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Moment de vertige/01

La bibliothèque libre.
Libraire d’Action canadienne-française (p. 7-17).

« Fais passer ton esprit à travers le malheur,
« Comme le blé du crible, il sortira meilleur. »

VICTOR HUGO.


I




ÀTRAVERS les persiennes vertes le soleil s’infiltrait doucement, baignant d’un jour tamisé la jolie chambrette, avec ses meubles blancs et ses tentures de cretonne bleue.

Un air tiède et parfumé entrait par la fenêtre ouverte, les muguets du jardin commençaient à éclore et juin fleurissait les lilas.

Marthe ouvrit les yeux : — Déjà neuf heures ! dit-elle paresseusement, regardant la petite pendule près d’elle.

À ce moment la porte s’ouvrit donnant passage à une bonne qui apportait un déjeuner appétissant.

— Bonjour, Nini ! Je viens de m’éveiller ! dit la jeune fille en étirant ses bras blancs.

— Bonjour, mam’zelle Marthe. Faut déjeuner ben vite, pi vous lever ! Y fait beau, y fait chaud, que c’est péché de rester au lit !

— Comment va maman, ce matin ?

— Euh… pas trop forte, la pauv’ chère dame… couci-couça.

— Et papa ?

— Y sont venus l’chercher dré le matin pour la mère Jean Quienne qu’est pris d’une pomonie ! Son garçon, Jean Néré a dit qu’alle ajevait pu de tousser et qu’allé avait un point de côté, et not’ monsieur s’est dépêché, à peine si y a pris le temps d’envaler une tasse de café…!

— Pauvre papa, toujours pressé ! Noël est-il venu ?

— Oui, y est installé dans l’bureau d’monsieur, l’nez dans un gros livre !

Marcelline ayant déposé son plateau sur une petite table près du lit, Marthe, tout en babillant, faisait honneur aux bonnes tartines, aux œufs frais et au café fumant.

— Que j’ai donc hâte de revoir Jacques ! dit-elle. Il nous arrivera dans dix jours, les vacances sont le vingt !

— Y doit avoir ben grandi c’t enfant ! Le v’la proche dix-huit ans à c’t’heure, un homme quoi !… Mais je bavarde pi mon ouvrage qui reste là !… Levez-vous ben vite, mam’zelle Marthe, pour prendre l’bon air !

Une bien brave fille cette Marcelline ! Native d’une petite concession de St. Jean de Bellerive, elle entra assez jeune au service du docteur Beauvais. Après le mariage de celui-ci, elle continua de demeurer chez lui et ainsi elle vit naître et grandir Marthe et Jacques et leur restait profondément attachée.

Son parler original, son air un peu grognon, ses cheveux gris lissés en bandeaux, sa peau colorée et luisante, ses yeux intelligents, tout cet extérieur révélait bien la campagnarde active et laborieuse que l’on voit souvent dans les campagnes canadiennes ; au moral, elle représentait le type, aujourd’hui si rare de la servante fidèle et dévouée, qui à force de servir la même famille, finit par en faire partie.

Elle eut son roman aussi… plus d’un galant et même un fiancé dans ses années de jeunesse… mais économe à l’excès, aimant l’argent, voulant en gagner, elle remettait toujours à plus tard le moment du mariage, pour éviter la charge de subvenir aux vieux parents de son futur. Puis, les années passèrent… le garçon se lassa d’attendre… et Marcelline vieillissait dans la maison du docteur.

Madame Beauvais, fille de Louvigny Cartier, professeur de philosophie à Montréal, étant restée orpheline dès son bas âge, fut mise en pension chez les dames ursulines, à Québec, où elle reçut une éducation très soignée. Elle passait ses vacances chez des parents de sa mère qui demeuraient dans cette ville.

Ce fut là qu’elle rencontra Henri Beauvais, alors étudiant en médecine. Les deux jeunes gens se plurent tout de suite. Aussitôt admis à la pratique, le jeune médecin s’établit à Bellerive[1] ; puis il épousa Madeleine Cartier. Ils demeuraient depuis lors dans ce coquet petit village, à quelque distance de Montréal.

Bellerive prend son nom du voisinage d’une jolie rivière qui fertilise et enrichit la vaste plaine.

Henri Beauvais de Choiseul descendait d’une famille de vieille noblesse française et ses ancêtres furent au nombre des pionniers et des défenseurs de la Nouvelle-France. Très simple, d’une nature droite et sans prétention, il éliminait dans la vie journalière, la particule et la fin de son beau nom, tout en conservant de ses illustres aïeux une très légitime fierté. Ses connaissances médicales, sa grande capacité comme chirurgien, son expérience, lui acquirent bientôt une réputation très enviable non-seulement à Bellerive, mais dans les villages environnants où on l’appelait souvent en consultation. Son caractère sérieux, sa passion pour l’étude, lui faisaient passer dans sa bibliothèque les heures de liberté que lui laissait sa clientèle. Ce côté sérieux n’excluait pas, cependant, une simplicité d’allures, une bonhomie, un optimisme réconfortant pour ses malades et une indulgente bonté pour sa famille.

Madeleine, charmante et très distinguée, restait fort belle malgré ses quarante-six ans. Ses cheveux blonds, à peine rayés d’argent, encadraient l’oval de son visage et ses yeux gris profonds, lumineux, donnaient à sa physionomie un attrait tout spécial.

Mince, frêle… presque trop frêle… sa santé délicate donnait souvent au docteur des moments d’inquiétude. D’un caractère viril, femme de devoir et de convictions, elle se faisait cependant, très douce et aimante dans son intérieur et les siens l’adoraient.

Leurs deux enfants, toujours choyés sans avoir été trop gâtés, semblaient doués de vivacité, d’intelligence et aussi de cœur ; cependant, depuis quelque temps, ils inspiraient parfois des craintes à la tendresse vigilante de leur mère.

Les idées de la jeunesse d’après guerre s’introduisaient partout, même dans les paisibles villages de la campagne et Bellerive assez peu éloigné de Montréal, ne manqua pas d’en subir l’assaut. Marthe, durant ses années d’études au couvent du Sacré Cœur à Montréal prenait la mentalité de ses compagnes de la ville. Elle revenait aux vacances avec des idées ultra modernes, des notions nouvelles sur la vie et une grande indépendance de caractère. Jacques, qui lui aussi étudiait à Montréal, chez les jésuites, ne semblait pas disposé à prendre une carrière ordinaire, mais parlait d’aviation, de génie sous-marin, de sport professionnel, de cinéma… tout en se déclarant prêt à suivre les cours de l’université avant de prendre une décision.

Ses perspectives nouvelles, ses plans aventureux, son apparente légèreté de caractère, tout cela rendait sa mère songeuse, et elle trouvait difficile de se mettre au niveau des idées avancées de Marthe et du jeune collégien.

Les années passèrent heureuses et sans événements remarquables. Marthe atteignait maintenant ses vingt ans et depuis un an avait terminé ses études. Jacques deux ans plus jeune suivait encore les cours de son collège et devait bientôt entrer à l’université.

Le docteur Beauvais occupé, absorbé, chercheur, ne semblait pas s’apercevoir que Marthe n’était plus une enfant. Il la regardait avec des yeux pleins de tendresse et s’amusait de ses notions originales. Avec ses robes courtes et ses cheveux coupés, il ne voyait en elle que la gamine adorée, l’enfant… et il soupçonnait à peine la femme exquise mais volontaire qui se développait sous cette apparence juvénile.

Marthe adorait ses parents mais semblait bien décidée à ne pas se contenter d’une vie comme la leur. La tranquille existence de village, même dans un home charmant, ne faisait certes pas partie des rêves d’avenir de la fille du médecin !

— Toi, maman, dit-elle un jour à sa mère, en corrigeant d’un baiser ce que la phrase pouvait avoir de blessant, tu as vivoté toute ta jeunesse ici à la campagne, sans excitation, sans plaisirs, sans sorties dans le monde, sans théâtre, sans luxe… te contentant d’être un ange pour papa et pour Jacques et moi ! Mais vois-tu, maman, je ne veux pas d’une vie arriérée, moi, je veux autre chose ! Le siècle a marché depuis ton temps !

— Et qu’est-ce que tu veux donc, ma petite fille, fit madame Beauvais, en riant, un amoureux ? un mari ?

— Ce que je veux ?… Ne pas végéter loin de la ville ! Je veux la grande vie, le luxe, les voyages, les choses nouvelles… l’enivrement d’une existence comme on peut s’en faire une aujourd’hui… et je n’épouserai qu’un homme qui pourra me donner tout ça ! Je te jure, maman, qu’il aura de l’argent ton gendre… et que je saurai la lui dépenser ! ajouta-t-elle en riant.

Madame Beauvais sourit avec indulgence à ces propos indépendants de sa fille, mais elle resta songeuse… Se pouvait-il que leur bonne vie heureuse fut une existence arriérée ?… Arriérée, leur vie ? Allons donc ! Son mari ne se servait-il pas des données les plus modernes de la science médicale, des instruments les plus perfectionnés ? Ne se tenait-il pas au courant de toutes les nouvelles découvertes ? Arriéré lui ? Mais ne passait-il pas à étudier les rares loisirs que lui laissait sa nombreuse clientèle ? Non ! Il ne pouvait être un arriéré !… Et elle-même ? Il fallait donc que ce fut vieillot et peu moderne d’avoir consacré sa vie à ce qu’elle aimait le plus au monde… son mari, ses enfants, son foyer ? Non ! Non ! Cent fois non ! Quelle bonne vie que la leur ! La seule vraie !… Marthe s’en apercevrait un jour. Mais il ne fallait pas trop heurter les idées de sa fille, et en femme d’esprit autant que de devoir, elle cherchait à se mettre au courant des questions du jour et à comprendre la mentalité différente et les aspirations nouvelles de la jeunesse moderne.

À cause de ses enfants, elle ne voulait pas se laisser vieillir moralement ; pour son mari, Madeleine savait qu’elle serait toujours telle qu’il la voulait, car leur amour subissait sans broncher l’épreuve des années. Malgré certains ennuis inévitables et quoique jamais riches, ils furent toujours très heureux et très unis.

Lorsqu’elle parla au docteur des idées de Marthe, il haussa les épaules en souriant :

— Ne te monte pas la tête pour rien ! À son âge, tu comprends, on croit tout savoir !… Ça se passera !

— Tu es si absorbé par tes affaires, tu ne t’aperçois pas…

— Au contraire, je me rends bien compte, depuis quelque temps, qu’elle ne pense pas comme nous, et je ne m’en inquiète nullement… Ce n’est qu’une enfant après tout !

— Elle a vingt ans !

— Justement… c’est pourquoi il ne faut pas s’alarmer de ses propos en l’air, non plus que des projets baroques de Jacques !

Madeleine soupira. — Je le voudrais un peu plus sérieux !

— Jacques est plus sérieux qu’il ne parait ! Cette exubérance, ces plans extraordinaires… c’est la jeunesse qui déborde ! Fais le causer un peu, tu seras surprise du changement survenu chez lui ces derniers temps. Je suis sûr de Jacques ! Ce sera un homme ! Quant à Marthe, il ne faut pas s’alarmer sans raison ! C’est un cœur d’or… n’est-ce pas le principal, après tout ? Allons, Mamie, ne fatigue pas ta chère tête pour rien ! finit le docteur en embrassant sa femme.

Monsieur Beauvais avait depuis quelque temps à son bureau un jeune homme de l’endroit, nouvellement reçu médecin.

Fils de braves cultivateurs, et chose assez rare chez les paysans canadiens, enfant unique, Noël Lefranc eut l’avantage d’une éducation classique ; il suivit les cours du séminaire de Québec, puis ceux de Laval, où il étudia la médecine avec un succès qui lui valut une bourse du gouvernement provincial. Il devait donc aller se perfectionner dans sa profession au foyer même de la science, à Paris.

La mort de ses parents survenue récemment à peu de semaines d’intervalle, plongea le jeune homme dans le chagrin et l’incertitude. La terre paternelle dont il venait d’hériter, allait-il l’abandonner, la vendre ? Ou fallait-il la garder, la cultiver et abandonner sa profession ?

Il confia ses inquiétudes au docteur Beauvais et lui demanda conseil.

— Désires-tu devenir cultivateur, Noël ou rester médecin ?

— J’aime la terre paternelle et mon père m’a toujours demandé de ne pas la vendre… mais ma profession ! C’est le rêve, l’ambition de ma vie !

— Alors, dit le docteur, pour conserver les deux, voici ce que je te conseille : donne la terre à loyer pour quelque temps et pratique ta profession. Plus tard tu te marieras et tu y établiras peut-être un de tes fils !… En attendant, si tu veux entrer à mon bureau, la clientèle est nombreuse et je te prendrai avec moi. Qu’en dis-tu ?

— Ce que j’en dis, docteur ? C’est que vous êtes un sage et un ami !

— Vois-tu, Noël, reprit le docteur, ton brave homme de père représentait le type parfait du cultivateur canadien. Il en incarnait à mes yeux toutes les qualités solides et toute la grandeur inconsciente. J’eus toujours pour lui de l’estime et de l’amitié. C’est moi qui lui ai conseillé de te faire instruire, ne prévoyant pourtant pas alors ce qui arrive aujourd’hui ! Que dis-tu ? Veux-tu partager ma besogne ?

Noël demanda vingt-quatre heures pour réfléchir, puis il revint, sa belle figure intelligente pleine d’espoir.

— Voici, docteur, dit-il. J’ai parlé à des cousins, ils loueront la terre et je sais qu’ils la cultiveront de leur mieux. Ce serait mon plus grand désir d’entrer chez vous, mais je suis sans expérience… trop neuf à la pratique ! Je voudrais à l’automne, profiter de la bourse qui me permettra d’étudier un an à Paris, et à mon retour, si vous voulez m’accepter, je trouverai que c’est un honneur et un avantage pour moi d’entrer à votre bureau !

— Alors, c’est entendu, dit le docteur, en lui serrant la main, mais d’ici à ton départ pour la France, viens me seconder dans mon bureau et te ferrer sur bien des sujets en lisant mes auteurs favoris.

Noël remercia avec une sincère émotion l’ami de son père, et depuis ce jour il devint l’hôte assidu du petit cabinet de travail garni de livres et de brochures, où le docteur Beauvais le retrouvait toujours avec plaisir.


  1. Nom fictif.