Molière et Louis XIV

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Molière et Louis XIV
Revue des Deux Mondes3e période, tome 77 (p. 64-100).
MOLIÈRE ET LOUIS XIV

Il en est des relations de Molière avec Louis XIV comme de certains faits de sa vie privée : elles soulèvent d’ardentes controverses, et ici le parti-pris est d’autant plus tenace et la passion plus aigre, que la politique s’en mêle. Selon que les critiques penchent à gauche ou à droite, ils sacrifient le roi au poète ou le poète au roi ; ce que les uns admirent le plus dans le génie de Molière, c’est la merveilleuse vitalité dont il fit preuve en se développant sous un pouvoir absolu, et, dans le caractère de l’homme, cette fierté plébéienne que ne put entamer l’humiliante protection d’un despote; les autres donnent à entendre que, si Louis XIV n’a point écrit le Misanthrope et le Tartufe, ils n’eussent pas été possibles sans lui. Depuis une trentaine d’années, cette dernière thèse a perdu beaucoup de terrain au profit de la thèse contraire. Entre tous les tenans de celle-ci il suffira de citer un illustre historien et un critique de valeur, Michelet et Despois. Le premier n’a pas consacré moins de quatre chapitres à Molière dans le treizième volume de son Histoire de France, et ces chapitres sont les plus aventureux de ce volume, où surabondent les conjectures hardies. Ils forment un vrai drame, très romantique, avec les violences de couleur, les élans lyriques, la psychologie divinatrice, l’opposition du sinistre et du bouffon, qui sont les règles du genre. On dirait le scénario d’un nouveau Roi s’amuse : Molière y devient un Triboulet de génie, dont le rire cache des sanglots, Louis XIV un François Ier sans grâce, indiquant au poète ceux qu’il doit insulter. Dialecticien ironique, nullement porté au lyrisme, Despois ne tombe pas dans ces exagérations; ce qu’il prend à la thèse commune, il l’adapte à ses habitudes d’esprit. Dans un premier travail, publié en 1855, trois ans après le rétablissement de l’empire, il déclare nulle l’influence de Louis XIV, qui porte ainsi la peine du coup d’état. Vingt ans après, lorsqu’il reprend le même sujet, le second empire est tombé ; de là une détente notable dans les sentimens de l’écrivain. Il ne fait plus de la littérature d’allusion, ce qui est d’ordinaire une pauvre littérature, et, depuis son premier travail, il a étudié son sujet de très près. Rien de tel pour atténuer un parti-pris; cependant il lui reste toujours quelque chose du sien. Il ne voudrait pas reconnaître trop expressément qu’il fut heureux pour Molière de vivre sous Louis XIV et d’avoir accès à sa cour, mais il accorde que la protection du roi envers le poète fut « véritablement spontanée et méritoire; » et si, dans un livre d’ensemble sur le théâtre au temps de Louis XIV, il ne traite pas à fond un sujet, « qui, dit-il, par son importance, comme par les discussions de détail qu’il soulève, mériterait d’être traité à part, » il le débarrasse de certaines légendes dont le lieu-commun abusait beaucoup trop.

Entre les deux thèses se placent diverses appréciations plus équitables. C’est d’abord, dans l’Histoire de la littérature française de M. Nisard, un chapitre où l’influence de Louis XIV sur les écrivains de son temps, sur Molière en particulier, donne lieu à un éloquent plaidoyer; quelques argumens y sentent l’avocat, mais l’ensemble défie la contradiction. Plus tard, dans la grande édition de Molière poursuivie par M. Paul Mesnard, successeur impartial de Despois, de nombreuses discussions, inspirées par un bon sens très ferme, ne laissent dans l’ombre aucun côté de la question. Enfin, les lecteurs de la Revue n’ont pas oublié avec quelle netteté, à propos des dernières recherches sur la vie de Molière, la solution du problème était indiquée ici même. Si j’aborde ce sujet à mon tour, c’est pour fortifier par une discussion complète des conclusions qui me semblent acquises au débat, estimant, du reste, que l’on peut être de son temps, et parler de Louis XIV comme de Molière, sans autre souci que celui de la vérité.


I.

Critiques de droite ou de gauche, respectueux des hiérarchies consacrées ou désireux de les retourner, la plupart sont tombés dans une erreur trop commune : ils n’ont pas assez tenu compte de la chronologie ; ils ont vu et présenté les choses dans un tableau d’ensemble, facile à embrasser d’un coup d’œil, pour le lecteur comme pour eux-mêmes. On dirait, à les entendre, que, du jour où le roi vit le poète-comédien, il se fit une opinion, s’y tint et y conforma tous ses actes. Il est rare, cependant, que, dans les relations de tout genre, les choses se passent ainsi. Le temps et les circonstances, plutôt qu’un sentiment spontané, leur impriment peu à peu un caractère qu’elles ne sauraient avoir dès le premier jour. Entre le Molière débutant au Louvre par la représentation d’une tragédie où il ne fut sans doute pas très bon, jointe à une petite farce qui n’était pas le dernier mot du génie. Comique, et celui qui meurt après quinze années de fréquentation à la cour et dix chefs-d’œuvre, il y a une grande différence, comme aussi entre le Molière qui écrit docilement des divertissemens à la Benserade et celui qui insiste pour faire jouer Tartufe. Et que de choses, très opposées, réunies dans le même homme ! Il est un de ces « valets intérieurs, » dont par le Saint-Simon, parmi lesquels le roi « se communiquoit le plus particulièrement,» mais il est aussi comédien, ce qui fait de lui un être à part dans une société très régulière; non pas acteur tragique, ce qui revêt un homme d’une certaine majesté, mais comique, souvent bouffon ; enfin, il est écrivain, et très en vue. De là par la nature des choses, toute une gradation et bien des nuances dans la faveur que put lui témoigner Louis XIV, surtout si l’on se rappelle ce que dit le même Saint-Simon de la manière dont le roi savait marquer et proportionner sa faveur : « Il rendit tout précieux par le choix et la majesté, à qui la rareté et la brièveté de ses paroles ajoutoit beaucoup. Il en étoit de même de toutes les attentions et les distinctions, et des préférences qu’il donnoit dans leurs proportions. » Jamais homme ne se conduisit en cela d’une manière « si fort mesurée, si fort par degrés, ni qui distinguât mieux le mérite, le rang, » en un mot, tous les « étages divers. » Il est donc nécessaire d’observer comme lui ces « degrés » et ces « étages. »

Au point de vue chronologique, d’abord, on distingue aisément dans la carrière de Molière trois périodes de faveur: l’une de préparation, entre les Précieuses ridicules et la Critique de l’École des femmes, l’autre d’apogée entre l’Impromptu de Versailles et la Comtesse d’Escarbagnas, la troisième de déclin entre les Femmes savantes et le Malade imaginaire. On sait comment les choses se passèrent au début. En arrivant à Paris, Molière, adopté par Monsieur, obtient de paraître devant la cour, et, le 24 octobre 1658, il représente au Louvre Nicomède, avec le Docteur amoureux, une de ces farces à l’italienne dont il avait si longtemps « régalé les provinces. « Il faisait le docteur, et, dit la notice de 1682, a la manière dont il s’acquitta de ce personnage le mit dans une si grande estime que Sa Majesté donna des ordres pour établir sa troupe à Paris; la salle du Petit-Bourbon lui fut accordée. » Il ne faut ni déprécier, ni exagérer ce premier acte de bienveillance, mais le prendre à sa juste valeur, qui est considérable. Que l’on suppose une erreur du roi sur le talent des nouveaux comédiens, ou simplement une approbation indifférente, la carrière de Molière est grandement entravée, peut-être arrêtée. Entre la troupe de l’Hôtel de Bourgogne et celle du Marais, sans autre répertoire propre que l’Etourdi, le Dépit amoureux et quelques farces, inférieure dans la tragédie, qui est le genre à la mode, y a-t-il une place suffisante pour la troupe de Monsieur? Forcera-t-elle l’attention du public, si lente à éveiller, si difficile à retenir? On peut en douter. Désignée, au contraire, à l’intérêt parisien par le goût du roi, elle peut compter sur une série de représentations fructueuses; le génie de son chef fera le reste. Et, de fait, les choses se passent de la sorte. On se porte en foule au Petit-Bourbon, l’Étourdi et le Dépit amoureux ont un grand succès et, en six mois, produisent 1,400 livres de part à chaque acteur.

Le roi ne se contente pas de loger la nouvelle troupe ; il a l’œil sur elle et lui témoigne à plusieurs reprises sa prédilection. Du mois d’octobre 1658 au mois d’avril 1659, les renseignemens journaliers nous font défaut, car La Grange ne tient pas encore son registre, mais, à peine l’a-t-il ouvert, à la rentrée de 1659, que nous voyons les « visites » à la cour se succéder rapidement. C’est d’abord, pendant les fêtes de Pâques, une représentation du Dépit amoureux au château de Chilly, dont le propriétaire donne un régal au roi ; aussitôt après, le 29 avril, la troupe est appelée au Louvre pour jouer les Visionnaires de Desmarets de Saint-Sorlin, preuve notable du goût de Louis XIV pour les comédiens du Petit-Bourbon, car la pièce n’est pas une nouveauté : elle date de 1637 et l’Hôtel de Bourgogne eût tout aussi bien pu la lui jouer. Le 6 mai, elle est mandée à Vincennes pour Don Japhet d’Arménie, donné par Scarron à l’Hôtel six ans auparavant ; le 11, au Louvre, encore pour l’Étourdi; le 19, pour Gros-René écolier et le Médecin volant. Jusqu’au mois de juillet de l’année suivante, il n’y a plus de visites, mais cette longue interruption s’explique par les graves événemens qui éloignaient le roi de Paris. Il était allé d’abord à Lyon voir la princesse de Savoie, qui lui fut un moment destinée en mariage. Ce fut ensuite un long voyage à travers la Provence, la Guyenne et le Languedoc, au terme duquel, le 9 juin 1660, il épousait Marie-Thérèse à Saint-Jean-de-Luz. Même à cette distance, et si occupé d’objets autrement importuns, il n’oubliait pas ses comédiens. Le 18 novembre 1659, Molière avait fait représenter les Précieuses ridicules, et la pièce excitait grand émoi dans les coteries mondaines ; Somaize nous apprend que les précieuses, sentant la force du coup, « intéressèrent les galans à prendre leur parti » et qu’un « alcôviste de qualité interdit la pièce pour quelques jours. » Le roi se fit envoyer la pièce, l’approuva et leva l’interdiction, montrant par là qu’il ne goûtait guère les raffinemens prétentieux mis à la mode par l’Hôtel de Rambouillet, et laissant prévoir que, dans l’avenir, sa protection ne manquerait pas au poète, lorsque se produiraient, avec des œuvres de plus haute portée, des attaques plus sérieuses. Le 26 août 1660, il faisait son entrée solennelle à Paris avec la jeune reine, mais il n’avait pas attendu jusque-là pour rappeler la troupe de Molière devant lui : le 29 juillet, étant encore à Vincennes, où il se reposait des fatigues du voyage, il demandait l’Étourdi, pour lequel il avait décidément un goût marqué, et ces mêmes Précieuses ridicules, qu’il tenait à voir représentées, après les avoir lues. Deux jours après, le 31 juillet, il se faisait jouer le Dépit amoureux et Sganarelle, autre nouveauté, donnée en mai; le 7 août, Sanche Panse, vieille comédie de Guérin du Bouscal, et une Pallas; le 21, l’Héritier ridicule de Scarron et Sganarelle pour la seconde fois. Enfin, la cour une fois installée au Louvre, Molière y donnait, le 4 septembre, Huon de Bordeaux. Le lecteur voudra bien excuser cette longue série de dates ; elle en dit plus que toutes les considérations.

A la fin de cette même année 1660, la protection royale trouve à s’exercer d’une manière décisive envers la troupe de Molière, et elle n’y manque pas. Le 11 octobre, sans ordres du roi ni avertissement préalable donné aux comédiens, l’intendant des bâtimens, M. de Ratabon, se met à démolir la salle du Petit-Bourbon pour faire place nette à la future colonnade du Louvre, et aussi, dit La Grange, par « méchante intention » à l’égard des comédiens. Molière, fort surpris, va se plaindre au roi, qui lui accorde le plus beau théâtre de Paris, celui du Palais-Royal, et donne à M. de Ratabon « un ordre exprès » d’y faire les réparations nécessaires. En attendant, comme la troupe était obligée d’interrompre ses représentations publiques, il ne la faisait pas venir au Louvre moins de six fois et lui donnait une gratification de 6,000 livres. Naturellement, la faveur royale entraîne celle de la cour ; Molière est appelé dans les plus notables maisons de Paris, chez Fouquet, chez les maréchaux d’Aumont et de La Meilleraie, chez les ducs de Roquelaure et de Mercœur, chez le comte de Vaillac, etc.

On sait le goût malheureux de Molière pour la tragédie. On ne peut dire qu’il y ait été encouragé par Louis XIV, car, jusqu’ici, Nicomède a été la seule représentation tragique par lui donnée devant le roi ; tout le reste est comédies ou farces. Mais il ne lui suffisait pas de jouer médiocrement les tragédies des autres; peut-être en aurait-il composé lui-même si le public ne l’en eût détourné obstinément, — à preuve une Thébaïde qu’il aurait donnée en province, avec accompagnement de pommes cuites, et Don Garcie de Navarre, comédie héroïque du genre le plus relevé. Il trouva le roi moins sévère que le public : tandis que Don Garcie n’obtenait à la ville que sept représentations, il en avait quatre à la cour, chiffre très considérable, en tenant compte de la proportion habituelle. Heureusement Molière suivit l’avis du public et revint à la comédie par un chef-d’œuvre, l’École des maris, que, non-seulement, le roi fit jouer devant lui, mais qu’il alla voir, semble-t-il, au Palais-Royal. Dans la pièce suivante, les Fâcheux, le roi lui faisait l’honneur de collaborer avec lui. On connaît l’anecdote; au sortir de la première représentation, Louis XIV lui dit, en désignant le grand-veneur, M. de Soyecourt, fort galant homme, mais narrateur impitoyable : « Voilà un grand original que tu n’as pas encore copié. » En vingt-quatre heures, la scène du chasseur était faite, et jouée devant la cour à la seconde représentation.

Un an après les Fâcheux, Molière donnait l’École des femmes. Il était à Paris depuis quatre ans et, sauf Don Garcie de Navarre, il n’avait eu que des succès ; aussi que d’ennemis aux aguets n’attendant qu’une occasion favorable pour l’écraser, s’il se pouvait : comédiens des deux troupes rivales, auteurs jaloux, critiques pédans, précieuses ridicules, maris malheureux, partisans des vieux usages ! L’École des femmes sembla leur fournir cette occasion, et ils donnèrent avec un merveilleux ensemble. Vite l’Hôtel de Bourgogne commande à Boursault le Portrait du peintre ; M. Lysidas va répétant que les comédies de Molière « ne sont pas proprement des comédies et qu’il y a une grande différence de toutes ces bagatelles à la beauté des pièces sérieuses, » que l’École des femmes, en particulier, fait hausser les épaules à « ceux qui possèdent Aristote et Horace; » les précieuses déclarent que la pudeur est « visiblement blessée » par l’interrogatoire d’Agnès ; les marquis « ne sauraient digérer le potage et la tarte à la crème. » Un intrigant de lettres, homme d’actualité, comme nous dirions aujourd’hui, Donneau de Visé, le futur auteur du Mercure galant, s’empresse de souffler sur ce beau feu et, dans ses Nouvelles nouvelles, raille les gens de qualité de leur patience à l’égard de l’impertinent poète : « Ils ne veulent rire qu’à leurs dépens, ils veulent que l’on fasse voir leurs défauts en public, ils sont les plus dociles du monde, ils auroient été bons du temps qu’on faisoit pénitence à la porte des temples, puisque, loin de se lâcher de ce qu’on publie leurs sottises, ils s’en glorifient. » Par une suprême habileté, les ennemis de Molière s’efforcent d’intéresser à la cause commune une des plus redoutables puissances du temps, les dévots, en leur montrant qu’ils sont visés, eux aussi : « Le sermon et les maximes ne sont-ils pas des choses ridicules et qui choquent même le respect que l’on doit à nos mystères? » On dirait vraiment que le fameux couplet de Beaumarchais sur la calomnie est une allusion directe à ce « chorus universel de haine et de proscription. » Mais, cette fois, celui qui servait de but aux calomniateurs était couvert par une volonté trop puissante : au plus fort des clameurs déchaînées, le roi marquait sa protection à Molière en lui accordant une pension de 1,000 livres, et le poète, ripostant d’un seul coup, lançait la Critique de l’École des femmes.


II.

Peut-être n’a-t-on pas assez fait ressortir l’importance exceptionnelle que les circonstances donnaient à cette faveur. On s’attache plutôt à en diminuer le prix par la comparaison et l’on s’indigne de voir Molière, sur la liste où il figure, évalué au même taux qu’un Leclerc ou un Boyer, moitié moins qu’un Ménage, trois fois moins qu’un Chapelain. On trouve aussi que le traiter a d’excellent poète comique, » c’est le qualifier sèchement, alors que la même épithète est accordée aux mêmes Leclerc et Boyer, que Desmarets se trouve intitulé « le plus fertile auteur et doué de la plus belle imagination qui ait jamais été, » et Chapelain « le plus grand poète français, et du plus solide jugement. » c’est le cas, ou jamais, de tenir compte de l’époque et du moment. Somme toute, si l’on considère l’opinion moyenne du public d’alors sur les trente-trois écrivains compris dans la liste, les ouvrages qu’ils avaient publiés, le point de leur carrière où ils étaient parvenus, leur importance sociale, on trouvera que cette liste n’était pas si mal dressée. On ne peut demander à un gouvernement qui se mêle de protéger les lettres, même à un gouvernement absolu, de devancer les jugemens de l’avenir; tout ce qu’il peut faire, c’est de répondre à peu près au sentiment de ceux qu’il gouverne. Or, en 1663, Leclerc et Boyer étaient vraiment des écrivains considérables; Chapelain, malgré la Pucelle, n’avait perdu qu’une part de sa renommée et, quant à la solidité du jugement, c’était chez lui une qualité très réelle. On peut même tenir pour certain que, si nous nous étonnons aujourd’hui de voir ces auteurs figurer à côté de Molière, le public d’alors et eux-mêmes furent aussi étonnés de voir Molière figurer à côté d’eux : un comédien, auteur de quelques grosses farces et de deux ou trois comédies mal intriguées, mis au rang des hommes de lettres les plus considérables ! En l’inscrivant sur sa première liste de pensions, Louis XIV heurtait le préjugé plus directement encore que ne l’eût fait Napoléon Ier en comprenant Talma parmi les premiers membres de la Légion d’honneur.

Les ennemis du poète n’osèrent pas s’indigner tout haut contre le roi, mais, profitant de la Critique de l’École des femmes, ils se dédommagèrent par un redoublement d’attaques contre Molière. De Visé reprenait la plume et lançait Zélinde, ou la Véritable Critique de l’École des femmes ; il s’efforçait encore d’ameuter les courtisans en les inquiétant pour l’avenir : « n’est-ce pas une chose étrange que des gens de qualité souffrent que l’on les joue en plein théâtre et qu’ils y aillent admirer les portraits de leurs actions les plus ridicules, afin de donner de la réputation au fameux Élomire, et de l’obliger à les peindre une autre fois avec des traits plus forts et de plus vives couleurs ? » Un incident qui nous paraît aujourd’hui d’une tristesse navrante prouve que ce genre de reproches porta coup. La Feuillade, plat courtisan, chez lequel l’esprit et le caractère n’étaient pas, bien s’en faut, à la hauteur du courage, s’en allait répétant ce fameux tarte à la crème, qu’il n’avait peut-être pas inventé, mais qu’il avait fait sien : « Tarte à la crème ! bon Dieu ! avec du sens commun, peut-on soutenir une pièce où l’on ait mis tarte à la crème ? » Molière fit assez de fond sur la protection du roi pour recueillir le mot et le mettre dans la bouche du marquis de la Critique ; peut-être ignorait-il qu’il atteignait par là un puissant personnage et voulait-il simplement distribuer le ridicule entre tous ceux qui avaient répété une sottise. Quoiqu’il en soit, La Feuillade, rencontrant un jour le poète, qui s’inclinait devant lui, lui saisit la tête en disant : « Tarte à la crème, Molière, tarte à la crème ! » et il lui frotta si rudement le visage contre les boutons de son habit qu’il le mit tout en sang. À la nouvelle de cette insulte, le roi témoigna une vive indignation et fit au duc de sévères remontrances. De Visé, lui, trouve le trait charmant : « Je crois qu’Élomire ne mettra jamais sa perruque sans se ressouvenir qu’il ne fait pas bon jouer les princes, et qu’ils ne sont pas si insensibles que les marquis turlupins. »

Une qualité que l’on n’a jamais refusée à Louis XIV, c’est de vouloir bien ce qu’il voulait. Il la montra pleinement à l’égard de Molière. Non-seulement le poète obtint toute liberté pour la riposte, mais il reçut l’ordre de rendre coup pour coup. De là cet Impromptu de Versailles, dont la hardiesse nous étonne aujourd’hui, mais qui fut vraiment ordonné. Molière le marque jusqu’à trois fois et en termes exprès : « Le moyen de m’en défendre, quand un roi l’a commandé ! » observe-t-il lui-même; et il fait dire par Madeleine Béjart : « On vous a commandé de travailler sur le sujet de la critique qu’on a faite contre vous ; » par La Thorillière : « Vous jouez une pièce nouvelle aujourd’hui ? — Oui, monsieur. — c’est le roi qui vous la fait faire ? — Oui, monsieur. ». Aussi s’en donne-t-il à cœur-joie, et chacun a son compte, précieuses, grands comédiens, beaux esprits, les marquis surtout : « Le marquis aujourd’hui est le plaisant de la comédie, et comme dans toutes les comédies anciennes on voit toujours un valet bouffon qui fait rire les auditeurs, de même, dans toutes nos pièces de maintenant, il faut toujours un marquis ridicule qui divertisse la compagnie. » Les ennemis de Molière n’en reviennent pas d’étonnement, mais ils ne perdent pas courage. Les comédiens jouent l’Impromptu de l’hôtel de Condé; l’inévitable de Visé rentre en lice avec la Vengeance des marquis, et, ressassant son éternelle antienne, il dit aux gens de cour que leur tolérance pour Molière est une lâcheté ; les prenant par leur faible, il leur annonce que les femmes ne veulent déjà plus d’eux : « Une jeune fille disoit que l’on lui vouloit faire épouser un marquis, mais que, depuis qu’elle les avoit vu jouer, elle n’en vouloit point. » Dans une Lettre sur les affaires du théâtre, il ne craint pas d’intéresser le roi lui-même dans la querelle ; avec un mélange d’effronterie et de timidité, il donne à entendre que le prince est solidaire de ses courtisans, et que les attaquer, c’est l’attaquer lui-même : « Il ne suffit pas de garder le respect que nous devons au demi-dieu qui nous gouverne, il faut épargner ceux qui ont le glorieux avantage de l’approcher et ne pas jouer ceux qu’il honore d’une estime particulière. Je tremble pour cet auteur quand je lui entends dire en plein théâtre que ces illustres doivent à la comédie prendre la place des valets. Quoi ! traiter si mal l’appui et l’ornement de l’état ! avoir tant de mépris pour des personnes qui ont tant de fois, et si généreusement, exposé leur vie pour la gloire de leur prince ! j’ai peine à croire ce que mes yeux ont vu et mes oreilles ont ouï. »

La perfidie était adroite, mais elle resta sans effet. Il fallait chercher autre chose. Le grief si désiré, le crime capital, on crut le trouver dans la vie privée de Molière. Il s’était marié deux ans auparavant, et des bruits vagues couraient sur ce mariage. Sœur de Madeleine Béjart, qu’il aurait pu avoir comme maîtresse, sa jeune femme aurait pu, par son âge, être la fille de sa sœur et de son mari. La haine excelle à exploiter les situations de ce genre ; d’une possibilité à une supposition il n’y a qu’un pas, et si l’on pouvait présenter cette supposition comme une certitude ! Un comédien de l’Hôtel de Bourgogne, Montfleury, l’essaya et remit à Louis XIV une requête dans laquelle il accusait Molière d’avoir épousé sa propre fille. On sait la réponse du roi à cette abominable méchanceté : le 28 février 1664, il tenait sur les fonts, avec Madame, le premier-né de Molière. Louis XIV, a-t-on fait remarquer pour diminuer l’importance de cet acte, accordait souvent la même faveur aux gens de son entourage. Dans le cas présent, si ordinaire que l’acte fût en lui-même, il empruntait aux circonstances une signification unique. La démarche de Montfleury était connue dans le public, puisque Racine en parle dans sa correspondance ; elle mettait en jeu la justice du roi, son respect des lois divines et humaines ; et le roi répondait, d’une façon à la fois éclatante et discrète, en tenant sur les fonts le prétendu fils de l’inceste ; il attestait la tranquille conviction où il était lui-même de l’innocence des parens; il en répondait devant ses sujets et devant Dieu.

On ne s’étonnera point que de cette guerre, où l’on n’avait rien épargné en sa personne, ni le poète, ni le comédien, ni le mari, ni le père, il soit resté à l’auteur de l’École des femmes un fond d’amertume et un désir de vengeance complète. Ses ennemis pouvaient se ramener à deux grandes catégories : les jaloux et les hypocrites. Il avait écrasé les premiers ; les seconds, plus redoutables, n’étaient pas de ceux que l’on abat d’un seul coup. En l’accusant de profaner les choses saintes, ils avaient éveillé son attention sur le danger des « armes sacrées » entre des mains haineuses et violentes. A ce reproche il n’avait d’abord répondu que par une allusion rapide ; ne jugeant peut-être pas le moment opportun pour s’engager à fond, il attendait. Mais je ne serais pas éloigné de croire qu’il fallût chercher dans la querelle de l’École des femmes le point de départ de Tartufe. Bien d’autres considérations, qui ne pouvaient échapper à un observateur doublé d’un courtisan très désireux de plaire, se réunissaient pour fortifier chez lui un semblable projet de pièce. Appuyée sur un pouvoir qui tenait d’elle en partie sa raison d’être et son droit, très forte à la cour, grâce à la piété de la reine mère et à la cabale du père Ferrier, la religion était partout dans l’état, et avec elle les moyens d’en abuser. A la ville, grâce à Mmes de Richelieu et d’Albret, de Guénégaud et de Lamoignon, il y avait, dans le monde aristocratique et parlementaire, nombre de salons dévots, plus occupés d’intrigues que de bonnes œuvres. La direction des consciences n’avait pas encore pris le développement que La Bruyère devait signaler à la fin du siècle, mais elle offrait déjà ses abus et ses dangers. Les querelles religieuses troublaient profondément la société ; jésuites et jansénistes étaient aux prises. Tout cela importunait Louis XIV ; comme chef d’état, il détestait les désordres de tout genre ; jeune et d’humeur galante, il n’entendait pas, si respectueux qu’il fut de la religion, que l’humeur austère de la cabale entreprît sur ses plaisirs, et elle s’y hasardait quelquefois. Quant à Molière, il était de sa nature plus porté à voir les dangers d’une trop grande ferveur religieuse qu’à ressentir la crainte de blesser la religion elle-même en frappant l’hypocrisie. Lorsqu’il crut trouver enfin l’occasion favorable, il attaqua de front ses plus redoutables adversaires, et, le 12 mai 1664, durant les fêtes de Versailles, il représenta devant le roi les trois premiers actes de Tartufe.

Ce n’est pas le moment de retracer à la suite de quelles vicissitudes la pièce, achevée dès le mois de novembre 1664, ne prit définitivement l’affiche du Palais-Royal que le 5 février 1669. Il suffira de dire que, dès le premier jour, les dévots vrais ou faux en sentirent le danger, et, bien que le roi eût témoigné son contentement, en obtinrent l’interdiction; interdiction provisoire sur laquelle le roi, — il le dit expressément à Molière, — se proposait de revenir. Cette attitude de Louis XIV a été jugée de façons très-différentes. Napoléon Ier trouvait le roi trop libéral : « Si la pièce eût été faite de mon temps, disait-il, je n’en aurais pas permis la représentation. » d’autres ne lui pardonnent pas d’avoir imposé à un tel chef-d’œuvre une attente de cinq ans. Ne peut-on pas conclure de ces opinions diverses que Louis XIV agit assez sagement? Le danger dénoncé par Molière ne lui semblait pas compenser les inconvéniens qu’il y avait à le proclamer si haut. Il devait tenir compte des colères du clergé, des remontrances du président de Lamoignon, des répugnances de sa mère, et, à des disputes religieuses déjà très vives, il ne voulait pas donner un nouvel aliment. Il fit donc passer avant son goût personnel ce qu’il croyait être l’intérêt de la religion et de la paix publique; et lorsque, en 1669, il leva la défense, c’est que, à cette date, la pièce lui semblait décidément avoir plus d’avantages que d’inconvéniens.

En attendant, il fit beaucoup pour atténuer la déception de Molière, calmer son impatience, le protéger contre le redoublement d’attaques soulevé par la première nouvelle de Tartufe. Un curé de Paris, Pierre Roullé, ouvrit le feu, non par une comédie, cela s’entend, mais par une plainte passionnée, directement adressée au roi. Contre Molière, ce « démon vêtu de chair et habillé en homme, le plus signalé impie et libertin qui fut jamais dans les siècles passés, » il réclamait « le dernier supplice exemplaire et public, le feu avant-coureur de celui de l’enfer. » Le roi fit savoir à Roullé qu’il voyait ce déchaînement de très mauvais œil, et il l’engagea si nettement à se tenir tranquille, que le curé prit soin de s’excuser, en protestant de la pureté de ses intentions. En même temps, il adressait à Molière quelques-unes de ces paroles pleines de sens et de bonne grâce, qu’il trouvait toujours dans l’occasion, et qui étaient regardées alors comme la plus insigne faveur. C’est Molière lui-même qui nous l’apprend : « Bien que, dit-il, ce m’ait été un coup sensible que la suppression de cet ouvrage, mon malheur pourtant étoit adouci par la manière dont Votre Majesté s’étoit expliquée sur ce sujet; et j’ai cru. Sire, qu’elle m’ôtoit tout lieu de me plaindre, ayant eu la bonté de déclarer qu’elle ne trouvoit rien à dire dans cette comédie qu’elle me défendoit de produire en public. » Le roi faisait plus : il autorisait les lectures privées de la pièce, et dans une très large mesure. On put donc entendre Tartufe chez une grande dame amie de Port-Royal, — Mme de Longueville, peut-être, ou Mme de Sablé, — chez l’académicien Habert de Montmor, chez Ninon de Lenclos, un peu partout, à en croire Boileau, qui montre Molière allant de dîner en dîner réciter la pièce interdite et d’autant plus désirée. Il y eut assez de ces lectures pour qu’une bonne part de la société parisienne pût les entendre. Il y eut même de vraies représentations, devant des cercles fermés; ainsi à Villers-Coterets, pour Monsieur, au Raincy et à Chantilly, pour le prince de Condé. Le 5 août 1667, Molière interprétant, ce semble, avec beaucoup de liberté quelques paroles bienveillantes que le roi lui aurait dites en partant pour l’armée, prend sur lui d’afficher Tartufe, et l’on devine avec quel empressement le public se porte au Palais-Royal. Vite le président Lamoignon interdit une seconde représentation, et l’archevêque de Paris, Hardouin de Péréfixe, lance un mandement par lequel il défend a de représenter, lire ou entendre réciter ladite comédie, soit publiquement, soit en particulier, sous quelque nom et quelque prétexte que ce soit, sous peine d’excommunication. » Ainsi Molière provoquait, en l’absence du roi, les rigueurs des deux plus hautes autorités de Paris ; scandale retentissant, dont tout autre que lui eût subi la peine. Le roi ne lui en témoigna aucune mauvaise humeur ; il ne leva pas sur-le-champ l’interdiction du président de Lamoignon, mais elle ne l’empêcha pas, non plus que le mandement de l’archevêque, d’accorder à la pièce une autorisation définitive, moins d’un an et demi après.

Entre temps, au mois d’août 1665, Molière avait risqué une autre pièce Don Juan, qui redoublait l’hostilité et les clameurs. On y voit d’ordinaire la continuation de la guerre engagée dans Tartufe; j’y verrais plutôt une manœuvre de Molière pour détourner en partie l’assaut de ses ennemis. En effet, ceux qu’il visait cette fois, c’étaient, avant tout, les incrédules, ou, comme on disait alors, « les libertins. » Depuis la Fronde et ses secousses morales, il y avait, dans la société polie et à la cour, beaucoup d’athées, et « de toutes sortes d’athées, » selon Nicole; les uns s’en tenant au scepticisme, les autres allant jusqu’à la négation formelle; les uns conservant du christianisme la discipline morale ou mêlant aux pratiques épicuriennes une certaine dose d’esprit stoïcien, les autres débauchés sans scrupules ou même renouvelant les infamies contre nature de l’antiquité ; tous, du reste, également odieux au roi, pour leur indépendance d’esprit ou la licence de leurs mœurs. De ce groupe, encore prudent et caché, sortiront les roués de la régence, lorsque l’affaiblissement général des croyances et l’exemple venu de haut permettront à la dépravation de tout oser. En personnifiant dans le héros de Don Juan l’athée et le débauché, Molière espérait à la fois plaire à Louis XIV et désarmer les vrais dévots. Mais, entraîné par sa rancune, et aussi par la logique du sujet, il fit de Don Juan un hypocrite et lui mit dans la bouche la grande tirade du cinquième acte. Il ne réussit donc qu’à joindre de nouveaux ennemis à ceux qu’il avait déjà ; en vain faisait-il défendre la foi religieuse par Sganarelle, de même qu’il avait confié à Cléante la défense de la vraie dévotion : on trouvait que c’était là un avocat sans autorité ou même assez compromettant.

Dévots vrais ou faux ne s’y trompèrent pas, et les adversaires de Tartufe furent aussi ceux de Don Juan. Un sieur de Rochemont se montra plus haineux encore et plus perfide que Montfleury et de Visé, quoique en meilleur style : « c’est trahir visiblement la cause de Dieu, s’écriait-il, de se taire dans une occasion où sa gloire est ouvertement attaquée ; où la foi est exposée aux insultes d’un bouffon qui fait commerce de ses mystères et qui en prostitue la sainteté ; où un athée, foudroyé en apparence, foudroie, en effet, et renverse tous les fondemens de la religion, à la face du Louvre, dans la maison d’un prince chrétien, sous le règne du plus grand et du plus religieux monarque du monde. » Lui aussi invoquait le bras séculier contre le sacrilège et demandait sa mort avec un grand luxe d’érudition historique : « Auguste fit mourir un bouffon qui avoit fait raillerie de Jupiter et défendit aux femmes d’assister à ses comédies, plus modestes que celles de Molière; Théodose condamna aux bêtes des farceurs qui tournoient en dérision nos cérémonies ; et néanmoins cela n’approche point de l’emportement qui paroît en cette pièce ; et il seroit difficile d’ajouter quelque chose à tant de crimes dont elle est remplie. » Il terminait en adressant au roi un appel qui ressemblait à une menace : « Nous avons tout sujet d’espérer que ce même bras, qui est l’appui de la religion, abattra tout à fait ce monstre et confondra à jamais son insolence. L’injure qui est faite à Dieu rejaillit sur la face des rois, qui sont ses lieutenans et ses images; et le trône des rois n’est affermi que par celui de Dieu. Les déluges, la peste et la famine sont les suites que traîne après soi l’athéisme ; et quand il est question de le punir, le ciel ramasse tous les fléaux de sa colère pour en rendre le châtiment plus exemplaire. » Quelle fut la réponse du roi si directement mis en cause ? Le pamphlet de Rochemont avait été lancé au mois d’avril, et, le 14 août, Louis XIV, demandant à Monsieur la troupe de Molière, lui attribuait une pension de 6,000 livres et lui permettait de prendre le titre si envié de : Troupe du roi. Les amis de Molière ne manquèrent pas de faire sonner bien haut cette marque de faveur, très considérable en tout temps, décisive à cette heure. L’un d’eux, répondant à Rochemont, lui disait avec une ironie joyeuse : « Le roi vient enfin de connoître que Molière est vraiment diabolique, que diabolique est son cerveau et que c’est un diable incarné; et, pour le punir comme il le mérite, il vient d’ajouter une nouvelle pension à celle qu’il lui faisoit l’honneur de lui donner comme auteur, lui ayant donné cette seconde, et à toute sa troupe, comme à ses comédiens. » Il n’en restait pas moins que Don Juan excitait, lui aussi, des alarmes, feintes chez quelques-uns, sincères chez beaucoup. Louis XIV voulut tenir la balance égale, et, tout en consolant Molière, rassurer les croyans centristes : la pièce quitta l’affiche en plein succès, après quinze représentations, très probablement sur un désir du roi, et elle ne fut pas imprimée, bien que Molière eût pris un privilège.


III.

Malgré l’interdiction persistante de Tartufe et l’arrêt de Don Juan, l’adoption de la troupe de Molière par le roi marque l’apogée de faveur dont je parlais au début de cette étude, et l’on peut apprécier dès maintenant le caractère de cette faveur.

Il faut d’abord tenir compte de l’état de l’opinion à l’égard de Molière : sa profession et le caractère de ses œuvres mettaient, aux yeux des contemporains, une différence notable entre les autres poètes et lui. Si notre temps possédait un Molière, le poète-comédien irait de pair, dans toutes les relations sociales, avec ce que la littérature compte de plus distingué. Les puissances s’honoreraient de lui faire accueil et la société polie le rechercherait, avec ce double attrait qui la porte vers la littérature et l’art, mais qui lui inspire une curiosité si vive pour tout ce qui touche au théâtre. Au XVIIe siècle, l’acteur pouvait être admis à la familiarité, mais il était exclu du respect. L’acteur comique, surtout, celui qui excitait le rire, souvent le plus gros, l’enfariné aux joyeuses grimaces, ne prétendait pas à un certain degré d’estime sociale. Il en était des œuvres comme de l’auteur. À ce point de vue encore, nous avons fait des progrès vers une appréciation plus équitable ; malgré la hiérarchie des genres, nous admettons qu’à une certaine hauteur il n’y a que des égaux parmi les écrivains, il n’y a plus de rangs. Ces rangs existaient au temps de Molière, et il le sentait si bien que, dans la Critique, il protestait contre celui que l’on donnait à ses pièces et saisissait l’occasion d’établir entre la comédie et la tragédie un parallèle tout à l’avantage de la première.

Louis XIV avait beaucoup de bon sens et un jugement très sûr, mais si, en bien des choses, il créa l’esprit de son temps, en beaucoup d’autres il ne fit que l’adopter et le suivre, en lui donnant un caractère souverain de justesse et de dignité. En ce qui touche Molière, il s’en tint, semble-t-il, à l’opinion générale sur les comédiens et sur les auteurs. On ajustement remarqué que l’on ne trouve dans ses rapports avec lui rien de semblable à ce que nous offre la biographie de Boileau ou de Racine. Pour Boileau, il avait plus que de l’estime; c’était une véritable affection, tolérante dans l’occasion, attentive, délicate. De toutes les louanges qu’on lui prodiguait, celles, du satirique lui étaient les plus agréables ; lorsque le poète faisait une cure aux eaux de Bourbon, il s’inquiétait de sa santé; il lui passait son intraitable droiture de sens poétique, son jansénisme, ses sorties intempestives contre Scarron ; il lui disait lorsqu’il quitta la cour : « Souvenez-vous que j’ai toujours à vous donner une heure par semaine quand vous voudrez venir. » Mêmes sentimens pour Racine, qui entrait encore plus avant dans la familiarité royale, avait un appartement à Versailles, était de tous les Marlys, et, durant une maladie du roi, couchait dans sa chambre et lui lisait Plutarque. Mais, dit-on, Molière était valet de chambre du roi, et cette charge lui permettait d’approcher souvent de Louis XIV. A y regarder de près, ce n’est là qu’une conjecture peu vraisemblable. D’abord, bien que la notice de 1682 prétende que Molière, reçu dès son bas âge en survivance de la charge paternelle, la remplit exactement jusqu’à sa mort, nous savons que Poquelin père l’en avait dépossédé en 1654 au profit d’un frère puîné, qu’il en reprit lui-même les fonctions en 1660, et qu’il les conserva probablement jusqu’à sa mort. Admettons, cependant, que le père se contentât d’exercer lui-même la partie de ces fonctions qui lui convenait le mieux, savoir la fabrication et la garde des meubles du roi, — deux choses dont Molière n’avait certainement pas le loisir de s’acquitter, — et qu’il laissât le reste à son fils, ce reste consistait uniquement à faire le lit du roi avec les valets de chambre, et à moins d’admettre que Louis XIV restait là pendant qu’on faisait son lit, on ne voit pas comment cet office pouvait mettre Molière en rapport direct avec la personne royale. Si le poète tint à porter le titre de tapissier valet de chambre, c’est uniquement pour les avantages moraux, très considérables d’ailleurs, qu’il en retirait.

Ce titre n’en est pas moins la cause indirecte d’une légende fameuse, celle de l’en-cas de nuit, dont on use et abuse encore, bien qu’à deux reprises Despois en ait montré l’invraisemblance. Elle fut racontée pour la première fois en 1823, cent cinquante ans après la mort de Molière, par un auteur des plus sujets à caution, Mme Campan[1], qui disait la tenir de son beau-père, lequel l’aurait apprise lui-même de « M. Lalosse, médecin ordinaire de Louis XIV. » l’État de la France porte, en effet, le nom d’un « sieur de La Fosse, » non pas « médecin ordinaire, » mais simple « chirurgien servant par quartier : » on n’ignore pas que le propre des faiseurs d’histoires est de s’assurer par à peu près un garant, qui n’est généralement pas en mesure de les démentir. D’après M. Lafosse ou de La Fosse donc, les valets de chambre du roi, blessés de voir Molière s’asseoir à leur table, l’y recevaient assez mal, et le roi, instruit du fait, aurait un beau matin, à son lever, tenu ce langage au poète : « On dit que vous faites maigre chère ici, Molière, et que les officiers de ma chambre ne vous trouvent pas fait pour manger avec eux. Vous avez peut-être faim ; moi-même je m’éveille avec un très bon appétit : mettez-vous à cette table et qu’on me serve mon en-cas de nuit. » Puis, faisant introduire les entrées familières, c’est-à-dire les plus hauts personnages de la cour, il aurait ajouté, en servant une aile de poulet à son convive : « Vous me voyez occupé de faire manger Molière, que mes valets de chambre ne trouvent pas assez bonne compagnie pour eux. » Outre que cette bourgeoise familiarité de langage ne sent guère son Louis XIV, il y a, dans le caractère de la scène, une affectation théâtrale, un goût de cabotinage, qui dénoncent l’arrangement. Quant au fait en lui-même. Despois observe avec raison que c’eût été là une infraction inouïe à l’étiquette et qu’elle eût frappé les contemporains; or, ils n’en soufflent mot, alors qu’ils s’étendent complaisamment sur les moindres bontés du roi. D’autre part, Saint-Simon dit en termes exprès : « Ailleurs qu’à l’armée, le roi n’a jamais mangé avec aucun homme, en quelque cas que c’ait été, non pas même avec aucuns princes du sang, qui n’y ont mangé qu’à leurs festins de noces, quand le roi les a voulu faire. » A ces argumens, on peut en ajouter un autre, tiré des fonctions même de Molière et qui tranche la question par une impossibilité. L’Etat de la France nous apprend que les valets de chambre proprement dits, c’est-à-dire ceux qui assistaient le roi à son lever et à son coucher, avaient seuls « bouche à la cour, » c’est-à-dire le droit de s’asseoir à une table servie pour eux dans le palais; quant aux valets de chambre tapissiers, ils recevaient leur nourriture en alimens non accommodés ou en argent. Molière n’eut donc pas à manger avec les orgueilleux convives dont par le Mme Campan, et l’anecdote perd ainsi son point de départ.

Avant la réfutation de Despois, cette anecdote n’avait pas donné matière à moins de trois tableaux, signés de noms illustres ou connus : Ingres, Gérôme et Vetter. Ils sont très instructifs par la manière dont ils traduisent, sur les rapports du poète et du roi, une opinion qu’ils ont eux-mêmes contribué à répandre après s’en être inspirés. Popularisés par l’exposition publique, la gravure et la photographie, ils pourraient porter comme devise le mot de La Bruyère : « Je rends au public ce qu’il m’a prêté. » Tous trois nous offrent un Louis XIV posant pour l’histoire et faisant à ses courtisans humiliés une conférence que Molière écoute avec résignation chez l’un, avec stupéfaction chez l’autre, avec majesté chez le troisième ; ici, le poète s’assied timidement sur le bord de sa chaise, là il affecte le sérieux de l’homme qu’on décore, ailleurs il représente le génie, comme pourrait faire un comédien dans un à-propos. Chacun d’eux s’efforce d’accentuer par quelque détail facile à saisir le caractère de la scène. L’un, trompé par le titre de valet de chambre dont il savait Molière revêtu, lui a mis sur le dos la casaque rayée de Ruy-Blas ; de plus, il a représenté à gauche de sa composition, bien détaché et en pleine lumière, un évêque de haute taille et fort laid, dont le poing crispé marque la fureur. L’autre, venu plus tard, désireux de faire preuve d’invention, mais tenant à cet évêque, le place à l’extrême droite avec une attitude plus significative encore : l’air contrit, à demi caché, comme pour fuir la vue du scandale, il semble implorer la pitié de Dieu pour l’aveuglement du roi. Si les moins versés dans la biographie de Molière ne comprennent pas de la sorte que l’auteur de Tartufe était médiocrement apprécié par les gens d’église, ce ne sera vraiment pas la faute de nos peintres. On oublie, dans ces allusions trop faciles, que ni Péréfixe, ni Roquette, — ni même l’auteur des Maximes sur la comédie, — n’avaient à la cour ces attitudes de fanatiques ou de pieds-plats; et que, s’ils avaient du dépit, ils avaient le bon goût de ne pas le donner en spectacle.

Admettons, toutefois, que Mme Campan se soit contentée de broder sur un fait vrai et de prêter à Louis XIV l’éloquence dont elle était capable. On pourrait, par comparaison, rétablir le vrai caractère de la scène, car il n’est pas sans exemple que Louis XIV, à table, ait honoré un comédien d’une attention bienveillante. Le biographe de Scaramouche, qui écrivait en 1695, n’a pas manqué de transmettre à la postérité ce fait, que son héros eut l’honneur, non pas de manger, mais de boire avec Louis XIV: « Le roi, dit-il, ayant un jour aperçu Scaramouche à son dîner, voulut bien prendre la peine de lui verser à boire, de sa propre main, d’un vin étranger, pour voir s’il étoit bon gourmet. » Scaramouche remercia par ce lazzi, qu’il ne manquerait pas de dire à son boulanger que le plus grand roi du monde lui avait versé à boire, et le roi, « comprenant par ce discours que l’honneur qu’il avoit fait à Scaramouche ne lui donnoit pas du pain, » augmenta aussitôt sa pension de 100 pistoles. Voilà un Louis XIV plus vraisemblable ; et, toute différence gardée entre Molière et Scaramouche, — quoique, je le répète, les contemporains n’aient pas toujours fait cette différence, — on le verrait mieux dans une attitude pareille à l’égard de Molière que dans le commérage de Mme Campan. Au début, surtout, qu’était-ce que Molière aux yeux de Louis XIV? Un nouveau Scaramouche, élève et rival de l’autre, moins grossier, plus recommandable de mœurs, mais, comme l’autre, se donnant corps et âme à son métier. Sans doute, il était homme de lettres, en ce sens qu’il écrivait ses pièces et que Scaramouche se contentait d’improviser les siennes ; mais ils avaient même inspiration, même genre de talent, l’un plus italien, l’autre plus français. Il ne serait pas impossible que le roi, dans l’occasion, eût témoigné à tous deux cette sorte de familiarité dont les très hauts personnages sont quelquefois prodigues envers les petites gens qui servent leurs plaisirs, d’autant plus dédaigneuse, au fond, qu’elle est plus accueillante. On aura remarqué plus haut le mot de Louis XIV à Molière, après les Fâcheux: « Voilà un grand original que tu n’as pas encore copié. » Si le propos royal a été exactement recueilli, je verrais volontiers dans ce tutoiement une indication précieuse du ton que le roi prenait en pareil cas. Un peu plus serait impossible; les idées du XVIIe siècle n’admettaient pas de scènes semblables à celles que nous contaient naguère deux romanciers : ici, l’héritier présomptif d’un grand empire choquant son verre, avec une politesse d’égal, contre celui d’un roi d’opérette; là, un prince authentique rajustant la perruque d’un pitre et discutant avec lui sur les mérites comparés de la république et de la monarchie.

Cependant, à mesure que Molière avançait dans sa carrière, il est certain que l’estime de lui faite par le roi dut gagner en sérieux. Jusqu’aux Fâcheux, on pouvait se méprendre sur sa vraie valeur; après l’École des femmes, c’était déjà plus difficile; après Tartufe et Don Juan, le Misanthrope et l’Avare, il est impossible que Louis XIV, sans séparer ce qui était inséparable, le comédien et l’auteur, n’ait pas ressenti pour ce dernier quelque chose du respect qu’inspire le génie, de la sympathie qui va droit à un grand esprit et à un grand cœur se montrant à travers des créations dramatiques. De là, chez le roi, un ensemble de sentimens où se mêlaient la chaleur d’âme qu’excite l’admiration, l’épanouissement qui suit le rire, la reconnaissance envers celui qui nous procure ces deux plaisirs; enfin, le désir de se l’attacher et de lui rendre facile l’exercice de son art, en lui accordant toute la liberté possible dans une cour et sous un pouvoir absolu.

Le goût particulier de Louis XIV pour un genre de divertissement où Molière le servit à souhait vint bientôt se joindre à ces diverses causes de faveur et de protection. Ce divertissement était le ballet, qui, très en faveur depuis Henri IV, tenait à la cour, avec les carrousels, la place des tournois et des joutes, et permettait au jeune roi de faire briller son grand air et son élégance, son adresse et sa vigueur. Entre 1651 et 1660, un poète de troisième ordre, mais doué de la souplesse et de l’agrément nécessaires pour marier la poésie à la musique et à la danse, Benserade, fut le grand compositeur des ballets royaux. Il porta le genre à sa perfection, et l’on a pu dire de lui qu’il y fut vraiment ce que furent Molière dans la comédie, Corneille dans la tragédie, La Fontaine dans la fable : un inventeur et un maître[2]. Mais il n’est invention qui ne s’épuise à la longue, surtout dans un domaine aussi restreint. En 1661, surgissait pour Benserade la redoutable rivalité de Molière, qui, voyant où se portaient les préférences royales, s’exerçait au divertissement à la mode en mêlant des intermèdes de ballet aux Fâcheux, et, en 1664, éclipsant Benserade par un double coup de maître, faisait sortir du ballet un genre nouveau, la comédie-ballet, où il mêlait ce que le roi aimait le plus à ce qu’il était sûr de faire lui-même excellemment. Louis XIV goûta beaucoup l’innovation, et les comédies-ballets, composées par Molière avec la collaboration musicale de Lulli, se succédèrent rapidement. En 1665, Molière donne l’Amour médecin; en 1666, il impose sa collaboration à Benserade et fait entrer dans le Ballet des Muses, réglé par celui-ci, Mélicerte et la Pastorale comique; en 1669, il fait seul Monsieur de Pourceaugnac ; en 1670, les Amans magnifiques et le Bourgeois gentilhomme ; en 1671, il applique le même mélange à la tragédie, et, avec Corneille, donne Psyché; la même année, il esquisse la Comtesse d’Escarbagnas pour le Ballet des ballets. Dès 1669, Benserade se voyait forcé de quitter la partie et, resté maître de la place, Molière remplissait l’attente du roi, qui lui indiquait lui-même des sujets, ainsi les Amans magnifiques et le Ballet des ballets.

Cette participation si directe aux plaisirs royaux se traduisait nécessairement, pour Molière, par d’abondans profits. On sait que Louis XIV, magnifique dans ses fêtes, n’était nullement prodigue, et, quoiqu’il dépensât beaucoup, savait compter. Mais, avec Molière, il faisait grandement les choses, et l’on trouve à chaque page, dans le registre de La Grange, la preuve de ses munificences. Pour n’en citer qu’un exemple, les représentations de la Princesse d’Élide, accompagnée des Fâcheux et du Mariage forcé, soit un service de huit jours, valurent 4,000 livres à la troupe et 2,000 à son chef. Souvent répétées, ces gratifications expliquent le chiffre, relativement assez bas, de 6,000 et 7,000 livres, que ne dépassa point la pension accordée à la troupe de Molière, tandis que l’Hôtel de Bourgogne avait 12,000 livres et la troupe italienne 15,000. Par les chiffres proportionnés de ces pensions, Louis XIV tenait compte de l’ancienneté de l’Hôtel et du délaissement où il le tenait, comme aussi, pour les Italiens, de la situation d’une troupe étrangère, appelée à Paris, et qui n’y aurait pu subsister sans une aide considérable. Avec Molière, des gratifications répétées étaient la juste récompense de ses constans efforts.


IV.

Si l’histoire des pièces de Molière nous donne assez de renseignemens pour nous faire une opinion sur la conduite de Louis XIV à son égard, ces pièces elles-mêmes nous en donnent d’aussi complets sur les sentimens du poète à l’égard de Louis XIV; elles achèvent aussi de nous instruire sur sa situation à la cour. Et d’abord, leur lecture, même superficielle, ruine l’hypothèse fantaisiste d’après laquelle l’auteur du Misanthrope aurait été, dans un siècle monarchique et à la cour d’un despote, un précurseur, une âme républicaine, mal à l’aise dans une atmosphère de servitude, et gardant en elle-même comme un foyer de libre pensée que nulle contrainte ne pouvait éteindre. Molière pensait, à l’égard de Louis XIV, comme la très grande majorité de ses contemporains ; il le tenait pour le plus grand roi du présent et du passé, l’incarnation de la grandeur française, et, l’approchant de près, il le trouvait noble avec bonne grâce, magnifique sans mauvais goût, majestueux avec aisance. En effet, la partie du règne qu’il lui fut donné de connaître est pure de fautes et d’excès ; il ne vit ni ce degré suprême d’orgueil et d’égoïsme où l’adulation porta peu à peu Louis XIV, ni les fastueuses folies de Versailles, ni les guerres inconsidérées, ni la misère succédant aux fautes du dedans et du dehors. Il vit, au contraire, l’ordre et la prospérité remplaçant le désarroi universel de la Fronde, la cour la plus brillante que le monde ait connue, de grands artistes et de grands écrivains formant comme une éclatante parure à la royauté; au dehors, la victoire et le respect. Pouvait-il, comme Français, être mécontent du présent et désirer un meilleur avenir? Pouvait-il, comme comédien, désirer une protection plus active ?

La manière dont il parle du roi et de lui-même ne laisse aucune place à l’incertitude. Non qu’il motive ses éloges comme Boileau et célèbre la gloire du roi en la décrivant : une seule fois, il prend texte d’un événement déterminé, et compose sur la première conquête de la Franche-Comté un sonnet assez médiocre. En tant que poète comique, dans le prologue de l’Amour médecin, dans les vers du Divertissement royal, dans le sixième intermède des Amans magnifiques, il se contente d’employer les formules de flatterie en usage dans les ballets ; et, tout ce qu’on peut dire de ces vers de circonstance, c’est que, très faibles de facture, car ils ont été écrits très vite, ils conservent une certaine mesure dans l’adulation : une seule fois, dans le Malade imaginaire, il a forcé la note; mais, on le verra, ce n’était pas sans motif. Ses éloges ne tirent à conséquence que lorsqu’il parle en son propre nom ou de ce qui le regarde; alors, ils sont d’un vrai poète et respirent la sincérité. En 1663, la pension qu’il a reçue lui fournit matière à un spirituel tableau de la cour, à un charmant portrait de Louis XIV. Qui ne connaît ces derniers vers du Remercîment au roi?


Dès que vous ouvrirez la bouche
Pour lui parler de grâce et de bienfait,
Il comprendra d’abord ce que vous voudrez dire,
Et se mettant doucement à sourire,
D’un air qui sur les cœurs fait un charmant effet,
Il passera comme un trait.
Et cela doit vous suffire :
Voilà votre compliment fait.


A leur grâce et à leur finesse, on dirait du La Fontaine, n’était une franchise et une liberté de touche qui sentent bien leur Molière et annoncent déjà le délicieux poète d’Amphitryon. Trois ans après, dans Mélicerte, il traite le même sujet par allusion et, faisant parler un berger de pastorale héroïque, il mêle heureusement l’aisance familière et l’admiration respectueuse dans un brillant couplet. Le poème sur la grande fresque de son ami Mignard, la Gloire du Val-de-Grâce, honorée d’une visite royale, lui permet de vanter, chez leur maître commun, « ce goût délicat, qui décide sans erreur et loue avec prudence. » Tout cela n’est plus flatterie, mais l’expression de la vérité même. Il n’y a pour contrôler Molière qu’à consulter Saint-Simon, qui connut, non pas la radieuse jeunesse de Louis XIV, mais sa maturité déjà sombre et sa vieillesse attristée. Chez l’un et chez l’autre, ce sont les mêmes éloges de la haute mine et du grand air du roi, de son bon sens, de sa justesse d’expression dans l’éloge, avec cette seule différence que, le charme souverain auquel Molière s’abandonne, Saint-Simon le subit avec mauvaise humeur.

Sur son rôle auprès de ce maître si majestueux, à la fois, et si aimable, et sa place dans cette cour, Molière nous donne encore des renseignemens très précis. A la façon dont il parle de lui-même, il se montre exempt de toute mauvaise humeur ; rien, chez lui, de cette aigreur de déclassé que La Bruyère sera le premier, au XVIIe siècle, à ressentir et à exprimer. Nous voudrions même parfois lui voir un peu moins de satisfaction, comme dans ce rôle du « plaisant » Clitidas, des Amans magnifiques, où il semble bien, selon la remarque de M. Paul Mesnard, s’être représenté de parti-pris. Une querelle avec un envieux, l’astrologue Anaxarque, lui permet de définir les droits, les limites, les dangers de son emploi : « Avec tout le respect, madame, que je vous dois, dit Anaxarque à la princesse Aristione, il y a une chose qui est fâcheuse dans votre cour, que tout le monde y prenne la liberté de parler, et que le plus honnête homme y soit exposé aux railleries du premier méchant plaisant. » Clitidas relève le trait et le retourne contre celui qui l’a lancé : « Vous en parlez bien à votre aise, et le métier de plaisant n’est pas comme celui d’astrologue. Bien mentir et bien plaisanter sont deux choses bien différentes, et il est bien plus facile de tromper les gens que de les faire rire. » Mais, comme s’il craignait d’en avoir trop dit, il s’avertit lui-même sur les dangers de la franchise, et se rappelle au sentiment de sa situation : « Paix ! impertinent que vous êtes. Ne savez-vous pas bien que l’astrologie est une affaire d’état, et qu’il ne faut point toucher à cette corde-là? Je vous l’ai dit plus d’une fois, vous vous émancipez trop, et vous prenez de certaines libertés qui vous joueront un mauvais tour ; je vous en avertis : vous verrez qu’un de ces jours on vous donnera du pied au c.., et qu’on vous chassera comme un faquin. Taisez-vous, si vous êtes sage. » Le bouffon s’empresse de rajuster son masque un moment soulevé; mais il nous a permis d’apercevoir le visage sérieux qui se cachait sous une apparence grotesque. Avec nos idées modernes, nous voudrions voir ce visage un peu plus triste; nous trouvons que l’acteur avilit ici le grand écrivain. Sachons gré à Molière, cependant, en comparant certains passages de ses œuvres aux modernes tirades à la Chatterton, de la modestie avec laquelle il parle de lui-même. Il disait au roi, en lui dédiant les Fâcheux : « Ceux qui sont nés en un rang élevé peuvent se proposer l’honneur de servir Votre Majesté dans les grands emplois ; mais, pour moi, toute la gloire où je puis aspirer, c’est de la réjouir. Je borne là l’ambition de mes souhaits ; et je crois qu’en quelque façon ce n’est pas être inutile à la France que de contribuer en quelque chose au divertissement de son roi. » Derrière cette pensée, qui se retrouve dans la dédicace de la Critique de l’École des femmes à la reine mère et dans le second placet pour Tartufe, on ne saurait voir la moindre rancune contre ceux qui se sont donné la peine de naître. La manière dont il définit, dans l’Impromptu de Versailles, le rôle d’obéissance et de dévoûment que lui imposait sa profession, achève de nous éclairer : « Nous ne devons jamais nous regarder dans ce que les rois désirent de nous ; nous ne sommes que pour leur plaire, et, lorsqu’ils nous ordonnent quelque chose, c’est à nous de profiter vite de l’envie où ils sont. » Dans cette cour, où tout le monde était courtisan, Molière le fut à sa façon, et il ne pouvait pas ne pas l’être.

Courtisan sans platitude, du reste, qui se redresse au besoin et parle avec fierté. S’agit-il de détendre son Tartufe interdit, il le fait d’un tel style, qu’il faut lui savoir gré d’avoir tenu un pareil langage, non moins qu’au roi de l’avoir souffert. Il ne s’excuse pas du sujet dangereux qu’il a choisi ; son premier mot est pour invoquer son « devoir » de poète comique « d’attaquer par des peintures ridicules les vices de son siècle ; » en dévoilant « les friponneries couvertes des faux monnoyeurs en dévotion, » il croit rendre un grand service à tous les honnêtes gens du royaume. Il ne saurait rester sous le coup des calomnies auxquelles il est en butte, et il laisse entendre que, le seul moyen de le justifier, c’est d’autoriser sa pièce : « Je ne dirai point. Sire, ce que j’avois à demander pour ma réputation, et pour justifier à tout le monde l’innocence de mon ouvrage ; les rois éclairés comme vous n’ont pas besoin qu’on leur marque ce qu’on souhaite; ils voient, comme Dieu, ce qu’il nous faut, et savent mieux que nous ce qu’ils nous doivent accorder. » Cette comparaison de Louis XIV avec Dieu nous paraît choquante ; mais reportons-nous aux idées du temps : avec la croyance au droit divin, rappeler au roi qu’il était le représentant de Dieu sur la terre, n’était-ce pas lui rappeler en même temps son devoir de faire justice? Cependant, l’interdiction se prolonge, et Molière présente un second placet. Cette fois, il est à bout de patience, et dans ses paroles vibre une colère contenue : « Dans l’état où je me vois, où trouver, sire, une protection qu’au lieu où je la viens chercher? Et qui puis-je solliciter contre l’autorité de la puissance qui m’accable, que la source de la puissance et de l’autorité, que le juste dispensateur des ordres absolus, que le souverain juge et le maître de toutes choses ? » Il dénonce l’arbitraire du président de Lamoignon, les intrigues menées par la gent dévote sous le couvert d’un nom respecté ; il réclame justice contre la justice et conclut en laissant entendre qu’il renonce à écrire si satisfaction ne lui est pas donnée : «J’attends avec respect l’arrêt que Votre Majesté daignera prononcer sur cette matière ; mais il est très assuré. Sire, qu’il ne faut plus que je songe à faire de comédie si les tartufes ont l’avantage, qu’ils prendront droit par là de me persécuter plus que jamais, et voudront trouver à redire aux choses les plus innocentes qui pourront sortir de ma plume. » La seconde partie de la phrase atténue quelque peu la première; celle-ci n’en reste pas moins hardie, et il fallait que Molière, pour parler de la sorte, fût bien sûr de la bienveillance du roi. On chercherait inutilement au XVIIe siècle une autre requête où la dignité de celui qui parle et le respect de celui à qui il parle soient unis à autant de vigueur ; on la chercherait même de nos jours.

Nous savons que, malgré les placets. Tartufe resta près de cinq ans éloigné de la scène. Le chagrin de ce retard, l’abattement qui suit l’ardeur de la lutte, l’amer dépit de voir ses ennemis triompher, atteignirent la santé du poète : du 6 août au 25 septembre 1667, c’est-à-dire pendant sept semaines, son théâtre resta fermé. Bazin suppose que, dans cette retraite, il faut voir aussi la mise à exécution de la menace indiquée dans le second placet : puisque le roi abandonnait Molière, Molière abandonnait son art et cessait de travailler aux plaisirs du roi. Enfin l’interdiction fut levée, et Tartufe reparut, au mois de février 1669, pour ne plus quitter la scène. Dans l’intervalle, le 13 janvier 1668, Molière donnait Amphitryon, et l’on croit, dès la première scène, y surprendre la plainte personnelle du poète. Deux vers, notamment, sur « la moindre faveur d’un coup d’œil caressant, qui nous rengage de plus belle » seraient une allusion à une promesse royale de laisser bientôt jouer Tartufe. Cette conjecture est acceptable, car la date d’Amphitryon concorde assez bien avec celle des diverses démarches de Molière : c’est le 8 août 1667 qu’il adresse au roi le second placet; il tombe malade aussitôt après, rouvre son théâtre le 25 septembre sur une bonne parole du roi et se met à une nouvelle pièce. Il importe, cependant, de remarquer que la plainte de Sosie, tout en situation, est exactement imitée de Plaute ; et aussi que, dans le Sicilien, un an avant Amphitryon, Hali, esclave d’un simple gentilhomme, parlait exactement comme Sosie. Le plus simple serait peut-être de ne voir dans ces deux rôles que le langage naturel d’un emploi et d’une situation.

Mais on a été beaucoup plus loin dans l’hypothèse. Rœderer, le rancunier défenseur de la société précieuse, et Michelet après lui, ont tiré grand parti de la coïncidence d’Amphitryon avec les premières amours du roi et de Mme de Montespan. Avec sa verve convulsive, Michelet développe éloquemment ce thème, que la célébration poétique du double adultère aurait payé l’autorisation de jouer Tartufe, M. Paul Mesnard établit, au contraire, combien est improbable cet avilissement du génie de Molière par lui-même et par le roi. D’abord, Louis XIV n’en était pas encore à étaler ses amours ; il les cachait avec Mme de Montespan, comme il les avait cachées avec Mlle de La Vallière ; sa tranquille effronterie dans l’adultère ne viendra que plus tard. En outre, quel étrange plaisir eût-il pu trouver à proposer sa passion aux rires de la cour et de la ville? Molière, de son côté, n’était pas assez imprudent pour risquer sans ordres une pareille indiscrétion. Enfin les dates achèvent de démentir l’hypothèse. L’intrigue royale avait commencé à Avesnes entre le 9 et le 14 juin 1667 ; elle resta quelque temps secrète, ne fut à demi ébruitée qu’à Compiègne vers le milieu de juillet et vraiment connue de tous qu’en septembre, au plus tôt. Comme la première représentation d’Amphitryon eut lieu le 13 janvier suivant, il faut admettre, si le projet n’en est pas antérieur à l’intrigue, que trois mois auraient suffi à Molière pour concevoir, écrire et mettre en scène une comédie qui n’est pas une simple succession de scènes détachées et depuis longtemps en réserve, comme les Fâcheux, une facile improvisation en prose comme l’Amour médecin, mais un poème visiblement composé à loisir. Il vaut mieux admettre que Molière ne céda, en écrivant Amphitryon, qu’au désir d’emprunter un sujet agréable et très scénique à ce même Plaute, auquel il devait bientôt emprunter l’Avare, et qui, lui, ne faisait certainement aucune allusion aux amours de Louis XIV.

Dernière hypothèse, au sujet d’Amphitryon et de Tartufe, qui touche moins que la précédente à la dignité de Louis XIV et à l’honneur de Molière, mais dont il importe, cependant, de montrer l’invraisemblance. C’est encore Michelet qui l’a mise en circulation. Un peu avant de tenter le coup suprême d’Amphitryon, dit-il, Molière cousit à Tartufe, « complet en trois actes et plus fort ainsi, deux actes qui font une autre pièce pour l’apothéose du roi. » Ceci est encore en contradiction avec les dates et les faits : le 12 mai 1664, Molière jouait les trois premiers actes de Tartufe devant le roi, et, le 29 novembre suivant, la pièce « parfaite, entière et achevée en cinq actes,» était représentée devant Condé. Ce ne fut donc pas à la suite d’une longue résistance et pour la vaincre par la flatterie que Molière fabriqua deux actes postiches. D’autre part, dire que la pièce est complète et plus forte en trois actes, c’est supposer pour les besoins de la cause un Tartufe tout différent de celui que nous connaissons. Dans celui-ci, rien n’est terminé à la fin du troisième acte ; tout commence, au contraire, car, jusqu’ici, le nœud de l’action est à peine indiqué par la déclaration de Tartufe à Elmire ; le caractère du héros principal reste à moitié dans l’ombre,; on n’a eu ni la scène de Cléante et de Tartufe, ni celle de Tartufe, Elmire et Orgon, qui amène la plus hardie des situations et le plus fort des coups de théâtre. Quant au dénoûment, s’il est tout à la gloire de Louis XIV, en quoi la flatterie y est-elle si grosse? Le roi était-il donc incapable d’une intervention pareille, et, lui montrer la confiance que l’on avait en sa haute justice, n’était-ce pas lui donner un conseil d’équité? Sans doute la donation faite par Orgon à Tartufe ne saurait être prise au sérieux ; mais si elle amène en partie le dénoûment, elle n’est pas seule à rendre indispensable l’intervention du roi : il y a aussi la trahison, autrement grave, de Tartufe livrant les papiers d’un criminel d’état ami d’Orgon ; un acte de clémence royale pouvait seul en détruire l’effet. La venue de l’exempt est donc justifiée, car, sans lui, la situation est sans issue. Quant à l’éloge de Louis XIV, qu’on l’examine en détail, et l’on verra qu’à cette époque chacun des vers qui le composent était une vérité.


V.

Il n’y eut donc, dans les éloges de Louis XIV faits par Molière, qu’imitation nécessaire d’un usage universel, expression de sentimens sincères, moyens scéniques à la fois très naturels et très forts. Admettons, cependant, que le poète y ait un peu plus abondé que ne l’exigeaient la reconnaissance et les besoins de sa comédie. Ce n’était pas acheter trop cher les avantages que lui valait la faveur royale. Je me suis efforcé de montrer qu’en adoptant Molière dès le premier jour, Louis XIV l’imposait à ses contemporains, et que sa protection, toujours active et présente, l’empêcha seule d’être écrasé. Si La Fontaine disait : « c’est mon homme ! » après les Fâcheux ; si Boileau écrivait, après l’École des femmes, ces stances où respire un souffle de jeunesse et d’enthousiasme assez rare chez le satirique, combien d’autres criaient : « Sus !» On a vu quelles hostilités rencontrait, dans l’entourage du roi, le peintre des marquis, à quels traitemens il était en butte. Des mauvais vouloirs moins dangereux, mais significatifs, se produisaient aussi : l’officieuse Gazette de France, dans ses comptes-rendus des fêtes royales, toujours contrôlés, souvent communiqués, évitait de prononcer son nom ou le désignait de très mauvaise grâce. Mais, en toute circonstance, la protection de Louis XIV intervenait pour le couvrir, l’aider, le consoler, et toujours dans la juste mesure, sans excès ni caprice. Plusieurs fois, par quelques paroles bienveillantes, le roi changea un insuccès ou un demi-succès en succès franc. Après le Bourgeois gentilhomme, il n’avait pas exprimé son approbation habituelle, et les courtisans en profitaient pour « mettre Molière en morceaux. » A la seconde représentation, il dit au poète : « Je ne vous ai point parlé de votre pièce, parce que j’ai appréhendé d’être séduit par la manière dont elle avait été représentée; mais, en vérité, Molière, vous n’avez encore rien fait qui m’ait plus diverti, et votre pièce est excellente. » Aussitôt Molière « reprend haleine, » et les courtisans, « tout d’une voix, répètent tant bien que mal ce que le roi venoit de dire. » Le même fait se reproduit aux Femmes savantes : « Sa Majesté dit à Molière que, la première fois, elle avoit dans l’esprit autre chose qui l’avoit empêchée d’observer sa pièce, mais qu’elle étoit très bonne, et qu’elle lui avoit fait beaucoup de plaisir. » c’est Grimarest qui raconte ces deux anecdotes, mais il n’y a aucune raison sérieuse de les rejeter, sauf, peut-être, un ou deux détails : écrivant en 1705, du vivant du roi, il ne se fût pas hasardé à les imaginer de tout point.

Les effets indirects de cette bienveillance furent aussi considérables que son action directe. En ouvrant sa cour à Molière, et en l’y retenant, Louis XIV lui permettait d’y compléter l’éducation de son génie. Je le disais naguère, ce génie, de nature populaire et bourgeoise, n’était pas sans quelque grossièreté native ; il fallait ici, avec l’influence de la tradition classique, celle de la société polie, et, cette dernière, Molière la trouvait à la cour de Louis XIV telle qu’il pouvait la supporter, car les raffinemens quintessenciés de l’Hôtel de Rambouillet l’eussent mis en fuite. Pour voir ce que la cour lui a fourni, il suffit de parcourir la liste de ses pièces : Don Juan, le Misanthrope, Amphitryon, pour ne prendre que dans les chefs-d’œuvre, viennent de là, et, dans plusieurs autres, Tartufe, le Bourgeois gentilhomme, les Femmes savantes, si le fond est bourgeois, combien d’élémens, et d’importance capitale, sont empruntés à la cour ! Or, cette cour, si différente de la cour licencieuse de Henri IV, de la cour morne de Louis XIII, était, comme le sera Versailles, une création de Louis XIV. Certes, on n’y trouvait pas la vertu rigide ; mais, outre que rien ne serait plus stérile pour un poète comique, la vertu est une chose et la vie mondaine en est une autre. L’élégance y était bien un peu pompeuse, et la délicatesse compatible avec une certaine brutalité, mais cette pompe était un excès inévitable, et cette grossièreté un reste du passé qui allait s’atténuant de plus en plus.

Ainsi ouvert à Molière, ce milieu lui offrait la plus riche galerie d’originaux, le choix le plus abondant de travers et de vices. C’est un lieu-commun de dire que la vie de cour efface toute originalité, en substituant aux saillies de caractère et d’humeur un vernis uniforme de modération factice et d’élégance conventionnelle. Sans défendre un genre de vie qui n’est certainement pas l’idéal de l’activité humaine, on peut trouver que l’histoire de la littérature nous montre tout le contraire. Les côtés superficiels des courtisans, et la manière dont beaucoup d’entre eux, êtres de pure imitation, se modèlent sur un type uniforme, sont des apparences trompeuses. Il y a parmi eux de telles différences de caractère et de conduite, les éternelles passions humaines y revêtent des formes si diverses, que les observateurs n’ont jamais cessé d’étudier les cours et qu’elles ont donné matière aux plus riches galeries de portraits. Pour ne pas sortir du XVIIe siècle, il suffira de citer les Mémoires de Saint-Simon et les Lettres de Mme de Sévigné, Dans Molière lui-même, marquis ridicules et hommes de cour sensés, Mascarille des Précieuses, et le chevalier de la Critique, don Juan et Alceste, Adraste du Sicilien, et Clitandre de George Dandin, Dorante du Bourgeois gentilhomme, et Clitandre des Femmes savantes, n’ont de commun que leurs plumes et leurs dentelles, leurs broderies et leurs canons; au demeurant, tout diffère en eux, sentimens et idées, qualités et défauts. Pouvait-il en être autrement? L’élite, non-seulement de la noblesse, mais de toutes les classes, était appelée et accueillie autour de Louis XIV ; de leurs rivalités ou de leur accord, de leur harmonie ou de leurs contrastes résultaient un mouvement d’idées, des conflits de passion, un développement de tout l’être moral faits à souhait pour l’observateur.

Mais, dit-on, si, comme peintre, Molière a profité de la cour, il y a fait provision de mépris pour ses modèles ; son honnêteté et sa droiture y furent en révolte continuelle contre la bassesse triomphante et la nullité dorée. Il faut s’entendre, et ne pas regarder comme une déclaration de principes les colères d’Alceste, inspirées surtout par « la nature humaine. » Ce que Molière n’aimait pas et ne pouvait pas aimer à la cour, c’était « ces messieurs du bel air, » c’est-à-dire les jeunes gens à la mode, espèce qui a toujours existé et fut partout insupportable. A chaque époque de la société polie, elle change de costume, de manières et de jargon ; mais le fond de sottise et de vanité, l’instinct de singerie, le goût des riens, les vices de cœur et les défauts d’esprit restent les mêmes, à la ville comme à la cour, dans les républiques comme dans les monarchies. De très bonne heure, dans les Fâcheux, Molière la raille, et, dans la Critique de l’École des femmes, il lui déclare nettement la guerre. Il ne peut souffrir « cette douzaine de messieurs qui déshonorent l’esprit de cour par leurs manières extravagantes, et font croire parmi le peuple que les courtisans se ressemblent tous.» — « Je les dauberai tant en toutes rencontres, dit-il, qu’à la fin ils se rendront sages. « Il n’y manque pas; à preuve ’ Impromptu de Versailles, dont la majeure partie est pour eux ; Don Juan, qui démasque la plus dangereuse variété de l’espèce ; le Bourgeois gentilhomme, qui montre le chevalier d’antichambre devenu chevalier d’industrie. On n’en saurait douter, c’est avec l’assentiment du roi, peut-être sur son ordre, qu’il les harcelait ainsi. En effet, ils étaient encore plus antipathiques à Louis XIV qu’à Molière. Leurs prétentions et leur futilité ne pouvaient que déplaire à un prince qui était, avant tout, un esprit juste et sérieux S’ils coquetaient avec la femme du poète et dénigraient ses pièces, ils osèrent assez longtemps traverser les desseins du roi, croiser leurs intrigues avec les siennes, voire le railler, insinuant que c’était une assez pauvre tête. Le respect universel et l’humble soumission ne vinrent que plus tard. En attendant, de 1662 à 1668, Louis XIV eut plusieurs fois à se défendre contre les hardiesses ou les irrévérences de ceux dont les plus en vue s’appelaient Vardes et Lauzun, Guiche et Gramont, dont l’un, le chevalier de Lorraine, était un franc scélérat, capable de tout, plus dégagé de scrupules que don Juan lui-même[3].

Mais avec quel soin Molière les distingue de la vraie cour, celle dont il ne pouvait méconnaître, avec l’urbanité, la sûreté de jugement et de goût, résultat de cette vie de société où chacun profite de tous, où toute supériorité est mise en lumière et sert de règle par l’émulation ! Dans la Critique, il a bien soin de dire quel cas il fait de ce jugement et de ce goût; c’est pour la cour qu’il écrit, et non pour les pédans : « La grande épreuve de toutes les comédies, c’est le jugement de la cour; c’est son goût qu’il faut étudier pour trouver l’art de réussir ; il n’y a point de lieu où les décisions soient si justes ; et, sans mettre en ligne de compte tous les gens savans qui y sont, du simple bon sens naturel et du commerce de tout le beau monde, on s’y fait une manière d’esprit qui, sans comparaison, juge plus sûrement des choses que tout le savoir enrouillé des pédans. » Car il a ceux-ci en horreur; il ne trouve chez eux qu’hostilité ou faux goût, jalousie féroce ou parti-pris de cénacle. Il ne peut souffrir leurs coteries, fondées sur l’admiration mutuelle et le dénigrement des profanes. Son vrai public, c’est donc la cour, qu’il mettra une fois encore en parallèle avec les pédans, au quatrième acte des Femmes savantes, et, avec elle, la bourgeoisie parisienne, ces marchands de la rue Saint-Denis, ces procureurs et ces notaires dont parle Zélinde, qui « aiment fort la comédie et vont ordinairement aux premières représentations de toutes les pièces, » ce parterre de la Critique, qui « se laisse prendre aux choses et n’a ni prévention aveugle, ni complaisance affectée, ni délicatesse ridicule. » Aux deux élémens qui composent ce public, courtisans et bourgeois, il donne tour à tour, ou dans la même pièce, ce qui convient le mieux aux préférences de chacun : les gens de cour trouvent plaisir à voir ce qui se passe chez Harpagon ou chez M. Jourdain; les bourgeois ne se plaisent pas moins à connaître, par Clitandre et le chevalier, Acaste et Célimène, ce monde supérieur dont l’accès leur est interdit.

Mais il est une partie assez considérable du théâtre de Molière, fort goûtée de la cour, commandée par le roi, et que l’on reproche souvent au roi et à la cour, surtout au roi : les comédies-ballets. Qui en parcourt aujourd’hui les entrées et les divertissemens? Qui a lu jusqu’au bout la Princesse d’Élide et les Amans magnifiques? Ces œuvres de circonstance n’ont-elles pas enlevé à Molière un temps qu’il aurait consacré à des œuvres plus dignes de lui? Enfin, par leurs exigences spéciales, n’ont-elles point détourné vers les simples effets de spectacle des œuvres qui s’annonçaient comme comédies d’observation? Ces reproches sont spécieux et méritent d’être discutés. Il y a, dans les comédies-ballets de Molière, trop de ces invitations à l’amour prodiguées alors par les poètes, bien que Louis XIV n’eût pas besoin d’y être excité, trop de ce que Boileau appelle avec raison des « lieux-communs de morale lubrique. » La Princesse d’Élide, notamment, peut être regardée comme la célébration allégorique des amours, encore mystérieuses, de Louis XIV et de Mlle de La Vallière. Bien plus, dès la première scène du premier intermède, il s’y trouve un conseil trop général, et trop bien entendu de cette cour, où chacun s’autorisait de l’exemple royal :


Que l’amour à vos yeux offre un choix agréable !
Jeunes beautés, laissez-vous enflammer;
Moquez-vous d’affecter un orgueil indomptable
Dont on vous dit qu’il est beau de s’armer :
Dans l’âge où l’on est aimable,
Rien n’est si beau que d’aimer.


Quant à Louis XIV, il pouvait prendre pour lui les vers bien connus adressés au prince d’Ithaque par cet étrange gouverneur, le vieil Arbate, qui professait, en matière amoureuse, de tout autres théories que Mentor, son successeur dans l’emploi. Il ne s’ensuit pas, néanmoins, que tout soit fâcheux ou fade dans les divertissemens de Molière, et Prudhomme n’avançait qu’une jolie sottise en disant que le poète, forcé d’y louer Louis XIV, les faisait « mauvais et détestables à plaisir, » car « la liberté lui sortait par tous les pores. » Plusieurs furent un spectacle charmant pour les contemporains, et, si ce spectacle est trop coûteux et trop compliqué pour que nous puissions nous l’offrir souvent, n’envions pas à Louis XIV et à ses contemporains le plaisir qu’ils y trouvèrent. En 1880, la Comédie-Française nous rendait le Bourgeois gentilhomme avec la mise en scène du temps, et c’était une sensation délicieuse que ce retour vers un passé déjà si lointain, ce séjour de quelques heures dans une société à jamais disparue. Enfin, cette part de l’œuvre de Molière souffre du voisinage des chefs-d’œuvre francs et simples, mais il y a bien des choses qui mériteraient plus que l’attention : ainsi Psyché, si supérieure aux meilleurs opéras du temps, les Amans magnifiques, vrai modèle de la féerie. Çà et là de charmans détails, comme le dormeur Lyciscas, Moron et son ours de la Princesse d’Élide, Myrtil et son moineau dans Mélicerte, le Ballet des nations, qui suit le Bourgeois gentilhomme, et l’intermède de Polichinelle et des archers, entre le premier et le second acte du Malade imaginaire. Dans ces passe-temps dont il s’amusait tout le premier, Molière déploie une verve enivrée d’elle-même, une fantaisie d’autant plus agréable à rencontrer qu’elle est plus rare de son temps.

Enfin, accordons tout ce que l’on voudra : les comédies-ballets sont un genre faux, où le génie d’un grand écrivain était mal à l’aise ; c’est pour répondre aux exigences de ce genre que Monsieur de Pourceaugnac tourne à la bouffonnerie, que le Bourgeois gentilhomme, si heureusement commencé, finit en mascarade, que la Comtesse d’Escarbagnas est à peine esquissée. Elles sont le prix auquel Molière dut payer la protection de Louis XIV. Oui, mais, en revanche, quels chefs-d’œuvre nous devons à ces sacrifices partiels et à la faveur qui en fut le prix! Grâce à elle, le poète put choisir ses autres sujets, ces grands sujets, dont la hardiesse nous étonne aujourd’hui. On connaît le mot de Piron, qui avait, comme Diderot, l’enthousiasme familier et bruyant : «Ah! mon ami, s’écriait-il, au sortir d’une représentation de Tartufe, ah! mon ami, si Tartufe n’était pas fait, il ne se ferait jamais ! » Dire, au contraire, que les préférences de Louis XIV ont fait perdre à Molière un temps précieux, en le détournant d’objets dignes de lui, et que, sans Mélicerte et les Amans magnifiques, nous aurions un plus grand nombre de Misanthrope, c’est vraiment supposer au génie du poète une fécondité surnaturelle. Si l’on songe, en effet, que sa carrière parisienne ne comprend pas quatorze années ; que, dans cet espace de temps, il a écrit vingt-quatre pièces, dont huit en cinq actes, et neuf en vers; que, parmi ces vingt-quatre pièces, quinze au moins, ont été librement traitées, sans mélange de ballets ou sans souffrir de ce mélange ; que sept de ces pièces sans musique, l’École des maris, l’École des femmes, Tartufe, le Misanthrope, Amphitryon, l’Avare, les Femmes savantes méritent d’être rangés, comme disent La Grange et Vinot, parmi ces « chefs-d’œuvre qu’on ne sauroit assez admirer, » on admettra difficilement que la nécessité de travailler aux ballets de cour ait restreint le moins du monde le nombre d’œuvres maîtresses que Molière pouvait produire. S’il n’eût pas composé de ceux-là, peut-être se fût-il simplement reposé dans l’intervalle de celles-ci : on n’écrit pas deux ou trois Misanthrope en douze mois. Et s’il est mort à cinquante ans, en quoi Louis XIV est-il responsable de cette fin prématurée?


VI.

Lorsque l’on dépend d’un homme, si juste et si bienveillant qu’il puisse être, il suffit d’un caprice pour qu’il retire d’un seul coup ce qu’il a donné lentement. Comme Racine, Molière en fit l’expérience. Pendant quatorze ans, il avait bravé auteurs et comédiens, marquis et précieuses, parlement et clergé ; mais on aurait pu croire qu’à la longue toutes ces rancunes triompheraient de lui. Il n’en fut rien : la défaveur lui vint du côté où il s’y attendait le moins, par le fait d’un ami, associé à son art et aux bonnes grâces du roi, le musicien Lulli. Cette association durait depuis longtemps lorsque survint la brouille. Lulli était entré en rapports avec Molière au début de 1664, en composant la musique du Mariage forcé, et, depuis lors. il avait pris la même part à toutes ses comédies-ballets. Le public s’était donc habitué à unir dans la même admiration le musicien et le poète ; il les mettait sur le même rang, et, si Robinet nous étonne aujourd’hui en qualifiant de la même manière « les deux grands Baptistes, » il exprimait assez bien le sentiment de ses contemporains. Tel que l’on connaît Lulli, ses relations avec Molière durent être souvent orageuses. « l’homme de Florence, » comme l’appelait La Fontaine, tourmentait impitoyablement par ses exigences despotiques ceux qui travaillaient avec lui ; Quinault surtout en fit l’épreuve. Il était, par surcroît, avide, sans conscience, capable de toutes les friponneries. Il exaspéra La Fontaine, qui sorti de ses griffes, et rendu méchant par la colère, se soulageait en traduisant à son égard le sentiment général :


 Chacun voudroit qu’il fût dans le sein d’Abraham.
Son architecte, et son libraire,
Et son voisin, et son compère,
Et son beau-père,
Sa femme, ses enfans, et tout le genre humain,
Petits et grands, dans leurs prières.
Disent le soir et le matin :
Seigneur, par vos bontés pour nous si singulières,
Délivrez-nous du Florentin.


En attendant d’exprimer à son tour le même souhait, Molière, s’il eut à se plaindre de Lulli, n’en laissa rien paraître. Il ne voulut voir que les services de son associé, et, dans son caractère, que les côtés plaisans. Lulli, en effet, était un maître bouffon, intarissable en « trivelinades » et « pantalonnades » à l’italienne, qu’il produisait à l’occasion sur le théâtre. En 1669, à Chambord, il se chargeait dans Monsieur de Pourceaugnac, sous le nom de « il signor Chiacchiarone, » du personnage d’un des deux médecins italiens, et, la longue lance que l’on sait à la main, donnait de toute son ardeur dans l’intermède qu’un contemporain appelle plaisamment « une course de bague ; » en 1670, dans le Bourgeois gentilhomme, il tenait le rôle du mufti et y déployait une verve étourdissante. Molière, donc, caressait par ses éloges la vanité du musicien. Dans la préface de l’Amour médecin, il faisait cette déclaration, aussi flatteuse pour son collaborateur que modeste pour lui-même : « Les airs et les symphonies de l’incomparable M. Lulli, mêlées à la beauté des voix et à l’adresse des danseurs, donnent sans doute (à mes pièces) des grâces dont elles ont toutes les peines du monde à se passer. » Il l’admettait dans son intimité, l’invitait à ses réunions d’Auteuil et lui laissait prendre toutes ses aises : «Baptiste, fais-nous rire, » lui disait-il, à la grande joie de ses convives, excepté le seul Boileau, dont l’honnêteté grondeuse n’était pas désarmée par ces grimaces. Il ne s’en tint pas à ces bons rapports de société; il obligea sérieusement le musicien, qui s’était endetté en se faisant construire une très belle maison, rue des Petits-Champs, et le 14 décembre 1670, il lui prêtait 11,000 livres.

L’entente dura au moins un an encore après ce service rendu, car, en décembre 1671, nous voyons Molière et Lulli travailler ensemble au Ballet des ballets; mais elle était certainement rompue en 1672, car, à cette date, Molière, reprenant le Mariage forcé, renonçait à la partition composée jadis par Lulli et en commandait une nouvelle à un autre musicien. Charpentier. C’est que, dans l’intervalle, Lulli s’était attaqué à Molière, après tant d’autres, et lui avait joué plusieurs tours de sa façon. Depuis 1669, l’abbé Perrin était en possession d’un privilège de douze ans pour établir des académies de musique à Paris et dans plusieurs autres villes du royaume; Lulli convoitait ce privilège et, malgré les droits de Perrin et une possession de trois ans, au mois de mars 1672, il en arrachait au roi la révocation à son profit. Ce n’avait pas été sans peine; ni Louis XIV ni Colbert ne pouvaient se résoudre à cette criante injustice, mais Perrault nous apprend que, Lulli menaçant de tout quitter, « le roi dit à Colbert qu’il ne pouvoit pas se passer de cet homme dans ses divertissemens et qu’il falloit lui accorder ce qu’il demandoit. » Aux termes du nouveau privilège, il était défendu à toutes personnes « de faire chanter aucune pièce entière en France, soit en vers français ou autres langues, sans la permission par écrit du sieur Lulli. » Ce n’était pas encore assez pour le Florentin; quelques jours après, le 14 avril, il obtenait une ordonnance défendant à tous comédiens « de se servir dans leurs représentations de musiciens au-delà du nombre de six et de violens ou joueurs d’instrumens au-delà du nombre le douze, et recevoir dans ce nombre aucun des musiciens et violens qui auront été arrêtés par ledit Lulli. » Ceci atteignait directement Molière dans ses intérêts, car, même à la ville, les pièces mêlées de chant et de danse étaient une partie considérable de son répertoire. C’est alors que, ne voulant plus avoir rien à démêler avec Lulli, il fit pour le Mariage forcé ce qu’il aurait fait sans doute pour toutes ses comédies-ballets, s’il en avait eu le temps : il fit composer une autre partition. Aux habitudes égoïstes et jalouses de Lulli, on devine l’irritation qu’il dut en éprouver, d’autant plus que Charpentier était pour lui un ennemi personnel. Une première fois, il avait réussi à s’en débarrasser : Charpentier étant maître de chapelle de Monseigneur, Lulli avait obtenu la réunion en une seule des trois chapelles du dauphin, de la reine et du roi, ce qui, du même coup, lui valait un monopole et supprimait la rivalité gênante de Charpentier. Voilà, cependant, qu’il le retrouvait sur son chemin. Vite il recourt au roi et, le 20 septembre, obtient un nouveau privilège aggravant le premier. Cette fois, en remontrant que ses airs, passés, présens et à venir, sont « purement de son invention et de telle qualité que le moindre changement ou omission leur fait perdre leur grâce naturelle, » il obtient de faire éditer par un imprimeur à lui non-seulement les airs qu’il fera, mais aussi « les vers, paroles, sujets, dessins et ouvrages, » sur lesquels ses anciens airs ont été faits. A interpréter au pied de la lettre les termes de ce privilège, c’était une bonne partie des pièces de Molière que Lulli confisquait à son profit. Il ne s’en tint pas là : qui peut imprimer un texte comme sien est le maître de ce texte ; aussi, le 15 novembre 1672, Lulli faisait-il représenter sur son théâtre les Fêtes de l’Amour et de Bacchus, fabriquées par son homme-lige Quinault avec nombre de morceaux repris aux pièces de Molière. Cette fois, voilà bien au complet le Florentin de La Fontaine ;


C’est un paillard, c’est un mâtin,
Qui tout dévore,
Happe tout, serre tout : il a triple gosier.
Donnez-lui, fourrez-lui, le glout demande encore :
Le roi même auroit peine à le rassasier.


Nous ne savons rien des démarches que Molière dut faire auprès du roi ; mais il obtint certainement la promesse verbale que le privilège de mars ne lui serait pas appliqué dans toute sa rigueur, car, le 11 novembre, devançant Lulli de trois jours, il reprenait Psyché avec la partition de Lulli. il ne tenait pas davantage compte du privilège d’avril, car il employait pour cette reprise le même nombre de musiciens et de danseurs qu’auparavant. Singulier régime que celui du privilège ! Dans le cas présent, l’arbitraire royal et le désir de contenter deux rivaux faisaient que Lulli prenait le bien de Molière et Molière celui de Lulli.

Entre temps, Molière avait mis sur le chantier une grande pièce, qu’il destinait au divertissement de la cour pour le carnaval de 1673, comme le prouve le texte imprimé après sa mort et qu’il n’eut pas le temps de modifier : il disait expressément dans le prologue que « le projet de cette comédie avait été fait pour délasser l’auguste monarque de ses glorieux travaux. » Et comme si, au moment où il se mettait à l’œuvre, il avait déjà vent des intrigues menées par Lulli, il se jetait à corps perdu dans ces flatteries auxquelles Louis XIV devenait de plus en plus sensible. Il faisait convoquer par Flore la nature entière, les dieux champêtres, les bergères, les bergers, pour chanter la gloire du roi. Et Tircis comparait Louis au torrent qui tout emporte, Dorilas à la foudre ; tous deux le proclamaient supérieur aux demi-dieux de la Grèce ; Pan et ses faunes se désespéraient de ne pouvoir mettre au service de sa gloire que de faibles chalumeaux, alors que la propre lyre d’Apollon y suffirait à peine. Que pouvait, en effet, le malheureux poète, en présence de la froideur royale, sinon suivre une mode qu’il n’avait point créée et abonder lui-même dans le style de cantate et d’opéra? Il va sans dire que, s’il avait d’abord songé à Lulli pour écrire sa musique, il ne tarda pas à faire son deuil de la collaboration espérée ; il s’adressa donc à Charpentier, qui écrivit une partition assez heureuse pour qu’on l’ait attribuée longtemps au Florentin.

La pièce écrite pour lui, le roi ne la demanda point, et, le carnaval approchant, Molière se vit réduit à la donner sur le théâtre du Palais-Royal. Avec quel sentiment d’amer regret et de sourde colère il subit cette déception, on le devine sans peine ; M. Paul Mesnard rapporte même à cet état d’esprit les paroles désespérées que, selon Grimarest, le poète prononçait le jour de sa mort et où il ne nommait personne, comme si le nom qu’il avait dans l’esprit était trop redoutable pour être prononcé : « Tant que ma vie a été mêlée également de douleur et de plaisir, je me suis cru heureux; mais aujourd’hui que je suis accablé de peines sans pouvoir compter sur aucun moment de satisfaction et de douceur, je vois bien qu’il me faut quitter la partie. » Il mourut trop tôt pour que la faveur royale lui revînt, mais il est permis de croire qu’elle lui serait revenue. On vient de voir, en effet, que Louis XIV, tout en accordant à Lulli ce qu’il demandait, faisait une exception en faveur de Molière. Il est certain que, lorsque le poète fut enlevé par une catastrophe soudaine, la balance penchait fortement en faveur de son rival, mais est-il sûr que, si Louis XIV avait consenti, malgré sa répugnance, à sacrifier Perrin, il eût aussi sacrifié Molière ? Il y aurait eu lutte plus ou moins longue, mais, en fin de compte, le sentiment de la justice inné chez le roi eût trouvé un terme moyen. Certes la mélomanie dont Louis XIV se trouvait alors atteint est de tous les engoûmens le plus exclusif et le plus tenace ; mais, par cela même, sachons-lui gré d’avoir quelque peu défendu son poète contre l’avidité jalouse de son musicien.

« Aussitôt que Molière fut mort, dit Grimarest, Baron fut à Saint-Germain en informer le roi ; Sa Majesté en fut touchée et daigna le témoigner. » Au sujet des funérailles du poète, le roi marqua ce bon vouloir posthume avec une grande sûreté de bon sens et un juste sentiment de tous ses devoirs : il déclara qu’il n’avait pas à substituer son autorité à celle de l’archevêque de Paris, mais il fit dire au prélat « d’éviter l’éclat et le scandale. » Comprit-il bien, cependant, lui qui aimait les lettres et les considérait comme la plus noble parure de son règne, l’étendue de la perte que faisaient la France et lui-même ? Il est permis d’en douter, il demandait à l’auteur des admirables vers sur la mort de Molière quel était le plus rare écrivain de son règne: « Sire, c’est Molière, » répondit Boileau. « Je ne le croyais pas, » observa le roi, qui eût le bon goût et la modestie d’ajouter : « Mais vous vous y connaissez mieux que moi. » Une autre fois, il laissa voir par un rapprochement significatif, qu’il ne mettait pas Molière à son rang : « Il n’y a pas un an, écrivait Grimarest en 1706, que le roi eut occasion de dire qu’il ne remplaceroit jamais Molière et Lulli.» Pourtant, il finit par faire la différence, à un moment où, le Florentin étant mort depuis longtemps, ses menaces de « tout quitter là » ne pouvaient plus emporter la balance. Dans ses dernières années, dit Saint-Simon, le roi, ennuyé et dégoûté; allait rarement au spectacle ; lorsqu’il consentait à y paraître, il n’assistait qu’à un acte ou deux ; cependant, il faisait une exception en faveur des pièces de Molière et les voyait en entier. Quant à la musique de Lulli, cette musique adulatrice qu’il avait tant aimée, elle finit par lui sembler languissante et il renonça à la faire jouer durant ses repas. Alors, nous apprend Dangeau, qui complète Saint-Simon de façon bien curieuse, sa dernière distraction fut de se faire représenter du Molière par ses musiciens, qu’il fît vêtir de costumes de théâtre et qu’il dressa lui-même avec assez de soin et de succès pour en faire d’excellens acteurs. Il trouvait, en effet, que, depuis Molière, la tradition de ses chefs-d’œuvre s’était perdue et il prenait plaisir à la restituer. Ce passe-temps dura jusqu’à sa mort, et, du 21 décembre 1712 au 12 juillet 1715, il y eut dix-neuf de ces représentations, comprenant dix pièces. Ainsi lui-même, pour parler comme Boileau, sentait enfin « le prix de la muse éclipsée. » Les admirateurs les plus exclusifs pourraient-ils souhaiter réparation plus complète? Louis XIV ne voulant plus que du Molière et s’en faisant lui-même le metteur en scène, n’est-ce pas le comble du moliérisme ?


GUSTAVE LARROUMET.

  1. Voyez, sur la confiance que mérite d’ordinaire Mme Campan, le récent travail de M. J. Flammermont, dans le Bulletin de la Faculté des lettres de Poitiers, n° de février et mars 1886.
  2. Victor Fournel, Histoire du ballet de cour, dans les Contemporains de Molière, t. II, 1886.
  3. Les écrits du temps, mémoires, correspondances ou pamphlets, sont pleins à ce sujet de détails curieux, que l’on trouvera, habilement réunis et contrôlés les uns par les autres, dans le beau livre de M. J. Lair, Louise de La Vallière et la Jeunesse de Louis XIV, 1881.