Moment de vertige/19

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Libraire d’Action canadienne-française (p. 160-168).


XIX




JACQUES Beauvais, lors de son arrivée à Rexville, fut très bien reçu par monsieur Rivard le gérant de la banque.

Celui-ci occupait avec sa famille le logement y attenant, et il conseilla au jeune comptable de loger à l’hôtel.

— Je vous y ai retenu une chambre, dit-il, installez-vous là pour commencer et si ça ne vous plaît pas, vous changerez plus tard.

Jacques se trouva si bien dans sa grande chambre ensoleillée qu’il décida d’y rester et de prendre aussi ses repas à l’hôtel, la table y étant assez bonne et les voyageurs, à ce moment, peu nombreux.

Le factotum général, portier, valet de chambre, garçon de table messager, etc., était un Irlandais du nom de Tom Libbey, un homme assez âgé, et de bizarre apparence : une tête rousse qui commençait à grisonner, une barbe ordinairement inculte, un nez rubicond à larges narines, la peau sillonnée de rides et des petits yeux gris vifs et intelligents. Le caractère, ordinairement assez bon de l’Irlandais, se compliquait d’un malheureux défaut : Tom aimait trop la bouteille ! On ne pouvait le dire ivrogne d’habitude, pour s’enivrer tous les jours, mais il faisait des crises d’ivrognerie et passait parfois toute une semaine entre deux vins ! C’est alors que le service de l’hôtel, jamais parfait, devenait absolument nul.

À chaque nouvelle fête, le patron menaçait Tom de renvoi… mais il montrait tant de regret de ses mauvais coups… et ce domestique, on le payait si peu cher… on finissait toujours par le garder.

À la banque, le personnel peu nombreux, se composait du gérant, du comptable, de deux commis et d’une sténographe.

Cette dernière, une jeune fille qui semblait à peu près de l’âge de Marthe, attira tout de suite l’attention de Jacques par son air de distinction et sa discrète élégance. Elle s’appelait Geneviève Aumont et vivait avec sa mère dans une vieille maison, un peu délabrée, propriété de sa famille depuis bien des années et que l’on appelait toujours « le manoir ».

Geneviève plaisait d’abord par un physique charmant ; très jolie, très blonde, avec des traits aquilins, des yeux grands et bleus dont l’air de bonté se confirmait par l’expression souriante de la bouche, mais le menton fortement accusé, dénotait une grande fermeté de caractère.

Jacques, lorsqu’il la connut mieux, allait souvent causer avec elle sous les arbres de leur pelouse. Il fit la connaissance de madame Aumont dont la grâce accueillante et les manières exquises lui rappelaient un peu sa propre mère.

Avec ces nouvelles amies, il put causer de Marthe, de son village natal, du terrible accident qui les rendit orphelins et de leur départ de Bellerive, deux ans auparavant.

Geneviève ne sortait que peu avec les jeunes filles de Rexville, et ne semblait pas avoir de prétendants, ni d’amis parmi la jeunesse masculine. Très attirante cependant, se disait Jacques, avec ses cheveux blonds qui moussaient et lui faisaient presqu’une auréole lorsqu’elle enlevait son chapeau… Spirituelle aussi, adroite, véritable petite athlète pour les sports, excellente joueuse de tennis et bonne nageuse !

Tous ces attraits, Jacques les découvrit peu à peu, mais il ne tarda pas à remarquer chez elle une fréquente expression de tristesse. Il en parla un jour à monsieur Rivard :

— Je crois en savoir la raison, dit celui-ci, elle a été fiancée au jeune St-Georges, le gérant ici, avant moi, il y a cinq ans.

— Où est-il maintenant ? demanda Jacques.

— Je n’en sais rien et il paraît que la famille n’en sait rien non plus.

Un soir, deux mois après son arrivée à Rexville, Jacques passa la soirée chez le gérant.

Dans le cours de la conversation, le nom de Geneviève ayant été prononcé, monsieur Rivard se mit à parler de Pierre St-Georges et du vol à la banque de l’endroit.

Jacques espérant découvrir quelque renseignement à ce sujet, questionna un peu sans paraître indiscret.

— N’a-t-on jamais rien découvert ? Pierre St-Georges n’étant pas coupable, qui donc aurait volé ?

— J’ai toujours pensé, dit le gérant, qu’il devait y avoir plus d’un voleur et que la nuit favorisa leur fuite.

— Cela s’est donc fait la nuit ?

— Oui, une nuit sombre de novembre. Les St-Georges, venus de Montréal pour voir leur fils, descendirent à l’hôtel. Pierre demeurait ici. Il n’a pas voulu rester avec eux pour la nuit, il est revenu ici pour se coucher.

— Et c’est cette nuit là… ?

— Oui ; le gardien ligoté et chloroformé fut trouvé sans connaissance, le coffre-fort ouvert, les valeurs et les billets de banque partis !

— La somme volée fut considérable ?

— Oui, une transaction énorme venait d’être signée à propos des mines de Goldentown[1]. Des dépôts très importants furent faits pour rencontrer des chèques dans cette affaire.

— Mais Pierre St-Georges ne fut pour rien dans le vol !

— De cela je suis convaincu, mais les circonstances ont semblé contre lui !

— Comment ça ?

— D’abord, il aurait eu besoin d’argent à ce moment là. Son père venait de payer pour lui des dettes de bourse… il spéculait, dans le temps et la fortune de Paul St-Georges se trouvait alors un peu ébréchée, c’est surtout depuis quatre ans qu’il a augmenté sa fortune ; mais pour revenir à Pierre, une petite liasse de valeurs fut trouvée en sa possession et on a blâmé son refus de passer la nuit à l’hôtel, avec ses parents.

— Quelle explication a-t-il donnée pour les valeurs ?

— Une très plausible, et qui a été confirmée par le témoignage de la sténographe de la banque, précisément la sténo actuelle, mademoiselle Aumont. Des dépôts importants furent faits dans la matinée, un certain monsieur revint faire un autre dépôt très peu de temps avant la fermeture de la banque. Le comptable apporta certaines de ces valeurs au jeune St-Georges qui les trouva correctes et les réunit en liasse pour les déposer dans la voûte tandis que le comptable retournait vers le client. À ce moment, la sténo entra dans le bureau en disant : « Je viens de téléphoner, comme vous me l’aviez dit, le train sera ici dans dix minutes ».

— Tonnerre ! je n’ai pas une minute à perdre, s’est écrié St-Georges et prenant son chapeau, il sortit mettant par inadvertance, la petite liasse de valeurs dans sa poche !

— Pauvre diable ! Je comprends la terrible apparence, dit Jacques.

— Il s’en est souvenu lui-même et de plus Geneviève Aumont s’est rappelée l’avoir vu et l’a déclaré comme lui. Il a dit à l’enquête (car ça n’a pas été jusqu’à un procès,) qu’il ne songea aux valeurs qu’en se déshabillant, vers minuit, lorsqu’il vida ses poches. S’accusant de négligence, il se rhabilla pour aller porter ces valeurs dans la voûte. Il descendit. ouvrit la lumière à l’intérieur de la banque, vit le gardien étendu sans mouvement, un mouchoir sur la figure, le coffre-fort ouvert, les valeurs, l’argent… tout parti !

— Le gardien est mort tout de suite alors ?

— Non, mais n’a jamais recouvré connaissance ; il est mort quelques heures plus tard.

— Mais ce linge, ce mouchoir sur la figure…

— Ce mouchoir, imbibé de chloroforme portait la marque P. St-G. Pierre a dit d’ailleurs que ce mouchoir lui appartenait…

— Quelle pièce de conviction ! A-t-il pu expliquer ?

— La seule explication possible, a-t-il dit à l’enquête, c’est que le voleur l’aurait pris dans la poche d’un habit de bureau suspendu à un clou au mur de la pièce.

— En effet, ce devait être ça, mais je comprends maintenant quel terrible enchaînement de circonstances ! L’enquête l’a entièrement exonéré, n’est-ce pas ?

— Oui, tout ce qu’il a dit et expliqué ayant été prouvé en partie par le témoignage de la sténo. Tout de même on lui a demandé sa résignation, bien que son père fut le gérant général.

— Je comprends l’humiliation et le chagrin du père… et aucune trace du coupable ?

— Aucune. Je vous ai raconté ces choses, mon jeune ami, parce que ces faits concernent notre succursale. D’ailleurs, les journaux dans le temps, ont tout raconté.

— Mais Geneviève Aumont ? La fiancée de Pierre, m’avez-vous dit ?

— Pas à ce moment, mais ils s’aimaient ces deux-là et avant de quitter Rexville, après l’enquête, il lui a dit, en la remerciant de son chaleureux témoignage :

— Je vous aime tant, Geneviève ! J’aurais tant voulu vous épouser et c’est devenu impossible !

— Pourquoi impossible ? aurait-elle répondu, rien n’est changé !

— Tout est changé ! Si un jour je découvre le coupable, alors seulement, je viendrai vous réclamer !

— Alors, Pierre, je me considère désormais comme votre fiancée et je vous attendrai !

Geneviève n’a jamais rien dit de ceci, mais il y a toujours des indiscrets et quelqu’un prétend l’avoir entendu.

— Je la crois bien capable d’un beau geste comme celui-là ! dit Jacques.

En sortant de chez monsieur Rivard, le jeune homme eut l’idée d’aller faire une promenade le long de la rivière. Il faisait une belle nuit de fin d’octobre, très sombre, l’air déjà assez froid et présageant la gelée prochaine. Le jeune comptable, encore sous l’effet des paroles du gérant, cheminait doucement en fumant une cigarette et songeant à l’enchaînement de preuves, de circonstances, accumulées contre le pauvre Pierre St-Georges. Il se l’imagina découvrant le cadavre, donnant l’alarme, expliquant les faits…

Près du chemin que suivait le jeune homme la rivière coulait noire et un peu sinistre dans les ténèbres… Tout-à-coup il entendit un cri de détresse, un clapotement dans l’eau et il comprit que quelqu’un allait se noyer… Sans hésiter, il enleva son habit courut vers le bord et plongea dans l’eau glacée… Peu de minutes après il nageait vers le rivage, soutenant un homme qui paraissait inanimé. Jacques trouva des allumettes dans la poche de son habit et en alluma une pour regarder l’homme qui gisait sur le sol… à sa grande surprise, il reconnut Tom Libbey, le domestique de l’hôtel !


  1. Nom fictif