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Moment de vertige/09

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Libraire d’Action canadienne-française (p. 73-78).


IX




LES voyageurs ne passèrent en Italie qu’une dizaine de jours.

Après une journée à Naples, ils se rendirent à Sorrente et à Capri, où la température clémente leur permit d’entrer dans la grotte d’azur. Le lendemain, on visita le Vésuve, Pompéi, puis on partit pour Rome.

Nos touristes y séjournèrent cinq jours, et ils eurent le privilège d’une audience privée avec le pape. Marthe, élevée par des parents profondément chrétiens, en fut très émue et se courba avec une foi véritable sous la bénédiction du Saint Père.

Après les merveilles de Rome, ce fut Florence, ce foyer de l’art, patrie du Dante et des Médecis. Comme Marthe aurait voulu séjourner dans ce délicieux Firenze… mais il restait d’autres villes à voir… Venise, Milan, Gênes et enfin la Riviera française, dont on vantait tant la beauté.

À partir de Menton, ce fut en auto que l’on voyagea. On arrêta d’abord à Monte Carlo. Après un rapide trajet à Monaco, on revint au Casino de Monte Carles, où, avec un permis spécial les touristes peuvent se procurer une carte d’entrée, sauf cependant ceux qui n’ont pas l’âge requis.

Marthe, à qui son passeport donnait vingt et un ans, eut la permission voulue, mais Claire, à son grand regret ne put l’obtenir.

— Je vais rester avec toi, Claire, dit Marthe. Madame St-Georges cependant souffrait d’un violent mal de tête et elle retourna à l’hôtel avec Claire, disant à son mari d’amener Marthe, pour lui faire voir l’intérieur du Casino.

Marthe suivit monsieur St-Georges et entra avec lui dans le royaume du baccarat, de la roulette et du rouge et noir…

Ils traversèrent plusieurs salons de jeu. Partout, autour des tables à tapis vert, on voyait une triple rangée de joueurs ; foule disparate, aux expressions diverses, aux toilettes riches ou pauvres à l’air satisfait ou angoissé… tous cependant suivaient le jeu avec une attention fébrile.

— Faites vos jeux, messieurs !… Rien ne va plus ! clame la voix monotone du croupier… Des centaines d’yeux sont fixés sur la roulette qui tourbillonne… tourbillonne… et enfin s’arrête… les piles de jetons et les billets de banque sont englobés par le râteau du croupier… la banque a encore gagné ! Et le jeu continue ainsi, faisant parfois des heureux, mais le plus souvent des désolés…

Dans une des salles, monsieur St-Georges, apercevant une table un peu moins encombrée, proposa à Marthe de risquer quelques francs.

Curieuse et amusée, elle plaça sur un nombre impair un billet de vingt francs, tandis que son compagnon en mettait cent sur un nombre pair : la roulette tourne… tourne… et enfin s’arrête… Marthe gagnait cent francs et son compagnon perdait sa mise ! Marthe ne comprenait pas trop comment ses vingt francs en devenaient cent vingt, mais elle souriait, ravie et intéressée…

Tout-à-coup, elle s’entendit appeler par son nom :

— Je ne me trompe pas ? C’est bien mademoiselle Marthe Beauvais ? dit un monsieur en s’avançant la main tendue.

— Monsieur Laurent ! s’écria Marthe les yeux brillants de plaisir. Quel bonheur de rencontrer un compatriote ! Monsieur St-Georges continua-t-elle, en se retournant vers la table de jeu, voici monsieur Laurent de Montréal.

— Vous vous souvenez de moi n’est-ce pas ? dit celui-ci ; avant le mariage d’Irène j’allais souvent chez vous.

— En effet… mais vous avez été absent, je crois ?

— Oui, à Chicago… mais, où sont ces dames ?

— Ma femme et Claire sont à l’Hôtel des Princes. Irène et son mari ne nous ont pas accompagnés. Marthe est des nôtres.

— Puis-je aller présenter mes hommages ?

— Tout de suite, alors, dit monsieur St-Georges, car nous partons ce soir pour Nice.

— Vous permettez ? dit-il. J’ai deux amis avec moi, je veux vous les présenter.

Il s’éloigna quelques minutes, puis revint avec deux messieurs qu’il présenta à ses compatriotes.

— Comte Luigi Vincenzo, de Florence, dit-il, monsieur Stephen Harris, de Chicago, mademoiselle Beauvais, monsieur St-Georges de Montréal.

On échangea des poignées de main, et le comte s’inclina bien bas sur la main de Marthe, sans toutefois la baiser.

— Venez tous avec nous à l’hôtel, nous allons retrouver ma femme et ma fille, dit le banquier.

Ensemble ils quittèrent le Casino et passèrent à travers les beaux jardins pour se rendre à l’hôtel situé tout près.

André marchait avec Marthe tandis que ses compagnons accompagnaient monsieur St-Georges.

— Quelle aubaine de vous avoir rencontrée ! dit André à sa compagne. Dites-moi ce que vous êtes devenue depuis ma visite à Bellerive. Dès mon retour à Montréal, dans le temps, je suis parti à l’improviste, appelé par dépêche à Chicago pour affaires… depuis… oh depuis… j’ai gâché ma vie !… Mais parlez-moi de vous !

— De moi ? Vous n’avez rien appris à mon sujet ? Vous n’avez donc pas vu de journaux de Montréal, ni reçu de lettres des St-Georges ?

— Je n’ai reçu de Montréal que des lettres d’affaires et les journaux quelquefois, mais pas régulièrement.

— Alors vous ne savez pas que mon père… ma mère… le jour même de votre visite… Et d’une voix brisée, les yeux pleins de larmes, elle lui apprit le terrible accident.

— Pauvre enfant ! dit André en lui prenant la main dans un élan de sympathie bien sincère, croyez-moi, je n’en savais rien ! Et votre frère ?

— À Montréal… en train de devenir banquier ! dit-elle en souriant à travers ses larmes.

— Et où demeurez-vous maintenant ?

— À Montréal, en pension avec Jacques. J’ai un bureau, continua-t-elle, je suis devenue une travailleuse… quoique dans le moment, je sois une gâtée ! De retour au pays, je reprends ma position !

— Je vous avais devinée vaillante, dit-il, j’en ai maintenant la preuve ! Plus que jamais, je suis votre ami !

On arrivait à l’hôtel. Madame St-Georges, remise de sa fatigue et Claire joyeuse de voir des amis, furent enchantées de la diversion et firent un accueil charmant à André et ses compagnons.

Le même soir, les voyageurs partaient pour Nice, mais André et ses deux amis devaient rentrer à Paris vers le même temps que les Montréalais et l’on s’y donna rendez-vous pour la semaine suivante à l’Hôtel Continental.