Mon Carnet d’éclaireur/01

La bibliothèque libre.
Mon carnet d’éclaireur [1]
B. Descubes

Revue des Deux Mondes tome 28, 1915


MON CARNET D’ÉCLAIREUR[2]

I


I. — LA MOBILISATION

Dans les derniers jours de juillet, les nouvelles devinrent vite menaçantes ; on parla de la mobilisation russe et, dès ce moment, nous sentions que le sort en était jeté, ou allait l’être.

Les batteries qui étaient parties pour expérimenter un nouveau matériel de 75 rentrèrent au quartier dans la nuit du jeudi 28 juillet. Elles avaient reçu l’ordre de départ à 40 heures et, à 18 h. 30, quittaient le camp : on avait fait vite ! Au quartier, tout le monde était debout, les chambrés prêtes à recevoir les hommes, les écuries éclairées à l’électricité, l’avoine et le fourrage préparés. Un clair de lune splendide rendait très décoratif ce défilé d’hommes endormis, couverts de poussière, et de chevaux éreintés par une aussi rapide étape.

Cette nuit-là, je ne dormis guère ; les conducteurs restés au dépôt recevaient les premiers chevaux de réquisition et partaient chercher les autres ; il y avait beaucoup plus de service de garde qu’à l’ordinaire ; j’étais chargé de l’assurer, et, en outre, je devais être prêt à répondre à tout appel : il y en avait au moins toutes les demi-heures.

Dès le matin, la mobilisation commença. On remarqua tout de suite que « c’était sérieux » aux indices suivans : distribution de plaques d’identité, de vrais pains de guerre, de vrais panse-mens (qui, jusqu’alors, dans les exercices ordinaires, étaient remplacés par des bouts de papier), etc., etc. ; puis, les corvées partirent pour aller chercher dans les magasins les caissons chargés de munitions et les effets de guerre, pour la remonte, « toucher » les jeunes chevaux, fourrage, avoine, vivres de réserve, etc.

Au réveil, les armuriers étaient au travail ; armés de limes, ils affûtaient les sabres avec un soin jaloux ; ce crissement rapide et mordant sur l’acier donnait une sorte de frisson : « Eh ! là-bas ! venez voir, vous autres ! On aiguise les sabres ! Ça va chauffer ! » Le mien, que j’avais fait « soigner, » était coupant comme un rasoir, et chacun faisait admirer l’air méchant de ces lames encore chaudes du frottement de la lime.

Entre temps, arrivaient les premiers réservistes, à côté de quelques-uns de nos anciens ; on voyait des territoriaux dont plusieurs grisonnaient ; un même avait la barbe blanche ! Une foule d’hommes, de femmes, d’enfans se pressait devant la porte du quartier pour voir arriver les chevaux de réquisition conduits par leurs propriétaires, les officiers, les plantons, et tout le mouvement qui agitait ce coin si calme d’ordinaire.

À midi, la mobilisation était terminée ; on préparait les ballots d’effets d’exercice qui serviraient aux réservistes avant d’aller au front ; chacun triait ses papiers, ses affaires personnelles. Nous étions émus et nous nous sentions prêts à de grandes choses. Déjà le quartier était consigné et l’on cherchait le moyen de s’assurer des objets que l’on croyait devoir être utiles pendant la campagne, car, plus tard, il serait difficile de se les procurer. Les brancardiers s’exerçaient à transporter et à soigner de pseudo-blessés…

Dans la nuit du jeudi au vendredi (29), les chevaux de réquisition arrivèrent en très grand nombre ; les forges des batteries étaient installées dans la carrière ; on matriculait les chevaux au fur et à mesure de leur classement. Les officiers restaient au quartier, et le capitaine ne pouvait se décider à se coucher, tant il était préoccupé par le souci de ne rien oublier ; le lieutenant dut insister pour qu’il prît enfin quelques instans de repos dans une chambre de sous-officier.

A midi, toutes les batteries défilèrent au pas autour de la carrière pour essayer les nouveaux chevaux ; c’était vraiment très beau, ces uniformes flambans neufs et ces harnache-mens sortant de la sellerie. Les curieux, massés à la porte du quartier, croyaient déjà que c’était le départ, et leur nombre augmentait.

Ensuite ce fut un travail continu des chevaux de selle, à toutes les allures, sur la piste centrale. J’essayai ainsi « Baïonnette ; » j’eus la bonne chance d’avoir cette excellente jument dans le début de la campagne, et j’ai toujours regretté d’avoir été par la suite obligé de m’en séparer : elle reçut en effet deux balles de shrapnell à la cuisse, qui la rendirent indisponible.

A la cantine, c’était la cohue ; il était presque impossible de s’y faire servir ; on y étouffait ; d’ailleurs, pas le temps de pérorer. Les batteries de tir étaient prêtes, à six pièces, sans un réserviste, grâce à la loi de trois ans ; elles attelaient seulement quelques chevaux de réquisition. On commença dans l’après-midi à préparer la formation de l’échelon (7e, 8 pièces) et du train régimentaire (9e pièce) ; mais la nuit arriva avant qu’on eût fait grand’chose.

Le lendemain matin, les batteries commencèrent à partir dans l’ordre 1 à 6, depuis 7 heures jusqu’à 15 heures.

Ce départ fut très émouvant : la foule se pressait énorme et le poste l’empêchait, à grand’peine, de franchir la porte. Pas un cri discordant ; on sentait de l’émotion, mais c’était bien le même sentiment de patriotisme qui avait fait, la veille, acclamer le détachement à l’étendard, quand il avait ramené au quartier l’emblème chéri ; j’étais de garde alors, et ces acclamations m’avaient profondément ému.

Pour la sortie de chaque batterie, l’étendard et deux hommes en armes se rangeaient devant le poste. Les gradés saluaient du sabre… Pas un mot, pas une sonnerie… On riait et pleurait à la fois ; c’était très beau !

Beaucoup d’entre les jeunes qui restaient momentanément se sentaient le cœur bien gros de voir partir les camarades sans les suivre ; nous croyions déjà, naïfs, qu’ils se battraient sans nous.

Puis continua l’organisation des échelons : ce fut difficile, car les corvées, très nombreuses, n’avaient pas le don de charmer nos bons réservistes, qui « se défilaient en douce, » sans qu’on pût les retrouver ; avec beaucoup d’énervement… et de bonnes paroles, nous arrivâmes à tout arranger. D’ailleurs, avant son départ, le capitaine nous avait très simplement adressé quelques mots d’encouragement, faisant appel à notre bonne volonté.

Toute la journée du dimanche fut consacrée à l’établissement des attelages et au roulage de voitures, ainsi qu’à l’équipement des hommes ; maintenant, nous étions sûrs de la guerre, car la France avait déclaré la mobilisation générale : cela nous donna encore plus d’entrain, et tout alla bien.

Le lundi matin (3 août), on acheva l’équipement des voitures, et on prépara l’embarquement pour le soir.

A 19 heures, départ du quartier, sans aucune émotion ; je ne pensais qu’à l’embarquement des vingt-sept chevaux. Avec deux conducteurs de l’active, je m’acquittai de cette tâche sans encombre. Malgré tout, j’étais vanné, et c’est avec joie que je pus m’installer dans notre wagon à bestiaux aménagé, à côté de ce vieux T.,., le cuisinier, un brave camarade de ma classe, circonstance qui nous rapprochait d’autant plus que nous étions avec des réservistes inconnus pour nous.

Au bout d’un moment, le train partit : ça y était !


II. — VERS LA FRONTIÈRE

Il mit longtemps avant de passer la gare de Troyes-ville ; nous attendions ce moment avec impatience, afin de nous munir au buffet de quelques victuailles… J’y trouvai juste un verre de bière ! Il y avait là une foule de soldats et de mobilisés, attendant leur train, du plus curieux aspect ; cela faisait un peu peur d’en voir tant !

Nous repartîmes, restant éveillés pour nous rendre compte de la direction du convoi ; mais, après Brienne, nous dormions tous profondément. La température était agréable, et nous étions si fatigués !… A notre réveil, vers les 4 heures (mardi 4), nous nous trouvions aux environs de Bologne, sur la ligne Chaumont-Neufchâteau ; certains noms de stations ne m’étaient pas inconnus : je les avais lus en préparant mes plans de campagne avec mes petits soldats de plomb… C’était loin, ce temps-là !… Assis sur le bord du wagon, les jambes pendantes en dehors, je pensais à toi, maman, à tes conseils de prudence, car il eût été assez malsain de dégringoler sur le ballast en allant à 50 à l’heure…

Le paysage était quelconque, mais je fus vite frappé de ne voir personne aux champs, puis, sur les routes, des chevaux de réquisition conduits par leurs propriétaires, et surtout, aux ponts, aux passages à niveau, aux stations, les garde-voies a peine équipés, quelquefois même n’ayant de militaire que le képi. Il faisait beau, et nous étions gais ; on chantait ; naturellement, quelques-uns avaient entonné la Marseillaise. Il me passait, à ce moment-là, bien des idées par la tête : je voyais les miens au Raz, à Paris, et puis je songeais à la France qu’on allait défendre et je me sentais un attachement profond pour cette terre que nous traversions si vite.

Avant d’arriver à Neufchâteau, le train s’arrêta quelques minutes ; nous descendîmes tous pour le parer de fleurs et de branchages ; en un instant, il était fleuri d’un bout à l’autre ; nous voulions nous montrer aussi contens que ceux qui étaient partis avant nous, et dont nous croisions les trains vides en retour. Arrêt d’un quart d’heure. Nous allons tous caresser un petit fox qui venait habituellement au quartier et nous avait accompagnés ; sans qu’on l’aperçut, quand le train démarra, il courut après lui ; aussi l’avions-nous embarqué et paré d’un écusson du régiment.

Passant devant. Domrémy, le train suivit la route ; vers Toul, nous apprîmes avec une désillusion profonde que la guerre n’était pas encore déclarée ! Cependant, le gouverneur faisait évacuer la population civile, ce qui nous rassura. Puis on longea la Moselle par la ligne de Pont-Saint-Vincent. Ah ! on était aimés, là ! Partout, des acclamations, des cris joyeux, des « Bonne chance ! » des bravos ! Nous en étions profondément touchés et nous nous sentions bien les frères de tous ceux qui nous acclamaient avec tant de confiance.

Le débarquement eut lieu à Chaligny vers 14 heures ; là aussi, nous avions une « galerie » nombreuse de femmes et d’enfans.

Sans carte, je ne puis indiquer notre itinéraire pour rejoindre nos batteries ; il y avait environ une vingtaine de kilomètres de parcours accidenté jusqu’à Laneuveville-devant-Nancy, où nous retrouvâmes les camarades ; ils étaient déjà là depuis deux jours et prêts à partir à tout moment ; on fit le bivouac à la corde pour les chevaux ; les hommes couchèrent dans une grange et sous une halle pleine de paille et de foin : notre première nuit « en campagne ! »


III. — ATTENDANT L’OFFENSIVE

Elle ne fut pas longue : à 2 heures, réveil ; départ à 4 heures.

En colonne, par pièces doublées, dans un champ d’avoine, nous primes, sans débrider, un repas froid, et attendîmes l’ordre de partir, qui ne vint d’ailleurs pas : cantonnement à Tomblaine, chevaux dans les écuries.

Le matin, le capitaine m’avait demandé si cela me plairait d’être éclaireur : « Avez-vous une bonne jument ? (C’était « Baïonnette. ») — Oui ? Eh bien ! alors, c’est entendu ! » — J’étais ravi.

L’après-midi de ce mercredi (5 août), nous apprîmes la déclaration de guerre.

A Tomblaine, confortable petit diner dans un café, avec quelques conducteurs de ma nouvelle pièce (la 2e). Ce fut, pour longtemps, notre dernier repas à table. Coucher dans une grange où je faillis perdre mon képi et mes éperons. La chaleur était forte et nous avions eu la chance d’échouer dans une excellente maison munie d’une fontaine, dont les patrons nous reçurent avec une grande amabilité ; les femmes faisaient déjà des bandes de pansemens et nous distribuèrent de la teinture d’iode.

Jeudi 6 août, réveil à 2 heures ; on attelle, et nous voilà prêts Je me présente au lieutenant chef des éclaireurs du groupe, parmi lesquels je prends ma place.

A 6 heures, nous nous rangeâmes sur la route au bord de laquelle, attendant les ordres, ma jument ne trouva rien de mieux que de reculer jusque dans le fossé profond d’un mètre et plein de vase ; il fallut, pour l’en retirer, huit hommes et deux cordes !… et en avant le pansage !… J’en eus au moins pour une demi-heure à la laver et brosser ; je m’étais déchiré les vêtemens dans le sauvetage : une aimable Lorraine répara l’accroc.

A 10 heures, abreuvoir ; on prépare la soupe ; elle était presque cuite quand retentit le coup de sifflet du « garde à vous ! » La marmite en l’air, et nous voilà partis, furieux ! Nous allions vers l’Est, par où ? Je ne m’en souviens plus. La marche était rapide et pénible à cause de la chaleur et de la poussière. Vers 14 heures, nous faisons halte dans un champ de trèfle, près du Pulnoy : à notre droite, une hauteur boisée ; à notre gauche, le mont d’Amance et le Pain-de-Sucre. Je me rappelai alors les principes de Marbot et de Goignet, et je me mis à dormir, puisque « qui dort dine. »

On ne bougea pas jusqu’au soir ; cette fois, on eut le temps de faire la soupe et de la manger (avec quel appétit ! ). On allait se préparer à coucher dehors quand arriva l’ordre d’aller cantonner plus loin.

Pendant notre dîner, nous reçûmes la visite d’un de mes camarades de classe, passé à l’artillerie lourde. Il nous apprit la présence de deux batteries de 120, enterrées dans le petit bois sur notre droite, qui avait été puissamment fortifié par le génie, ainsi que les hauteurs sur notre gauche, couronnées, elles aussi, de grosses pièces.

En allant à Seichans, il m’est arrivé un incident qui aurait pu avoir, pour moi et ma jument, des conséquences graves. J’étais à la hauteur de l’attelage de derrière du deuxième caisson quand, dans un tournant brusque, le timon casse ; l’attelage est rejeté violemment sur moi et me force à descendre dans le fossé ; impossible de sauter par-dessus la haie à ma gauche. D’ailleurs, ma jument est tout à coup soulevée, je ne sais comment, et renversée sans que je puisse rien faire pour la retenir ; elle retombe en tête à queue et fait panache sur moi. Je l’évite heureusement en tâchant de l’éloigner le plus possible du caisson qui menaçait de m’écraser et je me dégage rapidement… ; le caisson s’arrête, « à me toucher, » comme disent les marins. J’avais eu de la chance : mon képi perdu et retrouvé, mon lorgnon perdu et retrouvé également, le lendemain, mon sabré tordu, ma jument écorchée sans gravité et moi-même assez contusionné un peu partout. Voilà les seuls dommages de cet accident. Le colonel, qui était présent, m’avait cru tué ! Bref, le timon changé, nous rejoignons le parc, mettons les chevaux à la corde, et allons nous coucher dans une grange, à une heure du matin.

Vendredi, 7 août, réveil à 3 heures ; on attelle et… cela recommence comme les autres jours : l’ordre de mouvement n’arrivait pas, nous devions nous tenir prêts. Plus tard, pour reposer les chevaux, on se tint prêts, les bêtes déharnachées ; mais, à ce moment-là, on exagérait. Mon père aurait dit qu’on faisait du zèle…

Nous restâmes à Seichans jusqu’au 12 août. Très peu d’eau dans ce pays ; l’abreuvoir était difficile à faire pour tant de chevaux, et on essaya successivement plusieurs endroits. C’est en allant ainsi dans les villages voisins que nous avons, pour la première fois, rencontré les divers élémens qui nous soutenaient. Pour nous remettre un peu au point, le commandant nous fit faire plusieurs jours de suite des exercices de batteries attelées… La batterie attelée est la plaie de l’artillerie ; tout le monde en a peur !…

Nous avons aussi fait là notre premier apprentissage de la vie en campagne, en commençant à construire des abris contre le soleil : c’était rudimentaire et combien éloigné de la perfection que nous atteignîmes dans la suite ! Une précaution, généralement prise, fut la coupe des cheveux à ras ; tout le monde y vint, et c’était amusant de voir sous ce nouvel aspect, genre tête de veau, notre élégant lieutenant, toujours tiré à quatre épingles.

C’est encore à Seichans que nous vîmes les premiers obus, bien lointains, puisqu’ils étaient tirés sur un aéro français en reconnaissance de l’autre côté de la frontière. Nous avions d’abord cru que les nôtres bombardaient un zeppelin. Ce même jour (samedi 8), le commandant nous lut le deuxième ordre du jour de l’armée, pour la prise de commandement du général Joffre.

Puis, les éclaireurs commencèrent leur glorieux « métier ! » Le 9, reconnaissance très rapide jusqu’à la frontière pour repérer trois ou quatre emplacemens de batterie ; toujours au grand trot et au galop sur les crêtes. Je me rappellerai toujours le lieutenant qui nous orientait à travers le pays. « Il se peut, nous disait-il, que nous soyons inquiétés par des cavaliers ennemis, auquel cas on fonce dedans ! » Et nous tirâmes légèrement le sabre du fourreau, nous assurant que le revolver aussi était bien à portée de la main… Nous avons seulement rencontré, en traversant la forêt de Bezanges, une patrouille de fantassins du 3e qui, nous prenant pour des uhlans, avaient juré notre mort… Ils nous ont reconnus à temps, et avec quels regrets !…

Au cours de ce raid, — une trentaine de kilomètres en moins de trois heures, avec de nombreux arrêts, — j’ai pu me rendre compte avec joie que j’étais bien monté ; ma petite « Baïonnette » trottait très agréablement, galopait de même et — surprise ! — sautait : j’en étais ravi.

Partout où nous avions passé, ce n’étaient que tranchées, fils de fer, emplacemens de mitrailleuses, etc. ; cela donnait confiance.

Deux jours après (mardi 11), reconnaissance. Verlaine-sous-Amance. Chaleur. Le pays accidenté est assez joli, surtout la vallée de la Seille avec ses bois touffus et ses villages aux tuiles rouges, bondés d’infanterie et de cavalerie qui envoyaient des patrouilles de tous les côtés ; décidément, « ils » trouveraient de suite à qui parler.

Le samedi 12, vers midi, nous partons pour Réméréville, où nous arrivons vers 15 heures ; la chaleur était étouffante ! On forme le parc dans une prairie où chacun se vautre, haletant, quelques minutes avant de rien installer. On se mit péniblement au travail. Le soir, on plaça les pièces aux quatre points cardinaux, avec leurs caissons, pour tirer sur les aéros qui avaient fait leur apparition. Cantonnement dans une grange. Avec nous, beaucoup d’infanterie : on sentait que nous aurions bientôt du travail.

Le lendemain (jeudi 13), nouvelle reconnaissance. On prépare pour bientôt l’offensive générale.


IV. — L’OFFENSIVE. — COMBAT D’ARRACOURT

Elle se produit, en effet, le lendemain 14, jour anniversaire de la bataille de Borny. De bon matin, par des chemins de traverse, nous rencontrons la division de cavalerie de Lunéville (sauf les hussards) et son artillerie de 75 court, nouveau modèle. Puis, l’infanterie passe devant nous et se cache dans les bois. Un Blériot ronronne au-dessus de nos têtes, des estafettes galopent… Nous sommes huit corps d’armée, nous dit un adjudant d’infanterie, et on attaque aujourd’hui. La reconnaissance du bois est faite ; nous le traversons vers l’Est et restons arrêtés un bon moment ; on en profite pour croquer un bout de pain et un peu de « singe ; » devant nous, passent les coloniaux, puis, tout à coup, la fusillade crépite, on ne sait au juste où, mais pas très loin : on ne voit rien d’ailleurs. Il doit être alors 8 heures. Bientôt, elle s’éloigne sur notre droite et se ralentit. Nous aussi, nous allons sur la droite, vers Athionville. Près de la route, deux batteries de 75 en batterie ; elles ont déjà tiré, nous dit-on, sur de l’infanterie allemande à qui ça n’a pas plu du tout.

Faim et soif ; avec beaucoup de parcimonie, on mange une miette de pain accompagnée d’un demi-quart d’eau. Nous restons là près de la route, peut-être deux heures, puis : « À cheval ! » et nous voilà partis, au grand trot, doublant l’artillerie elle-même au trot, traversant comme des fous, en pleine poussière, le village d’Arracourt ; les caissons manquent de nous écraser, cela ne fait rien ; nous avançons toujours, sans savoir où, un peu émus, suffoqués, couverts de sueur, et puis, tout à coup, les reconnaissances d’officiers nous dépassent : on met en batterie.

Un brancard nous croise, porté par quatre hommes ; le blessé est un capitaine d’infanterie ; il paraît bien touché, le pauvre ! À des fantassins qui viennent, nous demandons ce qui s’est passé : « Nous avons enlevé ce matin ce petit bois ; quand ils ont vu nos baïonnettes, ils ont pris la fuite. »

Les éclaireurs se rangent derrière un talus bordant la route ; nous devons y être à l’abri, puisque trois blessés s’y sont réfugiés. Et nous restons là. Quelle chaleur ! Nous n’avons plus rien à manger, alors on cause Ziii, ziii, nous voilà tous debout… le cœur bat un peu plus fort… ce n’est pas pour nous ; deux fusans tirés sur les batteries, trop courts et trop hauts ; ils éclatent avec un bruit presque timide (pi..ou..ou ; leurs balles ont beaucoup moins de vitesse que celles de nos obus. Notre première émotion se calme assez vite, car, nous sachant dans l’angle mort, nous nous trouvons ainsi en sécurité ; mais les batteries sont moins abritées et nous craignons pour elles.

Bientôt, les obus tombent plus nombreux ; il est environ 14 heures ; nos troupes sont déployées et la rangée des éclatemens allemands nous fait découvrir le front du 20e et du 14e ou 15e corps, s’étendant jusqu’à la ligne des collines qui ferment notre horizon. C’est la seule fois que j’aie vu des troupes évoluer sur un coin de champ de bataille. L’infanterie se replie derrière une petite éminence ; l’ennemi ne cesse pas son feu, d’ailleurs peu efficace ; ses batteries, un peu à notre droite, tirent sans être gênées ; les nôtres sont silencieuses, faute d’objectif.

Nous sommes effrayés de l’énorme autant qu’inutile consommation de projectiles allemands ; néanmoins, ce tapage infernal, si nouveau pour nos oreilles, nous impressionne ; notre offensive est arrêtée, il nous manque de l’artillerie lourde pour détruire les grosses batteries allemandes.

Quelques blessés arrivent, peu nombreux d’abord, puis, du bois qui nous fait face, débouche une compagnie qui vient chercher un refuge près de nous. Ils disent avoir eu de grosses pertes ; en réalité, peu d’hommes ont été touchés, mais, comme ils n’avaient pas d’abris, la situation était intenable. Au bout d’un instant d’ailleurs, l’émotion était passée et la confiance revenue en entendant tirer notre 75 et se ralentir le feu ennemi. Alors, très facilement, leurs officiers les ramenèrent à leurs premières positions : puis, nous autres artilleurs, leur avions si savamment expliqué les raisons de l’inefficacité des obus allemands percutans (déperdition de la gerbe partant en l’air), et vanté si prodigieusement, en revanche, notre artillerie, que leur moral s’était entièrement raffermi : le nôtre aussi…

Dans ce premier engagement, nous eûmes déjà à nous plaindre de l’espionnage allemand ; quoique bien dissimulées, nos batteries étaient battues par un tir très régulier et corrigé à souhait… Tant d’adresse était incroyable ; on en chercha la cause et on la trouva bientôt : un espion d’Arracourt réglait leur feu par l’intermédiaire de l’horloge du clocher, déplaçant l’aiguille, suivant un signal convenu. On l’a naturellement fusillé sur-le-champ, et on a arrêté sa femme et sa fille qui correspondaient, la nuit, avec l’ennemi à l’aide de lanternes.

C’est encore à ce baptême du feu que j’ai vu et soigné nos premiers blessés, qu’on amenait à l’abri derrière notre talus. Aidé de mes camarades, je leur ai fait leur premier pansement et donné à boire de l’eau additionnée d’alcool de menthe ; c’est tout ce que nous pouvions faire pour eux… et les encourager. La vue des blessures et du sang ne m’impressionnait pas, mais les plaintes de ces malheureux me mettaient le cœur à l’envers. Une voiture réquisitionnée les transporta à Arracourt. J’ai pu me rendre compte, plus tard, combien est pénible ce transport si inconfortable ; voilà une des choses qu’il faudrait essayer d’améliorer au plus tôt. Malheureusement, quel que soit le dévouement des brancardiers, qui est généralement très grand, il leur est souvent impossible de faire mieux.

Vers 4 heures, autant qu’il m’en souvienne, — précaution « oratoire » indispensable quand on raconte des faits de guerre, — je suis descendu seul à Arracourt pour faire boire ma jument et j’ai pu rapporter un peu de pain et de vin aux autres éclaireurs qui, mourant de faim, me reçurent comme un sauveur. Le ravitaillement fut, par la suite, un de nos soucis principaux, et nous dépensâmes des trésors d’astuce pour rapporter leur part aux camarades, car nous avions rapidement apprécié les avantages d’une bonne entente, — qui n’a jamais fait défaut aux éclaireurs, — et, entre nous, il était devenu presque inutile de faire la recommandation : « Prends-en pour moi ! » Pendant cette petite promenade, les Allemands ont jugé correct de s’abstenir de tout bombardement ; j’ai été très sensible à cette délicate attention.

La fin de la journée fut calme ; à 20 heures, nous redescendions aux batteries et nous couchions autour des pièces, dans la paille, — nous étions dans un champ de blé, — quand arriva l’ordre de cantonnement pour Athienville, à 4 kilomètres en arrière, où nous devions loucher nos distributions. A peine à cheval, la pluie arriva, et quelle pluie ! Au bout d’une demi-heure, le manteau était complètement traversé, et la veste trempée.

Pour comble de malchance, la route était encombrée par d’interminables convois ; il faisait si noir qu’on ne distinguait rien à deux mètres devant soi ; pas de lumières pour ne pas renseigner l’ennemi, sauf les phares des ambulances automobiles, cornant à tout bout de champ pour avoir le passage. Nous sommes restés ainsi deux heures arrêtés, à cheval, en plein Arracourt, et la pluie n’a pas cessé un instant. Mais la guerre nous avait, du jour au lendemain, doués d’une qualité de patience inépuisable, et c’est tout juste si, de temps en temps, un juron bien envoyé rompait notre somnolence. On finit par s’endormir sur les sacoches, habitude nouvelle pour nous, mais qui ne nous quitta plus guère ; on dormait d’ailleurs, dès qu’on avait le loisir de le faire, cinq minutes, un quart d’heure, quelquefois plus ; le moindre arrêt suffisait pour cela. Aussi le démarrage était-il curieux à voir !

Enfin, tandis que des projecteurs, à tout coin de l’horizon, fouillaient le ciel pour y découvrir les dirigeables, nous arrivâmes à Athienville à une heure et demie. On jugea inutile de faire le cantonnement, car on n’avait qu’une demi-heure devant soi, dont nous profitâmes pour faire la cuisine et nous sécher autour de grands feux. Dieu ! quelle fatigue ! À 2 heures et demie, nous voilà de nouveau en route vers la position de batterie où nous devions être installés à 3 heures et demie.

Nous reprenons les mêmes places ; les observateurs en haut de la petite colline boisée et nous derrière notre talus. Mais, impossible de se coucher, la terre était trop humide ! Heureusement qu’au jour, ce fut vite sec ; le sommeil nous prit et nous garda jusque vers 8 heures. C’est à peu près à ce moment que la canonnade recommença, toujours sans effet, quoique mieux réglée sur notre gauche. Mais, voilà que le capitaine aperçoit les canons ennemis… Ah ! ce n’a pas été long ! « Par 4 ! Tir progressif ! Fauchez double ! » Et le 75 commence à chanter ! Les fantassins étaient fous de joie… Ces Allemands-là ne tirèrent plus de la journée. Le lendemain, nous apprîmes que leur batterie avait été complètement détruite ; le contraire nous eût étonnés !

Mais d’autres batteries tiraient sur nous pendant que, ironie des choses ! les cloches sonnaient à toute volée pour la fête du 15 août. Un maudit aéro repéra la position de nos avant-trains et trois « gros noirs » (ils étaient déjà baptisés) leur tombèrent dessus ; un avant-train sauta et nous eûmes des pertes. Quant aux chevaux, il y en avait bien vingt-cinq par terre dans les deux batteries. Courte débandade ; plusieurs essayèrent d’arrêter les chevaux affolés ; enfin, le sang-froid de la majorité des brigadiers et du chef fit le reste ; avec des chevaux de l’échelon, les attelages furent vite reconstitués.

Cet accident nous servit de leçon et, depuis, les avant-trains furent toujours ramenés suffisamment à l’arrière et bien à l’abri.

Nous sommes restés toute la journée sous l’influence de ce « coup dur, » et nous étions désolés de nos camarades tués… On fut encore à la portion congrue, malgré qu’on nous eût apporté la soupe de l’échelon, mais la moitié en avait été perdue en route… Pour le reste, même journée que la veille. Les Allemands continuèrent à tirer à deux reprises pendant une heure, avec une parfaite inutilité ; leurs obus étaient heureusement percutans et, tombant tout près des pièces, ne leur faisaient aucun mal. S’ils avaient tiré fusans, les batteries auraient « pris. » Déjà, l’ouïe s’accoutumait aux sifflemens des projectiles, et nous arrivâmes rapidement à reconnaître leur direction approximative, ce qui était très utile pour se « planquer des mouches ou voltigeurs (éclats). » Finalement, retour à la même position, en passant près de l’emplacement des avant-trains où avait eu lieu l’accident du matin ; les chevaux morts sentaient déjà la charogne à plein nez d’une façon insupportable ! Ils furent enterrés seulement deux jours après par les civils. Je n’oublierai jamais cette odeur.

Le dimanche matin (16), les Allemands ou, plus exactement, les Bavarois car c’étaient eux qui étaient devant nous, étaient silencieux. L’infanterie les avait délogés à la baïonnette, la veille au soir, et une de leurs grosses batteries avait été réduite au silence par nos 120, enfin arrivés. Ah ! l’artillerie lourde ! Combien nous avons regretté sa pénurie au début de la guerre ! Heureusement, on y a remédié depuis et nous avons pu lutter victorieusement avec leurs 130, 150 et 210, qui tirent trop loin pour notre 75.

L’aéro fatal de la veille revint se promener au-dessus de nous à deux reprises, très bas. La seconde fois, nous l’attendions… A 300 mètres, j’entendis le capitaine commander son tir, « au trot ! » d’une voix furibonde… Les deux groupes tirèrent ; c’était passionnant ! nous hurlions comme des enragés : « Ça y est ! il est touché ! . » En effet, ça y était ! L’aéro entrait dans un nuage, il ressortit beaucoup plus bas, moteur arrêté ; son réservoir était crevé et le pilote blessé (on l’avait remarqué à la lorgnette) ; aussi fut-il obligé de descendre dans nos lignes. C’était la première vengeance de nos pauvres camarades tués la veille !

En revenant de faire boire et de ravitailler, j’eus l’immense plaisir de recevoir un paquet de lettres de chez moi ! J’étais sans nouvelles depuis quinze jours et on ne peut s’imaginer le plaisir d’en avoir enfin ! Il faut écrire souvent aux soldats en campagne ; on ne saurait croire à quel point une lettre arrivant au bon moment remonte le moral. Il suffit d’entendre crier : « Aux lettres ! » pour voir avec quel empressement chacun se précipite vers le bien-aimé vaguemestre : on l’embrasserait presque ! D’ailleurs, toutes les lettres pour nous, sans exception, étaient de vrais modèles de patriotisme et d’abnégation ; rien que des encouragement, des exhortations à la patience ; nous n’en avions pas besoin, car j’ose dire que, du courage et de la bonne volonté, nous en avons toujours eu à revendre ; mais l’attention nous touchait profondément et nous étions réconfortés de voir que, « chez nous, » « ils » étaient si solides… Et pourtant, nous pensions bien qu’ils étaient beaucoup plus inquiets que nous !


V. — APRÈS ARRACOURT

Notre offensive avait enfoncé les premières lignes ennemies de la rive droite de la Seille ; nos troupes suivaient la retraite allemande dans la direction Chàteau-Salins-Morhange. On nous mit en réserve, prêts à marcher.

Le lundi 17, après avoir cantonné à Arracourt (naturellement il avait plu à seaux), nous avançons jusqu’à 100 mètres de la frontière sur la route de Vic ; mais, au bout d’un quart d’heure, demi-tour ! Grande était notre désillusion de ne pas entrer en territoire annexé.

Nous allons à Athienville en évitant le chemin de traverse dans lequel on nous avait malencontreusement engagés, la veille au soir, et d’où nous avions eu du mal a ressortir, les voitures de tête s’étant embourbées et ayant écrasé un ponceau en bois… Ce fut encore un mauvais moment ! Nous formons le parc dans un champ de boue et trouvons notre cantonnement dans une grange à côté d’une maison, sur la place, un peu plus bas que nos coloniaux. Ce mot me rappelle un détail de notre marche sur Réméréville. Le 12, il faisait une chaleur terrible et nous mourions de soif ; qu’on juge de notre joyeux étonnement, lorsque, en traversant un village occupé par les coloniaux, ils se précipitèrent vers nous en nous tendant leurs énormes bidons de deux litres pleins d’eau fraîche ! C’était vraiment gentil, et nous leur avons promis de les récompenser en les aidant du 75. Nous avons bien payé notre dette de reconnaissance ! Ce détail paraît de peu de valeur : c’est cependant la seule fois qu’une troupe amie nous ait spontanément offert quelque chose d’agréable : aussi cela m’a-t-il frappé.

A Athienville, nous avons pu faire un brin de toilette, laver nos mouchoirs et chaussettes, manger chaud, écrire et surtout, surtout, dormir huit heures sans arrêt, dans du bon foin ! Le lendemain, nous étions reposés… et nous recevions le premier Bulletin des armées de la République.


… Ici, je tombai malade et, pendant plusieurs jours, je pus me rendre compte des qualités et aussi des défauts du service de santé, mais je passe sur cet épisode de ma vie de campagne, beaucoup moins intéressant que ceux que j’aurais pu raconter si j’étais resté au front. Sitôt que j’y fus revenu, après avoir été voir les « copains, » je me mis à la recherche de mon équipement et de mon sac d’homme-monté que j’eus la chance de retrouver ; grâce à un adroit « fauchage, » je pus compléter mon paquetage d’autant plus facilement que j’avais rapporté un peu de linge et un tricot d’hiver, qui me rendit, plus tard, de grands services.

Le soir, j’allai à la batterie me présenter au capitaine, en même temps que les hommes de « soupe, » tous montés. La route était dangereuse, mais, cette fois, les Allemands faisaient trêve, — pour un instant, on va le voir. Aux pièces, chaleureuse réception des servans et des sous-officiers qui, pour m’encourager probablement, me félicitèrent d’être venu les trouver dans un vrai guêpier… Les hommes de corvée étaient pressés de s’en retourner, et moi aussi, car les histoires qu’on venait de me raconter m’avaient fait passer dans le dos un petit frisson, je l’avoue… Nous allions prudemment, à cause des sentinelles, et infiniment désireux de rencontrer en route la ronde d’officiers qu’on nous avait signalés le matin comme espions. Si on les avait trouvés, quel beau coup de filet, car nous étions en force ! mais… personne sur la route, sauf un convoi de munitions qui nous empêchait de marcher et que nous dépassâmes à la charge, en agitant nos gamelles et nos bouteillons pour exciter les chevaux !

Rentré sans accroc, je me prépare à passer la nuit sur place avec deux « poilus : » le fossé, au bord de la route était assez large pour deux, le troisième était couché en travers, et deux couvertures de cheval nous abritaient confortablement. On commençait à s’endormir quand éclata une fusillade intense suivie de quelques coups de canon de chez nous, et d’une abondante pluie de marmites ennemies. Nous dressons l’oreille… Voilà B…, agent de liaison des avant-trains, qui arrive au grand galop, donne l’ordre d’atteler et d’emmener les avant-trains aux batteries ; des cyclistes et des officiers, à cheval, en auto, passent à toute allure, soulevant des nuages de poussière éclairés par une faible lune, tandis que, devant nous, le ciel est zébré des pinceaux lumineux des projecteurs. C’est l’alerte.

Une colonne d’infanterie coloniale, notre soutien, avance vers Léaumont au pas accéléré, puis notre batterie commence à hurler d’une façon terrible ; en une minute, j’ai compté, — autant qu’il était possible de le faire, — plus de 90 coups :

L’échelon est attelé, nous attendons le retour de la batterie qui, ayant tiré son dernier obus, se repliait ; il était grand temps de quitter notre emplacement, car les marmites arrivaient dans notre direction et se rapprochaient chaque fois davantage… Enfin, nous passons sur la route et, tandis qu’on file au grand trot, une salve ennemie tombe juste à l’endroit que nous venions d’abandonner ! Puis, le calme revint et nous pûmes savoir par nos officiers ce qui s’était passé.

Les Allemands avaient poussé deux bataillons sur la ferme de Léaumont, sans être vus de notre artillerie ; ils arrivèrent si près que nos officiers évacuèrent la ferme, tandis que deux de nos compagnies arrêtaient et repoussaient l’attaque à la baïonnette. Un instant après, les Bavarois recommencèrent leur assaut ; nos projecteurs avaient découvert, en arrière, un important soutien d’au moins un régiment, avançant en colonne de voûte par quatre, sur deux lignes. Quelle cible pour notre capitaine : « 1 500 ! par 10 ! ! ! tir progressif ! Fauchez triple !… » Pour se représenter l’intensité d’un tel feu, il faut se rendre compte que nos quatre pièces tiraient, aussi vite que possible, chacune dix projectiles, arrosant une zone du 150 mètres de large, sur 600 de profondeur. L’attaque fut brisée net, et la panique se mit chez les ennemis qu’on vit alors sortir précipitamment des bois où ils s’étaient tapis, et fuir à toutes jambes en masses compactes…. « Mêmes éléments ! » hurla le capitaine, « feu à volonté, videz les coffres ! » Chaque pièce tira environ une vingtaine de coups, à toute vitesse ; les hommes étaient fous d’excitation, et le capitaine trépignait, s’étranglait : « Plus vite ! plus vite ! » C’était épouvantable ; on n’y voyait plus, on n’entendait plus : les chevaux affolés ne tenaient plus en place ; c’était un instant d’énervement inouï !

Puis, subitement, le silence ! Les pièces brûlantes sont raccrochées et la batterie défile au grand trot. Elle est inutile, maintenant que ses munitions sont épuisées.

Le groupe se rangea le long de la route où vint nous trouver le ravitaillement ; les caissons chargés et les avant-trains complétés, tout le monde s’étendit près des voitures et s’endormit, les oreilles encore bourdonnantes de cette effroyable canonnade.


VI. — FLAINVAL

Le lendemain matin, à l’aube, le groupe se rendit à un nouvel emplacement, à 1 800 mètres au Nord du précédent, face à l’Est. C’était une forte position sur un éperon descendant en pente douce vers la Meurthe tenue par les Français, et en pente rapide du côté de l’ennemi ; à gauche, une petite vallée, où s’allongent les faubourgs de Dombasle. Sur l’autre versant, encore des batteries de 75, soutenues un peu en arrière par de grosses pièces installées dans un fort en construction ; à notre droite, la vallée de Flainval, village perché à mi-côte de notre éperon, commandé par les hauteurs du Léaumont. En nous retournant, nous apercevions, à droite Dombasle, dominée par les deux tours de sa cathédrale ; devant nous, le canal de la Marne au Rhin, doublé d’une voie ferrée ; plus loin, la Meurthe, dont on avait fait sauter le pont lors de la retraite, et que le génie réparait ; puis, les maisons de Rosières-aux-Salines et les hauteurs de la rive gauche de la rivière, notre repli éventuel. A gauche, la vue était bornée par des arbres.

Nos avant-trains étaient placés près de la route, dans les champs, mais non pas sous les arbres, ce qui les fit facilement repérer par les aéros allemands.

Notre ligne d’artillerie s’étendait à droite ; elle était renforcée par une batterie de 120 long, dans le creux suivi par le chemin d’accès de la grande route au sommet de l’éperon, et par une batterie de 120 court habilement dissimulée sous un bois, un peu à droite en arrière.

Notre première ligne d’infanterie avait ses tranchées au pied de notre éperon, et notre soutien de réserve de coloniale était établi dans une grande ferme sur la route, à 100 mètres avant le canal.

Une telle force d’artillerie, dominant l’ennemi d’environ 60 à 80 mètres, rendait inexpugnable notre position qui ne pouvait être tournée ; il eût fallu des attaques de front pour l’enlever. On sait que les Allemands sont obstinés ; ils en essayèrent, — les malheureux ! — mais en furent vite dégoûtés.

Ce jour-là, naturellement, je repris mon rôle d’éclaireur ; les postes d’observation étaient établis à 1 800 mètres en avant des batteries (que de fils pour les téléphones !), au Nord du cimetière de Flainval, sous des arbres fruitiers bordant la lisière de l’éperon. De là, on découvrait merveilleusement le champ d’évolution de l’ennemi ; on pouvait tirer comme au polygone. Étant donné la grande distance qui séparait les batteries des observatoires, on avait doublé le téléphone par des relais de signaleurs dont la situation devint peu enviable, à partir du moment où notre présence fut connue ; ce grand espace de terrain, presque entièrement découvert, se trouvait en pleine vue des artilleurs allemands, qui envoyaient deux ou trois salves à tout homme qu’ils apercevaient. Je me suis fait tirer dessus ainsi bien des fois, mais c’était peu dangereux ; au bout de quelques jours, on trouvait des abris tout préparés dans les énormes trous de leurs marmites. On se montrait d’ailleurs le moins possible, mais il fallait tout de même la soupe aux officiers, aux téléphonistes, et aux signaleurs, matin et soir ; cela suffisait pour nous faire repérer, et c’était nous, les éclaireurs, qui en avions l’agrément. Quant aux batteries elles-mêmes, elles étaient très difficiles à atteindre, remarquablement dissimulées par le plateau légèrement ondulé qui formait la crête.

J’ai un peu insisté sur cette position ; nous y sommes restés quinze jours et avons repoussé des attaques terribles. L’armée bavaroise, qui nous était opposée, était plus forte que la nôtre. Il eût été tout à fait intéressant pour elle de faire une trouée sur la Meurthe, puis sur la Moselle, entre Toul et Épinal, ce qui lui eût permis détourner la grande armée du général Joffre : ne pouvant appuyer sa droite sur Verdun et Toul, il aurait vraisemblablement été obligé d’accepter une lutte inégale en rase campagne, ou de reculer jusqu’à Langres ou la Seine. Noire armée de Lorraine empêcha la réalisation de ce plan désastreux pour nous : on peut croire que nous avons eu à soutenir là des luttes difficiles. Enfin, nous avons eu la joie, non seulement d’arrêter la ruée ennemie, mais encore de regagner chaque jour un peu de terrain, de « progresser. »

« Je n’ai pas besoin de vous au poste d’observation, » me dit le lieutenant, « vous vous relaierez avec le trompette P…, comme garde-chevaux. » Quel avancement !

Le matin, je monte donc avec les batteries, et emmène les chevaux de mes camarades à la lisière d’un bois en contre-bas de nos pièces, à un endroit qui me paraissait sûr. Au bout d’un moment, je m’ennuyais tout seul ; j’attachai alors solidement mes « bourdons » aux arbres et montai à la batterie. Il faisait beau et chaud ; les hommes étaient en bras de chemise, occupés à construire des abris : habitude récente ; nous étions cependant devenus très adroits dans ce genre de travail. On creusait une tranchée suffisamment longue pour contenir huit hommes de front, large le moins possible, — on s’y asseyait à grand’peine, — et profonde d’un mètre et demi à peu près ; des branches solides et des branchages épais recouverts de paille, soutenaient une couche de terre de cinquante centimètres, bien tassée, et constituaient une couverture à l’épreuve des petits éclats et des balles mortes. On ne pouvait pas songer à se protéger aussi efficacement contre les gros projectiles.

Quand ce travail fut achevé, on passa à un autre, l’habillage de la batterie. On coupait d’énormes branches feuillues, ayant l’aspect d’arbrisseaux, qu’on plantait solidement à quatre mètres devant les canons, sur plusieurs rangées de profondeur ; d’autres étaient posées sur les caissons, sur les roues, appuyées contre les boucliers et, de loin, cela avait assez bien l’aspect d’un bosquet suffisamment épais pour nous dérobera un examen superficiel. Avec de la paille et des genêts, nous sommes arrivés à dissimuler nos pièces tellement bien qu’il fallait connaître leur emplacement pour les voir à cent mètres. C’était d’ailleurs un ouvrage à recommencer souvent ; le souffle des canons arrachait nos pauvres arbustes et anéantissait en un clin d’œil notre haie si laborieusement édifiée.

Quand tous ces travaux préliminaires et indispensables étaient finis, nous n’avions plus qu’à nous occuper du tiret… à tuer le temps.


Nous avons beaucoup tiré à Flainval : il nous est arrivé souvent de vider deux caissons pleins par pièce (144 coups) en une matinée. Comme il faisait très chaud et que nos mouvemens précipités nous transformaient bientôt en vraies fontaines, nous « posions la veste. » Je me souviens qu’un jour, en plein midi, juste au moment où j’arrivais à la batterie, elle exécutait un feu rapide : ces hommes dépoitraillés, rouges, suans, environnés de fumée et de flammes, me firent l’effet d’une bande de démons se livrant à une cuisine d’enfer. Ils riaient d’un air sardonique en pensant à la danse des Allemands sur lesquels on tirait. On doit se demander l’impression que nous ressentons, nous autres artilleurs, au moment où nous envoyons ainsi la mort à nos intéressans congénères… Eh bien ! aucune… C’est absolument la même chose que le tir d’expérience, puisque nous ne voyons pas, nous ne voyons jamais notre but : rouages inertes, fonctionnant automatiquement, nous ne nous rendons pas compte de l’ouvrage que nous faisons. Pour m’en assurer, j’ai tiré moi-même plusieurs fois, devant Monchy, et j’étais certainement plus calme qu’à une partie de tennis ou même de bridge un peu disputée…


La grande attraction était l’arrivée de la soupe, moment le plus attendu de la journée, car, en même temps, nous parvenaient nos lettres et les petites commissions dont nous avions chargé les camarades de l’échelon. Souvent, nos repas étaient troublés par quelques salves malencontreuses qui nous obligeaient à réintégrer précipitamment nos « calbots, » au risque de renverser nos quarts ou nos boites de sardines entamées… On ressortait immédiatement après pour prendre l’air…

D’autres moyens de tuer le temps, à part des essais de sommeil, généralement infructueux, étaient : 1° la manille, nous avions quelques jeux complets qu’on se disputait pour « en faire une ; » 2° une cigarette, vraie friandise ; 3° la barbe. Je veux dire qu’une des faveurs les plus courues nous était procurée par notre coiffeur, quand il consentait à exercer son art, les jours où l’ennemi avait l’amabilité de nous laisser quelques instans de tranquillité. Au milieu d’un silence religieux, avec des gestes rituels, il sortait de son cal bol sa boîte à rasoirs et ses autres instrumens : on prenait des numéros ! Le premier de ces messieurs s’installait sur des douilles éjectées, groupées par quatre, formant ainsi un siège, sinon confortable, du moins suffisant, et notre « Figaro » opérait sous l’œil réjoui de l’aimable société. Quelquefois, les marmites dégringolaient sur nous pendant cette délicate opération, et rien n’était plus comique que l’inquiétude grandissante des deux acteurs, très pressés de s’abriter au plus vite. Un jour même, le barbier facétieux laissa en plan mon chef de pièce, la barbe à demi rasée… On en rit longtemps.

J’allais oublier notre passe-temps favori : le tir sur aéroplane. Presque journellement, nous avons eu l’occasion de nous défendre contre ces vilains oiseaux dont la curiosité faillit plus d’une fois nous être fatale. Les trois premiers jours, en effet, le feu ennemi ne nous gênait guère, les obus les plus proches étant courts de 500 mètres au moins ; mais peu à peu, grâce aux indications de leurs observateurs ailés, ils rectifièrent leur tir et arrivèrent à taper en plein sur la ligne de nos pièces. Par un miraculeux hasard, ce feu terrible ne nous blessa qu’un homme, qui fut touché en prenant son service de brigadier, le jour même de sa nomination. Et, chose plus grave, notre troisième pièce eut son frein troué, comme à l’emporte-pièce, par un éclat. Les autres batteries souffrirent plus que la nôtre : à la sixième, un caisson, — heureusement vide, — fut réduit en mille miettes. Puis, en deux jours, deux autres pièces furent démolies dans les mêmes batteries.

La batterie qui était à notre droite eut aussi un caisson démoli : il contenait des obus dont les douilles explosèrent en blessant plusieurs servans, tandis que brûlait la paille qui le recouvrait. Cette pauvre batterie n’a jamais eu de chance pendant la campagne ; elle a toujours récolté des « coups durs » en abondance ! Deux jours après, des marmites dans ses avant-trains tuèrent des chevaux et des hommes. Ces dégâts, relativement très faibles pour un bombardement de quinze jours, nous démontrèrent définitivement le peu d’efficacité des gros obus allemands ; nous ne reçûmes, en effet, que des 105 et au-dessus, y compris le 210. Tirés de très loin, ils arrivaient lentement, et leur sifflement prolongé nous avertissait généreusement de « nous planquer ; » alors, recroquevillés dans nos abris, nous attendions la fin… avec plus ou moins de calme. Au début, nous étions sans inquiétude, mais, au fur et à mesure que leur tir devint plus précis, nous devenions, nous, plus sérieux… La conversation s’arrêtait net quand le sifflement se rapprochait et, jusqu’à l’explosion, nous nous recommandions, mentalement, à notre ange gardien ! Nos abris nous ont, alors, bien servi. Dieu sait de combien d’éclats ils nous ont garantis !

J’ai eu un jour pénible. Le bombardement battait son plein, quand j’entendis l’adjudant me crier que mes chevaux devaient être tués ou blessés. Il fallait bien y aller, puisque j’étais chargé de veiller sur ces pauvres bêtes. A tout hasard, je pris mon revolver, afin d’achever un cheval grièvement blessé, plutôt que de le laisser souffrir inutilement, et me voilà parti vers la haie où ils étaient attachés. Trois étaient par terre, en effet, mais n’avaient pas de mal ; pris de peur, ils s’étaient empêtrés dans leurs rênes et, en se bousculant, avaient perdu l’équilibre et ne pouvaient se relever seuls. J’appelai quelques camarades de bonne volonté pour m’aider à les débarrasser, mais personne ne vint… Il faisait trop chaud… Pas rassuré du tout, car les éclats voltigeaient et tombaient un peu partout, je me dépêchai de desseller et de resseller mes chevaux et de les rattacher solidement ; ces opérations furent interrompues cinq ou six fois par des « gros noirs » qui m’obligèrent à des plat-ventre précipités… Enfin, courant plié en deux, ce qui est fatigant, je revins sans mal à ma pièce où mon assez longue absence inquiétait déjà mes camarades ; j’étais couvert de sueur et mon cœur battait. Ce malaise persista au moins un quart d’heure. J’ai eu l’occasion de me rendre compte que ces gros obus ébranlent extraordinairement le système nerveux, et j’ai maintes fois constaté chez d’autres la secousse que j’ai alors ressentie. J’avais eu de la veine ce jour-là : le matin, vers 7 heures, j’avais installé mes chevaux au coin du petit bois dont j’ai déjà parlé, comme je le faisais habituellement, et dormais paisiblement dans un fossé, lorsque de formidables détonations me réveillèrent en sursaut, tandis qu’une pluie d’éclats crépitait sur le sol ; mes chevaux étaient indemnes, je les emmenai vivement à un autre endroit où l’on ne tirait pas, et j’attendis. Au bout d’un quart d’heure, il était dégringolé huit marmites à la lisière du bois que je venais de quitter. C’est à partir de cette journée-là que s’est ancrée dans mon esprit l’espérance « d’en sortir » sans trop de mal.

D’ailleurs, nous avons, peu à peu, réussi à éteindre le tir des batteries ennemies, grâce à la science de nos officiers ; ainsi, en une matinée, notre capitaine nous a affirmé avoir démoli trois batteries de 77 et une de 105 ; l’après-midi, nous n’avons pas reçu le moindre « zinzin. » Au bout de quelques jours, nous avions ainsi contraint les artilleurs ennemis à rester hors de la portée extrême de nos terribles 75 (7 500 mètres). Un jour même, pour s’amuser, le capitaine nous a fait tirer sur une batterie allemande à 8 000, que nous ne pouvions atteindre. « Ils » ont eu une terreur folle et ont décampé en voyant nos salves, inoffensives, s’approcher peu à peu de leurs pièces. Le capitaine éclatait de rire en nous le racontant.

Telle était la vie à la batterie devant Flainval. A quelques détails près, ce fut la même dans nos autres déplacemens et villégiatures.

Un soir que l’on était allé cantonner à Rosières-aux-Salines, on avait eu le temps de me trouver un cheval, « Judée, » une jument de la remonte, atteinte d’une tumeur énorme à l’épaule. Pour la faire boire et manger en même temps que les autres chevaux dont j’avais la garde, je descendais aux avant-trains, — j’en profitais pour y manger chaud, — et remontais à la batterie ensuite ; je revenais, le soir, coucher aux avant-trains.

Jouissant d’une indépendance complète, puisque j’étais au repos, j’allais où bon me semblait, notamment à Dombasle faire des achats pour mes camarades : pain, charcuterie, chocolat, vin ; j’en avais plein une musette et mes sacoches, auxquelles j’accrochais en outre une douzaine de bidons. Des cris de joie accueillaient mon retour, quand j’arrivais embarrassé de tous mes paquets. « C’était la foire, » comme on dit chez les « poilus. »

La blessure de mon cheval s’envenimant, je fus obligé de le donner à soigner. N’ayant plus de souci de ce côté, j’allais me promener des heures durant au bord de la Meurthe où les pontonniers construisaient un pont de bateaux, tandis que d’autres farouches guerriers péchaient, lavaient et se baignaient. Un beau dimanche, je me donnai la satisfaction d’un bain froid dont j’ai gardé un reconnaissant souvenir… tellement il m’avait paru délicieux.

Vers le 9 septembre, commença une série d’averses qui nous obligèrent à construire des cahutes en terre et gazon, toiture en feuillages et couvertures pour nous garantir de la pluie. Jusqu’alors, la douceur de la température nous avait permis de coucher sur de la paille, enveloppés dans nos manteaux et nos couvertures de cheval, et on était très bien ; mais avec la pluie, vinrent les ennuis. Nos abris, insuffisans, laissaient filtrer l’eau qui, peu à peu, nous pénétrait jusqu’à la peau, et il fallait attendre le « jus » du malin pour se sécher au feu. Il eut été, en effet, d’une imprudence extrême de nous signaler à l’ennemi, la nuit, par la moindre lumière.

Je n’étais pas guéri de ma maladie ; le froid et l’humidité eurent vite fait de provoquer une rechute, et notre médecin de groupe me dit qu’il était nécessaire de me reposer pendant quelque temps, au train régimentaire. Je quittai mon service que je me sentais vraiment incapable d’assurer plus longtemps. En passant, je dirai que nos médecins, — tous deux mobilisés, — s’occupaient de nous avec un grand dévouement et que nous n’avons eu qu’à nous louer de leur gentillesse. Ai-je besoin d’ajouter que, malgré les occasions nombreuses, il n’y avait jamais de faux malades, de « tire-au-flanc ? » Quelle différence avec le quartier où les « consultans » se présentaient en rangs épais à la visite, arborant des mines épouvantables pour la circonstance !…


VII. — AVEC LE TRAIN REGIMENTAIRE

Le train régimentaire se compose des fourgons et autres voitures de ravitaillement et d’un autre fourgon à bagages, contenant les sacs des blessés évacués à l’arrière et des malades, ou simplement des hommes envoyés là pour se reposer.

Je profitai d’un fourgon du ravitaillement pour le rejoindre à Flavigny, le samedi 12 ; ce jour-là, nous étions heureux, car on nous avait apporté la confirmation d’une grande victoire française sur la Marne. Nous voyions déjà les Allemands hors de France ! Nous avions pu constater, de notre côté, les effets de ce succès à un ralentissement du feu ennemi et à un retrait progressif de leurs troupes vers l’Est, qui semblaient de bon augure.

A minuit, par une pluie battante, nous arrivâmes à Flavigny où j’eus le plaisir de coucher au sec et au chaud dans une grange à foin !

Ma vie au train régimentaire fut tout ce qu’il y a de plus vide et ennuyeuse ; je n’avais à m’occuper de rien, sinon de moi, ce qui ne me prenait guère que quelques instans ; le reste du temps, je m’ennuyais à mourir, d’autant plus qu’il pleuvait continuellement.

Quand les troupes restent longtemps sur leurs positions, le train a, lui aussi, sa place, à plusieurs kilomètres en arrière de la ligne de feu, et n’en bouge pas ; c’est seulement les sections de ravitaillement qui marchent, l’une « pleine » à l’aller, l’autre « vide » au retour. Mais, à partir du 13, ce ne fut pas le cas pour nous.

À cette date, en effet, la victoire de la Marne était complète, et l’ennemi ayant battu en retraite, qu’allait-on faire de nous ? Prendre l’offensive ? C’était peu probable, tant qu’il y aurait encore en France des forces allemandes aussi considérables et qu’il fallait rejeter au-delà de nos frontières ; il était plutôt à présumer qu’on nous lancerait à la poursuite de l’ennemi, vers l’Argonne par exemple. Quoi qu’il en soit, on fit revenir le 20e corps entier sous les forts de Toul, en position d’attente, les lignes qu’il avait eu à défendre étant simplement gardées par des troupes de réserve.

Tandis que nos batteries gagnaient, par petites étapes, leur nouvel emplacement, en passant par Nancy, — je laisse à penser quelle réception folle d’enthousiasme fit à son cher 20e corps, qui l’avait si bien défendue, la population nancéenne, — nous suivîmes une marche analogue, en remontant vers Toul la rive droite de la Moselle. Mes camarades m’ont souvent parlé, avec attendrissement, de la traversée de Nancy, qui évoquait, pour nous, notre futur retour victorieux au quartier Songis. C’est pour vivre cette heure inoubliable que nous supportions, sans fléchir, toutes les misères de la campagne. Notre rêve est « d’en être, » quand nous rentrerons à Troyes, toute la population assemblée nous accueillant en libérateurs ! Ce sera beau ! Et en une heure, nous aurons la plus jolie, la plus chère récompense que l’on puisse décerner. Je pense que, si j’ai repris ma place ce jour-là, je serai en tête de la colonne, avec le peloton des éclaireurs ; ce sera la gloire… sans trompettes… car il n’y en a déjà plus qu’un.

Avant de partir de Flavigny, la directrice de la poste me fit lire un télégramme officiel du général Joffre donnant quelques détails sur la retraite mouvementée des Allemands vers le Nord, et mentionnant la capture d’une grande quantité de matériel et d’hommes. Aussi éprouvâmes-nous un grand enthousiasme.

A Viterne où nous arrivâmes à la nuit, impossible de trouver de quoi nous coucher ; je bondis alors chez le curé à qui j’exposai notre situation…, et il me procura une quinzaine de lits, préparés pour des malades et inutilisés… J’étais bien sûr que là, je ne m’adresserais pas en vain… et, de ce moment, mes camarades me tinrent pour un débrouillard de premier ordre… Il n’en faut pas plus pour se tailler une réputation !

Je faisais équipe avec quelques bons « poilus » que j’avais choisis pour leur bonne camaraderie. C’était le brigadier H…, un grand au parler gras, toujours gai et très amusant avec ses grosses plaisanteries ; F…, de la classe 13, un quasi-apache parisien, sachant et pratiquant tous les métiers ; je l’avais connu, étant de garde en faisant travailler les prisonniers, dont il était toujours ; il n’avait pas eu à se plaindre de moi, et m’avait pris en amitié ; j’aimais bien lui faire raconter des histoires à cause de ses expressions inattendues, débitées d’un air tour à tour blagueur ou ému ; B…, un conducteur très soigneux de ses chevaux ; P…, un camarade de classe ; R…, cuisinier de profession, à qui était, naturellement, confiée la responsabilité de « la cuistance, » et qui s’en acquittait parfaitement, mais en se faisant valoir, comme tous les artistes de son espèce. Il n’y a pas, au régiment, d’être plus despote et moins accommodant que le cuisinier, car il se rend compte de son importance. Comme il est difficile à remplacer, tous, y compris les gradés, font devant lui les petits garçons… R…, toujours grognon, nous foudroyant à tout propos de la menace de sa démission imminente, était bien dans son rôle ; nous avions, pour lui, les plus viles complaisances, car il nous faisait de vraies friandises, qui lui valaient toutes les indulgences.

Cependant, il y avait des exceptions. Nous étions un jour dans un cantonnement particulièrement sale : maisons mal tenues, fumier devant la porte, désordre partout. Dans un tel décor, notre cuisinier se crut autorisé à arborer une tenue un peu plus fantaisiste que de coutume, le pantalon de treillis maculé de taches et de boue remplaçant la culotte, et le cou entouré d’un immonde mouchoir peu réglementaire… Il eut le malheur d’être aperçu du capitaine qui descendait la principale rue du village… Ah ! mes amis ! quelle bourrasque ! Le pauvre R… faillit en faire une maladie, et nous fûmes dès lors tous terrorisés, fuyant le capitaine, dès que nous l’apercevions.

Grand, maigre, jaune comme un vieux parchemin, le lorgnon incrusté sous d’épais sourcils fortement arqués, la moustache blonde tombante, il marchait à grands pas, la main gauche dans sa poche, le des voûté, l’épaule droite légèrement remontée, la tête penchée en avant, paraissant toujours préoccupé et répondant d’un geste vague à notre salut. Extraordinairement nerveux, il était très irritable et se mettait dans des fureurs terribles, trépignant, la voix étranglée, l’œil exorbité. Mais sa colère tombait aussi vite qu’elle était montée, et, tout de suite après, on pouvait, en toute confiance, lui demander n’importe quelle faveur : pourvu qu’elle fût raisonnable, elle était toujours accordée. Il était très juste et très bon pour ses hommes, ainsi qu’il nous le dit lui-même un soir : « Je ne suis pas orateur, je ne sais pas parler, ce n’est pas mon métier, mais vous devez sentir que nous sommes tous des camarades, et que je ne désire que votre bien ; s’il vous manque quelque chose, eh bien ! venez me trouver, demandez-le-moi, et soyez certains que, si je le puis, je vous le ferai donner. » Très renfermé, il passait au milieu de sa batterie sans mot dire, mais rien ne lui échappait. Nous fûmes souvent témoins de sa bonté. Un exemple entre bien d’autres : il rassembla, un jour, les sous-officiers, et, leur ayant fait chercher ceux de leurs hommes qui n’avaient pas les moyens de s’acheter des maillots pour l’hiver, il leur en paya de sa poche. J’ai surpris quelquefois au vol la douceur infinie de ses yeux bleus, quand il rêvait une seconde, entre deux tirs… On y lisait son cœur d’or. Excellent artilleur, très travailleur, il était considéré comme un des meilleurs tireurs du régiment. Il mourut en héros, avec ce courage froid que j’ai reconnu chez tous mes officiers, et qui est vraiment « réglementaire. »


VIII. — VERS LE NORD

Ce fut un voyage triomphal ! Au jour, nous passons Troyes… Émotion bien compréhensible, car certains d’entre nous voyaient leurs maisons du train même… La vue du quartier Songis, vide, me rappela mes heures de « bleu, » un passé bien passé celui-là, et que je ne reverrai jamais. Et, tandis que le train filait, je me remémorais mes classes ; j’étais loin alors de penser que la guerre finirait par arriver pour tout de bon !

A Montereau, premières dames de la Croix-Rouge qui nous distribuent des friandises… Mais, aux gares suivantes, quelle réception ! Une foule énorme attendait chaque train pour nous donner des fleurs, des fruits, du pain frais, du chocolat, du vin, de la bière, que sais-je encore ?… Et c’étaient des applaudîssemens, des « bon courage ! », « bonne chance ! » qui nous faisaient un plaisir immense ; nous avions les larmes aux yeux, car nous sentions la France !

A Versailles notamment, — nous avions pris la ligne de Juvisy, — ce fut une véritable fête : le service de garde avait peine à contenir tous ceux qui voulaient à toute force nous offrir quelque chose, et qui nous saluaient de formidables ovations.

Contournant Paris à l’Ouest, — pour ne pas entraver les communications des armées qui opéraient vers l’Aisne, — nous pûmes cependant apercevoir cette vieille Tour Eiffel, et cela encore nous fit plaisir ; puis on fila toujours plus au Nord, par Vernon. Passant Rouen, dans le plus profond sommeil, nous arrivâmes à Serqueux (Seine-Inférieure), à une heure, et l’on débarqua ; le parc fut formé en pleine obscurité, dans un pré, non loin de la gare, et nous couchâmes dans des wagons de voyageurs, à l’abri du froid et de la pluie ; nous étions ravis des tricots et des couvertures de campement dont on nous avait munis à l’embarquement, en prévision de la campagne d’hiver.

Le 21, lundi, une forte étape nous amena dans l’Oise, par Grandvilliers-Feuquières, où nous déjeunâmes magnifiquement, et Targis, où la deuxième pièce m’invita à déjeuner à son logement, chez un aimable Bellevillois, qui nous offrit le « schnick. » Cette partie de la Normandie est bien différente de la Lorraine ; tout y est d’une propreté scrupuleuse, d’un ordre impeccable, et cela respire la richesse ; pas d’autres arbres que des pommiers couverts de fruits, des fermes élégantes toutes fleuries, entourées de haies soigneusement taillées ; des vaches superbes, au poil luisant, paissent dans de gras pâturages, comme je n’en avais jamais vu. Je fus frappé d’une telle différence avec les pays que nous avions traversés jusqu’alors ; des côtes et des descentes rapides rendaient notre marche distrayante. Quant à l’accueil des populations, il fut touchant : ces gens-là ne savaient que faire pour nous être agréables, et nous avons regretté bien souvent que leur race fût si peu prolifique…

Le 22, même marche vers le Nord-Est, par Croissy-sur-Celle, bon cantonnement, à Hallivillers, avec nos coloniaux, tout heureux de nous retrouver. On parlait de la « deuxième phase » de la guerre, dans laquelle nous venions d’entrer, d’après une proclamation…

Le 23, par Berny-sur-Noye, nous gagnons Thézies, la ville où l’on nous reçut le mieux de toute la campagne ; chacun de nous eut son lit ; je partageai le mien avec un camarade, brigadier à la quatrième batterie.

A Villers-Bretonneux, arrivés le matin, nous y cantonnons, et nous nous préparions à y passer la nuit, lorsque nous arriva un ordre d’offensive immédiate. Je quittai avec regret le gite que j’avais trouvé chez d’aimables habitans, et les batteries partirent en avant, tandis que les trains régimentaires s’arrêtaient à Domart-sur-la-Luce.

Là encore, je devins l’enfant chéri de deux bons vieux qui avaient plusieurs fils à la guerre et qui pleurèrent à mon départ. Quels braves gens !

Il y avait, à Domart, un joli ruisseau, au bord duquel nous allions nous étendre, en surveillant nos chevaux maigres « qui pâturaient ; » on entendait distinctement le canon, et j’avais Un peu honte d’être ainsi « en partie de campagne, » pendant que mes camarades se battaient. Par la suite, ce sentiment ne fit que se développer, au point de me rendre odieux le séjour au train régimentaire.

Après deux jours d’arrêt à ce petit village, qui portait les traces du passage des Allemands (inscriptions à la craie pour le logement, fils télégraphiques coupés), nous partîmes le samedi 26 pour Fresnoy. Notre logement était déjà fait quand nous arriva l’ordre d’avancer jusqu’à Lamotte-en-Santerre. Les jours précédens, j’avais fait, en partie à pied, l’étape, pour laisser ma place à un camarade malade ; il se rétablit heureusement « au trot, » de sorte que je pus regrimper sur mon fourgon. En arrivant le soir au cantonnement, nous distinguions parfaitement les éclairs de la canonnade qui tonnait furieusement ; en route, nous avions croisé des autos de blessés de l’attaque de Proyart, où les Allemands avaient été culbutés, et la présence de l’escadrille Farman, du 20e corps, montrait que l’action était bien engagée.

A Lamotte-en-Santerre, il devint difficile de se procurer quelque aliment, et nous dûmes même réconforter de pauvres gens qui n’avaient plus de quoi manger ; cela nous arriva plusieurs fois, selon nos moyens, surtout là où « ils avaient passé, » car ils n’avaient rien laissé de comestible…

Le dimanche 27, une jolie journée, nous eûmes l’agréable surprise de voir ramener les batteries de campagne ennemies, réduites et prises par les nôtres ; j’ai pu me rendre compte, en manipulant la pièce allemande de 77, à quel point elle est inférieure à notre 75 ; c’est une vraie camelote mal conçue et mal fabriquée. Il y en avait huit, les autres étant démolies complètement.

Vers midi, je reçus l’ordre du capitaine de rejoindre la batterie avec la jument « Epopée, » guérie d’une blessure au cou. J’en étais ravi ! Je me procurai difficilement un paquetage à peu près complet, et, trouvant sans difficulté la bonne route, j’arrivai à la batterie au crépuscule, par Morcourt, Proyart et Chuignes, où l’on s’était battu deux jours avant. Ces villages n’étaient pas trop dévastés, mais ils étaient complètement abandonnés par leurs habitans, ce qui leur donnait un air de désolation lugubre très impressionnant : en les traversant, le seul bruit qui frappait mon oreille était l’écho des pas de mon cheval… J’en avais le frisson !… Tout le long du chemin, j’avais rencontré des équipemens, des fusils, des canons et caissons démolis indiquant, de notre part, une vigoureuse offensive devant laquelle tout avait cédé. J’espérais que cela continuerait.


B. DESCUBES.


  1. L’auteur de ce « Carnet » est un brigadier d’artillerie qui y a consigné au jour le jour ses impressions depuis le début de la guerre jusqu’au moment où, ayant été blessé, après avoir été mis à l’Ordre du jour de l’armée, il, a dû prendre un repos provisoire. Son récit n’a aucune prétention littéraire et n’en est que plus intéressant : c’est la narration pure et simple des faits dont il a été le témoin ou un des acteurs et finalement la victime : le principal mérite en est la sincérité et l’exactitude ; mais l’observation y est précise, le trait souvent pittoresque et le caractère général bien français par la facile et la rapide adaptation à tous les milieux, la bonne humeur constante à travers les épreuves, l’émotion généreuse, le sang-froid et la confiance.
  2. L’auteur de ce « Carnet » est un brigadier d’artillerie qui y a consigné au jour le jour ses impressions depuis le début de la guerre jusqu’au moment où, ayant été blessé, après avoir été mis à l’Ordre du jour de l’armée, il, a dû prendre un repos provisoire. Son récit n’a aucune prétention littéraire et n’en est que plus intéressant : c’est la narration pure et simple des faits dont il a été le témoin ou un des acteurs et finalement la victime : le principal mérite en est la sincérité et l’exactitude ; mais l’observation y est précise, le trait souvent pittoresque et le caractère général bien français par la facile et la rapide adaptation à tous les milieux, la bonne humeur constante à travers les épreuves, l’émotion généreuse, le sang-froid et la confiance.