Mommsen et la mentalité allemande

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Mommsen et la mentalité allemande
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 29 (p. 762-798).
MOMMSEN
ET
LA MENTALITÉ ALLEMANDE

Parmi tous les domaines de l’activité intellectuelle, un de ceux où l’esprit allemand s’est appliqué avec le plus d’ardeur et d’obstination, un de ceux aussi où il a exercé jusque chez nous la plus profonde influence, est sans conteste celui des études relatives à l’antiquité gréco-romaine. Philologues, archéologues, historiens, juristes, tous nos savans, depuis plus d’un demi-siècle, ont été sur ce terrain les tributaires des maîtres d’outre-Rhin : les uns ont accepté leur autorité avec une dévotion béate, les autres ont rechigné contre elle, mais il n’en est guère qui ne l’aient subie. Or, que cette érudition allemande tant respectée ait eu ses mérites et rendu des services, qu’elle ait été laborieuse, patiente, souvent ingénieuse, quelquefois neuve et féconde, il n’est pas question ici de le nier ; mais qu’elle ait conservé, parmi beaucoup de qualités, sa marque ou sa tare originelle, qu’elle soit restée « allemande » au sens le plus propre du mot, c’est ce qu’on a peut-être trop fréquemment oublié, et ce que nous voudrions montrer par un exemple. Pour cela, négligeant les érudits de date récente et de moindre envergure, nous remonterons jusqu’à l’un des chefs de chœur les plus incontestables, jusqu’à l’auteur de l’Histoire romaine, Théodore Mommsen en personne ; nous essaierons de faire voir en quoi il représente, en quoi, sans doute aussi, il a contribué à former cette mentalité germanique moderne que nous avons trop bien appris à connaître.

Est-il besoin de déclarer qu’il n’entre dans notre pensée aucun dessein de dénigrement systématique envers lui ? Ses compatriotes nous ont fait beaucoup de mal ; lui-même, il y a quarante-quatre ans, a déversé, sur cette France qui l’avait si bien accueilli, les plus basses et les plus haineuses calomnies, et, s’il vivait encore, on peut penser qu’il aurait signé d’un cœur allègre le manifeste des quatre-vingt-treize intellectuels : ce n’est pas une raison pour que nous nous jugions autorisés à rabaisser son talent. Il vaut mieux laisser à nos ennemis le privilège de cette intransigeance déloyale. On peut, en France, haïr sans cesser d’être juste. Nous reconnaissons donc toute la valeur de Mommsen, l’infatigable énergie de son labeur, la sûreté presque infaillible de sa documentation, sa compétence dans les branches les plus diverses de la science historique, l’originalité pénétrante de ses vues, l’âpre vigueur de son style. Nous savons, mieux que personne, qu’il n’est pas de question d’histoire romaine sur laquelle on ne doive le consulter avant tout autre. Et nous souscrivons volontiers aux éloges que lui ont décernés, chez nous, les spécialistes les plus qualifiés. Avec l’un d’eux, nous voyons en lui « la plus haute autorité philologique de l’Allemagne. » Nous ne refusons pas de le saluer, avec un autre, comme « un fondateur d’empire, l’imperator unicus de cette science du monde romain qu’il a soumise, pour sa gloire et celle de sa nation, à l’hégémonie allemande. » Mais n’est-ce pas une raison de plus pour examiner en quel sens s’est déployée cette action dont nous sommes loin de méconnaître la profondeur ? Toute « hégémonie, » et en particulier toute « hégémonie allemande, » n’est pas toujours et partout bienfaisante : il se pourrait que, tout en étant pour les historiens de métier un guide incomparable, Mommsen eut travaillé pour sa part à répandre dans l’esprit public en général quelques-unes des notions essentiellement germaniques dont nous sentons aujourd’hui la dure étreinte. L’historien, en lui, se double d’un polémiste passionné ; souvent, le récit du passé lui sert à prêcher, pour le présent, des doctrines auxquelles il tient de toute son âme. Nous avons donc bien le droit, sans incriminer ses découvertes ou ses opinions historiques, de scruter les conceptions morales et sociales qu’il y a mêlées. Plus il a été puissant comme savant, plus la philosophie politique qui se dégage, de ses livres a fait de bruit et de besogne, plus elle a pu causer de mal, et plus enfin il nous importe d’y rechercher l’empreinte laissée par l’âme de son peuple.

On ne nous objectera pas sans doute que Mommsen n’est pas un Allemand authentique. Son origine danoise ne l’a pas empêché, — pas plus que son contemporain le maréchal de Moltke, — d’être aussi « germanisé, » et même « prussianisé, » que possible. C’est en Allemagne qu’il a vécu, écrit et professé ; c’est l’Allemagne qui a bénéficié de sa renommée, et elle s’est reconnue en lui avec une docile gratitude. Nous ne nous arrêterons pas non plus à ses dissentimens avec le gouvernement de son pays adoptif. Qu’il ait été chassé de l’Université de Leipzig pour des motifs politiques, qu’il ait été plus tard condamné pour des articles d’opposition, qu’il se soit fait tantôt l’admirateur fanatique de Bismarck et tantôt son critique implacable, peu nous importe, en vérité. Mommsen a été un de ces « libéraux, » si nombreux là-bas, qui immolent aisément la liberté au maître de l’État, lorsque celui-ci leur promet de quoi rassasier leur appétit de domination ethnique. Il l’a bien montré en 1870, comme ses successeurs en 1914. Au fond, sur l’essentiel, Mommsen est d’accord avec les Bismarck, les Moltke et les autres ouvriers de l’impérialisme allemand. A sa manière, et dans un autre ordre d’idées, il collabore à la même tâche, il y apporte le même esprit, il poursuit le même idéal, et nous nous en convaincrons bientôt, pour peu que nous regardions de près, tout d’abord sa méthode, ensuite et surtout sa morale.


I

Sa méthode est très allemande. Elle offre de curieuses analogies avec celle que nous voyons appliquée par nos voisins dans des genres fort divers, en industrie comme en tactique : elle en a les qualités, elle en a aussi les lacunes. Elle est, avant tout, précise et complète. De même qu’un homme d’Etat allemand ne se lance pas dans une entreprise diplomatique, financière ou militaire, sans en avoir prévu, étudié, discuté les détails les plus minutieux, de même Mommsen n’aventure pas une affirmation qui ne s’étaie sur des faits ou des textes minutieusement colligés et contrôlés. Et de même encore que l’exécution d’un plan allemand implique les élémens les plus hétérogènes, qu’une guerre, par exemple, fait appel à tout, depuis la finance jusqu’à la chimie (en passant par le journalisme et l’espionnage), de même, dans la base solide qui supporte l’histoire de Mommsen, entrent les matériaux les plus dissemblables : chronologie, ethnographie, linguistique, science du droit, science de la religion, épigraphie, archéologie, philologie, numismatique, que sais-je encore ? D’ailleurs, cet amas gigantesque n’est pas le moins du monde confus. Il est entendu (et le professeur Ostwald nous l’a redit assez haut, en cas que, par hasard, nous l’eussions oublié), il est entendu que l’Allemagne possède par excellence le « génie de l’organisation. » Mommsen l’a, en effet, et à un double titre, non pas seulement pour lui, mais pour les autres. L’empereur Guillaume II l’a célébré comme « un inégalable organisateur d’entreprises scientifiques. » On pense si l’éloge a du prix, en un pays où tout se fait en commun, — jusqu’aux besognes que les « races inférieures » en sont encore à accomplir individuellement, telles que l’assassinat, le viol et le cambriolage ! — Sérieusement parlant, on ne peut que savoir gré à Mommsen d’avoir prêché, préparé et dirigé, — fût-ce quelquefois avec un despotisme de sous-officier prussien, — tant de publications collectives : recueil des Inscriptions latines, recueil des Monnaies anciennes, recueil des Monumens historiques de la Germanie, etc. Et, dans ses propres œuvres, il a montré le même don de classer et de coordonner les richesses amoncelées. Dans son Histoire romaine, dans son Droit public de Rome, il n’y a ni trous ni doubles emplois : chaque texte est utilisé à sa place et à son heure, là où, par le voisinage d’autres textes, il acquiert le plus de valeur probante. La documentation de Mommsen, — qu’on nous pardonne cette obsédante métaphore ! — c’est une armée bien rangée, bien équipée, bien ravitaillée, impeccable et formidable. Seulement…

Seulement, à ce prodigieux mécanisme, il manque pourtant deux ou trois choses essentielles, qu’il vaut la peine de noter parce qu’ici encore s’avère la conformité entre les tendances de Mommsen et celles de sa nation. Les Allemands, — il est devenu banal de le dire, — manquent de psychologie, à telles enseignes que ce défaut, heureusement pour nous, a presque suffi à contre-balancer l’effrayant avantage que leur donnait leur préparation matérielle. Autant ils saisissent d’une puissante étreinte les réalités tangibles, autant celles du monde moral, plus déliées et fuyantes, échappent à la grossièreté de leur toucher. Ils ont beaucoup plus « l’esprit de géométrie » que « l’esprit de finesse. » Il y a un peu de ce vice chez Mommsen. Non qu’il ne soit aucunement psychologue : qui ne se rappelle les beaux portraits qu’il a tracés des Gracques, de Sylla, de Pompée, de César, portraits vigoureusement enlevés, hauts en couleur, donnant l’impression de la vie ? Mais prenons bien garde que ce sont des portraits d’individus supérieurs, relativement modernes, sur qui les renseignemens abondent, et dans l’âme desquels un écrivain du XIXe siècle peut entrer sans trop de peine. Au contraire, s’il s’agit de personnages plus anciens, et surtout de masses d’hommes plus anciennes, plus « primitives, » plus différentes de nous, on peut craindre que son tact psychologique ne soit un peu court. Il fait revivre avec force les états d’âme où dominent l’intelligence, la volonté, la passion consciente et sûre d’elle-même : mais la vie mentale des foules et des simples, cette vie confuse et voilée, et pourtant si riche, la vie de l’impulsion instinctive et de l’émotion subconsciente, dirons-nous qu’il ne la pénètre pas ? La vérité est qu’il ne s’y intéresse pas. Ecoutons ce que dit un autre historien, bien français celui-là, et psychologue infiniment subtil : « La recherche des origines suppose un esprit philosophique, une vive intuition de ce qui est certain, probable ou plausible, un sentiment profond de la vie et de ses métamorphoses, un art particulier pour tirer des rares textes que l’on possède tout ce qu’ils renferment en fait de révélations sur des situations psychologiques fort éloignées de nous… L’intelligence des états obscurs, antérieurs à la réflexion claire, est la conquête intellectuelle du XIXe siècle. » C’est Renan qui explique ainsi pour quelle raison, après avoir conduit son Histoire des origines du Christianisme jusqu’à la complète formation de l’Eglise, il l’interrompt lorsque l’Eglise est devenue un tout nettement organisé, conscient de soi, évoluant en pleine lumière. Voilà ce que Mommsen n’aurait certes pas écrit, et voilà ce qu’il n’a jamais pu comprendre. « Mais pourquoi, disait-il avec impatience, pourquoi Renan abandonne-t-il l’histoire du Christianisme au moment où elle cesse d’être mystérieuse ? » Cette boutade atteste bien la différence de deux méthodes, ou plutôt, comme eût dit Sainte-Beuve, de deux « familles d’esprits, » peut-être de deux mentalités nationales. Mommsen, très capable de « construction » psychologique, l’est beaucoup moins de « divination ; » et, comme la plupart des gens, ce qu’il ne sait pas faire, il le déclare inutile, insignifiant, inexistant.

De là provient le mépris qu’il affiche, par réaction contre la génération romantique, pour les traditions légendaires. « Elles ressemblent, dit-il, à ces feuilles si desséchées, que nous avons peine à croire qu’elles aient jamais pu être vertes. Ne perdons point notre temps à écouter le bruit du vent qui les soulève. » Les plus célèbres de toutes, celles qui ont laissé dans la mémoire du peuple romain la plus durable empreinte, lui semblent des puérilités superflues. Le récit de la trahison de Tarpéia n’est qu’un « agréable roman, » et, pour éliminer la légende de Brutus, il lui suffit de noter qu’elle contredit je ne sais quel article de la constitution ancienne de Rome. Que veut-il donc qu’on étudie à la place de ces mythes pour atteindre la plus antique culture des Latins ? leurs « institutions pratiques dans les matières du droit, » leurs rites religieux, leur « économie domestique et agricole. » Fort bien ; ces élémens en quelque sorte matériels de la civilisation sont gros de renseignemens sur l’état d’un peuple : mais ses croyances fabuleuses ne le font-elles pas connaître dans son fonds le plus intime ? n’ont-elles pas été, à la fois, le produit de ses facultés créatrices et l’aliment premier de son intelligence et de son imagination ? Au lieu de les écarter du pied, sous prétexte que leur contenu historique est trop mince ou trop défiguré, n’est-il pas plus sage de les recueillir pieusement, de les interpréter, non pas comme des documens de faits, mais, ce qui est bien plus précieux, comme des documens d’âmes ? C’est ainsi que les a prises Renan ; c’est ainsi que les prennent les historiens modernes, anglais et français, de l’école anthropologique. On connaît assez le parti qu’un Tylor ou un Frazer ont su tirer des mythes : ils en déduisent maintes hypothèses, parfois aventureuses, mais en tout cas suggestives ; l’étude attentive des légendes les mène à retrouver quelque chose de très délicat et d’infiniment respectable, les balbutiemens rudimentaires de la conscience et de la pensée humaines. Avec moins d’impatience ou d’intransigeance, Mommsen aurait pu faire une œuvre analogue ; pour lui aussi, les « feuilles desséchées » auraient pu reverdir en une somptueuse frondaison, s’il ne les avait systématiquement rejetées.

Les temps primitifs de Rome ne sont pas d’ailleurs les seuls pour lesquels il ait été desservi par ce qu’il faut bien appeler son étroitesse de jugement. Dans toute l’histoire de la période républicaine, il méconnaît trop souvent l’importance primordiale du facteur religieux. Voici par exemple la division topographique de Rome sous Servius Tullius : Mommsen déclare que c’est une réforme purement laïque, — six cents ans avant notre ère ! — alors que les chapelles des Argées dans chaque quartier, et les autels des Lares dans chaque rue, proclament bien haut l’intention de mettre sous la protection des dieux les diverses circonscriptions territoriales, et qu’au surplus cette intention est en parfait accord avec les tendances générales de cette époque. — Voici, un peu plus tard, les efforts obstinés du patriciat pour barrer aux plébéiens l’accès des hautes charges : Mommsen n’y veut voir qu’orgueil ou égoïsme de caste, et nullement l’effet de préventions religieuses : or tout, dans l’antiquité, nous montre les actes de la vie publique strictement liés aux rites traditionnels, et tout nous montre aussi ces rites accessibles aux seules familles nobles ; quoi qu’en dise Mommsen, un patricien, en laissant un plébéien devenir consul, croyait encore moins se dépouiller d’un droit que se rendre complice d’un sacrilège. — Plus tard encore, Mommsen rencontre Scipion l’Africain, avec ses visions nocturnes dans lesquelles les dieux viennent lui prédire l’avenir, et qui lui donnent tant de confiance en lui-même et tant de prestige sur la foule. L’historien allemand ne reconnaît là qu’un simple charlatanisme, à peu près comme celui que les « philosophes » du XVIIIe siècle attribuaient aux fondateurs de religions : « Scipion était bien loin, dit-il, de croire naïvement avec la masse à l’origine divine de ses révélations, et trop adroit pour vouloir la désabuser. » C’est bien vite dit : qui de nous peut savoir dans quelle mesure, chez un Romain du temps des guerres puniques, la foi sincère, l’enthousiasme mystique, se mêlait au calcul ? — En général, Mommsen tend à restreindre le rôle de la religion dans la société romaine, ce rôle qu’au contraire Fustel de Coulanges et ses disciples ont si bien mis en lumière, et qu’on ne saurait exagérer, s’il est vrai que toutes les institutions des peuples anciens ont été comme enveloppées pendant très longtemps d’une atmosphère religieuse. À ce point de vue, on est tenté de trouver juste le mot sévère de Gaston Boissier : « Mommsen a vécu toute sa vie avec Rome, mais il ne l’a pas comprise. » Disons simplement qu’il en a compris l’organisation matérielle, politique, juridique, militaire ou commerciale, mais beaucoup moins bien l’âme profonde et secrète. Et ne nous en étonnons pas trop : le sentiment religieux, le plus obscur de tous en même temps que le plus puissant, est tel qu’on ne peut le comprendre, à moins d’une intuition très fine, quand on ne l’éprouve pas.

Nous touchons ici à ce qu’il y a de plus défectueux dans l’intelligence psychologique de Mommsen, à son manque d’ « objectivité. » Les Allemands, comme on sait, font un prodigieux abus de ce mot ; mais la chose leur est bien étrangère. Chacun de nous a évidemment une certaine peine à sortir de soi pour comprendre les façons de penser qui lui sont étrangères, mais ce qui est difficile aux autres hommes est à peu près impossible à nos voisins : leur maladresse n’a pas d’autre cause, leur maladresse dans la vie privée et aussi leur maladresse diplomatique, leur inaptitude à se mettre, si l’on ose dire, « dans la peau » d’un Anglais ou d’un Belge, d’un Français ou d’un Américain. Cette espèce d’égoïsme intellectuel, inséparable de l’égoïsme proprement dit, Mommsen n’en est pas dépourvu. Il entre malaisément dans les raisons de ceux qui ne pensent pas comme lui. En cela, il est aux antipodes de Sainte-Beuve, qui, sceptique et sensuel, nous a pourtant laissé de l’austérité janséniste les portraits les plus vrais et les plus respectueux. Mais pourquoi citer Sainte-Beuve ? Chez nous, même les écrivains à système savent sentir et aimer ce qui ne cadre pas avec leurs théories personnelles. Taine, que ses doctrines d’art poussaient bien plus vers Shakspeare ou Balzac que vers notre littérature classique, n’en a pas moins dépeint avec une délicatesse exquise la grâce mesurée d’un Racine ou d’un La Fontaine. N’attendons pas de Mommsen de pareils miracles de sympathie critique. Non seulement il a pour certains personnages de l’histoire des préférences passionnées, ce qui est fort naturel, mais, envers ceux du camp adverse, il reste impitoyablement fermé. Il les condamne d’un mot, sans le moindre effort pour se rendre compte de leurs motifs plausibles. Il est césarien : c’est son droit. Mais on voudrait qu’il essayât de lire dans l’esprit des ennemis de César. On voudrait qu’il comprit comment Caton a pu s’attacher obstinément aux traditions républicaines, aux principes de liberté aristocratique, aux formes constitutionnelles, par point d’honneur et par fidélité au passé, sans être pour cela un « fou » ou un « Don Quichotte. » Devant les tergiversations de Cicéron entre César et Pompée, il est commode de rire : mais de deviner pourquoi un esprit honnête et clairvoyant, au milieu d’une situation très embarrassée, s’est senti à la fois attiré et repoussé par chacun des deux partis, pourquoi il a tant tardé à se décider, et pourquoi, à la fin, il s’est décidé en tel sens plutôt qu’en l’autre, ne serait-ce pas plus équitable, plus humain, et plus véritablement scientifique ? Un de nos orateurs socialistes les plus spirituels disait un jour : « Chaque fois que je discute avec un adversaire, je suis tenté de lui donner raison contre moi. » Voilà une tentation dont Mommsen n’a jamais dû avoir à se défendre ! Il inclinerait plutôt à croire que tous ceux qui se sont rangés dans un parti hostile au sien sont des coquins ou des mais : se mettre à leur place, même pour une heure, exigerait une abnégation trop difficile pour un homme d’une aussi forte personnalité.

L’impuissance à sortir de soi se traduit encore chez lui par une autre habitude, celle de rapprocher sans cesse le passé du présent, comme s’il ne pouvait oublier les préoccupations actuelles. Les allusions contemporaines, dans l’Histoire romaine, sont nombreuses et célèbres ; elles ont été souvent raillées. Il en est, à vrai dire, de fort légitimes : lorsque Mommsen compare le secours prêté par les Gaulois à Hannibal à celui que les Polonais ont apporté à Napoléon, ou lorsqu’il dit qu’il y a eu entre les nobles et les chevaliers les mêmes rapports qu’entre les lords et les négocians de la Cité de Londres, il ne se sert de l’histoire moderne que comme d’un moyen pour définir plus clairement les faits anciens. Mais parler de Scharnhorst à propos d’Hamilcar Barca, de Joseph II à propos d’Antiochus Épiphane, de Coblentz à propos des sénateurs pompéiens « émigrés » en Épire, assimiler Pompée à La Fayette et à Dumouriez (qui, au surplus, diffèrent assez l’un de l’autre), c’est abuser d’analogies superficielles. Si ce n’était qu’un tic de narrateur, cela serait amusant, rien de plus. En réalité, cette manie provient de ce que Mommsen, tout en traitant des choses d’autrefois, songe à celles d’aujourd’hui. Toujours, il a devant les yeux la société actuelle, avec ses problèmes et ses luttes ; il veut agir sur elle, alors même qu’on pourrait le croire tout occupé de la société romaine. Son histoire est une œuvre de propagande autant que de science : scribiturad probandum, non ad narrandum, eussent dit les Latins. Il a une doctrine, qu’il ne peut ni ne veut oublier. Cette doctrine, — pour reprendre le mot de Bossuet sur le jansénisme de l’Augustinus, — elle est partout et nulle part. Elle n’est exposée en aucun endroit d’une façon systématique, mais elle est sans cesse présente et vivante. C’est à elle que l’œuvre doit son animation, sa portée, son captivant intérêt, — et aussi, croyons-nous, son influence néfaste : c’est elle qu’il nous faut essayer de définir.


II

Le premier article du credo de Mommsen, c’est qu’il y a dans l’histoire de l’humanité des peuples supérieurs, des peuples élus, seuls chargés de gouverner et de diriger les autres. Humanum paucis vivit genus, ce vers célèbre de Lucain pourrait être sa devise, si par pauci on entendait, non seulement les individus, mais les races d’exception. Il n’aime pas les nations d’importance secondaire : quand il est obligé de les étudier, il les examine avec une sorte d’impatience dédaigneuse, et s’y attarde le moins qu’il peut. Lorsque, au contraire, la lutte historique vient à se concentrer entre deux ou trois États de premier ordre, lorsque le drame n’a plus que des protagonistes sans comparses, il ne peut retenir un cri de joie. Ecoutons-le au moment où il aborde le récit des guerres de Rome contre Pyrrhus et contre Carthage : « À cette heure solennelle, les nations que la faveur des dieux et leurs hautes aptitudes ont placées chacune à la tête du monde environnant, vont se rapprocher et se heurter ; de même qu’à Olympie ceux qui avaient vaincu dans les premières épreuves étaient réservés pour une seconde joute plus sérieuse, de même, dans cette vaste arène où sont en jeu les destinées de l’univers, Carthage, la Macédoine et Rome vont entrer en lice. » On sent ici, non seulement le soulagement du narrateur, heureux de voir la trame des événemens se simplifier, mais plus encore l’allégresse d’un homme qui aime à n’avoir sous les yeux que des champions d’élite.

A vrai dire, cette croyance à la mission spéciale de races privilégiées n’est pas propre à Mommsen. Elle se retrouve chez beaucoup d’historiens du XIXe siècle, chez des Français aussi bien que chez des Allemands, et Renan l’a formulée avec la plus expresse netteté quand il a écrit : « Il n’y a vraiment dans le passé de l’humanité que trois histoires de premier intérêt, l’histoire grecque, l’histoire d’Israël, l’histoire romaine. Ces trois histoires réunies constituent ce qu’on peut appeler l’histoire de la civilisation, la civilisation étant le résultat de la collaboration alternative de la Grèce, de la Judée et de Rome. » Mais, entre Renan et Mommsen, il y a une différence profonde. Renan, à l’égard des peuples supérieurs, éprouve une sorte de respect pieux et reconnaissant, qui ne l’empêche point de se pencher avec sollicitude sur des races moins glorieusement partagées : on se rappelle de quelle tendresse il a enveloppé l’humble race celtique. Mommsen, quand il constate la prééminence des grands peuples, en parle avec je ne sais quel orgueil agressif, comme s’il s’associait lui-même à leur hégémonie. Quant aux nations plus faibles, non seulement leur disparition ou leur assujettissement ne lui cause aucun regret, aucune pitié, mais il y prend un plaisir de conquérant. Il mentionne, parmi les spectacles les plus intéressans de l’histoire, « l’anéantissement des races mal douées ou incultes sous l’alluvion de celles qui sont marquées au coin d’un plus haut génie. » Dans la gigantesque bataille des peuples qui est le destin de l’humanité, il est de toute son âme avec les vainqueurs contre les vaincus, avec les maîtres contre les esclaves.

Ces maîtres, ces vainqueurs, ces peuples élus, qui sont-ils ? Mommsen nomme quelque part, comme dominant toute l’histoire ancienne, Thèbes, Carthage, Athènes et Rome. Ailleurs, il indique les deux races les plus importantes dans l’histoire, celle des Araméens et des Indo-Germains, et ajoute que, très probablement, toutes deux remontent à une commune origine. Sous le nom d’ « Araméens, » il semble bien entendre, non pas les Hébreux, qui sont pour Renan et tant d’autres un des peuples conducteurs du genre humain, mais plutôt les Phéniciens et les Carthaginois : divergence significative, car les Hébreux n’ont eu qu’une influence religieuse, toute spirituelle et impalpable, tandis que Tyr et Carthage ont régné par l’argent et l’épée, ont créé des comptoirs, des colonies, des provinces, et la prédilection de Mommsen ne va pas aux royaumes qui ne sont pas de ce monde. Mais au fond, Hébreux et même Phéniciens restent pour lui au second plan ; il n’y a qu’une race vraiment prépondérante, la race aryenne ou indo-germanique, celle à laquelle est confiée par les destinées « la fortune morale de l’humanité. » C’est là, comme on sait, une idée très répandue de l’autre côté du Rhin, chez les contemporains et les successeurs de Mommsen. Un bon historien ou sociologue, en Allemagne, tient pour dogme incontesté qu’il n’y a de vrais hommes que les Aryens, — et de vrais Aryens que les Allemands.

Sur ce dernier point, Mommsen n’est pas aussi explicite. Son Histoire romaine n’allant pas jusqu’à la fin de la République, il n’a pas eu beaucoup d’occasions de parler de ses lointains ancêtres ; mais le peu qu’il en a dit suffit pour laisser entrevoir en quelle estime il les tient. Il vante « les formes poétiques, les naïves et suaves images qui sont la parure de leurs anciennes coutumes, et qui sont demeurées inconnues au droit romain archaïque. » Il ne dissimule pas leurs dissensions intestines, qui les ont souvent affaiblis dans leur lutte contre Rome : mais ces dissensions viennent de ce qu’ils sont encore à un degré imparfait de civilisation, au lieu que celles des Gaulois tiennent à un vice radical de caractère. Les peuples de la rive gauche du Rhin, les Nerviens et les Trévires, lui semblent trop énergiques pour pouvoir être de simples Gaulois : s’il ne déclare pas formellement, il insinue qu’ils doivent descendre de tribus germaniques. Des historiens plus hardis iront plus loin, et installeront rétrospectivement les Germains, dès l’époque de César, dans le pays entre Rhin et Argonne. Mommsen n’a pas encore la monomanie de l’annexion historique. Il ne revendique pas pour la Germanie les grands hommes de tous les pays. Pourtant, en traçant le portrait de Sylla, il s’arrête avec complaisance (par hasard, sans doute) sur les détails physiques qui apparenteraient aux Germains le farouche dictateur. « L’œil bleu, les cheveux blonds, le visage d’une singulière blancheur, mais rougissant au moindre mouvement de l’âme… » Sylla a plus l’air d’un Germain que d’un Italien ; c’est la « superbe bête de proie blonde. » Nous ne savons si quelque élève de Mommsen, frappé de ces « signes de race, » a réclamé Sylla pour son compatriote. Nous y consentirions volontiers : avec son ironie macabre et sa cruauté méthodique, Sylla mérite bien d’être Allemand. Quoi qu’il en soit, pour ce qui est des Germains authentiques, Mommsen les appelle (et ceci en dit fort long) « les ennemis-nés et les égaux du monde gréco-romain. » Il est évident qu’à ses yeux, ils sont, dès la plus lointaine antiquité, voués à une mission grandiose.

Il s’en faut bien qu’il traite les Gaulois avec autant de faveur. Il esquisse leur portrait dès qu’ils entrent en contact avec Rome, au Ve siècle avant notre ère, et ce portrait n’est pas flatté. Il leur reconnaît de la bravoure, une imagination brillante, mais il leur reproche leur esprit anarchique. « Il leur manque la profondeur du sens moral et le caractère politique… Leur unité nationale n’a point de lien qui la resserre. Dans leurs cités, on ne rencontre ni concorde, ni gouvernement régulier, ni sentimens civiques, ni esprit de suite… Bons soldats, mauvais citoyens, ils ébranlent tous les États sans en fonder un seul. » Il les retrouve, deux cents ans plus tard, dans la Gaule transalpine, au moment de la conquête de César. Ont-ils progressé ? Ils ont plutôt décliné : « ils ont perdu les rudes vertus des peuples primitifs, ils n’ont pas acquis les privilèges réservés aux peuples chez qui l’idée morale pénètre les âmes et les remplit. » C’est qu’ils sont réfractaires aux leçons de l’expérience.

Et ici, Mommsen s’en donne à cœur joie de frapper sur les Celtes. Il aperçoit en eux tous les défauts de leurs descendans les Irlandais, de « Paddy, » comme il se plaît à dire ironiquement. « Les Celtes aiment le cabaret et la rixe ; » ils sont vantards, bavards, curieux et « gobe-mouches ; » prêts à se lever en bandes à la voix du premier chef venu, ils sont « incapables du solide courage, qui ne connaît ni les témérités ni les faiblesses. » Ils n’ont su, et ceci est leur crime impardonnable, atteindre « ni puissante organisation militaire, ni discipline politique. » Et Mommsen conclut par ces mots impitoyables : « Dans tous les temps, dans tous les lieux, vous les voyez toujours les mêmes, faits de poésie et de sable mouvant, la tête faible et le sentiment vif, avides de nouveautés et crédules, aimables et intelligens, mais dépourvus du génie politique : leurs destinées n’ont pas varié ; telles elles furent autrefois, telles elles sont de nos jours. » — « Dans tous les temps, dans tous les lieux… » Notons bien cette condamnation sans appel. Il est clair que les Irlandais sont là pour les Français, et Paddy pour Jacques Bonhomme[1] !

Mommsen ne fait même pas grâce au plus noble des Gaulois d’alors, à Vercingétorix. Il lui impute à crime ses plus belles vertus. Dans un parallèle, d’ailleurs savoureux, entre Hannibal et lui, il regrette que le chef gaulois ait gâté ses dons supérieurs par un désintéressement intempestif. « Trop de chevalerie messied à l’homme, à l’homme d’État surtout (saluons au passage cette profession de foi d’un germanisme ingénu : M. de Bethmann-Hollweg ne dirait pas mieux). Il y eut de la chevalerie chez le roi arverne, et non de l’héroïsme, à dédaigner de s’enfuir d’Alésia quand toute la nation comptait sur lui. Ce fut le chevalier, non le héros, qui se donna en victime, alors que le dévouement restait stérile… N’est-ce pas là le trait distinctif de la nation celte ? Son plus grand homme ne fut qu’un preux ! » Quelle tare ! Et comme on conçoit que l’Allemagne moderne s’applique à mériter le moins qu’elle peut un tel reproche !

Ce portrait satirique des anciens Gaulois, où il est impossible de ne pas voir des allusions à leurs arrière-petits-fils[2], est-il ressemblant ? Plus d’un, chez nous, le croit, et s’en console. « Quoique ce jugement n’ait pas été fait sans malice, écrit bien finement Gaston Boissier, il faut l’accepter sans rancune. S’il est triste de songer que nos défauts sont si anciens et que le temps a été si impuissant à nous en corriger, on éprouve aussi une certaine joie à savoir qu’il y avait des Français longtemps avant qu’il y eût une France. » C’est peut-être trop de résignation. En fait, on peut penser que Mommsen se trompe sur plus d’un point. Il se trompe sur Vercingétorix, qui, par sa tactique savante, par ses efforts pour concentrer et discipliner tous ses concitoyens, par sa résolution froide et réfléchie de « faire le désert » devant l’ennemi, par son habile retraite sur Gergovie et sa tenace résistance dans Alésia, paraît bien avoir été tout le contraire d’un paladin aventureux. Il se trompe sur l’inaptitude des Gaulois à l’organisation politique : n’y a-t-il pas quelque paradoxe à refuser ce don au peuple qui, le premier avec l’Angleterre, dans l’Europe moderne, est arrivé à former un État uni et centralisé, alors que les autres se débattaient dans le chaos ? Il se trompe enfin sur la vraie nature de notre mentalité : il n’en voit que l’extérieur, comme beaucoup d’étrangers du reste ; ce qu’il y a de mobile et de léger à la surface, il croit que c’est toute l’âme celte ; le dessus brillant, la « mousse, » lui cache les vertus solides et sérieuses que notre race possède tout au fond d’elle-même, — qu’elle oublie parfois un peu trop de montrer, — mais qu’elle retrouve, grâce à Dieu, le jour où elle en a besoin. Mommsen a ici la vue faussée par cette insuffisance de pénétration psychologique dont nous avons parlé, et aussi par son désir de trouver à critiquer dans un peuple qu’il n’aime pas.

Cette antipathie se traduit encore, d’une manière plus indirecte, par le dédain qu’il témoigne à la littérature latine : comme on l’a si bien dit, « en la frappant, c’est nous qu’il croit atteindre. » Convaincu, non sans raison, que les classiques français sont les continuateurs directs des écrivains de Rome, il est très sévère pour ceux-ci, et surtout pour ceux qui ont excité chez nous la plus vive et la plus constante admiration, pour Cicéron et pour Virgile. Il place l’Enéide au même niveau que la Henriade, et quant à Cicéron, il l’exécute avec une verve féroce, le réduisant à n’être qu’un avocat, un médiocre avocat, dépourvu de conviction et de passion, ou encore un feuilletoniste, « une nature de journaliste dans le pire sens du mot. » À la littérature latine prise dans son ensemble, il en veut de n’être pas originale : jamais elle n’a eu « la fraîcheur de la nationalité ; » elle n’est qu’une production « de serre chaude, » aussi éloignée de celle des Grecs « qu’une orangerie d’Allemagne peut l’être d’une forêt d’orangers de pleine terre en Sicile. » Ici encore, on pourrait se demander si Mommsen n’est pas dupe des apparences : il serait aisé de lui prouver que les écrivains romains ont été bien plus préoccupés qu’il ne le pense des choses de leur pays, et par suite bien plus personnels ; l’Enéide, tout imitée qu’elle est dans la forme de l’Iliade et de l’Odyssée, n’en est pas moins par son esprit une œuvre éminemment nationale. Mais Mommsen tient à immoler, en fait de poésie, les Latins aux Grecs et les Français aux Allemands. « Il n’a été donné qu’aux Grecs et aux Germains de s’abreuver aux sources jaillissantes des vers et à la coupe d’or des Muses. » Voilà donc les Français, — et avec eux sans doute tous les peuples néo-latins[3], — découronnés du prestige littéraire : ils n’ont pas plus le sens de l’art que le sens de l’Etat.

N’allons pas supposer qu’en plaçant si haut les Grecs, à côté de ses chers Germains, Mommsen entende leur vouer une admiration sans réserve. S’il emploie au sujet d’Homère, de Sophocle et de Platon des formules respectueuses, assez banales d’ailleurs, il juge bien rudement Euripide, et quand il arrive aux Grecs de l’époque hellénistique, il a pour eux autant de mépris que pour les Français. Qu’il s’agisse de littérature, de morale, de philosophie ou de politique, il les regarde comme absolument dégénérés de leurs ancêtres. « Poésie de manœuvres, sans génie original, épopées hybrides, symptômes maladifs d’un siècle de décadence, » ainsi qualifie-t-il les œuvres alexandrines. « Existence ingénieuse et brillante, » mais « légèreté déplorable et extravagance puérile, » ainsi définit-il l’une des plus florissantes colonies de la Grande-Grèce, la célèbre Tarente. La Grèce proprement dite n’est pas mieux partagée : Mommsen n’est pas de ceux qui, en songeant à son passé, s’attendrissent sur son esclavage ; il proclame que Rome a très bien fait de supprimer son « indépendance vaine et vide » et son « esprit de vertige hâbleur et pernicieux. » Contre les infiltrations du génie grec à Rome, il ramasse les vieux lieux communs qui ont traîné chez tous les déclamateurs latins : « le charme dangereux de la culture hellénique, » « la corruption de l’esprit et du cœur, » « le philtre de la spéculation philosophique, qui, tourné et gâté, se change en un trop sûr poison, » « l’oisiveté malsaine et déréglée, » et, bien entendu, par contraste, la résistance obstinée de Caton, qui vaut à lui seul « plus de cent Socrates. » Vers la fin de son histoire, il semble devenir plus équitable pour l’influence grecque ; il félicite César de lui avoir fait une large place dans son système de gouvernement ; il prononce à ce propos le mot d’ « empire Halo-hellénique. » Mais bien vite il revient à ses sarcasmes habituels contre les Grecs abâtardis, favoris ou valets des grands seigneurs romains, dont se prolonge la « liste répugnante. » Somme toute, la Grèce a fait à Rome plus de mal que de bien, et elle lui en aurait fait bien plus encore si l’âme latine n’avait été pourvue d’une solide vigueur, irréductible à toutes les perversions amollissantes.

Les Romains, voilà enfin le peuple selon le cœur de Mommsen, le peuple fort et fier. Ou, pour mieux dire, il y a suivant lui deux dons éminens, le génie artistique et le génie politique, celui-ci encore plus précieux que celui-là. Les Grecs ont eu le premier, les Romains le second ; les Germains possèdent et posséderont de plus en plus l’un et l’autre ; les Français ne connaissent ni l’un ni l’autre. Attachons-nous donc à l’histoire de Rome : nous y verrons ce que Mommsen attend d’un peuple d’élite, l’idéal qu’il propose à ses concitoyens, et qui d’ailleurs concorde à merveille avec leurs tendances les plus profondes.


III

Avant tout, un peuple supérieur doit se ramasser, se concentrer en lui-même. L’unité est sa première vertu. Les Phéniciens, si remarquables par leur sentiment de race et leur amour de la patrie, ne savent pas s’agglomérer en un seul État, et c’est pour cela qu’ils sont voués à disparaître. Tout au plus Carthage fait-elle exception, en essayant de condenser dans « la virile unité de sa puissance » toutes les énergies défensives de la famille phénicienne. Les Etrusques, les Samnites, les Gaulois, tombent également victimes de leur manque de cohésion. Rome, au contraire, dès les premiers temps de son progrès, doit son triomphe à la fusion parfaite de plusieurs cités médiocres en une seule plus grande. Ce n’est pas, dit Mommsen, une pensée qui lui appartient en propre, et il cite l’exemple d’Athènes en Attique, les efforts des Ioniens en Asie Mineure au temps de Thaïes. « Mais Rome poursuivit l’idée de l’unité avec une persistance, une logique et un bonheur qu’on ne retrouve nulle part. » Remarquons bien, pour que cette apologie de l’unification prenne tout son sens, que Mommsen n’y voit pas seulement un moyen de faire régner entre les divers cantons ou les diverses tribus l’ordre et la paix, mais aussi, mais surtout, une condition nécessaire pour exalter les aspirations de la race. « Il n’appartient qu’à un État centralisé d’éprouver des passions puissantes et de poursuivre l’extension méthodique de son territoire. » Il y a des races qui rêvent de s’unir tranquillement, harmonieusement, sans menacer les autres, sans rien désirer que de jouir de leur fraternité enfin reconquise. Ce n’est pas sur ce modèle idyllique que Mommsen conçoit la formation des nationalités. Qu’il parle des villes latines absorbées par Rome, ou qu’il songe aux principautés germaniques englobées par l’empire allemand, la concentration ne lui apparaît que comme la préface de la conquête extérieure : ce qu’il prêche, c’est l’unité, mais l’unité dans la lutte et pour la lutte.

Bien entendu, la nation ainsi formée aura d’elle-même une conscience jalouse, intransigeante, fanatique. Mommsen est de ceux qui arriveraient presque à rendre odieuse la sainte vertu du patriotisme parce qu’ils la confondent avec ce qui n’en est que la grossière caricature, de ceux qui imaginent, entre la patrie et l’humanité, je ne sais quelle antithèse sacrilège qui, par bonheur, n’existe pas. Il le dit à propos de la culture grecque, de celle que les anciens appelaient du beau nom d’humanitas, et qu’il accuse d’avoir tué l’esprit national du Latium. Il l’insinue encore dans un curieux parallèle entre le druidisme et la religion catholique. « La Gaule n’était plus loin d’être un État d’Eglise, avec son pape et ses conciles, ses immunités, ses excommunications et ses tribunaux spirituels. Seulement, à la différence de l’Eglise moderne, loin de se mettre en dehors de la nation, la constitution druidique restait profondément nationale. « Nul doute que pour Mommsen la différence ne soit à l’entier avantage de la religion druidique : Teutatès, comme le « vieux Dieu » allemand, est le Dieu d’un seul peuple ; Jésus a le tort d’être le Dieu de tous les hommes ! Cette conception du patriotisme, conception étroite et impie, est bien celle qui sévit de l’autre côté du Rhin ; ce n’est pas la nôtre, grâce au Ciel ! La nôtre se résume dans les beaux vers de Sully Prudhomme :


Je tiens de ma patrie un cœur qui la déborde,
Et plus je suis Français, plus je me sens humain ;


plus éloquemment encore, elle s’exprime à l’heure actuelle par le sacrifice de tant de braves gens qui meurent sans renier la fraternité, — humanitaire ou catholique, peu importe, — et sans la séparer du dévouement le plus héroïque et le plus tendre pour le pays natal.

Triomphant de l’esprit de canton, et garanti contre l’esprit cosmopolite, le génie national du peuple élu doit encore annihiler toutes les divergences individuelles. Jamais l’effacement des personnalités, l’assujettissement de chacun à tous, n’a été édicté plus impérieusement que chez Mommsen. Lorsqu’il se contente de préconiser l’abnégation volontaire, lorsqu’il vante, chez ses Romains, « la science du sacrifice de soi en vue de l’utilité commune, et le renoncement au bien-être actuel en vue du bonheur à venir, » il ne fait guère que répéter les belles leçons des moralistes anciens, des Cicéron et des Tite-Live, et tous les gens de cœur ne peuvent qu’être de son avis. Malheureusement, la formidable idole de l’État, qui, dans sa doctrine, est douée d’un appétit gigantesque, ne peut trouver suffisantes ces offrandes spontanées ; elle ne sollicite pas la soumission, elle l’impose. Mommsen approuve que la loi romaine érige en principe la toute-puissance de la cité, et son intervention incessante dans le droit privé, dans les testamens, dans les contrats. Il juge très salutaire l’autorité absolue déférée aux censeurs, et, s’il est porté par-là « quelque atteinte à l’indépendance des personnes, » il s’en console vite. Il estime même que le gouvernement romain a été trop mou, en tolérant, par exemple, le franc parler des poètes comiques. On pense bien, après cela, que liberté de conscience, liberté de parole, liberté de la presse, et autres fadaises du libéralisme moderne le touchent fort peu. Au contraire, il remarque avec joie que les révolutions, à Rome, n’ont discuté que les formes du gouvernement, mais qu’elles n’ont jamais désarmé « le droit suprême de l’État, » ni revendiqué contre lui « les soi-disant droits naturels de l’individu. » Cette tyrannie de la cité, cette discipline que Mommsen appelle « une règle de fer, » il la croit nécessaire à l’unité et au développement de la nation. Si, une ou deux fois, il paraît admettre que Rome a trop cher payé sa grandeur collective par la perte des libertés individuelles, c’est une faiblesse dont il se repent bientôt. D’habitude, il proclame que l’abdication des citoyens n’est rien, si elle a pour conséquence la suprématie de la cité. — Sans vouloir réhabiliter contre Mommsen un individualisme anarchique très pernicieux, nous nous demandons s’il n’y a pas quelque excès dans ses conclusions, et tout d’abord quelque confusion dans ses prémisses. Il ne distingue pas assez le moyen et le but. Il est très vrai que la fin de toutes nos actions, dans un État cohérent, doit être l’intérêt du corps social dont nous sommes les membres. Mais, pour atteindre cette grandeur commune, est-il nécessaire d’annihiler les énergies personnelles ? Ne vaut-il pas bien mieux les exalter, afin d’obtenir, au lieu d’une obéissance automatique, une coopération vivante ? plus consciente, leur activité ne sera-t-elle pas plus efficace ? plus libre, leur sacrifice ne sera-t-il pas plus méritoire ? La devise de Mommsen semble être : « rien par l’individu et rien pour lui ; » la vraie formule serait plutôt : « tout pour la société, mais tout par l’individu. » Ici Mommsen commet la même erreur de raisonnement que tout à l’heure. Entre l’individu et la nation, comme entre la patrie et l’humanité, il élève une antinomie absolue, alors qu’il est possible de trouver une juste conciliation. Mais il est trop Allemand pour ne pas se hâter de trancher, d’une main brutale, les problèmes qu’il faudrait un peu de patience pour résoudre ; — trop Allemand pour laisser vivre ce qui peut restreindre un tant soit peu, même en apparence, l’omnipotence de l’État ; — trop Allemand enfin pour ne pas préférer la sujétion mécanique à la discipline volontaire, si belle pourtant, si douce au cœur des hommes libres, et, par-là même, si féconde.

Cet État monstrueusement absorbant, sous quelle forme va-t-il exercer son pouvoir ? Mommsen est très dur pour les deux modes de gouvernement qu’on a coutume d’opposer l’un à l’autre, pour la démocratie et l’aristocratie. Il traite de haut la plèbe romaine. Quand il est de bonne humeur, il l’appelle « une foule honnête de paysans » (mais en prononçant ce mot « honnête » avec le rire sarcastique que l’on devine), et s’amuse de ses meneurs, « radicaux aux croyances bornées, » « agitateurs pourvus de tout l’attirail de l’emploi, manteaux râpés, barbes ébouriffées, cheveux flottans, grosses voix de basse-taille ; » quand il est en colère, il stigmatise « ce prolétariat hideux, gangrené jusqu’à la moelle, mais ou pervers, grimaçant la souveraineté populaire. » La seule chose peut-être dont il lui sache gré, c’est d’avoir fourni à César un prétexte, une étiquette pour faire sa révolution. Mais ce n’est pas seulement à Rome qu’il juge désastreux le gouvernement du peuple par le peuple. En tout pays, il faut craindre « la vanité et la sottise républicaines, » car « tout est possible dans les États où l’assemblée populaire gouverne. » Les choses ne vont pas mieux là où elle ne gouverne pas. Le sénat romain, qui a frappé d’admiration Polybe, Bossuet et Montesquieu, n’en impose pas à Mommsen. Quand la noblesse est la maîtresse, comme après la tentative des Gracques, il affirme qu’elle réalise l’idéal du mauvais gouvernement ; quand elle est menacée par les attaques des révolutionnaires et qu’elle se résigne, il raille son abdication volontaire ; quand elle résiste, il l’accuse de se livrer à des « colères stupides, » de se cramponner à des « vieilleries usées et rouillées. » Et cette fois encore, à travers une aristocratie déterminée, c’est l’aristocratie en général qu’il vise. Il lui découvre deux défauts graves : d’abord, une étroitesse de sentimens qui est « l’apanage de toute caste noble, » et qui l’empêche de s’adapter aux circonstances, d’évoluer, de se réformer ; ensuite, une nonchalance timide qui la détourne des grandes entreprises extérieures. Égoïste au dedans, lâche au dehors, l’aristocratie est donc, pour un peuple d’élite, la pire incarnation qu’on puisse rêver. Mommsen résume ses griefs en disant que « l’histoire du césarisme a tracé de l’aristocratie moderne une critique plus amère que ne saura jamais l’écrire la main de l’homme. » — C’est ainsi que, dans ce conflit qui a divisé si longtemps les nations anciennes, entre la noblesse et le peuple, Mommsen, arbitre impartial à la manière du chat de La Fontaine,


Met les plaideurs d’accord en frappant l’un et l’autre.


Les raisons de cette sévérité à deux tranchans sont bien aisées à reconnaître. Il y en a qui tiennent aux circonstances contemporaines. On a dit spirituellement que Mommsen « poursuivait dans l’aristocratie romaine les hobereaux de la Prusse, » obstacles en ce temps-là à l’absolutisme bismarckien ; on pourrait dire aussi que, dans la démocratie latine, c’est le radicalisme français qu’il hait et qu’il raille. Mais surtout Mommsen est amené à ces violences par la logique intime de son système. Entre les mains d’un sénat ou d’un parlement, comme entre celles d’une assemblée populaire, le pouvoir s’émiette et s’annule. Pour que l’énergie de conquête et de gouvernement, privilège des fortes races, soit toujours tendue au plus haut degré, il faut qu’elle soit tout entière condensée dans un cerveau unique. Après que l’Etat a absorbé tous les cantons et tous les individus, il doit, pour perfectionner son œuvre, s’absorber à son tour dans un chef, qui en soit la synthèse visible, et qui en centralise toutes les aspirations aussi bien que toutes les puissances. S’il est permis de parler le langage de Nietzsche, — de ce Nietzsche dont la pensée présente avec les doctrines mommséniennes de remarquables affinités, — le « surpeuple » doit s’achever en un « surhomme. »

Nous voici maintenant en présence de la forme politique la plus belle selon Mommsen, la forme « monarchique, » ou plutôt césarienne. Il a pour maxime que « les hommes ordinaires sont destinés à servir, et que jamais ils ne regimbent contre leur lot, pourvu qu’ils se sentent sous l’œil de leur maître. » L’essentiel, c’est que ce maître en soit bien un, dans la forte acception du terme. Car Mommsen, précisément parce qu’il est passionné pour le césarisme, est impitoyable pour les maladroits qui en essaient de pâles contrefaçons. L’ « immoralité » de la conduite de l’aîné des Gracques (le mot est de Mommsen) n’est pas d’avoir fait appel à la violence, c’est d’être resté à mi-route dans la révolution qu’il a tentée et qui devait aboutir normalement à l’établissement d’un pouvoir personnel. « Il n’a jamais eu l’ambition d’être roi, dit-on ; à le justifier ainsi, on ne fait que l’accuser davantage. » Plus audacieux, Marius et Cinna sont cependant trop dépourvus de résolution : l’un tremble d’être compromis par les violences effrontées de ses partisans, voudrait tout ensemble tirer profit du crime et s’en laver les mains ; l’autre, porté à la toute-puissance par le caprice du hasard plutôt que par un effort réfléchi de sa volonté, ne sait pas en user, se comporte « comme un roi fainéant. » Quant à Pompée, c’est le plastron favori de Mommsen, qui ne se lasse pas de lui asséner des moqueries formidables sur sa gaucherie empesée, sa perplexité mal déguisée sous des affectations de gravité solennelle, sa timidité, son incorrigible indécision, et qui lui concède tout juste l’envergure d’un « bon caporal. »

En regard de ces médiocres, Mommsen élève très haut ceux qui sont allés jusqu’au bout de leurs désirs et de leurs chances : d’abord Caius Gracchus, qui, bien moins naïf que son frère, a eu la conscience complète de ce qu’il faisait, est devenu « usurpateur de propos délibéré, » et a vraiment « fondé la tyrannie, la monarchie napoléonienne, absolue, anti-féodale, anti-théocratique. » Puis Sylla : car, très indifférent aux dénominations politiques, Mommsen se soucie peu que le « tyran » s’intitule aristocrate ou démocrate, pourvu qu’il soit bien et dûment tyran, et Sylla lui parait le légitime successeur de Gaius Gracchus, l’authentique précurseur de César. Il aime chez lui la décision froide et tenace, l’ironie, « l’énergique mépris pour le formalisme constitutionnel ; » il l’absout volontiers de ses cruautés, simples mesures de guerre nécessitées par la situation ; il loue même « la franchise et la modération relative de ses actes, » enfin, — avec cette sérénité dans le paradoxe qu’affichent souvent les intellectuels d’outre-Rhin, et qui fait douter s’ils sont d’énormes inconsciens ou de monstrueux pince-sans-rire, — il le rapproche expressément… de Washington. Voilà beaucoup d’enthousiasme : Mommsen, cependant, n’en dépense pas tant pour Sylla qu’il ne lui en reste plus encore pour César. Ah ! celui-là, c’est « le grand homme, l’homme complet : » son historien, confondu, s’avoue découragé par la beauté parfaite du modèle dont il ne peut donner qu’une idée affaiblie. César a tout pour lui. Il est « né souverain : » il n’y a que les « maniaques » comme Caton, ou les « girouettes » comme Cicéron, pour ne pas sentir son ascendant. Séduisant et passionné, il garde néanmoins une tête lucide, un esprit « positif et réel, » réfractaire à la poésie (ce qui est une supériorité de plus). Mommsen exalte, non seulement ses très réels mérites de chef d’Etat et de chef d’armée, mais aussi des vertus plus contestables, sa bonté, son désintéressement. S’il osait lui adresser une critique, ce serait tout au plus celle de n’avoir pas assez fait appel à la force matérielle, d’avoir cru qu’il pourrait fonder une monarchie sans se servir de l’armée comme base principale. Mais cette légère tache se perd dans le rayonnement de sa gloire, d’une gloire telle que Mommsen ne peut la contempler sans pleurer de tendresse : « César est le type de l’homme d’Etat qui renonce à la faveur du siècle en vue des bénédictions de l’avenir… Devant la grandeur de son œuvre, tous s’inclinent sans distinction d’époque ni d’école. Du moment qu’ils savent apprécier les merveilles de l’humanité, ils sont tous émus, ils le seront toujours, jusqu’à la consommation des temps futurs. » N’objectons pas que la domination césarienne, sous sa forme parfaite, n’a pas duré longtemps. Mommsen sait bien que les vrais « monarques » sont rares, un à peine en mille années : il n’y a qu’un César dans l’histoire de Rome, et César n’a régné que deux ans. Mais, si brève, l’apothéose du pouvoir personnel n’en est que plus fulgurante. Son triomphe de quelques heures paie avec usure des siècles de lente, pénible et convulsive préparation, des siècles aussi de décadence et d’agonie. Le césarisme selon Mommson, comme, « le grand aloès à la fleur écarlate » dont parle le poète,


Ayant vécu cent ans, n’a fleuri qu’un seul jour.


Qu’importe, si la fleur est éblouissante ?

Ce n’est pas ici le lieu de discuter la doctrine mommsénienne de la dictature. Il est même superflu de montrer tout ce qu’il y a d’insolemment germanique dans cette adoration de l’absolutisme, dans ce culte effréné de la force, dans ce mépris du droit et de la liberté. Ce que nous voulons noter seulement, c’est la profonde cohésion de son système. Un lien indissoluble unit sa conception du gouvernement intérieur et sa théorie de l’expansion nationale. S’il investit son « monarque » d’une autorité sans limite et sans contrôle, s’il brise devant lui toutes les résistances, s’il concentre en sa main la vitalité de tout un peuple, c’est afin que cette vitalité, ainsi ramassée, s’assujettisse le reste du monde. Plus encore que « césarienne, » la politique de Mommsen est « impérialiste, » dans le double sens du terme, car ce n’est pas pur hasard, si le même mot désigne à la fois le pouvoir absolu d’un homme dans l’État et le pouvoir absolu d’un État dans l’univers. Mommsen, du moins, ne sépare pas les deux notions. En ceci encore il est bien Allemand. Les Germains de son temps, et plus encore ceux du nôtre, sont ce qu’étaient la plupart des Romains à l’époque de Sylla ou de César : ils acceptent d’être asservis chez eux pour être les maîtres chez les autres, tous, même les soi-disant « intellectuels, » « libéraux, » ou « révolutionnaires, » sont vite domestiqués, dès qu’on les gorge de conquêtes. Il y a des nations dont l’ambition est plus fière, qui ne veulent renoncer ni à la liberté au dedans, ni à la prépondérance au dehors : de celles-là, s’il en avait eu l’occasion, Mommsen aurait sans doute parlé avec beaucoup de dédain. Le peuple fort qu’il conçoit et qu’il décrit dans son histoire n’a pas à s’embarrasser de pareils soucis. Plus simplement, il se fait esclave, afin de devenir tyran, réalisant à sa façon le mot de Tacite, omnia serviliter pro dominatione. Nous avons vu jusqu’où peut et doit aller l’esclavage : voyons comment s’acquiert et s’exerce la domination.


IV

Nous disons bien « domination, » et non pas seulement « prépondérance, » car Mommsen n’entend pas qu’un peuple supérieur puisse se contenter d’étaler le prestige de son génie, ou de diriger, par une influence librement acceptée, les nations qu’il entraîne dans son orbite- : il lui veut une autorité effective, irrécusable. « La simple hégémonie, dit-il à plusieurs reprises, ne peut longtemps durer ; elle devient toujours une souveraineté absolue. » Les États qui ne comprennent pas cette vérité, qui s’arrêtent à mi-chemin dans leur œuvre d’assujettissement, ne remplissent ni tout leur droit, ni même tout leur devoir. Là réside une des différences qui séparent Carthage de Rome, et qui la rendent inférieure. Elle n’a pas su ou pas voulu assimiler complètement les nomades de Libye, les « dénationaliser, » les changer en Phéniciens ; entre autres choses, elle leur a laissé leur idiome, au lieu que les Romains ont presque partout « étouffé » les langues indigènes. Mommsen préfère évidemment cette conduite : supprimer la langue et la nationalité des races conquises, n’est-ce pas un des premiers articles du programme de tout bon Allemand ? A Rome même, il y a eu des hommes d’État qui voulaient se borner à exercer sur les peuples vaincus cette sorte de protectorat que les anciens appelaient du nom de « clientèle : » c’est, dit Mommsen, une politique insoutenable, et Rome a eu bien raison d’y renoncer. Il parle en termes grandiloquens de la loi qui veut « que tout peuple constitué en État absorbe tôt ou tard les peuples voisins restés mineurs, que toute nation civilisée s’assimile celles qui sont intellectuellement au-dessous d’elle. » Il y a là une loi universelle, pour ainsi dire physique, comme celle de la gravitation. On voit toute la portée de ce principe : il sanctionne la thèse de l’impérialisme militant ; il affirme le droit naturel des peuples d’élite à s’assujettir les races inférieures, ou prétendues telles ; il autorise déjà ces rêves de domination « mondiale » qui ont suscité tant d’entreprises grandioses, et qui ont provoqué aussi tant de maux et de crimes.

A vrai dire, reconnaissons-le loyalement, Mommsen n’excuse pas ces crimes, — pas tous, — sous le prétexte qu’ils servent à une fin nécessaire. Il a, contre beaucoup de violences et de perfidies, les paroles de réprobation qu’on peut demander à un historien honnête homme. Il flétrit comme il convient les « odieuses injustices » de Rome envers les cités du Latium, son attitude « déloyale » dans le conflit entre Carthage et les Numides, ses « procédés indignes » en Orient, ses rigueurs et son manque de foi envers Syracuse. C’est sur un ton de mépris probablement sincère qu’il rapporte la fameuse maxime de Philippe de Macédoine, — laquelle pourrait être tout aussi bien de Frédéric II ou de quelque autre, — qu’un roi n’est tenu ni par sa parole ni par la morale[4]. Il appelle quelque part des siècles « épouvantables » ceux où l’on n’observe pas les lois de la guerre. Il écrit enfin ces lignes, auxquelles la conduite de ses compatriotes a donné depuis un démenti d’une ironie cruelle, mais qui n’en expriment pas moins un sentiment digne de respect : « L’antiquité n’a jamais connu ces relations pacifiques et amicales de nation à nation, persistant au milieu des querelles réciproques, qui semblent de nos jours le but principal du progrès civilisateur. Alors point de milieu : il fallait être le marteau ou l’enclume. » Sachons louer, pour imprévue qu’elle soit sous la plume d’un écrivain allemand, cette apologie du droit international.

Mommsen plaide aussi quelquefois la cause de l’humanité. Lorsque, après la seconde guerre punique, Scipion l’Africain est accusé par une coterie d’avoir manqué à son devoir en laissant vivre Carthage, Mommsen prend la défense de ce grand homme en termes éloquens : « Nous n’avons nul droit, nul motif, de suspecter sa détermination. Il n’obéit pas à l’impulsion de passions mesquines : il suivit simplement les généreux penchans de sa nature. Il ne voulut ni de l’abus inutile, ni des odieux excès de la victoire. N’était-ce pas attenter à la civilisation que de renverser brutalement une de ses colonnes ? Les temps n’étaient pas encore venus où les hommes d’Etat de Rome devaient se faire les bourreaux des nations voisines. » De même, racontant l’histoire de Mithridate, bien qu’il l’admire fort en général, et qu’il vante chez lui « la vertu puissante de la haine, » il ne peut s’empêcher de se récrier devant le fameux décret qui ordonna d’un seul coup le massacre de cent mille Romains en Asie Mineure. « Non, la sentence de mort lancée d’Ephèse ne fut qu’un acte d’aveugle et bestiale vengeance ! S’il s’y est attaché je ne sais quelle fausse apparence de sauvage grandeur, c’est une illusion créée par les perspectives colossales de la toute-puissance d’un sultan d’Orient. » Belles paroles, qu’il faut livrer aux méditations des âmes éprises de « sauvage grandeur, » et qui nous touchent d’autant plus chez Mommsen qu’elles ne sont peut-être pas tout à fait d’accord avec la direction habituelle de sa pensée.

Car, il faut bien le dire, en dépit des jugemens que nous avons tenu à rappeler, il serait téméraire de faire de Mommsen un apôtre du droit et de l’humanité. Même lorsqu’il condamne des actions perfides ou cruelles, on peut supposer parfois qu’il ne les censure pas pour des raisons exclusivement morales. Une des déloyautés qu’il critique le plus vivement est celle de César envers les Germains ; le massacre d’une tribu barbare, en pleine trêve, lui paraît une violation du droit des gens, et il trouve que le sénat fait bien de le blâmer. Mais c’est qu’il s’agit des Germains ; dès lors, César lui-même n’est plus au-dessus des lois de la justice. S’il s’agissait d’autres ennemis, Mommsen y regarderait à deux fois avant de donner gain de cause à Caton contre César. — Rome a soutenu, au mépris du droit, les Mamerlins contre Messine et les Mercenaires contre Carthage ; du point de vue de l’équité, les deux fautes sont pareilles, et pourtant, Mommsen est très indulgent pour la première et très sévère pour la seconde : pourquoi ? est-ce parce que Carthage est une bien plus grande cité que Messine ? Plus tard, quand Rome décrète en même temps des mesures de rigueur contre trois villes grecques, Mommsen lui pardonne la destruction de Thèbes et de Chalcis, tandis qu’il appelle celle de Corinthe « une tache sombre dans les annales de la République : » serait-ce parce que Corinthe était seule une capitale florissante ? Les crimes changeraient-ils de nature suivant le degré de puissance des victimes ? On peut le craindre en vérité. L’esprit allemand n’est que trop enclin à considérer comme un principe indiscutable que seuls les forts ont droit de vivre : envers les faibles, on peut tout se permettre ; comptent-ils ? existent-ils ?

Cette disposition se trahit sans fausse honte dans ce que Mommsen écrit à propos de la Ligue Achéenne. Lorsque la Ligue repousse fièrement l’intervention de Rome dans les affaires de la Grèce, en répondant : « Pourquoi vous occupez-vous de Messène ? est-ce que nous nous occupons de Capoue ? » Mommsen juge ce défi « impertinent, » parce que les Achéens ne sont pas assez puissans pour le maintenir avec chances de succès. « Rien de plus beau que le courage, dit-il sarcastiquement, — quand l’homme et la cause ne sont pas ridicules ! Certes, dans la haine des Grecs contre tout protectorat, il y avait bien au fond quelques nobles sentimens. N’importe ! tous ces grands airs patriotiques des Achéens ne sont, devant l’histoire, que sottise et grimace. » Je ne sais plus quel personnage de comédie prétendait qu’on devait être au moins millionnaire pour avoir le droit d’être honnête homme : de même, aux yeux de Mommsen et de ses concitoyens, il faut avoir des milliers et des milliers de soldats pour se payer le luxe de parler d’honneur et d’indépendance. Les petits peuples, loin d’être à plaindre, sont « ridicules » quand ils se mêlent, sans avoir de ressources matérielles suffisantes, de défendre leur liberté : ridicules, les Athéniens du temps de Démosthène et les Achéens du temps de Lycortas ; ridicules, les Serbes et les Belges.

Nous voici ramenés à cette adoration de la force que nous avons constatée dans les opinions de Mommsen sur le gouvernement intérieur des Etals, et qui se manifeste également dans ses sentimens en matière de politique internationale. On ne peut citer ici tous les endroits où elle apparaît : il y en a trop. D’un bout à l’autre de son livre, en déroulant le long récit des victoires, des conquêtes et des rigueurs de Rome, Mommsen laisse percer le plaisir qu’il prend à voir ce peuple qui sait si bien user de toute sa puissance pour l’asservissement des faibles, sans attendrissemens ni scrupules. Il est de cœur avec les Romains, non seulement parce qu’ils sont braves ou parce qu’ils sont disciplinés, mais plus encore peut-être parce qu’ils sont résolus à être les maîtres, et à faire tout ce qu’il faut pour cela. Il les aime de ne pas se confondre avec ceux « pour qui la morale est en politique autre chose qu’un vain mot ; » il les aime d’oser, — lorsqu’ils réclament, par exemple, l’extradition d’Hannibal, — « mettre de côté la politique de sentiment ; » il les aime d’être en toute circonstance les champions inflexibles de la force, sans trop s’inquiéter du droit.

Et là où la force toute seule ne réussirait pas, elle peut, elle doit appeler la ruse à la rescousse. « La nécessité n’a pas de loi, » « on s’en tire comme on peut, » ce n’est pas Mommsen qui a prononcé ces célèbres formules, mais on en retrouve l’esprit dans plus d’une de ses réflexions. Il faut l’entendre apprécier la trahison par laquelle les Mamertins se sont rendus maîtres de Messine : « Il siérait mal à l’historien d’atténuer en quoi que ce soit l’odieux de leur attentat ; toutefois, qu’on ne l’oublie pas, le Dieu de l’histoire n’est pas le Dieu qui venge les crimes des pères sur les enfans jusqu’à la quatrième génération. Condamnez ces hommes, si vous êtes appelés à juger la faute du prochain ! Pour moi, je ne puis pas ne pas reconnaître qu’il y avait là le germe du salut de la Sicile. » C’est au nom de cette théorie utilitaire si commode qu’il excuse, tantôt un stratagème des Romains contre les Grecs, que les Romains eux-mêmes ont nommé une « ruse indigne, » tantôt la duplicité du sénat dans les négociations qui ont terminé la dernière guerre punique et préparé la chute de Carthage. Lorsque les Tarentins, en pleine paix, et à la faveur d’un grief imaginaire, se jettent sur la flotte romaine, il déclare, il est vrai, que « cette lâche agression ne s’explique que par la suprême sottise et la suprême mauvaise foi d’un gouvernement de démagogues, » — comme si les démocraties avaient le privilège des attaques brusquées ! Mais attendons les raisons qu’il donne à l’appui de sa sévérité. « Si les hommes d’Etat de Tarente ont armé contre Rome, ils n’ont fait que ce qu’ils auraient dû faire depuis longtemps. Si même, au lieu de se placer sur le terrain solide des nécessités politiques, ils ont préféré invoquer une question de forme, l’histoire ne leur en fera pas un grave reproche : la diplomatie a toujours regardé comme au-dessous de sa dignité de dire simplement la simple vérité. Mais il fallait être fou et barbare pour attaquer par surprise une flotte qu’on pouvait aussi bien sommer de rebrousser chemin. » D’où il semble bien résulter que ce qui l’émeut dans la conduite des Tarentins, c’en est plutôt l’inopportune maladresse que la foncière injustice.

Pour l’injustice commise à propos et avec succès, il a coutume d’être très condescendant : les exemples en sont innombrables ; nous n’en citerons que deux, caractéristiques entre tous. — Dans la seconde guerre de Macédoine, il nous montre le gouvernement romain amené à la rupture avec Philippe par des motifs de pur intérêt, embarrassé seulement de trouver un casus belli à mettre en avant. « Il lui en fallait un, pour l’opinion publique, quoique lui-même, dans sa politique profonde, attachât assez peu d’importance à l’exposé régulier des motifs de la guerre. » Ceci revient à dire qu’il faut de l’équité pour le peuple, en trompe-l’œil, pas davantage ; et c’est peut-être ce qui nous expliquera les contradictions que nous avons pu relever chez Mommsen en ce qui touche la morale internationale : quelquefois il se place au point de vue de l’opinion courante, du préjugé qui appelle mensonge un mensonge, et perfidie une violation des lois ou des sermens ; quelquefois il parle la langue des dirigeans, des forts et des sages, infiniment élevés au-dessus de l’honnêteté vulgaire. — L’autre passage, qui vaut d’être médité, est la réflexion qui suit le récit de la fameuse bataille des Fourches Caudines. On se rappelle les faits : l’armée romaine sauvée de la destruction au prix d’un traité déshonorant, le sénat refusant de ratifier le traité, mais se gardant bien de ne pas utiliser l’armée ainsi rendue. Dans l’antiquité, cette décision avait soulevé des discussions de casuistique, dont on retrouve l’écho dans Tite-Live. Plus hardi, Mommsen n’hésite pas à approuver le sénat. « Humainement et politiquement parlant, les Romains, à mon sens, n’encourent ici aucun blâme. Toute nation tient à honneur de déchirer avec l’épée les traités qui l’humilient. Comment donc l’honneur aurait-il pu commander aux Romains d’exécuter un pacte conclu par un général malheureux, sous la contrainte morale des circonstances ? » Hélas ! les concitoyens de Mommsen n’ont que trop entendu cette leçon, ou plutôt ils sont vite devenus plus savans que leur maître ; ce qu’ils déchirent avec l’épée, ce ne sont pas seulement les traités qui les humilient, ce sont tous ceux qui les gênent. Là est le progrès accompli depuis un demi-siècle. Dans le vieil exemplaire où nous sommes on train de relire l’ouvrage de Mommsen, un lecteur, quelque ancien élève de notre chère et glorieuse Ecole Normale, — de cette Ecole qui paie à cette heure avec tant d’héroïsme sa dette à la France, — n’a pu s’empêcher de laisser par écrit la marque de son indignation : « Du moment qu’on n’acceptait pas le traité, dit-il, il fallait renvoyer l’armée aux Fourches Caudines. » Si Mommsen avait pu lire l’annotation de son contradicteur inconnu, il serait sans doute parti d’un grand éclat de rire : renvoyer l’armée ! quel manque de sens politique ! voilà bien la naïveté velche ! — Sainte naïveté, naïveté précieuse, s’il est vrai que c’est elle qui conserve intactes, malgré quelques fanfaronnades de scepticisme, les plus pures vertus de la race ! La conception de l’honneur qui se révèle dans cette note marginale ingénue, est celle qui, au jour du besoin, créera des prodiges de courage et d’abnégation. L’adolescent qui n’a pu lire sans protester l’apologie de la déloyauté par l’historien allemand, mourra, s’il le faut, pour lutter contre la déloyauté allemande.

Grâce à la force et à la ruse combinées, voici enfin établie la domination du peuple supérieur. Quel usage en va-t-il faire ? Beaucoup de penseurs estiment que les usurpations des conquéransse légitiment par le bonheur qui en résulte pour les nations conquises. C’est un des argumens dont on se sert le plus pour justifier l’omnipotence romaine : déjà Cerialis, chez Tacite, fait briller aux yeux des Gaulois tous les biens qu’ils doivent à l’autorité impériale, la paix, l’ordre, la sécurité ; et les panégyristes modernes de l’empire romain en ont surtout exalté l’action civilisatrice. Cette idée n’est évidemment pas étrangère à Mommsen : il rappelle le soulagement que le nouveau régime a procuré aux populations de l’Asie Mineure, si constamment flagellées par leurs anciens monarques ; il félicite Rome d’avoir moins pressuré ses sujets que ne l’avait fait Carthage ; il reconnaît qu’elle les a encore trop exploités, qu’elle leur a fait subir des taxes iniques, que la condition des provinces a été désastreuse sous la République ; il loue César d’avoir amélioré le sort des vaincus. Tout cela laisse supposer qu’il assigne aux États victorieux un rôle de tutelle bienfaisante. — Ce n’est pourtant pas ce côté de leur activité qu’il met le plus en lumière. Le devoir qu’il leur prêche avant tout, c’est le devoir qu’ils ont envers eux-mêmes, celui de faire respecter leur autorité. « La morale et la justice commandent à celui qui tient les rênes, ou de quitter le pouvoir, ou de forcer les sujets à la résignation, en les menaçant de tout l’appareil d’une supériorité écrasante. » Tous les vainqueurs ne comprennent pas cette obligation sacrée, et il fait bon voir comment Mommsen morigène ceux qui s’y dérobent. Pyrrhus a péché en se laissant détourner de se3 desseins par les doléances des Lucaniens et des Samnites : « il faut être d’une nature de fer pour accomplir de telles entreprises ; il faut, dans l’intérêt du but, rester sourd à la compassion. » Rome a péché aussi en se montrant trop bonne, surtout envers le misérable peuple grec. Ce philhellénisme dans lequel entrent à la fois le respect pour les gloires de la Grèce et la pitié pour ses malheurs, est une des faiblesses que Mommsen a le plus de peine à tolérer chez les hommes d’Etat latins. La tentative de Flamininus pour rendre la liberté aux cités helléniques lui semble une fantaisie chimérique on ne peut plus dangereuse. Certains historiens ont cru y démêler une manœuvre pour diviser les Grecs : « absurde invention de philologues s’érigeant en politiques, » dit aimablement Mommsen. Non, Flamininus a été sincère, les Romains ont été sincères, et là est leur crime. Mommsen, qui les aurait loués d’une perfidie, ne peut admettre leur générosité. Heureusement, c’est un chagrin qu’ils lui donnent rarement. D’habitude, ils exercent toutes les « rigueurs nécessaires, » et même quelques-unes de superflues ; ils étouffent tous les fermens de révolte, ce que Mommsen nomme, par juin charmant euphémisme, « obéir aux besoins de la justice romaine. » La justice sans épithète vaudrait mieux, mais elle n’est bonne que pour les faibles.

Ce n’est pas à dire que Mommsen conseille aux forts de faire ostentation de leur dureté. Ils peuvent être barbares, mais ils ne doivent pas s’afficher comme tels. Sylla a manqué à cette règle d’hypocrisie nécessaire. « Il n’a pas seulement assis sa domination sur les plus terribles abus de la force ; il a, dans le cynisme de sa franchise, affecté d’appeler les choses par leur nom. Il a ainsi gâté sa cause sans remède dans l’opinion des faibles de cœur. C’est une grande faute en politique d’étaler à tel point le mépris de tout sentiment humain. » Il est plus adroit d’ouater son autorité de bienveillance, tout en prenant soin d’en faire sentir, de temps à autre, l’armature solide. César parait bien avoir possédé dans la perfection cet art difficile. Mommsen reproduit avec enthousiasme ses paroles aux Alexandrins révoltés et vaincus : « Il leur montre leur cité ravagée par la guerre, leurs riches magasins à blés, leur bibliothèque, une des merveilles du monde, et tous leurs grands édifices détruits lors de l’incendie de la flotte ; il leur ordonne de ne songer désormais qu’à cultiver les arts de la paix et qu’à panser les blessures qu’ils se sont faites. « L’admirable discours il ne serait pas déplacé dans la bouche d’un César moderne entrant à Ypres ou à Louvain ! Tout y est : la pitié hypocrite pour les maux qu’on a soi-même causés ; l’effort pour rejeter sur les victimes la responsabilité de leurs souffrances (c’était si simple ! elles n’avaient qu’à ne pas se défendre ! ) ; et, par-dessus tout, ce mélange de bonhomie affectée et de rudesse impérieuse. Ne nous y trompons pas en effet. Pour Mommsen, on peut être doux à la surface, on gagne même souvent à l’être, mais l’essentiel est d’être ferme, ferme jusqu’à la brutalité, jusqu’à la cruauté, si cela est nécessaire. On doit apporter à l’exercice de la domination le même esprit sereinement impitoyable qu’à sa conquête. Et ainsi, toute l’œuvre de Mommsen nous crie les deux préceptes où se résume la morale de sa race : « Soyez forts » et « soyez durs. »


V

Telles sont les « leçons » qui se dégagent de l’histoire romaine étudiée par le plus grand des érudits Allemands. Elles ne ressemblent guère à celles que puisaient dans la lecture de Tite-Live et de Salluste les écrivains de l’ancienne lignée française, les Bossuet et les Hollin, les Montesquieu et les Rousseau. Elles auraient fort scandalisé l’excellent M. Chotard du Livre de mon ami, et son naïf disciple qui versait, en contemplant les vertus latines, des « larmes délicieuses. » Sont-elles bien, ces rudes et âpres leçons, en parfait accord avec les faits réels ? Mommsen n’a-t-il pas simplifié à l’excès le développement du peuple romain en le réduisant à l’évolution du génie impérialiste tant au dedans qu’au dehors de la cité ? n’a-t-il pas, sinon embelli, du moins accentué sans mesure les traits caractéristiques de ses deux modèles, Rome et César ? On peut se le demander, mais, pour le moment, la question ne nous importe pas beaucoup. Ce que nous faisons ici, c’est une étude de morale politique, non une discussion d’histoire ancienne.

A supposer en effet que le tableau tracé par Mommsen de la grandeur romaine soit rigoureusement exact, on peut prendre, devant ce tableau, des attitudes très diverses. On peut, tout en reconnaissant l’énormité de la domination latine, en maudire la violence oppressive : tel notre cher et noble Sully Prud homme, méditant sur les ruines du Colisée, et refusant de s’incliner devant une grandeur qu’à tort ou, à raison il jugeait immorale :


Ces hommes étaient forts ! Que m’importe, après tout ?
Quand même ils auraient pu faire tenir debout
Un viaduc allant de Rome à Babylone,
A triple étage, orné d’une triple colonne…
Je ne salurais pas la force sans l’amour !


On peut aussi pardonner à Rome les abus qu’elle a commis, en songeant à l’ordre qu’elle a fait régner, à son profond sentiment juridique, à la majesté de la « paix romaine : » c’est l’idée éloquemment traduite, dans une très belle page de la Multiple Splendeur, par M. Emile Verhaeren, qui admire la force, certes, mais qui est trop de son pays pour vouloir lui immoler le respect de la justice et des lois. Au contraire, exalter l’impérialisme romain, non pas en dépit, mais à cause de sa dureté brutale, aimer la force, sans se soucier de l’usage bon ou mauvais qu’on en peut faire, pour la seule beauté de son déploiement intense, voilà ce à quoi répugnent les esprits de formation française, voilà ce à quoi Mommsen tend constamment, et voilà par où il rejoint les plus illustres représentans du moderne esprit germanique. Son œuvre est, dans l’ordre historique, l’équivalent de celle de Bismarck en diplomatie, de Moltke en stratégie, de Nietzsche en métaphysique. Elle fait partie intégrante de la moralité allemande dans la seconde moitié du XIXe siècle. Nous n’avons pas prétendu dire autre chose.

Nous en avions plusieurs motifs, et d’abord le désir de fournir une donnée de plus pour résoudre un des problèmes les plus discutés à l’heure où nous sommes. En présence de l’effrayant débordement de fanatisme barbare auquel nous assistons, bon nombre de nos contemporains se demandent avec angoisse si c’est bien le fond de l’âme germanique qui se révèle ainsi, ou si par hasard nous ne la voyons pas dans une crise passagère. À cette question, l’examen des théories mommséniennes nous aide à répondre, et par malheur dans le sens le plus pessimiste. Non, le mépris du droit, l’indifférence à la valeur morale des moyens, la passion de la force, ne sont pas des accidens momentanés dans l’Allemagne d’aujourd’hui, puisque déjà, il y a cinquante ans, ces symptômes étaient reconnaissables dans les écrits de l’un de ses plus grands historiens[5]. Il y a là un vice de constitution, qu’il faut avoir le courage de reconnaître, quoi qu’il en coûte à notre générosité.

Mais Mommsen n’est pas seulement un des témoins de cet état d’esprit, il en est aussi un des artisans. Rappelons-nous combien il a eu de lecteurs, combien il a formé de disciples. En Allemagne, bien plus encore que chez nous, les études anciennes comptent parmi les élémens primordiaux de l’éducation nationale. Tous les gens un peu cultivés s’y forment en grande partie par la connaissance de l’antiquité gréco-romaine. Or, cette connaissance, c’est à Mommsen qu’ils la doivent ; la vision de Rome, telle que Mommsen la dépeint, — de Rome égoïste et dure, et d’autant plus admirable, — cette vision a puissamment concouru à façonner leurs consciences. On voit, dès lors, à quel point il a pu agir sur l’esprit public, et en quel sens. Assurément, nous ne voulons pas jurer que, s’il eût vécu jusqu’en 1915, il eût approuvé la conduite de ses compatriotes : nous n’en savons rien. Nous disons seulement que cette conduite dérive, pour une large part, des idées qu’il a propagées. Il y a, dans l’enseignement de tout professeur, de tout érudit, des conséquences insoupçonnées, mais réelles ; et ici, ces conséquences sont d’autant plus logiques que Mommsen, nous croyons l’avoir assez montré, ne se prive jamais de proposer ou d’imposer ses propres opinions, radicales et tranchantes. par-là, nous avons le droit d’estimer que son œuvre historique est une des « sources » d’où découle le fleuve tumultueux et fangeux de l’impérialisme germanique. Il fallait bien, n’est-il pas vrai ? lui en marquer notre reconnaissance.

Enfin les Allemands ne sont pas les seuls lecteurs de Mommsen. Français, Anglais, Italiens, Suisses, Américains, tous ceux qui s’occupent des choses latines sont plus ou moins ses élèves. Peut-être n’était-il pas superflu de ramener leur attention sur la doctrine morale, ou immorale, qui circule du commencement à la fin de son livre, pour qu’ils s’appliquent à distinguer en lui le polémiste de l’historien, et que, tout en profitant de sa science, ils se défient de ses idées.

C’est là tout ce que nous demandons. Nous ne réclamons aucunement qu’on cesse de le lire, ni de le placer au rang qui lui est dû. Ce n’est pas que, si nous voulions lui opposer des gloires françaises, nous en fussions embarrassés. Il se peut que nous n’ayons pas eu, au XIXe siècle, un Mommsen, mais nous en avons eu beaucoup plus que la monnaie. Par exemple, avant lui, Victor Duruy avait fort bien aperçu la raison d’être de la conquête romaine et celle du gouvernement impérial : seulement, l’apologie qu’il en a faite est bien plus mesurée, et, si l’on ose dire, plus honnête que le panégyrique exubérant de Mommsen. Duruy ne se croit pas autorisé à cacher les fautes des héros ou des nations qu’il aime, encore bien moins à les présenter comme autant de merveilles. Surtout il est si loin de vouloir faire servir l’histoire à la démonstration d’une thèse politique, qu’ayant, tout prêt à paraître en 1849, un volume où il parle élogieusement de César et d’Auguste, il l’ajourne exprès, pour ne pas avoir l’air de soutenir le parti bonapartiste : il n’y a guère de plus bel exemple de respect pour la dignité de l’histoire. — On sait, d’autre part, quelles controverses notre excellent maître Gaston Boissier a engagées avec Mommsen, défendant contre lui la sincérité de Cicéron et l’héroïsme de Caton d’Utique. Il faut se donner le plaisir, après les derniers volumes de l’Histoire romaine, de relire Cicéron et ses amis. C’est une tout autre érudition, pas moins précise que celle de l’écrivain allemand, mais plus alerte, plus spirituelle, moins hantée par des préoccupations tendancieuses, plus équitable par conséquent, et pénétrant plus avant dans l’intelligence des réalités morales. En ce duel, l’artillerie légère française a très souvent et très joliment eu le dessus. — Et enfin, plus original que Duruy, plus profond que Boissier, Fustel de Coulanges a exercé sur les études romaines une influence qui ne le cède en rien à celle de Mommsen. Posant en principe que le véritable objet de l’histoire est l’âme humaine, il cherche à retrouver les sentimens fondamentaux de cette âme, mais à les retrouver tels qu’ils furent, même et surtout ceux qui sont les plus dissemblables de nos modernes états de conscience, et que Mommsen a tant de peine à saisir. Il poursuit cette recherche pour elle-même, sans y glisser aucun parti pris de secte, de culte, ni de nation. « Nous voudrions, écrit-il, voir planer l’histoire dans cette région sereine où il n’y a ni passions, ni rancunes, ni désirs de vengeance. Nous lui demandons ce charme d’impartialité parfaite qui est la chasteté de l’histoire. » Ce noble dessein, l’auteur de la Cité antique l’a fidèlement rempli ; et le calme hautain de sa pensée, la lucidité imperturbable de son analyse, la gravité sobre de son style, forment un heureux contraste avec les violences passionnées de son rival germanique. — Quels que soient donc les mérites de Mommsen, il y a certes beaucoup plus de probité chez Duruy, de finesse chez Boissier, de vraie intelligence chez Fustel. D’une pareille confrontation, la science française ne sortirait pas abaissée.

Mais, encore une fois, il ne s’agit pas d’établir des préséances, ce qui serait puéril, ni d’entamer une gloire légitime, ce qui serait injuste. Nous n’en voulons qu’à Mommsen chantre des surhommes et des surpeuples, à Mommsen avocat de la force, de la perfidie et de la dureté, à Mommsen précurseur de l’immoralisme nietzschéen et de l’impérialisme allemand. Cette séparation entre la science et la politique, qu’il n’a pas su ou pas voulu établir, nous nous attacherons à l’observer en relisant son œuvre. Et nous admirerons en lui le professeur d’histoire romaine, — mais nous détesterons le professeur de brutalité germanique.


RENE PICHON.

  1. Mommsen a bien soin, à l’appui de ses jugemens défavorables sur les Gaulois, de citer l’autorité d’un écrivain français, auquel il n’emprunte naturellement que les lignes les plus sévères. C’est le procédé constant de nos ennemis : toutes les fois que l’un de nous parle un peu durement de notre peuple, on peut être sûr que son opinion sera recueillie outre-Rhin, et répétée, et amplifiée.
  2. Rappelons que toutes ces pages ont été écrites avant 1870. M. Jullian dit que l’hostilité de Mommsen contre la France fut « beaucoup plus superficielle qu’on ne le croit. » Soit, s’il ne s’agissait que de pamphlets composés pendant la guerre, à un moment où la passion surexcitée peut entraîner à des intempérances de langage. Mais un jugement porté dans un grand ouvrage d’histoire, à tête reposée, et au milieu de la paix, mérite d’être pris plus au sérieux. En réalité, il semble bien que Mommsen ait toujours eu, sinon la haine, au moins le mépris de la France, quoiqu’il ne l’ait pas toujours exprimé aussi crûment.
  3. Aux Italiens, Mommsen ne reconnaît guère que le talent de la rhétorique, de la mise en scène dramatique, de l’improvisation. Il avoue qu’ils ont un certain goût de la beauté plastique, pourvu qu’elle apparaisse à leurs sens, et non pas à leur âme seule. En musique, il leur attribue uniquement une « facilité prodigieuse aux fioritures de virtuose. » Au fond, il ne voit en eux que des « mandolinistes. »…
  4. Il est vrai qu’il ajoute tout de suite : « Philippe fit si crûment parade de ses opinions malsaines, qu’on les tourna contre lui et qu’elles devinrent souvent le principal obstacle à ses plans. » Faut-il en conclure que Mommsen blâme, chez le roi de Macédoine, plus encore l’excès de franchise que l’absence de scrupules ?
  5. Nous ajouterons « et de ses hommes les meilleurs. » Car ceux qui ont connu Mommsen rendent hommage à ses vertus privées, qui furent « exquises, » parait-il. Sur quoi nous craindrions peut-être de l’avoir calomnié, si nous ne nous rassurions en pensant que nous nous sommes attaché à envisager seulement le penseur, et non l’homme. Au surplus, nous savons trop que, chez nos voisins, la moralité personnelle se concilie sans peine avec l’égoïsme national le plus effréné.