit et l’enjouement français, considère l’Avare comme « une école de mauvaises mœurs ». Cléante, en effet, semble un fils fort indélicat, puisqu’il finit par voler son père et lui répondre avec la plus irrespectueuse insolence. Jean-Jacques ne peut le lui pardonner. Il ne voit donc pas que cet oubli de ses devoirs, que ce désordre de paroles et de conduite, chez le fils, sont les conséquences mêmes de la situation scandaleuse et inextricable dans laquelle l’ont acculé tous les vices de son père, toutes les pratiques honteuses de ce vieillard lubrique, avide, hypocrite, menteur, son rival et son usurier. Il prend au sérieux, dans leur échange orageux de reproches mérités, le mot de la fin, cette plaisanterie énorme et inattendue par laquelle Molière, suivant sa coutume invariable, arrête à temps l’émotion du spectateur, avant qu’elle tourne au tragique, pour lui rappeler qu’il vaut mieux rire. Lorsque Harpagon, à bout de récriminations, d’insultes et de menaces, après avoir déclaré à son fils qu’il lui défend sa maison, qu’il l’abandonne, qu’il le déshérite, ajoute enfin : « Et je te donne ma malédiction », qu’est-ce que la brusque riposte de Cléante : « Je n’ai que faire de vos dons ? » Sans nul doute, une de ces exagérations ironiques de langage qui échappent à un homme exaspéré, et qui, par l’excès même de leur drôlerie, ramènent leur entourage et parfois eux-mêmes, à plus de calme et de bon sens. Mais Jean-Jacques, qui prenait au tragique et comme des préceptes les constatations malicieuses de La Fontaine sur les injustices de la vie, ne pouvait comprendre la morale expérimentale du satirique, non plus que celle du fabuliste. C’est toujours le nigaud de loup qui, entendant la mère « tencher son lieu qui crie », croit qu’il n’a qu’à se présenter pour qu’on lui jette l’enfant sous la dent.

Il y a longtemps que Saint-Marc-Girardin ajustement défendu Molière d’avoir voulu ébranler, dans son principe, l’autorité paternelle dont il accuse seulement les excès d’arbitraire égoïste, malheureusement trop favorisés encore, au xviie siècle, par l’omnipotence légale du père de famille et la persistance du vieux droit romain. « Les frères, les maris, les vieillards que Molière raille gaîment, ne sont pas ridicules par leur caractère de père, de mari et de vieillard, mais par les vices et les passions qui déshonorent en eux ce caractère. » Et il conclut avec justesse : « Image de la vie humaine, le théâtre est moral comme l’expérience… La Comédie, en faisant punir les vices les uns par les autres, représente la justice du monde telle qu’elle est.

C’est à ce point de vue, encore et surtout, qu’il faut se placer pour juger les œuvres capitales sorties, coup sur coup, durant sa période la plus combative, des indignations croissantes du poète insulté, le Tartuffe, Don Juan, le Misanthrope (1664-1669). Là sont incarnés, en des personnages très complexes, comme tous les produits d’une civilisation avancée, à la fois très individuels et très généraux, les vices les plus odieux qu’il voyait sévir autour de lui et quelques-unes des vertus qu’il y avait pu rencontrer. Dans Tartuffe, c’est l’Église mise en jeu dans un centre de bourgeoisie opulente, déjà très aristocratique, dans Don Juan, la grande noblesse mêlée aux gens de métiers et au bas peuple des campagnes, dans le Misanthrope, la noblesse de cour, la noblesse éclairée, dans un salon de Paris ou de Versailles. Partout les questions sociales, morales et religieuses se trouvent soulevées par les éloquences ou les railleries du dialogue comique ou sérieux. Que l’auteur ait eu, oui ou non, l’intention de déchaîner des tempêtes, ou que la seule profondeur de son observation, exprimée en des images si vives, ait donné à sa satire une portée inattendue, le fait est que depuis trois siècles, comme à leur apparition, on discute sur le caractère même des trois figures colossales et désormais légendaires, autour desquelles se meuvent les trois actions, Tartufe, Don Juan, Alceste. Malgré ce qui peut rester d’énigmatique dans la complication psychologique de ces protagonistes, malgré cette mixture incessante du drolatique et du sérieux, des rires et des colères, de l’ironie et de l’affirmation, nécessité primordiale de la comédie et, dans le cas présent, passeport indispensable aux hardiesses satiriques, il est facile, néanmoins, d’en dégager, sur tant de points importants, la vraie pensée de Molière à ce moment.

Dans Tartuffe et Don Juan, a-t-il voulu seulement démasquer l’hypocrisie religieuse, telle qu’elle se pratiquait autour de lui ? A-t-il voulu, en plus, sous le prétexte de fausse dévotion, attaquer la religion elle-même ? Malgré ses protestations publiques dans ses préfaces, dont on suspecte la sincérité, malgré l’assentiment d’innombrables contemporains, chrétiens indubitables et même écrivains ecclésiastiques, aussi virulents que lui dans leurs peintures et dénonciations de l’hypocrisie contemporaine, nombre d’excellents esprits le soutiennent encore. En ridiculisant l’abêtissement d’Orgon, un homme intelligent, honnête, qui a bien servi son pays, mais à qui la pensée de l’Enfer, sous la domination de Tartufe, enlève tout sentiment de ses devoirs paternels, Molière a-t-il voulu condamner toutes les pratiques pieuses, et la religion elle-même ? En donnant à l’athéisme fanfaron de Don Juan une âpreté militante d’ironie satirique, a-t-il révélé la profondeur de ses incrédulités, a-t-il affirmé son propre athéisme ?

C’est aller bien loin, ce semble, sur la route des hypothèses. Molière, assurément, n’avait ni la foi crédule et aveugle du charbonnier, ni la foi conventionnelle, légère ou superstitieuse des mondains. Ses habitudes studieuses, ses prédilections philosophiques, son entourage d’esprits indépendants et raisonneurs, l’absence complète dans son œuvre (en dehors de Tartuffe et de Don Juan) d’une allusion chrétienne ou religieuse ne laissent point croire à son orthodoxie. Il dut, dans la liberté de pensée, aller aussi loin que ses plus francs et hardis contemporains, Gassendi, La Mothe Le Vayer, Descartes et Pascal avant sa conversion. Mais on ne saurait le confondre, non plus qu’eux, avec les libertins débauchés fort nombreux alors à Paris, simples fanfarons d’athéisme, n’ayant brisé la chaîne des croyances traditionnelles, sauf à les reprendre in extremis, que pour se livrer impudemment à tous les vices. Ce sont ceux-là que personnifie admirablement Don Juan, avec un relief si énergiquement accentué de perversité odieuse et révoltante qu’il est impossible d’y voir une apothéose. Qu’on se souvienne avec quelle prudence et, sans doute, quelle sincérité, les plus graves penseurs du temps séparaient le domaine de la foi de celui de la raison, que Gassendi fut un ecclésiastique respectable et respecté, que La Mothe Le Vayer fut désigné par Richelieu, puis accepté par Anne d’Autriche, comme précepteur de Louis XIV ! On admettra alors, sans peine, que Molière parlait franc dans sa Préface de Tartuffe, à la fois si habile et si digne :

J’ai mis tout l’art et tous les soins qu’il m’a été possible pour bien distinguer le personnage de l’hypocrite d’avec celui du vrai dévot. J ai employé pour cela deux actes entiers à préparer la venue de mon scélérat. Il ne tient pas un seul moment l’auditoire en balance ; on le connaît d’abord aux marques que je lui donne, et, d’un bout à l’autre, il ne dit pas un mot, il ne fait pas une action qui ne peigne aux spectateurs le caractère d’un méchant homme et ne fasse éclater celui du véritable homme de bien que je lui oppose.

Cette défense de Tartuffe est aussi celle de Don Juan, qui dès la première scène, est peint, avec autant de sûreté profonde, par son malheureux valet Sganarelle, que Tartufe par Dorine et Cléante. Mais ici, c’est Sganarelle, qui représente, à lui seul, l’honnêteté et le bon sens. Interprète inculte et maladroit, mais d’autant plus touchant qu’il souffre plus dans sa misère, lui aussi franc et loyal que Dorine, de ne pouvoir se délier la langue devant ce terrible maître dont le plaisir est de l’humilier :

Il me vaudrait bien mieux d’être au diable que d’être à lui, et il me fait voir tant d’horreurs que je souhaiterais qu’il fût déjà je ne sais où. Mais un grand seigneur méchant homme est une terrible chose : il faut que je lui sois fidèle, en dépit que j’en aie ; la crainte en moi fait l’office de zèle, bride mes sentiments et me réduit d’applaudir bien souvent à ce que mon âme déteste.

Ce rôle étonnant de Sganarelle, qui, d’un bout à l’autre excite le rire en même temps qu’il éveille toujours la réflexion, c’est la protestation permanente des sentiments naturels et de la conscience universelle contre les paradoxes brillants, du dilettantisme intellectuel et de l’oisiveté corrompue. « Le peuple a des opinions très saines, disait Pascal… les demi-savants s’en moquent et triomphent à montrer là-dessus sa folie ; mais, par une raison qu’ils ne pénètrent pas, il a raison ». Et Robespierre dira : « L’athéisme est aristocratique ». Il est clair que, comme toujours, en mêlant aux plus justes raisonnements de ce Sancho asservi les superstitions les plus grossières, en lui faisant clore ses discours édifiants par des incidents grotesques, comme sa chute après l’exposition naïve des causes finales, Molière a voulu à la fois montrer le personnage dans toute sa réalité, éviter les allures ennuyeuses du sermon ou de la dissertation, et se donner, sous la protection du franc rire, le droit de dire toute sa pensée. Comment est-il possible de s’y tromper à la représentation, et même à la lecture ? Qui n’en sort avec l’estime pour Sganarelle et la conviction que si Molière, à coup sûr, ne partage point ses préjugés sur le loup-garou et le moine-bourru, il accepte encore moins le cynisme moral de Don Juan, la férocité de son égoïsme élégant, la perversité raffinée de ses curiosités sensuelles et sentimentales, ses négations tranchantes et légères ?

On ne saurait, sans doute, attacher une importance décisive à de simples faits d’obligation ou de convenance, comme celui des Pâques faites par Molière à Saint-Germain l’Auxerrois un an avant sa mort et l’appel inutile par sa femme et ses amis d’un prêtre à ses derniers moments. Toutefois l’habitude d’offrir l’hospitalité à des religieuses, sa loyauté, sa générosité, sa charité proverbiales, son dévouement à ses amis, à sa famille, à tout son monde, attestent, chez lui, avec le plus large esprit de tolérance, le respect sincère de toutes convictions religieuses, et la pratique désintéressée de quelques nobles vertus. Est-il sorti absolument du Christianisme in petto ? C’est possible, mais qu’en savons-nous ? En tout cas, il semble bien qu’il s’en soit tenu, comme tant d’autres penseurs en tous les temps, comme la grande masse peut-être dans le nôtre, à quelque conception, à la fois vague et certaine, d’un déisme mystérieux et inexplicable, mais d’où procèdent sûrement ces forces instinctives du sens moral, ces idées du bien et du mal, du juste et de l’injuste qui, sanctifiées par les religions, codifiées par les législations, constatées par les philosophies, n’ont cessé de gouverner, plus ou moins bien, la conduite des hommes. Qu’il ait, d’ailleurs, traversé successivement, dans sa jeunesse et son âge mùr, les deux états d’esprit que Don Juan et Sganarelle représentent avec l’exagération du relief dramatique ou comique, la confiance superstitieuse et le scepticisme matérialiste, c’est probable. S’il oppose, avec une telle impartialité apparente, les deux mentalités, c’est qu’il les connaît par expérience personnelle.

Comme on a discuté l’énigme de Don Juan, on a discuté l’énigme d’Alceste dans le Misanthrope. La deuxième est-elle plus indéchiffrable que la première ? Moins encore, ce nous semble. On a voulu trouver, les uns dans le noble et fier Alceste, dont la noblesse et la fierté ne succombent, par instants, qu’aux angoisses, colères et faiblesses d’un amour mal placé, les autres dans le prudent et souple Philinte dont l’expérience et le savoir-vivre s’accommodent patiemment à toutes les faussetés du monde et tous les déboires de la vie, une représentation typique de la pensée de Molière sur la haute société de son temps, une affirmation personnelle de sa sympathie soit pour l’adversaire, généreux et imprudent, soit pour le flatteur, réfléchi et avisé, de cette société.

Est-il possible, là encore, de ne pas voir où se dresse l’idéal de Molière ? Si ridicule que puisse paraître à des marquis éventés et des minaudières sucrées, par ses franchises brutales et ses sorties inconvenantes, le gentilhomme aux rubans verts, n’est-ce pas vers lui que vont d’un bout à l’autre, dans toutes ses révoltes et toutes ses angoisses, les applaudissements de la conscience publique ? Il fallait bien que, par quelques côtés, il prêtât aux rires, comme y prêtent, comme y prêteront toujours, dans toutes les sociétés régulières, ceux qui, par nature ou par conviction, ne se soumettent pas entièrement à leurs préjugés, habitudes et modes. Si Alceste n’était pas ridicule, pour son monde, à certains moments, il ne serait pas vrai. Et c’est parce qu’il le semble à ces gens-là, à nous aussi peut-être un peu, que notre respect pour lui s’augmente d’autant par notre compassion. Nous le plaignons, nous le respectons, nous l’admirons, nous sommes tous de cœur avec la bonne Éliante lorsqu’elle le défend :

Dans ses façons d’agir il est fort singulier,
Mais j’en fais, je l’avoue, un cas particulier.
Et la sincérité dont son âme se pique
À quelque chose en soi de noble et d’héroïque,
C’est une vertu rare au siècle d’aujourd’hui.

Et Molière est aussi de cœur avec elle ! Comme Alceste, il a subi les inquiétudes et les désespoirs de l’amour méconnu ou trompé, il a connu, comme lui, les impertinences, la bassesse, la vengeance des vanités blessées, les injustices des hommes et leurs méchancetés et, depuis longtemps grondaient en lui les révoltes et les colères qui éclatent tout à coup par la bouche du courtisan vengeur.

Mais, au-dessous de l’idéal, se traîne toujours la réalité. Ces révoltes et ces colères, le gentilhomme, dans son entourage même, ne peut les exprimer sans exciter de telles réprobations, de tels abandons, qu’il se trouve déjà presque seul avant de s’enfuir au désert. Comment un pauvre comédien eût-il pu se risquer à s’en faire, dans la vie ordinaire, le prédicateur et l’interprète ? Penser comme Alceste, vivre comme Philinte, n’est-ce pas à quoi la destinée nous contraint presque tous ? Là aussi le double personnage n’en fait qu’un. Alceste est le symbole de l’idéal de franchise, de justice, de vertu où l’on voudrait se hausser et se tenir, Philinte l’image réelle des accommodements extérieurs que les nécessités sociales nous obligent d’accepter dans le courant de la vie. Alceste pousse sa sincérité jusqu’à la dureté et l’injustice, Philinte sa douceur et sa politesse jusqu’à l’indifférence coupable. Il le fallait pour la comédie, mais n’en est-il pas de même dans la vie ? Peintre des autres, peintre de lui-même, c’est avec la même rigueur que Molière pousse à fond tous ses portraits. « Nous pouvons croire à la même sincérité lorsqu’il se défend par Alceste et Philinte, dit M. Jules Lemaître. Si bien que l’âme de Molière est également dans l’un et dans l’autre et qu’ils présentent tour à tour les deux attitudes du poète…. S’il est bon de s’indigner contre la vie, il est excellent de vivre…. N’empêche que Molière voudrait être Alceste, s’il le pouvait, je crois. » Nous ne saurions conclure ni mieux, ni autrement. Dans le Misanthrope, de même que dans Don Juan, c’est l’expression fidèle de deux états d’esprit contradictoires, vis-à-vis de la morale et du monde, par lesquels nous passons presque tous, sans pouvoir toujours en sortir avec la même clarté d’affirmation et d’idéal que le grand poète comique.