Mon Amie Nane/XII. — Nane pense mourir

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Le Divan (p. 205-218).

==XII - Nane pense mourir==

Qui saura jamais pourquoi Nane, au contraire de ce qu’ont accoutumé la plupart de ses pareilles, était républicaine ? Comment s’était-elle défendue, parmi les cabarets les plus galants, de sucer le lait de ces opinions aristocratiques où excellent nos demi-mondaines ? Fut-elle séduite par la théorie hasardeuse de l’égalité humaine, ou seulement par ce goût naturel de la licence qui a converti au Régime tant de boulevards extérieurs ? Peut-être son berceau fut-il enchanté par de vieilles-barbes ; et les vit-elle, toute petite, tremper leur absinthe de larmes en disant des phrases sur le joug détruit des Badingueusards, ou qui s’esclaffaient à la lecture de Boquillon ?

Toujours est-il qu’en ces jours boueux il ne fallait point plaisanter Panama ; malgré que ce ne fût, ainsi qu’on le lui avait expliqué, qu’une vieille histoire de chapeau.

— Vous savez, lui disait quelquefois Eliburru, que les victimes du 2 décembre vont beaucoup mieux.

Mais elle ne pouvait point rire d’objets aussi graves.


Au moins de sa mère, et qui au reste se vantait d’y avoir tenu la main jadis, ou le balai même, elle avait gardé une éducation religieuse longtemps inébranlable. Mais voici qu’enfin, par des gradations insensibles, Nane avait glissé à la libre pensée : devenue libertine, et pour tout dire, anticléricale ; mais anticléricale à faire pleurer de joie Mme M. L. Gagneur, anticléricale comme une loge.

Il est difficile de dire quelles influences lui avaient fait adopter une attitude d’esprit, dont on peut tout au moins dire que l’élégance y a peu de part. Nane ne fréquentait guère les journalistes, et de pharmaciens point. Peut-être avait-elle rencontré quelque israélite récemment converti : cela suffirait à mettre au dégoût la religion la plus solide.

Mais Nane ne le montra nulle part autant qu’à son lit de mort.

Une maladie cruelle, rapide s’abattit soudain sur mon amie. Tout son corps en parut comme ébranlé, ses lèvres pâlirent et la fièvre, venant disputer à ses nuits les quelques restes d’un sommeil que son mal ne dévorait pas encore, ne lui laissa bientôt plus que ce qu’il fallait de raison pour se sentir mourir.

Mme Garbut, cette mère qui lui était si attachée, moins encore peut-être par les liens du sang que par ceux de la gratitude, nous attristait tous par un zèle touchant et maladroit. Tantôt elle apportait des reliques que sa fille rejetait avec horreur ; tantôt elle prêchait la vertu des simples ; et les princes de la science étaient importunés de ses avis.

La fièvre devint plus ardente ; Nane commença de donner la nuit, quelques signes de délire. Mais, le jour, elle reprenait tout son bon sens, et causait avec nous, d’une humeur égale. Un peu amaigrie par le mal, et si pâle qu’on eût dit sa figure taillée dans le bloc d’un ivoire sans tache ; plus gracieuse dans la douleur qu’elle ne l’avait paru jamais dans le plaisir même, elle me sembla devenir plus touchante, et comme l’occasion d’une tendresse.

Mais elle nous affligea de garder en ce passage fatal, l’âme incrédule qui convenait si mal à son sexe, comme à sa condition. Et l’état de la malade semblait de plus en plus désespéré. Mme Garbut se décida enfin, à lui parler de ses devoirs religieux. Elle le fit sans doute avec peu d’adresse, et c’est ainsi que Nane apprit qu’elle était perdue. J’arrivais à ce moment même, pour la trouver en pleurs. Mais elle devint tout aussitôt calme.

— Mon ami, me dit-elle alors, il paraît que c’est fini. Quelques jours encore, et je ne serai plus qu’une petite chose froide, à quoi vous ne penserez plus.

— Taisez-vous, Nane. D’abord vous n’êtes pas près de mourir, et si jamais...

— C’est vrai, vous la regretterez un peu, votre amie Nane, qui a été si capricieuse avec vous ? Mais vous aviez tant de patience, comme on est avec un enfant qui n’est pas le vôtre. Vous rappelez-vous, de m’avoir recueillie tombant d’un omnibus ?

Et elle se met à rire, comme autrefois ; mais d’un rire faible et pour ainsi dire suranné.

— Je voudrais vous demander quelque chose, reprend-elle. Vous savez qu’à tort ou à raison je n’ai pas les idées de maman sur certaines choses, ni les vôtres. Mais pui sque c’est comme ça, définitivement, faites au moins qu’on me laisse mourir en paix. Je vous en supplie ; je ne veux pas de robes noires autour de moi.

— Eh bien soit, lui dis-je, (et la promesse me pèse un peu) je ferai mon possible. Aussi bien, dans les dispositions où vous êtes.

Mais le lendemain, Nane eut à supporter un autre assaut, et d’un côté imprévu. Comme je passais la plus grande partie du jour auprès d’elle, je me trouvai là au moment que sa mère lui apportait une carte sur laquelle était gravé :


M. D’ARTAXIA, prêtre,


et, dessous, écrit au crayon :


de la part de la marquise d’Iscamps.


— Il faudra donc le recevoir, dit Nane avec résignation.

Je croisai en effet dans le boudoir l’abbé d’Artaxia, personnage fort poussé par la Nonciature que je connaissais un peu. Sous la robe de laine blanche qu’il portait par je ne sais quel privilège, et son chapeau de feutre gris clair à glands rouges, avec sa figure jolie et rose de levantin, c’était bien l’être théâtral et souple qu’il fallait à mon amie, celui d’ailleurs qu’on chargeait à l’ordinaire des purifications délicates, et qui même en avait reçu le surnom de : Papier d’Arménie. Il ne parut point étonné de me voir.

— Je ne sais, m’expliqua-t-il, quels rapports il peut y avoir entre Mlle Dunois et Mme d’Iscamps. Toujours est-il que celle-ci m’a fait instamment prier de passer en cette maison.

Et, de son pas onduleux, il entra dans la chambre de Nane.

Quand il en ressortit une demi-heure après :

— Je ne pense pas, me dit-il, que ma visite ait été tout à fait inutile, quoique cette demoiselle semble avoir subi de bien terribles influences. Mais je reviendrai.

Hélas, le soir même, l’état de mon amie empira tellement que toute visite de ce genre apparut bien désormais devoir arriver trop tard.

— Elle délira toute la nuit, agitée d’épouvantes nouvelles. À plusieurs reprises elle regarda fixement un coin de la chambre, en criant : « Noctiluce ! la bête, la bête. » D’Elche joua un rôle aussi dans ses hallucinations, et elle gémissait alors, comme un enfant.

C’était bien fini de ma pauvre Nane. Le célèbre et coûteux docteur Z. déclara le lendemain, qu’il n’y avait plus rien à faire, qu’elle passerait la nuit, mais non pas le jour suivant. Nane elle-même se sentit tout près de sa fin ; et elle s’occupa alors, avec sa bonne grâce accoutumée, de quelques souvenirs et legs pour des amis, sa sœur, ses neveux.

— Vous, mon ami, me dit-elle, je vous donne tous mes miroirs. Si vous savez regarder, à la nuit tombante, vous croirez me voir encore. Et sans doute y reviendrai-je en effet, pour vous sourire.

Mais je veux aussi, reprit-elle, garder quelque chose pour moi : c’est mon beau collier d’émaux verts et bleus ; et tu me le laisseras autour du cou, n’est-ce pas, maman ?

Mme Garbut ne sut répondre que par des sanglots : peut-être est-ce là une bonne façon de ne pas s’engager avec les mourants.

Le soir, et comme j’avais veillé deux nuits déjà, je rentrai chez moi, épuisé de fatigue ; ayant prié, au cas improbable où l’on constaterait un peu de mieux que l’on m’en fît avertir, pour me permettre de prendre un repos plus long. Mais il ne vint rien, qu’un camarade qui monta me voir, vers onze heures ; j’allais justement me rendre ch ez Nane.

Nous redescendîmes et je l’accompagnai un moment. Le malheur voulut que l’Élysée fût sur notre route, et mon compagnon, en passant, s’abandonna à la plaisanterie qui égayait alors les Parisiens. C’est-à-dire, qu’il ôta son chapeau haut de forme, comme pour saluer, et, en ayant contemplé attentivement la cime : « Mais il n’a rien du tout », déclara-t-il d’une voix claire.

Il sembla que cette mimique à laquelle tant de gens s’étaient jusque-là impunément amusés fût depuis la veille devenue inconstitutionnelle, car presque aussitôt des argousins en civils se jetèrent sur moi, et, non sans quelques sourdes bourrades, (« Tiens, tiens, c’est ça, pensais-je, des casseroles ») me conduisirent au poste prochain. Cependant, mon camarade, qu’on avait, je ne sais pourquoi, respecté, ayant pris un fiacre qui passait libre, disparaissait.

Au bout de quatre heures environ, fort ennuyeusement ruminées en un malpropre petit cachot, on me conduisit devant le commissaire, et je pensais déjà qu’après une admonestation paternelle, ou tout au moins avunculaire, et le conseil de ne pas y revenir, il allait me faire relâcher. Mais il en fut bien autrement.

— Monsieur, me dit ce magistrat d’une voix glaciale, (ainsi parleraient les carafes frappées, s’il plaisait à Dieu) des recherches faites chez vous, il résulte l’impression la plus défavorable, et je suis obligé de vous remettre aux mains de M. le Procureur de la République.

— Monsieur le Commissaire, répondis-je, c’est peut-être qu’on a découvert quelques bijoux dans un meuble, ou bien de l’or monnayé. Et malgré l’étonnement où pourraient demeurer plongés vos hommes que tant de choses précieuses n’aient pas été amassées par un pique-poche, je crois pouvoir vous affirmer qu’elles me viennent de famille.

— Monsieur, répliqua cet homme, je ne m’attarderai pas à relever la façon dont vous vous moquez déjà de la justice gouvernementale. Vous aurez affaire désormais à plus haut que moi.

Là-dessus, m’ayant extrait du poste, on me conduisit en un bâtiment national beaucoup plus vaste. Je lus avec plaisir sur la porte : Liberté, Égalité, Fraternité. Mais on me mit au secret presque aussitôt.

Et cela dura soixante-treize jours.


Il était temps en vérité que cet état de choses cessât, le soir que la Justice, ou l’appareil qui en porte le nom, jugea opportun de me renvoyer à mes chères études. Elle ne me donna d’ailleurs d’explications aucune, et moi-même je négligeai de demander l’addition, content, quoique un peu hébété encore, de me faire conduire chez moi par le premier fiacre que je rencontrai : il portait le numéro à jamais béni de 4529479.

— Monsieur, me dit mon valet de chambre, en me présentant des cartes, il n’est pas venu une seule lettre, ni rien par la poste. C’est à croire...

— Elles se seront égarées, voilà tout. Il arrive tous les jours qu’on ne reçoive pas de lettres de trois mois, et je vous prie de n’en pas accuser le gouvernement, n’est-ce pas, ni la police, ni la magistrature. Ce sont des corps où je ne veux plus compter que des amis.

Là-dessus, comme il se faisait tard, j’allai dîner dans un restaurant très fréquenté, où je ne rencontrai pas une figure de connaissance. Puis je fis un tour de boulevard, et finis par entrer au bar du Munster-Hôtel : une surprise m’y attendait.

Parmi cinq ou six (exactement si x) Anglo-Saxons, qu’à leur épilation excessive je connus Américains, se tenait assise, aussi vivante qu’il lui était loisible, mon amie Nane. C’était bien elle, son col nu, ses yeux de pierre dorée, le rebroussis de ses cheveux, et c’est avec son éternel sourire d’enfant triste qu’elle m’appela.

Suivit une de ces présentations dont je ne lui ai jamais pu faire perdre la fâcheuse habitude :

— Monsieur Pastisson.

Et elle enveloppa du même geste les six fracs.

— Puisqu’il faut pâtir, pensai-je ; et je m’assis.

Mais, comme je ne sais pas l’anglais, la conversation fut laborieuse. Après une infructueuse tentative de me faire entendre leur français, où Nane seule sans doute sait démêler ce qui lui est utile, l’un d’eux me parla quelque chose qui était, je pense, de l’allemand. Par politesse je répondis en basque : il eut l’air d’abord de comprendre, croyant peut-être que ce fût du cheepaway, mais l’erreur fut courte, et ils retombèrent dans un sextuple silence, Nane et moi nous étant alors mis à causer de sa guérison imprévue, de ma prison, de mille choses, la demi-douzaine Pastisson se leva, salua, s’en fut.

— Voyez-vous, me disait Nane, quand j’ai été guérie, et les médecins n’en revenaient pas (j’ai cru qu’ils allaient me faire un procès), je suis tombée à d’autres tracas. Votre prison, d’abord, m’a toute chambournée. Puis voilà tout d’un coup mes fournisseurs qui se déguisent en créanciers. Alors ça n’a pas été drôle du tout ; ils voulaient faire saisir mes meubles, reprendre des bijoux, que sais-je. C’est Pastisson qui m’a tirée de là.

— Mais Nane : Pastisson enfin ? Ils sont six.

— Mais non, me répond-elle avec candeur, je vous assure que c’est toujours le même.