Moment de vertige/31

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Libraire d’Action canadienne-française (p. 277-284).


XXXI




LE retour de Pierre St-Georges dans sa famille fut une joie indicible ! Son père vieilli par le chagrin, se sentait revivre auprès de ce fils retrouvé… Sa mère, dont la joie se mêlait aux remords et à la honte de sa manière d’agir durant ces derniers mois, paraissait au contraire avoir repris son âge véritable et avoir perdu cette apparence de jeunesse qui la parait encore si récemment.

Personne de la famille, sauf Irène ne connaissait sa liaison avec Luigi et cette dernière se gardait bien d’en parler…

Claire, délivrée d’un fiancé qu’elle n’aimait pas, si ce n’est pour le titre et la fortune qu’elle lui supposait, se déclarait ravie de la présence de ce grand frère à cheveux gris, qu’elle connaissait si peu ; et Irène, fière et contente de montrer à Pierre son fiston si joli et si bien portant, pensait un peu moins à son chagrin de femme trompée…

Le lendemain de son retour, Pierre se rendit à Bellerive où le bon curé le reçut à bras ouverts ! Il passa une journée auprès du vieux prêtre et ce que ce dernier lui apprit de Geneviève Aumont le décida à partir pour Rexville.

En le revoyant, Geneviève pâlit de joie… Pierre la pressa sur son cœur…

— Chère petite fiancée ! dit-il, fidèle toujours malgré mon silence ! Jamais je ne pourrai assez remercier le ciel pour un trésor comme vous !

Après avoir échangé de tendres paroles, ils allèrent retrouver madame Aumont qui accueillit Pierre avec une affection maternelle.

— Dans deux semaines, dit-il à la jeune fille, il faut que je retourne dans l’ouest pour terminer mon contrat avec la compagnie ; à mon retour, j’entre en affaires avec mon père qui désire ouvrir à Rexville une succursale de son bureau… alors, ma Geneviève, je viens vous réclamer ! Vous ne me ferez pas attendre, dites ?

— Attendre ? Non, Pierre ! Il y a cinq longues années que nous attendons !


Le temps approchait où Jacques quitterait Montréal. Il se trouvait maintenant tout à fait rétabli et en état de reprendre sa position, mais il regrettait de partir en laissant le pauvre Tom si malade.

Cette maladie retardait aussi le procès de Luigi alias Pietro. Ce dernier, en prison depuis des semaines, on n’en entendait pas parler.

Un matin, le géolier, entrant dans sa cellule, le trouva mort dans son lit. Il tenait encore à la main le rasoir avec lequel il s’était coupé la gorge…

Sur la petite table de sa prison, on trouva un aveu de son crime et de son suicide :

« Je me donne la mort parce que la vie est trop bête ! Mes papiers d’identification sont ceux volés au comte Vincenzo, après sa mort. Je n’ai pas porté son nom en Italie, mais je l’ai repris en voyage.

C’est moi qui ai fait le coup à la banque de Rexville, il y a cinq ans. J’ai chloroformé le gardien pour l’endormir, sans vouloir le tuer. J’ai fait boire Tom Libbey au point qu’il n’avait plus de volonté et j’ai seul profité de l’argent dont il ne reste à peu près rien.

Pietro Lulli »


Cette fin tragique avec l’aveu du suicidé parut dans tous les journaux à la grande satisfaction de la famille de Pierre.

Ce dernier dit à Jacques qu’il ne poursuivrait certainement pas le pauvre Tom :

— Il a bien racheté sa faiblesse, dit-il, en nous découvrant et nous livrant le coupable !


Marthe faisait des démarches pour obtenir une position. Un jour qu’elle se rendait au bureau de monsieur St-Georges pour lui en parler, elle rencontra Jeanne Clément, qui l’arrêta :

— Qu’est-ce que vous devenez, Marthe ? On ne vous voit plus ?

— J’ai eu de la maladie dans ma famille, dit Marthe froidement, mon frère…

— Ah ? Et il va mieux ?

— Tout à fait, merci !

— Vous avez appris sans doute le divorce de notre ami André Laurent… ça dû vous surprendre de le savoir marié !

— Je le savais depuis longtemps, dit Marthe !

— Longtemps ? Ça n’a paru que récemment !

— Je le savais à Paris ! dit Marthe.

— Et comment va-t-il, ce nouveau libéré de l’hymen ?

— Je ne sais pas… il est parti de Montréal.

— Oui, je sais… le bruit a même couru dans le temps, que vous étiez partie avec lui !

— Vous voyez comme on peut se fier aux potins !

— Parlant de potins, pourquoi Irène Defoye me boude-t-elle ? Le savez-vous ?

— Jeanne, dit Marthe avec une colère contenue, j’ai toujours pensé que vous étiez un peu méchante… mais je ne savais pas que vous étiez sotte ! Vos paroles viennent de me le prouver !

Et sans un adieu, elle la quitta et continua son chemin… En esprit, elle se revoyait recevant les billets de voyage… quittant la pension… prenant le train… Oh Noël, Noël ! Si vous ne m’aviez pas sauvée ! se dit-elle… répétant pour la centième fois cette phrase…

Le lendemain, un téléphone du couvent où demeurait mademoiselle Beauvais lui apprit que sa grande tante venait de mourir subitement, à sa sortie de la messe matinale à laquelle la vieille dame assistait tous les jours.

Jacques et Marthe furent vraiment chagrins de voir disparaître cette parente âgée, qui leur témoignait tant de bonté et d’affection.

Par son testament, elle laissait à Marthe la modeste aisance qui lui avait permis de vivre indépendante, un petit mot à l’adresse de Jacques disait : « À mon petit-neveu, Jacques Beauvais de Choiseul, je lègue tous mes papiers de famille, avec le regret de ne pouvoir y joindre une somme d’argent. »

Jacques ému, pressa la main de sa sœur.

— Pauvre tante ! Elle me disait à l’hôpital de me hâter d’avoir de l’avancement pour t’empêcher de travailler !

— Chère bonne grande tante ! Elle n’a eu pour moi que des paroles de bonté… de tendresse… et voilà que dans la mort, elle a soin de mon avenir !

— C’était la vraie grande dame ! dit Jacques.

— Oui… avec une cœur comme celui de père… et comme le tien, mon Jacquot !


Jacques partit pour Rexville deux jours plus tard. Il eut la satisfaction de pouvoir parler à Tom, ce dernier ayant recouvré sa parfaite connaissance. Il lui apprit la mort de Pietro et son aveu écrit du crime. Il lui dit aussi que Pierre St-Georges refusait de le faire arrêter comme complice, se sentant complètement exonéré par l’aveu du suicidé.

Le pauvre malade, dans sa faiblesse, versa des larmes de joie et serra la main de Jacques.

— Je vais guérir, maintenant, m’sieur Jack ! dit-il ; j’avais peur de la prison et voyez-vous, ça faisait revenir la fièvre… J’irai bientôt vous rejoindre si on veut me reprendre à l’hôtel !

— Je vais arranger ça, dit Jacques, je pars demain. Au revoir, mon vieux ! Ma sœur viendra te voir.

— Bonne chance, m’sieur Jack !

Tom se retourna pour cacher deux grosses larmes qui coulaient sur sa figure ridée…

Après le départ de Jacques, Marthe, n’ayant plus à songer à se trouver une position, revit fréquemment Irène Defoye.

Cette dernière reprenait peu à peu sa vie ordinaire, Dan recommença à dîner chez lui, et, en apparence, du moins, tout paraissait être redevenu normal dans le home de son amie.

Le bon curé de Bellerive se réjouit du petit héritage qui mettait sa protégée à l’abri du besoin. Noël apprit la nouvelle par une lettre de Jacques et il en fut très heureux. Cependant lorsqu’il écrivit à Marthe pour la féliciter, une petite amertume perçait entre les lignes.

« Ce désir de protection, écrivait-il, qui a porté votre vieille parente à penser à vous dans ses dernières volontés, se conçoit fort bien pour ceux qui vous aiment… Il y en a qui trouveraient si bon de pouvoir vous protéger… mais cette protection, vous n’en voudriez peut-être pas ?…

Marthe, à quand le prochain voyage à Bellerive ? Va-t-il falloir que Marcelline devienne bien malade pour que vous vous décidiez d’y revenir ? De grâce, petite héritière, ne devenez pas trop lointaine ! »

Elle lui répondit amicalement, mais ne parla pas de se rendre à Bellerive. Tout au fond de son cœur, elle le désirait, mais elle ne voulait pas se l’avouer à elle-même….


Le mariage de Geneviève et de Pierre eut lieu deux mois plus tard. Les deux familles furent présentes ainsi que Marthe et aussi Jacques que Pierre appelait son meilleur ami parce que son acte de courage avait amené l’heureux dénouement des affaires.

Il y eut en outre le jeune Dick Chambers, le camarade de chantier de Pierre, qui sut gagner l’amitié de tous par ses manières charmantes et ses propos gais et amusants.

La cérémonie fut très simple ; les mariés partirent tout de suite après le déjeuner servi dans la grande salle à manger de la vieille maison. Geneviève était radieuse, Pierre, grave et heureux…

Après leur départ, madame Aumont invita Marthe à passer quelques jours avec elle pour lui faire oublier sa solitude, et la jeune fille resta volontiers dans ce vieux manoir démodé où les habitudes de vie simple et reposante et le charmant bien-être lui rappelaient le home de son enfance.