Mon Amie Nane/V. — L’Après-midi esthétique

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Le Divan (p. 79-88).

==V - L’Après-midi esthétique==

« Sua quemque natura in studia abripit, ad quæ potissimum factus est. »
(J. BARCLAIUS in Euphormion.)
Il y a un je ne sais quoi, insensiblement, qui nous entraîne à quelque étude où, sans doute, nous étions destiné. Ne demandez point ce qui a fait de M. de M*****, un océanographe, de M. F*****, un politicien ; ou porté M. H*****, à l’Académie de France : c’est un je ne sais quoi, vous dis-je.


Courtisane de qualité, que les Grâces trois fois décorent, ô Nane ! quel démon vous a mis en tête le tourment de l’Art ? Auriez-vous fait rencontre, dans une brasserie, d’un peintre, d’un esthète, — d’un critique, peut-être (disons le mot) ? Car c’est dans les brasseries, vous le savez, Nane, que se rencontre l’aristocratie de la pensée ; comme, dans les bars, celle de la naissance. Et ces Messieurs auraient-ils noué partie d’épaissir, à leur jargon, ce peu de cervelle qui est la vôtre, qu’on s’imagine mousseuse et candide, pareille à ce qui peut tenir de crème-fouettée sur la langue rose d’un chat. Ils vous ont parlé de Nietzsche, j’en suis sûr, de « tons de distance », de Gauguin. Et ils ont dit, avec mépris, à propos des choses qu’ils n’aimaient point : « Ce n’est pas de l’Art. C’est de la littérature. »

Eh, laissez-le donc tranquille, l’Art : afin qu’il vous le rende. Si le caprice vous vient de contempler des belles choses, n’avez-vous pas assez de vous mirer dans votre miroir, votre beau miroir Louis~XVI dont le cadre, doré au mat, figure une sensible bergère qui répand des pleurs auprès d’un nid renversé ? Et sur mon âme, ce meuble est épris de vous. Pareille à la brume délicate qu’un soir d’août suspend sur les eaux, voyez cette buée qui le voile, tant il s’émeut, dès que vous surgissez devant lui parée de vos seuls colliers ; aussi nue et moins rigoureuse qu’une Vérité mathématique. Mais vous, Nane, vous ne l’aimez point. C’est pourquoi sans pudeur vous souffrez qu’il vous épie jusque dans votre chair la plus secrète, avec vos genoux un peu rapprochés, vos coudes de corail pâle, une gorge sans escarpements ; si irrégulière pour tout dire, en vos charmes, qu’ils ne sont peut-être qu’une exquise difformité.

Déjà vous voici ensevelie sous le linge, armée d’un corset, de jarretelles, de bottines très hautes, comme en portèrent, sous leurs crinolines (« Ah oui, dites-vous : Constantin Guys.... »), les dames de Compiègne, autrefois. Et de nouveau vous êtes charmante. Restez-le un moment ainsi, voulez-vous ? Non, vous préférez aller au Louvre, voir les nouveaux tableaux dont vous ont parlé ces gens. Et il est de fait que dans la rue, et « en plein vingtième siècle », comme parlent les gazettes, votre passage, ainsi troussée, soulèverait la critique aussi bien que celui de Vénus faisait naître sous ses pas les violettes couleur de nuit et le sang des anémones. Habillez-vous donc.

Une heure à peine a passé que déjà vous êtes en toilette décente, je veux dire qu’on ne voit plus la couleur de votre peau. À part cela la jupe trahit et souligne chez vous une croupe de danseuse andalouse ; outre qu’elle plaque si exactement au tablier qu’on connaît du premier coup d’œil le module de vos nobles jambes, cette double colonne d’un marbre veiné d’azur, dressée par quelque dieu au seuil de la plus voluptueuse Atlantide. — Pourtant, de ventre, vous n’avez plus du tout. Où est-ce que vous avez bien pu le mettre ? Malgré soi, on cherche sous les meubles : non, il n’y est pas.

Maintenant, chapeautez-vous, Madame. Mon Dieu, comme il est plat votre galurin. On dirait une assiette à dessert ; — ou un paradoxe de M. Biornstern Biornson. Tout autour il y a un rang de pensées, comme si on avait voulu marquer au peuple, par ce symbolisme ingénieux, que c’est un chapeau d’Intellectuelle. Mais au fond c’est si fatigant de penser. Et quand vous vous mettez à chercher des idées originales au fond de votre « mentalité » — tel un enfant qui pêche à la ligne dans un bocal à poissons rouges — cela vous donne un air triste, triste. Oui, telle que vous êtes alors, je m’imagine la fille d’un mercier protestant qui aurait engrossé sa bonne, jadis, un jour de pluie.

D’ailleurs j’aimais mieux ce lampion vert et or qui couronnait l’an dernier les ondes de votre chevelure. C’est très joli les lampions ; et toutefois, n’oubliez pas votre voilette, ni vos gants. Évitez même que ceux-ci ne soient de la même main ; ou du moins de ne vous en apercevoir qu’en voiture, à seule fin de me les envoyer alors changer en disant : « Surtout, ne soyez pas long. » Enfin mettez-vous autour du cou ce serpent floconneux qui vous donne l’air d’avoir passé la tête à travers un édredon. Et houp !

Après tout, vous avez raison, pourquoi n’ irait-on pas au Louvre, surtout par les jours froids, comme il en fait un aujourd’hui ? Les salles y sont spacieuses, chauffées. Et puis il y a les gens qu’on y rencontre. De belles Londoniennes, d’abord, en étoffes bourrues, avec des gants amples, des souliers ronds — flanquées de leurs tristes époux. Et des Allemandes vêtues... ah vêtues comme les dames d’Hildburghausen ; sans omettre ces singuliers maris à lunettes, coiffés de vert, qu’elles ont. — Quelques Parisiens, aussi, rares comme la véritable amitié. Pour ne rien dire de ces provinciaux ahuris, dont parla jadis M. Élémir Bourges, et qui cherchent en vain, à travers les salles du Louvre, les magasins du même nom. Mais ce qu’il n’y a jamais, à moins de l’amener comme je fais aujourd’hui, c’est une Parigote un peu pelucheuse, caressante à l’œil, et qui glisse sans bruit sur les parquets ou les vastes dalles.

Et voici toute la tribu des pauvres diables, ouvriers inoccupés, éclopés, échappés de l’hôpital ou de la prison, mendigos sans poste, assemblés et causant à voix lente autour des bouches de chaleur ; ou bien assis en brochette, comme des oiseaux des îles, sur ces banquettes rouges dont il semble que la peluche soit teinte de sang. Ne feignez point d’être surprise qu’ils vous guettent avec ces avides yeux : ce n’est pas toujours de manger, Nane, que les hommes ont faim.

Mais puisque nous sommes ici pour les nouveaux tableaux, allons les voir. Dans le Salon Carré, tenez, ce grand paysage de Poussin, on l’a acheté l’autre jour chez Dufayel. Vous vous plaignez qu’on ne distingue rien, qu’il fait trop sombre. Mais c’est toujours comme ça, au Salon Carré. Les tableaux n’y sont pas pour être vus. Ils se reposent, et, pour un peu, on leur mettrait des housses. — Et ça ? — Ça c’est les noces de Cana, en Galilée. — Beaucoup trop pour vous, n’est-ce pas ; et vous préféreriez une bonbonnière comme celle qu’acheta Willy, aux Miniaturistes ? Mon Dieu, l’un et l’autre sont à peu près incomparables. Ne les comparons pas.

Mais déjà la Grande Galerie vous effraye ; et vous faites demi-tour. À vrai dire ces milliers de figures, à droite pendues, et à gauche, sur un demi-kilomètre de long, et qui vous regardent sans vous voir, ne laissent pas d’intimider un peu. On a le sentiment qu’on va passer par les baguettes. Vous devriez pourtant aller dire un petit bonjour, là-bas, à cette Mistress Angerstein en mousseline blanche, que peignit Lawrence auprès de son rouge mari. Ce n’est pas au moins que j’aime la peinture anglaise ; mais cette dame, par ses regards sinueux, par ses mains pleines de promesses, et ce sourire équivoque qui se joue de la tendresse à la cruauté, me rappelle, avec moins d’assiette, la charmante Mademoiselle Auguste de Crébillon-le-fils. « Ah ! trop heureuse époque, où jusqu’au sein des maisons d’éducation... »

Ici, je m’aperçus que Nane, excédée sans doute par mes discours, avait pris la fuite. Elle fendit, sans en paraître étonnée, tout cet or de soleil couchant qui poudroie à travers la Galerie d’Apollon, et je ne la rattrapai qu’au milieu des vases grecs, car elle courait aussi vite qu’une nuée d’orage.

— Héla ! lui dis-je, et moi qui voulais vous faire voir ce Printemps de Millet qui sent l’herbe, la pluie et le pommier. Il y a là un horizon gris ardoise avec trois oiseaux blancs qui fait songer à vos yeux quand vous êtes en colère. Ils sont si grands alors qu’on y cherche malgré soi des nuages, la mouette qui crie, et l’ivresse salée du large.

Mais Nane ayant répondu « qu’elle en avait sa claque de mes boniments, et aussi de tous ces bibelots », nous tombâmes d’accord de quitter ce Musée National, et sortîmes par le Musée Égyptien où c’est en vain que je tâchai de l’intéresser à deux sarcophages de bois peint, don de S.A.S. le Khédive. Tandis qu’elle s’obstinait à les traiter de « vieilles baignoires », la salle spacieuse et grise, où méditent tant de dieux de granit, fut envahie soudain par plusieurs petites Anglaises, danseuses de music-hall ou de cirque, qui chantaient en chœur un air de cake-walk. Et tant de sans-gêne ne parut pas scandaliser ces beaux sphinx jumeaux, noirs comme une nuit sans étoiles, qui portent une fleur de lys en ferronnière. Aussi bien sont-ils en pierre — comme vous-même, ô Nane, deux fois dure à toucher.