Mon Amie Nane/IX. — L’Indifférent

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Le Divan (p. 141-153).

==IX - L’Indifférent==

« Zelotypus..., qui enim imaginatur mulierem, quam amat, alteri sese prostituere, non solum ex eo, quod ipsius appetitus coërcetur, contristabitur, sed etiam quia rei amatæ imaginem pudendis et excrementis alterius jungere cogitur, eandem aversatur. »
(BENEDICTI DE SPINOZA Ethica : Pârs III Propos. XXXV in Schol.)
Le jaloux, à imaginer sa maîtresse qui fait l’amour, se chagrine non seulement que ses propres désirs en soient empêchés, mais encore qu’il lui faille joindre l’image de celle qu’il aime aux membres nus d’un autre, à ses hontes, et la détester avec lui.


Certes, il faudrait être aussi dénué d’idées générales que feu Alexandre Bain, pour ne pas savoir que nous aimons à retenir ce qui est à nous, mais à partager le bien des autres. Aussi n’est-ce point une preuve qu’on soit amoureux, tant de soins apportés à se croire le seul amant de la femme même qu’on aida naguère à tromper le sien.

Non que je prétende n’avoir jamais éprouvé pour Nane que les sentiments du cambrioleur, tour à tour, et du propriétaire. Et il y eut même un temps où les grâces de cette belle personne m’attachèrent plus qu’il n’était raisonnable, si bien qu’après l’avoir prise sans zèle, pour obéir en quelque sorte à la tyrannie de l’occasion, je m’aperçus que les mouvements harmonieux de son corps devenaient une part nécessaire de mon bonheur.

Mais le temps amortit toute chose, et déjà, à Venise, j’avais ressenti que Nane commençait à n’intéresser plus que ma curiosité. Aujourd’hui surtout, distrait par le Paris frivole de l’hiver, par le Paris nocturne, tour à tour bleuâtre et froid, ou enseveli sous ces brouillards dorés de gaz, j’éprouvais avec joie et, pour ainsi dire, à pleins poumons, combien cela m’était égal qu’elle palpitât en d’autres lits que le mien, frémissante des flancs et des lèvres, les yeux mi-clos.

Trop heureux si elle avait partagé cette indifférence. Mais, au risque d’être fat, il me fallait bien croire à quelque amour de sa part, rien qu’à subir sa curiosité jalouse, comme aussi l’ardeur de ses embrassements. En ceci du moins sa folie ne laissait pas d’être contagieuse, car Nane caressa toujours à la perfection.

Je fus donc surpris, le peintre Lycoris nous ayant priés à son bal diabolique , qu’elle acceptât de bonne grâce de s’y rendre sans moi, qui ne l’y aurais pu conduire, ayant engagé ma soirée jusqu’à deux heures de la nuit. Au fond, j’étais ravi qu’elle le prît comme cela.

— J’irai, me dit-elle, avec Luce de Rosmarin, et d’Elche, qui doit l’y mener.

— D’Elche ?

— Vous savez bien, l’ami de ma sœur.

— Mais elle est mariée.

— Eh bien, et avant ? Mais il me semblait que vous l’aviez rencontré chez moi.

D’Elche ? Cela me rappelle d’abord la bizarre Salammbô du Louvre, aux lèvres carminées — et puis une histoire assez confuse que m’a contée Jacques, de son séjour en Alger, où ce Monsieur jouait un rôle : rien d’héroïque, autant qu’il m’en souvienne.

Toute jalousie à part, la combinaison ne me paraît convenable qu’à moitié.

— Voulez-vous attendre jusqu’à une heure ? Je me sauverai de façon à pouvoir vous prendre vers cette heure-là.

— Oh ! c’est beaucoup trop tard : on arrive de bonne heure chez Lycoris.

— Comme vous voudrez, alors.

La scène est au Palais de Glace. Nane me quitte pour patiner, je la suis de l’œil, qui glisse et tourne, pleine d’une languissante aisance : si elle se flanquait par terre, au moins ; qu’elle fût ridicule, et criât. Mais le ciel reste sourd d’ordinaire à nos vœux les plus légitimes.

Quelqu’un vient s’accouder à côté de moi : c’est Yeïte, jolie fille, qui est en train de passer à la mode, non sans y recruter vraiment un peu trop d’électeurs. Mais il n’y a pas un an encore, il faut le dire, qu’elle faisait de la figuration dans les tavernes du quartier Latin ; et il lui en reste quelque chose.

— Ah ! ah ! me dit-elle ! nous z’yeutons Madame. (Beaucoup de gens ont cette opinion déraisonnable que je suis jaloux de Nane.)

— Si vous saviez ce que cela commence à me laisser froid. Elle ne m’en fera jamais autant que je lui en voudrais rendre — avec vous.

— Chich !

— Mais êtes-vous veuve ?

— Vous parlez, Charly. Mon sénateur est à la chasse, et de ce temps-là je travaille aux pièces.

— Venez jusqu’au bar : je vous raconterai une histoire. — Qu’est-ce que vous buvez ?

— Un marathon cocktail.

On nous sert.

— Est-ce que vous allez au bal de Lycoris ?

— Qu’est-ce qu’il vend, Lycoris ?

— Peinture. C’est à Montmartre. Voulez-vous venir ? Nous avons tout le temps jusqu’à demain soir, pour votre travesti.

— Mais en quoi me mettrai-je ?

— Eh bien, en diable quelconque : un maillot rose, couleur de la bête, et un domino noir, fermé, avec beaucoup de trous.

— Et une paire de cornes d’argent, à travers le capuchon.

— Oui, et une belle queue d’écureuil. Ça va-t-il ?

— Ça va. Mais Nane ?

— Eh bien, nous l’intriguerons.

Yeïte est séduite : elle achève son manhattan et nous prenons rendez-vous pour le costumier.


Le lendemain, vers une heure après minuit, nous faisions notre entrée chez Lycoris. Le bal battait, comme on dit, son plein. Dans le vaste atelier, tendu de cuirs chatoyants, tout un enfer de chair et de taffetas bruissait, tournait, caquetait, pressé d’habits noirs. Des tziganes, inévitables comme la mort, grinçaient sur la galerie, non loin du vestiaire-lavabo ; et l’on y pouvait monter par une échelle, si l’on n’aimait pas mieux prendre l’escalier.

Tout de suite j’aperçus Nane, debout, une coupe à la main, qui causait avec deux hommes. Elle me vit aussi, me fit un signe de tête, et, sans paraître remarquer à côté de moi Yeïte, qui était pourtant charmante assez pour éveiller en elle quelque inquiétude, reprit sa conversation.

Il me faut avouer que ce parti pris d’indifférence ne m’agréa point : j’ai déjà dit que je n’étais plus amoureux de Nane ; mais enfin, de la trouver familière ainsi, rieuse, abandonnée presque envers des gens qui n’étaient même pas de mes amis, était à mon sens une espèce d’inconvenance. À ce moment, son voisin de gauche, un peintre norvégien que je connaissais un peu, enveloppa son bras nu d’une main épaisse, dont je me rappelai qu’elle était couverte de poils roux ; et il me sembla soudain que cette chair ambrée, dont je pouvais me rappeler le goût rien qu’en fermant les yeux, en était comme souillée. Elle cependant appuyait ses doigts délicats sur l’épaule de l’autre homme ; ses yeux mordorés, qu’elle avait détournés de moi, étaient sans doute fixés sur lui ; et il me parut ridicule, de petite taille, avec une tête à la Boulanger, trop grosse, branlante, dont tout son corps paraissait comme accablé.

Je me demandai ce qu’il pouvait bien être officiellement : pour ce soir, gigolo sans doute, ou même pis ; fait à souhait pour respirer en eau trouble, et rapporter à la maison les fleurs des vieux messieurs. Et, d’une gracilité qui semblait déjà près de s’épaissir, pareil à un cochon de lait bien en chair, il faisait, sous son frac très ajusté, les mines d’un ancien joli enfant.

Je m’oubliais un peu à ces menues observations, où j’avais plaisir à constater qu’il n’entrait ni partialité, ni amertume, lorsque ma compagne à la queue d’écureuil, lasse peut-être de rester là debout sans rien dire, me rappela à la courtoisie en me tirant par la manche. Je la menai aussitôt au buffet, où elle se fondit, dans la cohue et la conversation, comme du beurre aux doigts d’une cuisinière.

Tandis que j’essaye de renouer mes inductions psychologiques, quelqu’un me frappe sur l’épaule. C’est mon peintre Scandinave, et, comme il ne m’a jamais vu avec Nane, je le fais causer, sans effort, le ciel l’ayant créé d’un naturel bavard et poétique.

— Ah ! cette poupée, toute vernie de poisons et de littérature. Voilà des jours que je la regarde. Figurez-vous, sa mécanique est détraquée ; alors elle va à droite, à gauche, elle fait du mal, et de temps en temps, elle perd un peu de son.

— Vous êtes sévère. Moi je lui trouve quelque chose, une saveur de différence. Et ces gestes bizarres ; il semble qu’ils n’ont plus pour nous de signification exacte, comme si c’étaient les signes d’une langue lointaine, oubliée déjà aux jours d’Adam.

— Oui, elle est mystérieuse comme la sottise. Mais elle a des prunelles magnifiques, des prunelles à reflets d’or, pleines de fourberie. Chez nous les filles ont les yeux couleur de leur âme, clairs et pâles, etc., etc.

Il continue un moment à m’entretenir de regards norvégiens : « Et le jeune homme, dis-je, à grosse tête, qui est avec elle ?

— Ça, c’est un vicomte d’Elche — son vice, je pense. Car elle a l’air d’en tenir. Il l’avait quittée tout à l’heure un moment de trop ; et alors elle l’a mordu à la main d’une façon vraiment gracieuse. On aurait dit un enfant qui retrouve son sucre d’orge.

Ce Norse m’ennuie avec ses métaphores ; c’est dommage qu’il ne m’ait pas consulté pour son déguisement. Je lui aurais dit de s’habiller en soulier. Eh, que m’importe, après tout, ce vicomte de camelote ! Qu’il lui rende ses morsures, à la poupée : je la lui laisse toute, avec sa peau fine, où du sang viendrait si vite sous les dents ; du sang — du son.

Et puis, tout ça n’est peut-être pas vrai. Quelle apparence que Nane ait pu me dissimuler une tendresse de ce genre, depuis tant de jours que je la connais ? Il y a bien cette histoire d’Alger que m’avait racontée d’Iscamps. Mais d’Iscamps était l’être le plus ridiculement jaloux qui se pût voir ; avec ça d’une imagination grossissante, une vraie lentille. D’autre part, le d’Elche a tout l’air d’être ce que Yeïte appellerait un purotin : tranchons le mot, il marque mal ; et on ne peut refuser à Nane le sens hiérarchique, incapable qu’elle est de tromper un gentleman avec autre chose qu’un gentleman.

Yeïte interrompt encore ce soliloque intérieur.

— Vous parlez de crampons, fait-elle avec son joli rire inexpressif : ne vous croyez donc pas obligé de me renier comme ça tout le temps.

— Excusez-moi, lui dis-je. Au fond, je suis bien sûr que vous ne manquez pas d’entourage.

— Encore s’y restaient autour. Mais sérieusement, j’ai tout ce qu’y faut de bêtes pour qu’on me couche. Alors, si ça vous chante de rentrer seul, ou avec Nane, vous gênez pas. Justement, je viens de la voir monter avec ce nabot à barbe jaune, qui vous remplace, ce soir.

— Ah ! ils sont sur la galerie ?

— Je crois qu’ils se choisissent un tzigane. À moins qu’ils ne soient dans le petit lavabo. Au revoir, alors, mon vieux.

Et elle disparaît, incrustée entre deux habits noirs.

Le bal est maintenant un peu plus calme ; des gens sont partis ; des couples causent de tout près dans les coins ; et les tziganes jouent en sourdine une chose langoureuse, qui m’entre sous les ongles. Cela me rappelle une heure d’été passée à Armenonville. Il avait plu toute la journée sur la terre chaude ; les branches s’égouttaient avec lenteur. Mille feuillages semblaient nous défendre du monde haïssable qui s’agite ; on apercevait seulement en haut d’une haie le fouet des voitures allant et venant. Et un grand diable de Magyar qui était avec nous ayant conté aux musiciens des choses en leur langue, ils jouèrent cette valse qu’ils jouaient ce soir, voluptueuse.

Je cherchai Nane, je ne l’aperçus nulle part, et je m’imaginai seulement saisir sur un visage quelconque le sourire dont on enveloppe les amants malheureux : « Elle est dans le petit lavabo, pensai-je ; dans le petit lavabo. » Je montai.

Je poussai la porte. Il y eut un petit cri : « N’entrez pas », d’une voix bien connue, et j’aperçus sur le sofa banal Nane et le d’Elche qui se dégageaient maladroitement.

— Oh pardon, je me suis trompé de vitre, dis-je ; et je redescendis du plus grand calme.

Mais non pas tel, sans doute, qu’il ne m’en montât à la tête quelque méchante humeur, car, aussitôt rentré, je pris le lit avec un joli mal de gorge, orné de fièvre, qui ne dura guère que trois jours.

— On dirait un coup de sang, me dit le docteur : est-ce que vous auriez eu quelque contrariété ?