Mon Enquête en Espagne

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Mon Enquête en Espagne
Revue des Deux Mondes6e période, tome 31 (p. 241-280).
MON ENQUÊTE EN ESPAGNE

Je dois confesser d’abord que je ne me flatte point de connaître l’Espagne. Voilà vingt-cinq ans que je vis en contact avec des Espagnols, soit dans leur pays même, soit dans le Nord de l’Afrique. Il ne se passe guère d’année sans que je fasse un séjour plus ou moins prolongé dans la Péninsule. Mais jusqu’aujourd’hui, je n’ai été, en somme, qu’un passant qui, en pays étranger, regarde ce qui l’amuse ou ce qui l’intéresse. Je ne suis pas un spécialiste de l’Espagne, ayant adopté une fois pour toutes un plan d’études et un sujet auquel on consacre une vie entière. Même si je l’eusse fait, j’entendrais toujours, comme un rappel à la modestie, ce que nous disait autrefois, à l’Ecole normale, le bon helléniste Edouard Tournier, surnommé le Juge : « On ne sait jamais le grec, on sait du grec. » Cet excellent Juge avait raison. On ne connaîtra sans doute jamais l’Espagne, mais on pourra savoir des choses, avoir vu des gens, contemplé des spectacles et des paysages d’Espagne. C’est toute ma prétention. J’ajoute que, même en la restreignant ainsi, j’ai peur de paraître encore outrecuidant, non pas peut-être aux nôtres, mais très probablement aux Espagnols. Etrange susceptibilité de caractère ! Ils se plaignent sans cesse que nous ne nous occupions pas d’eux, et, quand nous nous essayons de le faire, en toute diligence, en toute sympathie et même en toute admiration, ils se plaignent alors de notre maladresse et de notre incompréhension. Il y a ainsi, par le monde, de jolies femmes capricieuses, qui gémissent sans cesse de ne pas être comprises de leurs maris. Leurs adorateurs eux-mêmes ne les comprennent pas. Elles mourront incomprises.

Résignons-nous donc à cette mutuelle incompréhension de peuple à peuple, puisque, quoi qu’on fasse, on n’arrive jamais à se pénétrer réciproquement : l’étranger, par définition, reste toujours au seuil de l’âme nationale. Mais il va sans dire que j’ai fait de mon mieux pour diminuer, dans la mesure du possible, les chances d’erreur. Au cours de ces cinq mois passés en Espagne, j’ai dû modifier notablement mon attitude d’observateur purement littéraire, donner la plus grande part de mon attention à des faits, à des questions, à des catégories d’individus, qui, autrefois, me laissaient indifférent, surtout prendre conscience de tout ce que j’ignorais. La plus coupable de ces ignorances, pour un littérateur, est assurément celle de la littérature espagnole. Un des bons résultats de cette guerre, au point de vue international, sera sans doute d’avoir rapproché les écrivains et les intellectuels de France et d’Espagne. De part et d’autre, nous avons tout intérêt à nous mieux connaître. Je ne sais ce que les Espagnols y gagneront, — et ils y gagneront certainement, — mais je sais que, pour nous, cette notion plus précise de l’âme espagnole ne sera pas seulement une satisfaction de curiosité, mais, sur bien des points, un redressement et un enrichissement de notre pensée comme de notre sensibilité, et, pour tout dire, de notre conception de la vie.

Enfin, je manquerais à tous mes devoirs, si je ne rappelais ceux qui m’ont précédé dans cette enquête sur l’opinion espagnole. Ils m’ont donné d’utiles indications, ils ont confirmé mes propres observations, ou ils m’ont fourni des raisons à l’appui de mon sentiment. Ici même, M. Morel-Fatio a été le premier à esquisser, avec autant de finesse que de tact et de discrétion, le véritable étal d’esprit des Espagnols depuis la guerre. Il est revenu ailleurs sur la question, à propos du belliqueux discours de M. Vazquez de Mella. Deux articles anonymes, d’une documentation très abondante et très sûre, ont paru dans le Correspondant. D’autre part, des voyageurs ou des missionnaires, comme M. Louis Arnould, ou M. l’abbé Lugan, — qui a dépensé, dans une tâche ingrate, beaucoup de zèle patriotique et religieux et beaucoup d’éloquence, — nous ont abondamment renseignés sur la propagande germanophile comme sur la violence des préjugés anti-français en Espagne. Je ne parle, bien entendu, que de ceux que je connais, ou que j’ai pu lire. Que les autres m’excusent ! Et ainsi je ne me flatte pas d’apporter du nouveau. Laissant de côté ce qui a été dit ailleurs et bien dit, je voudrais seulement préciser, sur certains points, certaines affirmations, les compléter sur d’autres, et, en même temps, — on le permettra sans doute à un romancier, — rendre au lecteur l’image vivante des scènes auxquelles j’ai pu assister, le ton et l’esprit des conversations que j’ai entendues, de façon que, derrière les faits, on aperçoive un peu plus que les faits eux-mêmes.


Je l’avoue : lorsque je me mis en campagne, je partageais, non sans amertume, tous les étonnemens de nos compatriotes devant l’attitude inattendue de la plupart des Espagnols. Les colères qui nous secouaient alors (on s’habitue même à l’horreur) avaient oblitéré en moi la vision de l’Espagne réelle. Je crois que ces sentimens conservent encore, aujourd’hui, toute leur valeur, même en face des sentimens opposés que je vais essayer de définir. Je crois que, pour être contraires, ils ne sont pas contradictoires, et que, si beaucoup d’Espagnols voulaient s’en donner la peine, ils finiraient bien par concilier ce qu’il peut y avoir de légitime dans leurs aspirations et dans leurs griefs contre nous avec le souci de la justice et de la vérité. C’est pourquoi j’insiste, en commençant, sur ce qu’on appellera, si l’on veut, nos illusions, et qui n’était, chez nous, que la protestation spontanée de la conscience publique.

Cette protestation avait trouvé une expression aussi ferme et aussi nette que mesurée dans des brochures et des livres répandus chez les neutres, par nos services de propagande. La Guerre allemande et le catholicisme de Mgr Baudrillart et de ses collaborateurs avait été traduite en espagnol. La belle étude théologique de l’évêque de Nice : La France et l’Allemagne devant la doctrine chrétienne sur la guerre, — le travail le plus complet et le plus pénétrant qui ait paru sur la question, — commençait à circuler dans les milieux ecclésiastiques de la Péninsule. Tant d’efforts devaient-ils rester infructueux auprès des lecteurs de bonne foi ?… On me disait : « Ils ne lisent pas. Ils refusent même de lire. Ils se bouchent les yeux et les oreilles pour ne pas voir et pour ne pas entendre ! » Alors, il faut les obliger à nous écouter, il faut aller à eux, leur offrir l’entretien, et, avec tous les ménagemens requis, les amener à la discussion !….

C’est dans ces dispositions un peu naïves que je pris le chemin de l’Espagne. A peine avais-je passé la frontière que toutes mes illusions tombaient. La douche froide de la réalité me rendait le sentiment exact de la situation.


Je m’arrête d’abord dans les villes-frontières, Barcelone et Saint-Sébastien. Je prolonge surtout mon séjour à Saint-Sébastien, la reine des stations estivales espagnoles, la plage élégante, où tout ce qui compte dans le pays, tout ce qui a un nom à faire reluire, un automobile à promener, ou même simplement quelques billets de banque à dépenser, se donne rendez-vous pendant trois grands mois d’été. J’ai, sous les yeux, comme un résumé de l’Espagne aristocratique, intellectuelle, politique, ecclésiastique même : nombre de prélats et de religieux sont, ici, en villégiature, les uns dans de somptueuses villas échelonnées le long de la côte basque, les autres modestement hébergés dans des couvens. Maintes communautés françaises s’honorent de recevoir, pendant la saison, un hôte épiscopal.

On excusera des susceptibilités trop compréhensibles, en ce moment, chez un Français : j’avoue que le premier contact est loin d’être réconfortant. Je regarde autour de moi, dans la rue. Voici des prêtres. Ils ont une mine avantageuse et des épaules athlétiques. Ils sont gras, bien nourris, bien vêtus, le chapeau luisant, la cape enrubannée de soies flottantes. Ils brandissent de fortes cannes, ou se drapent dans leurs manteaux, dont ils retroussent la queue sous leur bras, avec une virile élégance. Si quelques-uns, maigres et noirs, ont quelque chose d’agressif dans leurs yeux subitement baissés, la plupart promènent sur le monde un tranquille et hautain regard, où se lit la conscience de la force, l’orgueil d’une domination millénaire contre laquelle rien ne prévaudra. Je songe à l’humilité d’un saint François d’Assise, à la douceur courtoise d’un saint François de Sales…

Voici des officiers aux molletières trop belles, aux uniformes trop pinces à la taille. Le monocle à l’œil, ils toisent le passant avec une morgue et une raideur toutes prussiennes. Certainement, ce sont eux que j’ai vus, avant la guerre, dans les rues de Metz et de Strasbourg. Leurs casques à pointe, leurs écharpes multicolores, leurs casquettes plates achèvent de préciser mes vieux souvenirs d’Alsace-Lorraine… Voici des bourgeois cossus. Les uns, au profil ascétique, encadré d’une barbe de jais, ont un visage dur et soupçonneux, et, dans toute leur personne, une sorte de réserve inquisitoriale, qui décourage le moindre élan. Les autres, largement étoiles de substance humaine, soigneux de leur linge et de leur chaussure, les mains chargées de bagues, les poignets cliquetans de bracelets, semblent absorbés par l’unique souci des félicités matérielles.

Les paysans passent, aux masques taillés à coups de serpe, aux joues vermillonnées d’idoles primitives. La placidité têtue de leurs bœufs se reflète dans leurs gros yeux à fleur de tête. Ils croisent des ouvriers qui sortent des fabriques. Ceux-ci, la figure blême, le regard sans flamme, la démarche automatique, l’air indifférent à tout, s’en vont vers la soupe. Ah ! comme je les sens tous étrangers à moi et aux miens, étrangers aux préoccupations et aux angoisses, qui torturent, en ce moment, d’un bout de l’Europe à l’autre, des millions de vivans !

Je les aborde. J’essaie de causer. Je suis un voisin, un hôte ; j’arrive d’un pays où l’on souffre, où l’on supporte depuis des mois une existence qui est une perpétuelle angoisse, où il s’accomplit journellement des actes admirables de vaillance guerrière, d’héroïsme et de sacrifice. Les compatriotes du Cid et de sainte Thérèse veulent ignorer tout cela. Je les sens dressés contre moi comme des murs. Pas un mot d’admiration pour nos soldats, pas un mot de sympathie pour nos souffrances. On dirait que cela leur est égal, et même que nos épreuves leur causent un secret plaisir.

Un vrai soldat s’incline devant la bravoure malheureuse. La Belgique, dépouillée et mutilée, pour avoir gardé la foi du serment, n’inspire, ici, qu’une pitié dédaigneuse. On traite sa résistance de folie et de donquichottisme. Des officiers en plaisantent publiquement. Les personnes augustes, qui entendent ces plaisanteries indécentes, ne trouvent pas une parole de blâme pour les coupables.

Assurément, il serait injuste de généraliser trop ces toutes premières constatations et de donner trop d’importance à des impressions d’arrivée. Cependant, elles ne se sont pas beaucoup modifiées pendant mon séjour. J’ajoute qu’autrefois j’ai regardé les mêmes hommes et les mêmes spectacles avec d’autres yeux, des yeux plus amicaux et plus admiratifs. Mes sympathies anciennes, malgré les surprises de l’heure présente, ne se démentent point. Elles me serviront d’excuse auprès de mes amis d’Espagne. Eux si susceptibles en tout ce qui touche à l’honneur national, ils doivent comprendre qu’aujourd’hui les susceptibilités françaises sont à l’état aigu. Et si quelqu’un est tenu à l’indulgence, ils admettront, j’espère, que ce sont ceux-là surtout qui ont la chance d’être à l’abri de l’actuelle tourmente.

A Madrid, mon impression n’est pas meilleure qu’à la frontière. Au sortir de notre Paris nocturne, à demi plongé dans l’obscurité prudente de l’état de siège, — de la grande ville toujours si active, mais d’une activité presque exclusivement guerrière, si digne pendant le jour, si noblement recueillie dans ses deuils, si virilement concentrée dans son effort patriotique, on ne peut s’empêcher d’éprouver un sentiment pénible, en entrant dans ce Madrid bruyant, agité, et comme trépidant de la fièvre du plaisir. Les éclairages violens de la Puerta de[ Sol m’éblouissent, et, — l’avouerai-je ? — me scandalisent. Le soir que j’arrive, une âpre chaleur africaine embrase l’atmosphère, exaspère la frénésie du mouvement et la gesticulation des foules dominicales. Les gens se précipitent à la Plaza de toros, où l’on inaugure une nouveauté sensationnelle : des courses de nuit. Pour la première fois, des flots de lumière électrique vont inonder l’arène, faire chatoyer les bijoux et les toilettes des femmes, noyer dans de la splendeur l’ignominie des bêtes éventrées. Tous les véhicules disponibles sont mobilisés. Par masses compactes, voitures et piétons se déversent dans la rue d’Alcala, et la cohue roule vers les Arènes, dans l’air brûlant et sec, au milieu d’une poussière enragée… Évidemment, il serait absurde de leur en vouloir. Eux qui n’ont pas l’ennemi à leurs portes, ils ont le droit de s’amuser comme il leur plait. D’ailleurs, — nous le verrons bientôt, — cette frivolité apparente cache un intérêt passionné pour toutes les choses de la guerre. La neutralité espagnole n’est qu’un paravent, une attitude politique. En réalité, ils suivent les phases de la lutte, sinon dans les mêmes sentimens que nous, du moins avec l’entière conscience de sa gravité exceptionnelle.

Il n’en est pas moins vrai que cet air de fête perpétuelle indispose, au premier abord, le Français de maintenant. Le pire, pour lui, c’est de trouver, ici, une Allemagne étalée et triomphante. Une presse tapageuse ne cesse de publier, en manchettes voyantes, ses prétendues victoires. Le Correo español imprime carrément, en gros caractères : La prise de Dunkerque. Du matin au soir, et du soir au matin, des camelots, installés aux endroits les plus passans de la Puerta del Sol, s’égosillent à crier un journal de Hambourg, rédigé en allemand et en espagnol. Ces deux mots accolés et répétés en une litanie continue, allemand-espagnol, espagnol-allemand, finissent par halluciner le public et par lui obséder les oreilles et le cerveau d’une confuse rumeur d’alliance hispano-germanique. Les effigies de Hindenbourg, du Kaiser et même du Kronprinz sont exposées un peu partout, dans les kiosques des marchands de journaux, aux vitrines des libraires et des vendeurs de cartes postales. Nous autres Français, pour nous rafraîchir les yeux, après avoir contemplé tristement ces exhibitions, ou pour nous reposer des clameurs importunes de la rue, nous n’avons que la lecture de quelques rares journaux favorables à notre cause, comme le Libéral, ou la Correspondencia de España. Ce n’est pas assez. On peut tourner en ridicule les excès et les extravagances de la propagande allemandes : il est trop certain, hélas ! qu’en dépit de ses maladresses, il en reste quelque chose.

Après les débauches de la presse et de la propagande germanophiles, qui s’emparent tout de suite de l’attention du passant, comment ne pas remarquer l’impudeur de la réclame aller mande et l’étalage de ce que j’appellerai le décor allemand ? Les Espagnols, qui en ont l’habitude, ne s’en aperçoivent pas comme nous. Depuis un quart de siècle, l’insensible pénétration du commerce et de l’industrie allemande a peu à peu transformé la physionomie du pays, celle des villes surtout. Il n’en est guère qui ne possèdent leur Café Suisse, généralement tenu par de blonds enfans de la Germanie et rendez-vous obligatoire des commerçans et des touristes teutons. A Madrid, sur la place Sainte-Anne, en face de la statue de Calderon, il y a une brasserie à choucroute et à saucisse, — zum Krokodil, — qui forme comme une petite enclave munichoise dans ce vieux quartier au caractère si original. Tous les hôtels un peu relevés sont ou exploités ou administrés par des Allemands. La valetaille et le mobilier y sont allemands aussi ; du moins certains emplois, qui permettent une surveillance facile des hôtes sont confiés de préférence à des Allemands : allemands les portiers, les liftiers, les fonctionnaires chargés de la correspondance ou du service de réception. La même chose d’ailleurs se passait chez nous, avant la guerre. Nous n’avons pas assez remarqué cette lente conquête des hôtels par les Allemands, non seulement en France, mais dans le monde entier : ce sont là des postes d’espionnage tout indiqués. On peut être sûr que nos ennemis en ont largement profité. En Espagne, où la vie de café répond à une sorte de besoin national, ils ont multiplié, à côté des grands hôtels, et quelquefois dans ces hôtels mêmes, les cafés colossaux, véritables « Palaces, » où se succèdent, en une enfilade interminable, des salles de consommation, des restaurans, des salles de billard, des salles de bal, des cinémas, et jusqu’à des tirs aux pigeons.

On a rempli ces locaux neufs, ou modernisé les anciens, avec des articles allemands, bien entendu, — avec de la camelote allemande, avec les inventions les plus saugrenues de l’art nouveau allemand. Dans de modestes hôtels de province, et jusque dans des buffets de gare, j’ai pu contempler des boiseries du plus pur style germanique, des revêtemens de tôle émaillée ou de verre peinturluré, d’un horrifique effet. Cette déroute de la couleur locale s’est accomplie à petit bruit, pendant de longues années d’infiltration discrète : les Allemands excellent à s’insinuer dans un pays, à pas feutrés, en évitant avec soin d’alarmer le patriotisme des indigènes. Ils s’évertuent même à le flatter. Mais, aujourd’hui, comme s’ils étaient en possession de la victoire, ou assurés de n’éveiller que des sympathies, ils répudient tout ménagement. Ils se montrent au grand jour, avec fracas, ils battent la grosse caisse autour de leurs produits comme autour de leur politique. Dans une foule de magasins espagnols, l’article allemand fait prime. Il est annoncé, exposé à grand renfort de réclame, une réclame agressive, belliqueuse, qui crève les yeux du badaud. Pendant mon dernier séjour à Madrid, au sommet de la plus haute maison de la Puerta del Sol, visible de tous les coins de la place et de toutes les rues avoisinantes, une inscription lumineuse, en lettres colossales, resplendissait pendant toute la nuit, éclipsant les feux des plus brillans éclairages : Planchado Aleman, blanchissage allemand. On ne pouvait pas traverser le célèbre forum madrilène, le cœur de la capitale espagnole, sans être aveuglé par cette réclame fulgurante à la gloire du blanchissage allemand. Il faut croire d’ailleurs que ce blanchissage est fort apprécié en Espagne et que les élégans de Madrid ne se font plus blanchir à Londres, mais à Berlin. Dans une foule de villes, j’ai constaté le triomphe du planchado aleman. L’essentiel, pour les ingénieux metteurs en scène de la Puerta del Sol, c’était assurément beaucoup moins de recommander leur glaçage ou leur lessivage spécial, que de faire flamboyer le mot Aleman au plus haut des cieux, par-dessus les vaines agitations des foules étrangères : Deutschland über alles ! Plus tard, à Saragosse, pendant les fêtes de la Vierge del Pilar, je remarquai, au dernier étage d’une maison de la place de la Constitution, un immense drapeau aux couleurs germaniques arboré derrière l’écusson du Consulat d’Allemagne. Le pavillon allemand semblait présider aux réjouissances publiques. Qu’on ne dise pas que ce sont là des enfantillages. Le drapeau allemand signifie la présence allemande dans un pays (il signifiait de plus, en cette circonstance, une habile flatterie au catholicisme espagnol). La diminution de notre influence à l’étranger aurait dû nous apprendre depuis longtemps que les absens ont toujours tort.

La présence réelle, nombreuse et agissante, des Allemands, en Espagne, n’est malheureusement que trop vraie. On assure qu’ils sont au moins 50 000 dans la Péninsule, la plupart groupés à Madrid et dans les villes frontières, comme Barcelone et Saint-Sébastien. Il est bien difficile, en ce moment, de vérifier cette assertion et de fixer un chiffre. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’on les rencontre partout : que ce soient les vétérans de la colonie allemande, commerçans ou industriels fixés depuis longtemps dans le pays, ou le flot des immigrés américains, touchés par la mobilisation et arrêtés ici faute de pouvoir rejoindre leur corps. Le long de la frontière de la Bidassoa, il y avait, cet été, une petite armée de gouvernantes, d’institutrices, d’équivoques joueuses, assidues dans les Casinos de la région, qui faisaient constamment la navette entre Irun et Saint-Sébastien, — la grande citadelle de l’espionnage allemand, — et dont le français tudesque trahissait immédiatement l’origine. A Barcelone, ils sont plusieurs milliers, hospitalisés dans un ancien abattoir, où ils s’exercent au maniement d’armes., Que des officiers allemands, plus ou moins déguisés, se mêlent à ces recrues, que certains aient même réussi à s’introduire dans des milieux militaires de compétence spéciale, on comprendra trop que nous ne puissions qu’effleurer des questions si délicates. Que cherchent-ils, que complotent-ils, à quelles besognes tortueuses s’emploient ces bandes de Germains désœuvrés ? Espérons qu’on s’en préoccupe, en Espagne, comme chez nous. Il est évident, en effet, que tous, depuis les bonnes d’enfans et les garçons d’hôtel jusqu’aux diplomates et aux officiers supérieurs en villégiature forcée, que tout ce monde-là s’agite démesurément dans l’intérêt de la patrie allemande. Pendant les premiers mois de la guerre, l’ambassadeur d’Allemagne, le prince de Ratibor, se montrait partout, en véritable racoleur de l’opinion. Il assiégeait les ministères, le verbe haut, les façons brusques et autoritaires. Il paraît que, depuis, il a mis une sourdine à ce zèle envahissant. Mais sa propagande, pour être moins personnelle et moins ostentatoire, ne s’est pas ralentie pour cela. Elle continue son œuvre à la Cour, comme dans l’armée. Encore une fois, il m’est difficile d’apporter ici des précisions. Tout au plus oserai-je risquer une simple interrogation sur un point particulier : la protection allemande s’étendrait-elle jusqu’à Mouley-Hafid, le sultan détrôné du Maroc, que l’on voit se promener tous les jours, en automobile et avec une suite de souverain, dans les rues de Madrid ? Pour un simple particulier, ce personnage se donne vraiment beaucoup d’importance.

Je sais bien que les Espagnols peuvent répondre qu’ils sont libres chez eux, libres d’accueillir ceux qu’il leur plaît, libres d’écouter le commis voyageur teuton et d’acheter sa pacotille, libres de lire ou de ne pas lire les paquets d’imprimés que les Allemands répandent à profusion dans leur pays. Évidemment, cela les regarde. Bornons-nous à enregistrer les faits, même s’ils sont désagréables pour nous. Or, c’en est un autre, et non des moins pénibles, que les sympathies et les admirations de nos voisins vont de préférence à nos ennemis. Il est inutile de le dissimuler. Cette multiforme invasion allemande, cette mainmise sur une partie de la presse, tout cela est non seulement toléré, mais considéré avec complaisance par un très grand nombre d’Espagnols. Sans doute, il ne faut pas s’exagérer la sincérité des journaux « inspirés, » qui, par avance, acclament le triomphe de la Germanie, — bien que ce soient ceux-là qui fassent le plus de vacarme en Espagne. Mais il est trop évident que les particuliers ne se gênent pas pour manifester des sentimens tout pareils, et cela trop souvent, et aussi avec l’intention bien nette de nous blesser, ou de nous mortifier. Il est malheureusement certain que des imprudences ou des violences de langage ont été commises en chaire par des prédicateurs, que des paroles regrettables ont été prononcées par des confesseurs ou des directeurs de conscience. On n’en finirait pas, si l’on se mettait à en citer des exemples. Je m’en voudrais pourtant de ne pas rapporter celui-ci, qui est, à la fois, odieux et touchant… Une vieille religieuse française à l’agonie dit à son confesseur espagnol qu’elle offre ses souffrances à Dieu pour la victoire de la France. Sur quoi, le prêtre de se récrier : « Comment ! pour la France ? une nation impie, ennemie de Dieu et de son Eglise !…. Mais c’est un sacrilège, un outrage à la Majesté divine !…. » Comme elle est belle, la fidélité patriotique de la vieille sœur exilée, confrontée avec l’inhumaine goujaterie du confesseur !

Il faut mettre en pendant de cette histoire cette autre que voici, et qui me paraît non moins typique. Dans un collège dirigé par des religieux français, les fils d’un haut fonctionnaire, tous deux élèves de la maison, arrivent, un beau matin, arborant à leur boutonnière des médaillons à l’effigie de Guillaume II et du prince impérial allemand. Or, tous leurs professeurs étaient français et aussi le plus grand nombre de leurs condisciples. N’importe, ils tenaient à honneur de faire leur petite manifestation germanophile. Le supérieur de la maison dut les chapitrer vertement pour les empêcher de recommencer le lendemain. Notons que celui-ci risquait de se brouiller avec le père des deux jouvenceaux, personnage considérable, dont il a intérêt, comme étranger, à se ménager les bonnes grâces. Et notons aussi que, nos compatriotes étant plutôt rares en Espagne, ce sont nos religieux qui doivent y défendre l’honneur d’une patrie qui les condamne à l’exil perpétuel.

Ces sympathies hautement affichées et, souvent, — on vient de le voir, — au mépris des plus élémentaires convenances, ne font que traduire l’admiration profonde, l’admiration béate de la grande majorité des Espagnols pour l’Allemagne. Ces admirateurs sont surtout nombreux dans l’armée, cela va sans dire, parmi les industriels, les ingénieurs, les techniciens de toutes spécialités, qui ont étudié dans des écoles ou suivant des méthodes allemandes. Cependant, on compte parmi eux un certain nombre d’écrivains, d’intellectuels, d’hommes politiques, et, pour d’autres raisons, presque tout le clergé. Ce qui les étonne démesurément, ce sur quoi ils ne cessent de se pâmer, c’est l’organisation matérielle de l’Allemagne moderne. Ils en ont plein la bouche. Ce seul mot d’organisation est l’argument péremptoire qui, pour eux, rend toute espèce de discussion inutile. Naturellement, la plupart n’ont qu’une notion très superficielle, quand elle n’est pas purement fantaisiste, de la culture allemande et du caractère allemand. Ils ne connaissent le Teuton que pour l’avoir vu, chez eux, obséquieux et empressé, prêt à toutes les platitudes pour placer sa marchandise. Même les intellectuels s’en font un tableau idyllique, un peu comme les nôtres avant 1870. Au cours d’une discussion avec un éminent jésuite espagnol, je remarquai la surprise de mon interlocuteur, lorsque je crus devoir lui rappeler que son ordre est expulsé d’Allemagne. Je vis le moment où il allait me donner le démenti.

Cette ignorance est particulièrement choquante chez les catholiques, qui considèrent Guillaume II comme un sauveur, et qui s’obstinent à ne voir en lui que le protecteur, tout momentané et d’ailleurs très intéressé, du catholicisme. Mais cette protection suffit, à leurs yeux, pour que lui et ses sujets soient doués de toutes les vertus. Récemment, à Madrid, on me mit entre les mains le texte d’un discours d’apparat, prononcé pour la rentrée solennelle du grand séminaire. L’orateur n’avait pas manqué une si belle occasion de dire son mot sur les vertus édifiantes du germanisme. Veut-on savoir ce dont il loue le plus les Allemands, ce qu’il admire comme leur qualité dominante ? Eh bien, c’est la modestie, tout simplement ! « La race teutonne est grande, dit-il, et sa grandeur a son fondement dans son humilité[1]… » On croit rêver quand on lit cette phrase stupéfiante. Et, comme il fallait s’y attendre, cette modestie et cette humilité forment un parallèle instructif avec la vanité et l’outrecuidance françaises. Souhaitons que nos voisins ne paient pas trop cher de semblables illusions. Comme ils changeraient de ton, s’ils avaient ces « humbles » Allemands non pas même pour vainqueurs, mais simplement pour alliés ! Ils verraient de quel train leurs bons amis les feraient marcher et, en fin de compte, le bât dont ils seraient bâtés !

Néanmoins, si déplaisante pour notre amour-propre que soit cette germanophilie admirative, il serait injuste de n’y voir que de la badauderie. J’en ai causé maintes fois avec un écrivain espagnol de mes amis, qui, d’ailleurs, est francophile et qui connaît merveilleusement la littérature de notre pays : seulement, il se pique de ne nous estimer qu’à bon escient. Il me disait, non sans une certaine ironie :

— Que voulez-vous ? Nous aussi, nous cherchons des professeurs d’énergie. Beaucoup de nos compatriotes croient trouver les meilleurs en Allemagne. Quelle est donc, d’après eux, le secret de la force allemande ?… Relisez, je vous prie, dans ce discours inaugural, dont vous parliez tout à l’heure, la phrase qui vous a semblé si ridicule. Rapprochez-la de son contexte, dépouillez-la de son emphase oratoire, et vous jugerez peut-être qu’elle n’est pas si déraisonnable. L’auteur dit ceci : « La race teutonne est grande, et sa grandeur a son fondement dans son humilité : c’est l’humilité d’un peuple qui, avec la pensée, avec la conviction que tout lui manque, a voulu tout avoir ; qui, faisant peu de cas de sa science, s’est imposé un effort gigantesque pour tout savoir ; qui, supputant les perfections sans nombre dont se glorifiaient d’autres peuples et qu’il ne possédait point, a voulu à tout prix être comme eux, les égaler, les dépasser. Et en effet, dans sa légitime ambition de grandeur, il a surpassé tout ce que l’on peut dire et mesurer… » Encore une fois, ôtez les banales hyperboles de ce style ecclésiastique, et vous arriverez à préciser les raisons de notre admiration pour l’Allemagne. Au lieu de commencer par mépriser ses voisins, elle s’est évertuée à acquérir toutes celles de leurs qualités qu’elle jugeait utiles à sa propre culture. Nous autres Espagnols, nous lui savons bon gré de cette réelle modestie, nous qui avons été si souvent en butte à vos dénigremens. Peu importent ses arrière-pensées platement utilitaires ; le fait est qu’elle a tâché de bien connaître les autres peuples, soit pour agir sur eux, soit pour les dominer. Vos journalistes et même vos écrivains les plus sensés ne cessent de répéter que les Allemands ignorent la psychologie. A mon avis, c’est une erreur. En ce qui nous concerne, voyez plutôt avec quelle habileté ils ont su conduire leur propagande dans notre pays. Qu’ils y aient manqué de tact, et qu’ils en manquent généralement, c’est une autre question. En tout cas, ils ont fait preuve non seulement d’une connaissance exacte de notre histoire, de nos aspirations, de l’état actuel de l’opinion espagnole, mais ils ont montré qu’ils avaient une notion très juste et même très fine de notre caractère. Ils ont su piquer au bon endroit toutes nos vanités, exploiter toutes nos faiblesses. C’est ce qu’on appelle couramment de la psychologie. Pour vous, la psychologie, c’est la lutte du devoir et de la passion, selon la formule de votre théâtre classique, c’est l’analyse des délicatesses du cœur, des subtilités du sentiment. Vous ne sortez pas de ce canton très restreint de la psychologie générale. Vous vous flattez de connaître l’homme, mais in abstracto, indépendamment des circonstances de temps et de milieu. De même que la géographie physique, vous ignorez la géographie morale de l’humanité. Rien ne le démontre mieux que les « surprises » récentes de vos diplomates, les étonnemens naïfs de votre presse, lorsque vous vous vîtes bernés par l’astuce balkanique. Les Allemands ont prouvé qu’ils connaissaient mieux que vous l’âme levantine… Et voilà ce qui nous flatte par ricochet, nous autres Espagnols : ce qu’ils ont fait pour d’autres, ils l’ont fait pour nous. Ils ont pris la peine de nous étudier et de nous connaître, ils se sont occupés de nous.

« Par ailleurs, les vertus viriles et très modernes qu’ils nous prêchent sont en complète opposition avec la sentimentalité et ce que certains de nos compatriotes appellent, — laissez-moi vous le dire, — l’effémination française[2]. Pour ma part, je le regrette. Mais c’est ainsi : il est certain que la force nous plaît plus que la grâce. Vous, au contraire, vous semblez avoir horreur de la force, comme vous avez horreur de l’étranger, horreur de l’avenir. Vous vous repliez sur vous-mêmes, vous vous immobilisez dans la contemplation de votre passé. Jusqu’à la veille de la guerre, vos nationalistes les plus fervens n’ont fait qu’exalter vos vieilles mœurs, vos vieux logis, vos vieilles provinces. Au lieu de se renseigner exactement sur la force allemande, ils n’ont vu que les ridicules de l’ennemi. Ils ont daubé sur la manie du « kolossal, » sur la grossièreté, la vulgarité allemandes, et ils ont célébré en revanche des qualités archaïques, des sentimens de luxe, qui ne trouvent plus que rarement leur emploi dans le monde moderne, et qui, en tout cas, ont besoin d’être complétés par des vertus plus rudes et plus neuves. Vous avez cru être plus Français, en dédaignant d’acquérir les qualités du voisin, qui, d’ailleurs, furent autrefois les vôtres. C’est une mauvaise méthode. Nietzsche le disait excellemment à ses compatriotes : « La meilleure façon d’être un bon Allemand, c’est d’acquérir toutes les qualités qui manquent à l’Allemand. » Ailleurs : « O mes frères, ce n’est pas en arrière que votre noblesse doit regarder, mais au dehors. Vous devez être des expulsés de toutes les patries et de tous les pays de vos ancêtres. Vous devez aimer le pays de vos enfans : que cet amour soit votre nouvelle noblesse. Le pays inexploré dans les mers lointaines, c’est lui que je dis à vos voiles de chercher et de chercher encore !…. »

Ainsi parlait Zarathoustra. Ainsi parlait mon ami, l’illustre écrivain espagnol. Je me borne, pour l’édification du lecteur français, à résumer aussi fidèlement que je puis, les idées essentielles de nos conversations. Mais je serais un sténographe infidèle, si je n’ajoutais que, toujours, il terminait ces considérations et ces critiques générales par une charge à fond contre ses propres compatriotes. Comme s’il voulait se faire pardonner ses censures de nos défauts, il jugeait son pays avec une sévérité impitoyable. Il me disait encore :

— Cette admiration raisonnée de l’Allemagne n’est le fait que d’un très petit nombre. La plupart de nos germanophiles ne dépassent pas la façade du germanisme. C’est, chez eux, un engouement où il entre beaucoup de snobisme, d’ignorance et de légèreté… Oui, ils s’extasient devant la raideur d’un officier prussien. Un casque à pointe, un régiment au pas de parade les jettent dans des extases. Mais cette discipline, qu’ils célèbrent avec tant d’enthousiasme, il ferait beau voir qu’on essayât de la leur appliquer. L’effort persévérant que réclamerait d’eux une véritable organisation à l’allemande, ils en sont parfaitement incapables. D’ailleurs, que voulez-vous faire avec l’inertie de nos masses, la corruption de notre parlementarisme ? C’est à désespérer !….

Non pas une fois, mais cent fois, j’ai entendu ces propos, et non pas seulement dans la bouche de francophiles comme mon ami, mais surtout dans les milieux carlistes intransigeans où l’on est fanatique de l’Allemagne. Personne ne dit plus de mal de l’Espagne que les Espagnols. J’étais obligé de prendre contre eux la défense de leur propre pays.

Évidemment, ils exagéraient par passion politique et aussi par excès de patriotisme, en amoureux jaloux qui ne tolèrent aucune défaillance dans l’objet de leur flamme.

Au sortir de ces entretiens, j’observais avec plus d’attention ce qui se passait autour de moi, et, contrairement à ce que me répétaient ces détracteurs par amour, mon impression de passant était bonne, et même flatteuse pour l’Espagne. J’avais sous les yeux des gens heureux de vivre et qui, après tout, n’ont aucune raison de ne pas continuer allègrement la fête de l’existence. Dans les provinces industrielles, en Catalogne, en Biscaye, dans l’Aragon, je constatais un redoublement d’activité. Partout on fabrique des munitions, des armes, des tissus et des chaussures pour l’étranger. Le paysan lui-même vend son bétail et ses denrées à des prix excellens. Jamais l’argent n’a circulé avec autant d’abondance dans le pays. Sans doute, à Madrid et dans les grandes villes, on se plaint de la vie chère, surtout de la hausse du pain, on pille de temps en temps quelques boutiques de boulangers : ce sont là incidens communs en Espagne. Dans les centres laborieux, à Bilbao, à Santander, à Barcelone, les maisons neuves suent le luxe et la prospérité. On sent un peuple qui marche, qui veut absolument reprendre sa place parmi les grandes nations modernes. Avec cela, une armée d’une très belle tenue, bien équipée, bien disciplinée, des soldats qui, au dire des meilleurs juges, sont à la fois très sobres, très endurans et très braves, des officiers qui semblent prendre leur métier très à cœur, un Roi qui s’y intéresse passionnément…

Songeant à tout cela, je me disais : Comme il sera difficile de les ramener à nous, de changer les dispositions de ces gens qui se trouvent fort bien comme ils sont ; qui, en somme, gagnent plus à la guerre qu’ils n’en souffrent ; qui, d’ailleurs, admirent nos ennemis, qui brûlent de se mettre à leur école !…. Je l’éprouvai cruellement, lorsque, sortant des généralités courantes sur la germanophilie espagnole, je me mis à étudier en détail les variétés de l’opinion et à discuter la longue liste des griefs, réels ou imaginaires, que l’on oppose, de l’autre côté des Pyrénées, à nos avances amicales.


C’est presque une banalité de dire que personne, en Espagne, ne veut la guerre, pas plus contre nous que contre nos ennemis. Les exceptions sont une minorité infime, composée, soit à droite, soit à gauche, de professionnels de l’opposition, qui n’ont aucune influence sérieuse sur la politique Cette attitude neutraliste, nettement affirmée dès le début des hostilités, ne s’est pas démentie depuis. Voilà le fait. Il faut en tenir grand compte, sans néanmoins considérer ce parti pris d’abstention comme un dogme intangible. Chez nous non plus, personne ne voulait la guerre. Même le 31 juillet 1914, après le décret de mobilisation générale, il y avait encore des gens qui espéraient que tout finirait par s’arranger. A n’en juger que par l’état de l’opinion et par le ton de la presse, il semble bien que, après quinze mois, la sainte horreur des Espagnols pour la guerre se soit encore accrue. On croirait que plus elle s’éternise, plus elle accumule de ruines et d’atrocités, plus nos voisins s’épouvantent des risques qu’une intervention armée leur ferait courir.

Mais, parmi cette immense majorité de neutralistes, il convient de distinguer des groupes de toutes couleurs et de toutes nuances. Allons d’abord à ceux qui passent pour nous être le plus hostiles : les conservateurs, les carlistes, les catholiques. Mais j’ai tort de dire : les catholiques, car toute l’Espagne en bloc est catholique. Disons plus justement : le clergé. Et encore faut-il mettre à part de l’énorme masse démocratique des curés de campagne, à part des moines, des réguliers de toute espèce, qui sont hautement germanophiles, un certain nombre de membres du haut clergé, évêques ou professeurs ; esprits ouverts et cultivés, renseignés sur les choses d’Allemagne, — qui penchent secrètement du côté de la France et de ses alliés.

Tous ces abstentionnistes convaincus ne sont pas également fixés dans leurs préférences. Les indécis sont en bien plus grand nombre qu’on ne le croit, même en Espagne. Comme les intransigeans, ils ne veulent pas entendre parler de la guerre : c’est une question réglée. Mais cela posé, auxquels des belligérans vont-ils accorder leurs sympathies ? Ils hésitent. Ils pèsent le pour et le contre. Bien qu’ils connaissent mal nos ennemis, ils sentent de quel poids écrasant serait, pour eux, l’amitié obligatoire d’une Allemagne victorieuse. Et, d’autre part, ils s’éliraient des conséquences possibles de la victoire française : les partis de désordre n’en seraient-ils pas encouragés dans la Péninsule ? Le nouveau prestige de la France républicaine n’entrainerait-il pas, à l’étranger, une recrudescence de propagande révolutionnaire et anticléricale ? Ils écoutent nos réponses à ces dernières objections, mais sans en être très convaincus. Un alcade de village, au pays basque, résumait assez bien cet état d’esprit, dans une de ces formules sentencieuses, que les paysans affectionnent. Il disait à des religieux français, ses administrés, qui essayaient de le convertir à notre cause :

— Si la France est vaincue, mauvais ! Si elle triomphe, c’est pire !

La question est de savoir si ce n’est pas le triomphe de l’Allemagne qui serait pire. Mais, là-dessus, ils récusent naturellement tout ce que peut alléguer un Français. Au fond, ces indécis, et peut-être la grande masse du peuple espagnol, espèrent que tous les belligérans, vainqueurs et vaincus, seront tellement épuisés par la guerre que, pendant longtemps, ils demeureront hors d’état de nuire. Et ainsi, l’Espagne restera bien tranquille. Sans avoir tiré l’épée, elle profitera même de la déconfiture générale. On n’ose pas trop avouer ces sentimens devant l’étranger. On sent bien qu’une telle attitude n’est pas très brillante. Cependant, beaucoup de mes interlocuteurs, à bout d’argumens, ont fini par me déclarer crûment la chose.

D’autres indécis appartiennent à une catégorie plus subtile, plus intellectuelle. Ce sont, par exemple, des prélats hommes du monde ou hommes d’études, quelquefois les deux ensemble, gens aimables, distingués, d’une politesse exquise. Avant tout, ils ne voudraient rien dire de blessant pour le visiteur, pour l’hôte qui arrive d’un pays si éprouvé. Ils écoutent beaucoup plus qu’ils ne parlent. Ils ne se décident à aborder les sujets brûlans qu’à la dernière extrémité… Oui sans doute, ils plaignent la Belgique ! Il en est même qui ont écrit des brochures en sa faveur, mais avec toute la prudence requise, sous le voile de l’anonyme. Et ils plaignent aussi la France envahie, ils lui prodiguent les bonnes paroles, mais ils ne veulent pas aller plus loin, ils refusent de prendre parti, du moins publiquement. D’ailleurs, tous se retranchent derrière la neutralité prescrite par le Saint-Père. Si l’on insiste, en invoquant contre le germanisme les livres de propagande française, notamment La guerre allemande et le catholicisme de Mgr Baudrillart, ou bien ils confessent qu’ils ne les ont pas lus, ou bien ils en réprouvent les tendances. L’un d’eux, qui dirige une grande revue catholique, me disait :

— Tout cela, ce sont des constructions a priori ! On peut tirer de Kant, de Hegel et de Nietzsche tout ce qu’on voudra. Il n’y a que les faits qui comptent, et les faits que l’on m’apporte sont contestables, ou excusables par les nécessités de la guerre…

Un autre s’élevait doucement contre le caractère confessionnel de ces brochures :

— A quoi bon, me disait-il, compromettre la religion dans cette affaire ? Pourquoi la mêler aux passions et aux ambitions humaines ?… Non, non, la religion est au-dessus du conflit, elle ne doit pas descendre dans l’arène. Sans doute, on peut se demander ce qui vaut mieux pour le catholicisme, de quel côté est son intérêt. En réalité, nous ne le savons pas encore. Quelle audace d’anticiper ainsi sur l’avenir ! Et disserter par avance sur les conséquences religieuses de la victoire germanique, n’est-ce pas empiéter sur les desseins de la Providence ?… Non, je vous en prie, laissons la religion en dehors de nos querelles !

Et, avec les démonstrations les plus flatteuses, on vous reconduit à travers les salles de réception, jusqu’à la porte de l’antichambre. Le visiteur s’en va ravi de tant d’aménité et de souplesse d’esprit, personnellement touché de tant de bienveillance. Mais il n’a rien obtenu, pas même la faveur d’une discussion sérieuse.

Ainsi voilà des catholiques qui croiraient diminuer la religion, s’ils lui demandaient de juger la conduite humaine ! Ils prétendent que le cas exceptionnel qu’on lui soumet est terriblement obscur et que l’on s’expose, en réclamant son arbitrage, à la faire servir aux passions politiques. Cependant, il en est d’autres qui ne s’en privent pas, qui paraissent même ne chercher dans la religion qu’un excitant des passions politiques. La plupart de ces fanatiques se recrutent surtout dans le camp carliste. Néanmoins, une foule de catholiques conservateurs, quelques-uns même libéraux, m’ont tenu un langage, sinon aussi violent que les carlistes, du moins à peu près semblable. Qu’il s’agisse d’évêques, de religieux, ou de laïques, leur réquisitoire contre nous était identique pour le fond. On dirait d’un mot d’ordre. Nous nous imaginons que notre propagande va les prendre au dépourvu, ou que son effet persuasif doit être irrésistible. En réalité, ils ont tout un arsenal d’argumens rangés en bataille contre les nôtres, et, à de certains momens, la poussière de la mêlée est telle qu’on finit par n’y plus voir clair.

Autant que les tièdes, ces passionnés se refusent absolument à envisager la guerre actuelle comme un conflit d’idées, et s’ils consentent à prévoir l’avenir, ils en attendent des résultats diamétralement opposés à ceux que nous redoutons. « De grâce, disent-ils, pas de théories, pas de constructions arbitraires ! Tenons-nous-en aux faits ! Ne sortons pas des faits !…. Eh bien, oui ou non, l’Empereur allemand est-il un protecteur respectueux du catholicisme ? Oui ou non, la République française a-t-elle persécuté, persécute-t-elle encore les catholiques ?… Pouvez-vous contester ces faits ? » Et bon gré mal gré, on vous enferme dans ce dilemme par trop simpliste. Si l’on se décide à reconnaître que les faits sont tout de même un peu plus compliqués qu’on ne veut bien le dire, on vous offre finalement cette fiche de consolation :

— Certes, nous distinguons entre la France et son gouvernement, entre la France catholique et la France athée et révolutionnaire !…. Vous venez nous parler de fraternité latine : nous ne savons pas ce que cela veut dire. Mais nous savons que la France de saint Louis et de Jeanne d’Arc est la sœur de l’Espagne catholique. Celle-là, nous souhaitons son triomphe, nous l’aimons, nous l’accueillons de tout cœur. Voyez plutôt quelle hospitalité empressée et fraternelle nous accordons à vos religieux exilés !…

Le catholique français, qui entend ces propos, ne peut pas s’empêcher de remarquer que la France de Jeanne d’Arc est bien lointaine, qu’elle appartient au passé. Elle peut avoir toutes les perfections, mais elle a le grand tort de ne plus exister. En revanche, il y a, aujourd’hui, comme au temps de Jeanne d’Arc, une France catholique, qui a droit aux sympathies des catholiques espagnols. Il ne suffit pas de la distinguer de son gouvernement, il faudrait peut-être, dans l’intérêt général du catholicisme, faire quelque chose pour elle. La question est délicate, embarrassante pour l’interlocuteur. On devine bien, quand on la lui pose, qu’il n’ose pas déclarer toute sa pensée. Cependant quelques-uns ont fini par me dire :

— Vos catholiques, oui, certainement, ce sont de très braves gens. Ils sont pieux, ils vont à la messe, ils assistent à tous les offices, ils pratiquent avec exactitude, ils sont charitables, pleins de bonnes idées et de bonnes intentions, ils ont bon cœur, ils donnent pour toutes les œuvres, pour toutes les missions. Nous reconnaissons volontiers leurs qualités. Mais, que voulez-vous, ils ne sont pas un parti puissamment organisé, capable de résister à l’ennemi et de lui imposer sa loi. Ils peuvent souffrir la persécution sans défaillance, aller même jusqu’au martyre : ce ne sont pas des hommes d’action. Car enfin, il ne s’agit pas de mourir, — et même de bien mourir, — il s’agit de lutter et de vivre. Les vôtres se laissent tondre sans autre protestation que celle peu efficace de la parole ou de l’écriture !…

En vain, rappelle-t-on à ces belliqueux Espagnols que les catholiques français ont poussé la résistance jusqu’à la limite du possible, chaque fois que des mesures vexatoires ont été prises contre eux. On a beau alléguer les bagarres violentes qui, lors de la loi de séparation, ont accompagné les inventaires des églises : cela ne les satisfait point. Alors quoi ? La guerre civile ?… et la guerre civile sous les yeux de l’ennemi, qui nous guettait de l’autre côté de la frontière ? L’Espagne, qui jusqu’ici n’a pas eu à compter avec le péril germanique, pouvait se permettre le luxe de ces guerres-là. Nous autres, nous ne connaissons que la guerre nationale.


Cette froideur et cette antipathie invincibles à tout raisonnement s’expliquent par des rancunes profondes, que nos gouvernans ont accumulées, comme à plaisir, contre nous, et que nos catholiques de France, il faut bien le dire, n’ont rien fait pour atténuer. Notre politique antireligieuse nous a mis à dos non seulement les catholiques, mais les croyans du monde entier. Je me rappelle encore le scandale qu’elle excita en Orient, même dans les milieux islamiques, lors de la loi sur les congrégations. Gambetta s’est cru très fort en lançant sa fameuse formule : « L’anticléricalisme n’est pas un article d’exportation. » Comme s’il valait mieux en tant qu’article d’importation, ou que produit de la culture nationale ! La grande erreur et la grande faute de la République, ç’a été de vivre en vase clos, de s’imaginer qu’elle pouvait tout se permettre dans les limites de nos frontières, et, comme on dit, laver son linge sale en famille. Elle ne s’est pas doutée que tous les coups dirigés par elle contre les catholiques ou les classes dirigeantes avaient immédiatement leur répercussion à l’étranger. Nous nous sommes comportés comme si nous étions les seuls habitans de la planète, les propriétaires de la maison, alors que nous avons, sur notre palier même, des voisins nombreux et peu bienveillans. Nous ne nous sommes pas demandé si le vacarme de nos querelles de ménage, ou les mauvaises odeurs de nos lessives ne risqueraient point d’incommoder ces voisins et de les ameuter contre nous.

C’est ce qui nous est arrivé avec l’Espagne. D’abord, nous l’avons profondément blessée dans ses convictions : la solidarité catholique n’y est pas un vain mot. Elle a pu considérer nos persécutions comme une injure personnelle. Elle nous en a voulu de donner le mauvais exemple à ses partis avancés, qui, pour être une minorité, n’en sont pas moins turbulens. Enfin, parce qu’elle est notre très proche voisine et que l’exode de nos congrégations s’est surtout dirigé de son côté, elle a subi plus désagréablement que d’autres le contre-coup de nos querelles religieuses. Elle a pu mieux juger que d’autres, — mieux même que nous, catholiques de France, — de l’importance et de la signification de cet exode. Nos réfugiés sont partout sur son territoire, principalement dans les provinces du Nord, le long de la frontière basque et navarraise. Là, pas une ville de quelque importance qui ne possède un ou plusieurs couvens de ces réfugiés français. Lors de leur arrivée dans le pays, des scènes pénibles se sont produites. Un avocat de Saint-Sébastien me disait avec indignation :

— Monsieur, nous avons vu vos sœurs mendier dans nos rues. L’injure que vous leur avez faite, à ces femmes, nous la prenons pour nous : ce sont de ces choses qui ne s’oublient pas !….

La présente permanente de ces exilés ravive sans cesse le ressentiment des catholiques espagnols. Nous Français, nous envisageons en historiens ces événemens déjà lointains. La réalité de l’injustice commise ne frappe plus nos yeux. En Espagne, on la voit et on la sent tous les jours. De là des rancunes et des colères, dont nous n’avons pas idée. Il faut avoir entendu des Basques s’expliquer sur ce sujet. Quand ils y touchent, ces gens ne se possèdent plus. Ah ! ils tiennent leur promesse : ils n’ont rien oublié ! En France, on ne songeait guère jusqu’à ces derniers temps à tel politicien obscur, qui avait eu son moment de célébrité à l’époque de la loi de séparation. Il avait à peu près sombré dans l’indifférence publique. En Espagne, son nom seul continuait à exciter des fureurs, comme s’il était toujours au pouvoir, j’allais dire : comme s’il était toujours vivant. On ne saurait trop le répéter : nous ne nous rendons pas compte de la blessure douloureuse que notre politique sectaire a infligée à la conscience de nos voisins, de l’insulte faite à leur foi. Avec les carlistes, en particulier, toute discussion de sang-froid est impossible sur cette question brûlante. Immédiatement, c’est le ton de l’invective et de l’anathème. Ou bien, c’est quelque chose de pis : un mutisme glacial, qui signifie un dédain sans bornes et une hostilité sans merci. En somme, nous avons créé à nos portes un état d’inimitié analogue à celui que nous reprochons tant à Louis XIV d’avoir suscité en Hollande et en Allemagne par la révocation de l’Edit de Nantes. La présence à l’étranger de nos réfugiés catholiques qui, pourtant, restent de bons et fidèles Français, nous fait autant de mal que, voilà deux siècles, celle des réfugiés protestans.

Quand on a l’honneur de défendre au dehors la cause de son pays, il convient de jeter un voile sur ses erreurs et sur ses dissensions intestines. On y cherche des explications, des palliatifs. On objecte aux Espagnols les persécutions de Bismarck contre les catholiques allemands, on leur rappelle le Kulturkampf (il est vrai que certains d’entre eux ignorent jusqu’à ce mot et qu’ils le prennent pour une expression de technique militaire). Et puis d’ailleurs, tout cela n’appartient-il pas au passé, tout cela n’est-il pas entré dans l’histoire ? A quoi bon ranimer le souvenir de nos vieilles querelles ? Un esprit nouveau inspire « l’Union sacrée. » On ose se porter garant que la République s’aperçoit enfin de la place énorme que le catholicisme tient dans le monde. Sa politique n’en sera-t-elle pas modifiée dans le sens de la tolérance et de la paix religieuse ?… Malheureusement, ces propos sont accueillis avec beaucoup de scepticisme par l’interlocuteur. Il sourit finement, va vous chercher dans un carton une coupure de journal, — de journal français, — et il vous met sous les yeux un entrefilet haineux, tout gonflé de venin anticlérical, qui dénonce les menées ténébreuses du clergé. Voilà pour l’Union sacrée ! Et, si l’on proteste que le gouvernement n’est pas responsable de ces sottises, il entame un réquisitoire des plus précis. Ce réquisitoire, je le connais par cœur, l’ayant entendu répéter, exactement dans les mêmes termes, par tous les prélats espagnols, qui ont bien voulu me recevoir. Tous me disaient ceci :

— Si réellement, il y a quelque chose de changé dans votre gouvernement, pourquoi n’a-t-il pas rétabli son ambassade auprès du Vatican ? L’Angleterre, nation protestante, s’est empressée d’y envoyer un représentant officiel, dès le début des hostilités… Sans abroger la loi sur les congrégations, — du moins pour le moment, — comment n’a-t-il pas eu ce beau geste, cette générosité si naturelle de permettre au moins à de vieux prêtres exilés de mourir dans leur pays, alors que les jeunes sont accourus en si grand nombre pour donner à la France leur dévouement et leur vie ?… Pourquoi des catholiques n’ont-ils pas leur place dans vos ministères d’union nationale ? (M. Denys Cochin n’avait pas encore accès dans les conseils du gouvernement.) Pourquoi le nom de Dieu n’est-il jamais prononcé dans les harangues de vos hommes d’Etat ?…

À ces griefs généraux s’en ajoutaient d’autres, d’un caractère plus particulier et plus local. On remettait sur le tapis de vieilles questions, que nous pouvions croire, en France, enterrées depuis-longtemps. Par exemple, pourquoi le gouvernement français s’oppose-t-il à la création d’écoles catholiques, dans la province d’Oran, où les Espagnols sont si nombreux ? Est-ce que l’Espagne ne tolère pas des écoles françaises, laïques et confessionnelles, dans toute l’étendue de son territoire ? La France n’a-t-elle pas, à Madrid même, une espèce d’université ?… A côté de cela, on m’avouait, ou on me laissait deviner des motifs de rancune plus secrets, des froissemens d’amour-propre, que l’on voulait taire, mais qui se trahissaient d’eux-mêmes. Je soupçonnais que tel prélat espagnol n’avait peut-être pas été reçu, à Lourdes ou à Paris, avec tous les égards, tous les dehors cérémonieux qu’il eût souhaités. Ces nuances se perdent évidemment dans le grand courant de la susceptibilité nationale, qui est extrême. Mais ce sont ces impondérables qui contribuent à créer l’atmosphère de l’opinion.

De toutes ces causes, minuscules ou grandes, prochaines ou éloignées, résulte cette conviction bien ancrée dans l’esprit de presque tous les catholiques espagnols : que la France a besoin d’être châtiée, en expiation de ses fautes. La doctrine de l’expiation est le fondement même du christianisme. Aucun catholique français ne songe à la rejeter. Mais ce qu’il y a d’incompréhensible et d’attristant, chez les Espagnols, c’est qu’à leurs yeux le châtiment de la France a pour corollaire la récompense de l’Allemagne. S’ils peuvent reprocher à nos gouvernans des violences contre l’Eglise, comment ne veulent-ils pas considérer que l’Allemagne en a commis de bien plus grandes contre la doctrine de l’Eglise, qu’elle mérite incomparablement plus d’être châtiée, elle qui justifie par des théories abominables les pires attentats contre le droit des gens et contre l’humanité ? Le plus inexpiable de tous les crimes, c’est le péché contre le Saint-Esprit.

A cela, les politiques répondent que l’Eglise n’est pas seulement une doctrine, qu’elle est aussi un gouvernement. Entre celui de la France et celui de l’Allemagne, il n’y a pas, disent-ils, à hésiter. D’un côté, l’ordre, la discipline, l’organisation matérielle et intellectuelle, l’esprit public contenu dans de justes limites, les forces révolutionnaires elles-mêmes solidement embrigadées. De l’autre, l’anarchie, le désordre, le gaspillage des énergies, le vagabondage des idées, une nation ivre de sa licence et livrée aux pires forces dissolvantes. Après cette comparaison sommaire, on nous répète :

— Pour notre malheur, nous ne vous avons que trop imités, vous autres Français : tout ce que nous avons de mal nous vient de vous, notre parlementarisme, notre bureaucratie, notre centralisation administrative. Au fond, nous sommes des individualistes, des régionalistes irréductibles. Nous sommes une démocratie catholique, divisée en une foule de petites républiques locales, sous la présidence d’un souverain héréditaire, ou du moins c’est ce que nous voudrions redevenir. Votre système politique est on ne peut plus opposé à notre caractère !….

On reconnaît là l’essentiel des théories carlistes. Mais la grande masse des conservateurs espagnols n’en est pas moins opposée aux principes généraux de notre démocratie, comme à l’esprit de la France moderne, au moins de celle qui se dit émancipée et qui prétend « vivre sa vie. » Ils censurent la corruption de nos mœurs, nos scandales publics et privés, la licence et jusqu’à la malpropreté de nos rues. Ils blâment ou ils plaisantent notre débraillé démocratique, notre manque de tenue, le négligé, l’attitude peu martiale, les formes souvent inciviles de nos gendarmes, de nos douaniers, de nos employés de chemin de fer. Ils ne nous passent rien : la moindre incorrection est âprement relevée. Mais surtout, ils ont peur pour eux-mêmes de la contagion de nos mauvais exemples, de nos idées subversives. Même en supposant que cette contagion soit rendue impossible, grâce aux mesures prophylactiques les plus radicales, la France, — disent-ils, — n’en resterait pas moins l’ennemie héréditaire de l’Espagne. La décadence de celle-ci a commencé avec le triomphe de celle-là. Et l’on rappelle les guerres de Louis XIV, l’invasion napoléonienne. On nous apprend que le souvenir de Napoléon est toujours un épouvantail pour les imaginations populaires. Tous les ans, dans un grand nombre d’églises, à date fixe (c’est le 2 mai, si je ne m’abuse), il se prononce un sermon traditionnel, où l’Empereur des Français est représenté comme un monstre d’ambition et d’impiété, justement châtié par le ciel.

Ces vieilles haines recuites, ces préventions, ces malentendus, ces divergences d’idées et de tempérament, et aussi les vagues désirs de revanche qui travaillent l’âme espagnole depuis la malheureuse campagne de Cuba, — tout cela s’est concrète dans le fameux discours que prononça, l’été dernier, au théâtre de la Zarzuela, le grand leader carliste, M. Vazquez de Mella. Avec le souci évident de ne pas trop contredire d’autres déclarations anciennes et non moins retentissantes en faveur de la France, l’orateur nous y traite sans trop d’hostilité déclarée, même d’une façon, plutôt indulgente : « Quant à la France, dit-il, nous avons des intérêts relativement antagonistes dans la Méditerranée, parce qu’elle voudrait y être la première Puissance et s’étendre dans tout le Nord africain, et il est évident que ces prétentions contredisent notre propre intérêt. Nous avons été souvent en lutte dans le passé, nous avons été souvent en rivalité et en opposition. Mais ces rivalités et ces luttes que nous avons soutenues avec elle, comme avec d’autres peuples, sont relativement accidentelles. Avec la France, nous pourrions, demain, nous autres Espagnols, resserrer nos relations. Mais avec l’Angleterre ?… Avec l’Angleterre, jamais[3]… ! » (Applaudissems.) Néanmoins, il est inévitable que la haine vouée à notre alliée rejaillisse sur nous, d’autant plus que celle-ci est plus détestée. Depuis le commencement de la guerre actuelle, on s’est mis à l’exécrer cordialement en Espagne. C’est elle la véritable ennemie héréditaire, l’ennemie irréconciliable. Sans doute, on ne lui avait jamais pardonné l’occupation de Gibraltar. Mais, avant l’année dernière, ce ressentiment ne se manifestait guère, du moins dans la masse profonde du peuple espagnol. Pour ma part, même en Andalousie, je n’avais jamais entendu dire de mal des Anglais, bien au contraire. Cette haine de la perfide Albion n’était cultivée que par quelques intellectuels, historiens et littérateurs. Il a fallu cette guerre, le subit espoir d’une reconquête possible du fameux rocher, et surtout la suggestion allemande, pour que cette haine devînt populaire et agitât toute la Péninsule. Nos ennemis ont très habilement encouragé ces espoirs de revanche. Ils n’ont pas eu d’ailleurs grand’chose à faire pour cela, ils n’ont eu qu’à laisser aller l’imagination espagnole : celle-ci se voit déjà à Gibraltar, elle rêve d’extensions territoriales au Maroc, d’une fédération avec le Portugal, d’on ne sait quelle hégémonie sur l’Amérique du Sud.

Cette dernière partie du programme est peut-être celle qui fascine le plus l’opinion. En réalité, on ne devine pas très bien en quoi pourrait consister cette hégémonie. On parle de resserrer les relations commerciales et intellectuelles avec les anciennes colonies d’Amérique, de multiplier les lignes de navigation entre celles-ci et la métropole, et, par-delà ces résultats assez ordinaires, on en espère, on en pressent d’autres, que l’on se garde bien de définir, mais qui seraient éblouissans. Quoi qu’il en soit, ce projet d’alliance hispano-américaine est dans l’air. Il a déjà fait couler beaucoup d’encre. Pour les journalistes et les conférenciers, c’est devenu un sujet de prédilection, presque un lieu commun. Celui qui le traite est toujours sur d’exciter l’enthousiasme de son public. J’ai entendu un conférencier parler après tant d’autres sur ce beau sujet. Dans sa péroraison, l’orateur montrait saint Jacques de Compostelle dressé sur son cheval de bataille, tel un preux chevalier, et, du haut des falaises de la Galice, au bord des flots de l’Océan, tendant son épée vers l’Amérique lointaine, comme pour en rapprendre le chemin aux Espagnols du XXe siècle. La presse germanophile entretient tant qu’elle peut ce mirage. Ne nous hâtons pas d’en sourire. Les Allemands nous prouvent qu’ils sont les hommes des longs desseins et des vastes pensées. Si leur politique mondiale a déjà des visées sur l’Amérique, — et c’est très vraisemblable, — il est naturel qu’ils songent à faire collaborer tous les élémens espagnols avec leurs propres nationaux (déjà si nombreux dans l’Amérique du Sud), en vue de la résistance et de la lutte éventuelle contre le Nord. L’hégémonie espagnole masquerait la mainmise et la conquête allemandes. Tout cela sans doute est encore dans le devenir. On ne parle pour l’instant que d’une sorte d’ « hégémonie d’honneur » exercée par l’Espagne continentale, en sa qualité de mère patrie, sur les Espagnes d’outre-mer. Ensuite, on réunirait en une vaste confédération toutes les républiques sud-américaines. C’est là le point délicat. Rien de plus facile, selon M. Vazquez de Mella, une fois que l’Espagne aura recouvré Gibraltar, sera devenue maîtresse du détroit, aura réalisé l’unité politique de la Péninsule par sa fédération avec le Portugal : « Alors, s’écrie-t-il dans un mouvement oratoire des plus entraînans, nous pourrons nous lever sur cette pointe extrême de l’Europe, et, nous adressant aux peuples de l’Amérique, nous leur dirons : Nous vous avons donné tout ce que nous avions… Nous vous avons créés de notre chair et de notre sang, vous êtes l’œuvre de notre civilisation (j’abrège, il y en a plus de vingt lignes sur ce ton), eh bien ! formons les Etats-Unis espagnols de l’Amérique du Sud, pour faire contrepoids aux Etats-Unis saxons de l’Amérique du Nord !…. » (Longue salve d’applaudissemens.)

Voilà donc les trois buts, — comparables aux trois buts classiques de Richelieu, — que M. Vazquez de Mella propose à l’activité renaissante de ses compatriotes. Tous trois sont solidaires : Gibraltar, Portugal et Amérique. La nécessité de reconquérir ces trois domaines perdus, c’est ce qu’il appelle « le triple dogme national » de l’Espagne. Encore une fois, gardons-nous de traiter à la légère ces développemens oratoires. On a beau alléguer que l’auteur appartient à une minorité politique et que c’est l’impérialisme carliste dont il se fait le porte-voix : il n’en est pas moins vrai que, grâce à lui, la formule carliste de la politique extérieure de l’Espagne est devenue la formule même du nationalisme espagnol. La majorité de la nation adopte son programme. Il faut avouer d’ailleurs qu’il a su lui donner une apparence de solidité, qu’il l’a étayé de considérations historiques et géographiques, sans doute aussi spécieuses que superficielles, mais capables d’éblouir des lecteurs ou des auditeurs peu exigeans. De loin, cela a l’air de quelque chose. Le fait est que beaucoup s’y laissent prendre.

Ceux-là ne se demandent pas de quel prix ils paieraient la réalisation de ce mirifique programme. On ne veut pas penser que la vassalité de l’Espagne, réduite au rôle de lieutenant de l’Allemagne, en serait l’inévitable condition. Et même, osons descendre jusqu’au fond de certaines consciences, il y a peut-être des gens que cette vassalité ne scandaliserait pas trop, qui s’en accommoderaient même fort bien. Le prestige de l’Empire cacherait les dessous un peu humilians de l’aventure. On serait les associés d’une grande puissance, on ferait partie intégrante d’une grande force, on goûterait l’orgueil de collaborer à une grande œuvre. Sans doute, il faudrait pour cela marcher sous la bannière germanique. Mais on aurait mauvaise grâce à trop insister sur ce point. On ne veut considérer qu’une chose : l’amitié flatteuse de la colossale Allemagne. Tout cet été, à Madrid, les lecteurs des feuilles germanophiles se disaient d’un air pénétré : « Notre ambassadeur, à Berlin, est le premier personnage après le Kaiser ! » Et les naïfs de renchérir : « L’Allemagne est notre amie : elle nous donnera ceci, elle nous donnera cela, — et encore cela !…. » Ah ! la généreuse amie !

Le beau de l’affaire, c’est qu’elle n’a jamais rien promis, en laissant entendre qu’elle était disposée à tous les cadeaux. On peut trouver bien de la puérilité dans ces illusions. Cependant, elles sont aussi tenaces qu’elles sont répandues. Ne nous le dissimulons pas : elles répondent au vœu intime de la nation. Sur Gibraltar, le Maroc et même le Portugal, libéraux et carlistes, républicains et catholiques sont presque tous d’accord. Il faudrait changer l’âme espagnole pour en extirper ces espérances.

Dans les partis les plus conservateurs, on accuse la France, comme l’Angleterre, d’y être opposée. C’est pourquoi, outre les motifs de rancune d’ordre politique et religieux, l’hostilité contre nous y est si vive. Telle est la conviction finale qui s’impose, après qu’on a entendu les voix de droite. Mais je serais inexact et injuste, si je n’ajoutais ce correctif : aucun des catholiques et des conservateurs que j’ai interrogés ne m’a manifesté de haine contre la France. Je fais la part, bien entendu, de la courtoisie obligatoire à l’égard d’une hôte. On abomine le gouvernement français, mais on prétend aimer la France, non pas seulement celle de Jeanne d’Arc et de saint Louis, — la France tout court. Et cependant, on souhaite le triomphe de l’Allemagne. Arrange cela qui pourra ! M. Vazquez de Mella, dans son réquisitoire contre notre politique extérieure, n’a-t-il pas trouvé le moyen de glisser quelques phrases aimables pour notre pays ? Il y a plus : je dois reconnaître que toutes les âmes vraiment religieuses, que j’ai rencontrées, même dans les camps les plus germanophiles, m’ont exprimé pour la France une sympathie et une affection qui semblent sincères. Il subsiste, tout au fond d’elles, un obscur sentiment de fraternité chrétienne, que rien ne peut étouffer. Je me souviens notamment d’une conversation avec un vieil officier carliste, qui avait, me disait-il, mangé en France « le pain noir de l’exil, » après la restauration alphonsiste. C’était un homme terrible et frénétique, d’une intransigeance superbe. Après avoir déversé pendant une heure les pires invectives contre notre gouvernement, il me quitta assez brusquement. Mais, soudain, comme pris d’un remords, il courut à ma poursuite, et, me pressant les deux mains avec effusion, il me dit, de sa grosse voix de soudard, qu’il s’efforçait de rendre bien débonnaire :

— Je prierai Notre-Dame de Lourdes pour la France !


Enfin, ce serait ingratitude et aussi négliger des bonnes volontés sur qui nous pourrions nous appuyer plus tard, que de passer sous silence l’accueil si chaleureux que j’ai reçu de quelques prélats : malgré la vogue de la culture allemande, ceux-ci tiennent à honneur de rester dans notre clientèle intellectuelle. Ils lisent nos journaux et nos revues, ils sont au courant de notre littérature. La fidélité de leur culte pour nos gloires catholiques de l’autre siècle a quelque chose de touchant. L’un d’eux, orateur célèbre, causeur brillant, à la parole souple et charmeuse, me parla de Lacordaire avec une admiration qui s’adressait moins, — je crus le comprendre, — au grand prédicateur qu’au Français illustre. Les circonstances lui interdisant peut-être un éloge direct de la France, ce fut sa façon de me témoigner sa sympathie pour elle. Il fit mieux. Le lendemain, il vint me rendre, à mon hôtel, une visite dont son âge et son rang le dispensaient. L’arrivée de ce personnage, connu de toute la ville, y produisit une petite révolution. Sous les regards mauvais des Allemands qui encombraient le hall, nous gagnâmes ensemble le salon de réception… Qu’il soit remercié ici pour ce réconfort qu’il m’accorda, après bien des humiliations et des duretés subies ailleurs, et pour ce témoignage d’amitié donné publiquement à notre pays.


Et maintenant, tournons-nous de l’autre côté.

Nous croyons pouvoir fonder plus d’espérances sur les partis espagnols de gauche. Dans quelle mesure, ces espérances sont-elles justifiées ?

Comme avec les conservateurs et les catholiques, il convient d’abord de distinguer entre ces partis. Et, avant d’aller plus loin, il faut absolument mettre à part les républicains et les socialistes, qui ne représentent qu’une minorité mal organisée et sans action réelle sur le gouvernement et sur les couches profondes du pays. Même réserve à faire, — et à plus forte raison, — pour les élémens anarchistes et révolutionnaires. Ils ne peuvent rien pour nous. Il suffit qu’ils se déclarent en faveur de la France, pour que, tout de suite, ils y provoquent une recrudescence d’hostilité contre nous.

Ceux-là écartés, reste le bloc des libéraux, qui se subdivisent en deux ou trois groupes et qui, pour la plupart, sont monarchistes. Auprès d’eux, cela va sans dire, nous trouvons un accueil des plus empressés, une atmosphère plus respirable pour nous. Leurs tendances aliadophiles, comme on dit en Espagne, ne sont pas douteuses. Mais je dois noter que leur attitude à l’égard de la France et de ses alliés, comme celle de bien des germanophiles à l’égard de l’Allemagne, est purement intellectuelle. Ce que ceux-ci admirent ou approuvent, chez nos voisins, c’est une certaine idéologie. De l’Allemagne, en elle-même, ils ne se soucient guère, au fond. Ils envisagent surtout les idées que représente l’Allemagne. C’est moins le triomphe des armées que celui des idées germaniques qu’ils souhaitent. Même état d’esprit chez un très grand nombre de libéraux. On sent bien que la France, en tant que nation, les intéresse moins que le libéralisme ou l’humanitarisme français, le système d’idées que la France représente dans le monde. Parmi eux, quelques hommes d’âge conservent de l’admiration pour le parlementarisme anglais, qui reste, à leurs yeux, le type classique du gouvernement libéral.

Au nom de cette idéologie, ils condamnent et ils attaquent le césarisme et le militarisme allemands, quelques-uns avec une extrême âpreté et une violence de langage inouïe. J’ai lu, sur ce sujet, des articles de journaux, qui dépassent en virulence tout ce que nous pouvons imprimer chez nous. Mais les mêmes hommes se montrent assez froids à l’égard de la France. C’est entendu, ils se rangent de son côté, ou, plus exactement, du côté, des Alliés, ils accordent au Français qui les interroge quelques phrases de politesse banale. Puis, s’étant mis en règle avec la courtoisie, ils passent incontinent au chapitre de leurs griefs contre nous. Et l’on devine tout de suite que ces griefs sont beaucoup plus vivans, ont des racines beaucoup plus profondes que leur idéologie franco-anglaise.

Que nos amis d’Espagne soient susceptibles à l’excès, eux-mêmes le reconnaissent d’assez bonne grâce. Mais nous ne pouvons pas comprendre jusqu’à quel point va cette susceptibilité. En croyant leur être agréables, il nous arrive, les trois quarts du temps, de les désobliger. Comme chez les prélats espagnols, j’ai constaté la trace de froissemens d’amour-propre chez beaucoup de ces libéraux, qui ne s’en disent pas moins francophiles. La plupart sont des intellectuels, des écrivains, des hommes politiques, de hauts fonctionnaires. À ce titre, ils prennent quelquefois contact avec leurs confrères français : ils n’en gardent pas toujours un souvenir très flatteur. L’un d’eux me contait sa visite à un de nos compatriotes, son collègue, qui est à la tête d’une de nos plus importantes universités méridionales :

— Eh bien ! lui dis-je, comment l’avez-vous trouvé ?

— Oh ! me dit-il, un homme somptueux !

Ce fut tout. Je vis que la correction un peu froide et cérémonieuse du personnage avait déçu le visiteur, écrivain du plus grand mérite, et extrêmement simple dans ses manières.

Les gens de lettres, de passage à Paris, se plaignent d’être reçus négligemment, ou même de ne pas être reçus du tout par nos auteurs en renom, que cependant ils admirent, qu’ils vantent, à qui ils consacrent des articles dans les journaux de leur pays. Un romancier des plus en vue m’avouait sa rancœur de n’avoir pu franchir le seuil d’Anatole France. Je dus excuser de mon mieux l’illustre académicien : « C’est un homme d’âge, avide de repos et de tranquillité. D’ailleurs, chez nous, il est admis que M. Anatole France ne fait ni ne reçoit de visites. » Nous passâmes à un autre sujet. Nous discutâmes les talens de quelques littérateurs espagnols, et, comme mon hôte avait prononcé le nom d’un dramaturge, célèbre là-bas, je m’empressai de lui déclarer que le grand dramaturge non plus ne m’avait pas fait l’honneur de me recevoir :

— Eh bien ! me dit-il sèchement, c’est notre Anatole France !

Ces vétilles, on ne saurait trop le répéter, ont plus d’importance que nous ne pensons. Mais ce que ces écrivains nous reprochent le plus, c’est de les ignorer eux-mêmes. En quoi, nous sommes vraiment de grands coupables. Car, parmi les littératures vivantes, nulle n’est plus riche, ni plus originale que la littérature espagnole. Eux, ils connaissent, en général, fort bien la nôtre. S’ils la placent très haut, ils se piquent d’en savoir aussi le fort et le faible. Ils ne nous épargnent pas les critiques, même les plus acerbes.

Il convient peut-être d’y insister, car cas critiques décèlent des différences foncières de tempérament, qui ont, ici, leur signification. Rien ne les choque plus, chez nos auteurs à la mode, que le manque de bonhomie, l’affectation salonnière et mondaine, le faisandage psychologique, le factice, le chiqué des cénacles littéraires. Il est certain qu’ils sont plus naturels que nous, plus spontanés, plus près de la vie. S’il y a dans le clan conservateur, quelques écrivains qui s’appliquent à imiter notre néo-classicisme, les autres en réprouvent la sécheresse et les artifices de forme. En général, pour eux, notre littérature a quelque chose de trop extérieur, et aussi de trop fini, de trop arrêté et de trop symétrique dans la composition. La prolixité anglaise ou russe leur plaît davantage, ou alors l’aimable nonchalance de nos vieux conteurs et de nos vieux moralistes. Miguel de Unamuno me déclarait son incompréhension de Corneille et de Racine : ce qui est le cas de presque tous les étrangers. Mais il ne comprend pas davantage Hugo, dont le verbalisme effréné le déconcerte. En revanche, il admire tout ce qu’il y de sérieux et de profond chez nos grands prosateurs, il a même un faible pour Joseph de Maistre ou pour des écrivains protestans comme Alexandre Vinet. Azorin, le brillant collaborateur de l’A. R. C, ne cesse de proclamer son culte pour notre Montaigne. Le romancier Pio Baroja critique, chez Flaubert, les minuties de la phrase, le manque de liberté dans la composition, mais la notation fragmentaire de Stendhal le ravit : il y trouve plus de vérité, plus de sincérité. Au fond, c’est cela surtout qu’ils cherchent. Ils ont le dédain de l’artificiel, du « bien parisien, » du genre boulevardier, du cabotinage sous toutes ses formes. Nos grands cabotins, nos grandes actrices nationales les horripilent. La futilité de tels de nos dramaturges en renom les met en fureur, ou excite leurs sarcasmes.

Ils comparent, et ils prétendent avoir mieux à nous offrir. Et alors ils en reviennent à leur éternel grief : « Vous ne vous occupez pas de nous ! Vous nous dédaignez !…. Tandis que les Allemands !…. » Il y a quelques mois, le secrétaire perpétuel de l’Académie espagnole, qui est germanophile, exaltait, au cours d’une interview, les travaux d’ensemble exécutés par les savans teutons sur la littérature espagnole et aussi les éditions de classiques espagnols, que les mêmes savans ont mis en circulation dans le monde entier. C’est un reproche fréquent. Ou bien on nous sait mauvais gré, lorsque nous daignons nous intéresser à l’Espagne, de n’y voir que ce qu’il y a de plus extérieur et de moins recommandable dans les mœurs. On nous en veut encore d’estropier la langue, lorsque nous citons une phrase courante ou de mal traduire les livres espagnols. Inversement, les traductions d’ouvrages français en mauvais castillan sont jugées avec sévérité. On explique ainsi le peu de succès de certaines brochures répandues ces derniers temps, par nos services de propagande. Les Espagnols mettent à défendre l’honneur de leur langue la même délicatesse jalouse qu’un chevalier à défendre l’honneur de sa dame. Récemment, l’alcade de Madrid proposait au Conseil municipal de frapper d’une amende toute inscription, toute affiche, ou même toute enseigne rédigée en langue fautive.

Que voilà donc des gens difficiles à contenter ! Essayons-nous de les satisfaire, en écrivant sur l’Espagne, nous jouons de malheur. On nous répond : « Vous louez notre passé, nos villes mortes, nos peintres, nos littérateurs d’autrefois. Enfin ! nous aussi nous existons ! Nous croyez-nous entrés définitivement dans l’archéologie ?… »

Les politiciens se montrent non moins chatouilleux que les gens de lettres et les artistes. Si les nôtres viennent les voir, ils s’offusquent de leurs manières et de leur langage : « Ces Français, — dit-on, — ils ont toujours l’air de débarquer en pays sauvage ! Et, quand ils ouvrent la bouche, quel vide dans leur discours ! Une fois qu’ils ont appelé l’Espagne « la nation chevaleresque, » ils ont tout dit. Nous prennent-ils pour un peuple de Don Quichottes ? »

En temps ordinaire, ces récriminations peuvent faire sourire. En ce moment, nous ne saurions trop les avoir présentes à l’esprit, ni, d’une façon générale, trop surveiller notre attitude et nos propos, dans nos relations avec les neutres. Comme me le disait spirituellement le marquis de Valdeiglesias, le distingué directeur de La Epoca, quand on courtise une jolie femme, il faut non seulement bien connaître son caractère, mais savoir aussi flatter ses faiblesses.

Encore une fois, tout cela est à fleur de peau. Il y a des froissemens plus intimes, dont on s’aperçoit après un quart d’heure de conversation. Les libéraux ont beau s’interdire les excès de langage des carlistes, ils ne tardent pas à nous faire sentir que notre politique antireligieuse, sans les blesser autant que leurs adversaires de droite, provoque néanmoins leur blâme. Nous les prenons pour des anticléricaux : ils ne le sont même pas nettement. Les mots nous abusent. Parce que beaucoup de ces libéraux sont des politiciens de gauche, nous les concevons sur le modèle des nôtres. C’est ainsi que l’épithète de « révolutionnaires » accolée aux Jeunes-Turcs, a illusionné nos radicaux : ils les ont vus à travers les hommes de 93. En réalité, il n’y avait rien de commun entre eux que les instincts patibulaires. Or, pour ce qui est des libéraux espagnols, presque tous sont catholiques. Comment s’en étonner ? Ne nous lassons pas de le redire : l’Espagne en bloc est catholique. Sans doute, dans cette grande masse de croyans, il y a des catégories à établir. Même dans le clergé, il existe des divisions, voire des hostilités plus ou moins latentes. Ce n’est pas ici le lieu d’y insister. L’intéressant est de constater cette presque unanimité, sinon précisément de la foi, du moins de l’opinion religieuse. Un écrivain de mes amis ne cessait de me le répéter pour ma gouverne : « Grattez l’Espagnol, vous trouvez le moine ! » Parmi les ministres libéraux, ceux sur l’amitié de qui nous pensons pouvoir le plus compter, il en est qui sont de zélés pratiquans, qui assistent dévotement à la messe, tous les matins. Un des grands chefs des gauches est assidu aux offices dans une chapelle élégante. Tâchons de nous mettre à leur place et demandons-nous comment ils doivent juger la conduite de notre gouvernement à l’égard du catholicisme. Ils ont pu nous suivre jusqu’à un certain point dans notre campagne contre les congrégations, s’affirmer les champions du pouvoir civil contre les empiétemens du clergé, préconiser une certaine tolérance en faveur des cultes dissidens (n’oublions pas qu’en Espagne le catholicisme est officiellement la religion de l’État) : toujours est-il qu’ils se défendent d’attaquer l’idée religieuse, bien plus, qu’ils tiennent à honneur de rester catholiques.

Quant au peuple, il s’y trouve évidemment des réfractaires dans les centres socialistes et anarchistes. Mais combien timides, en dehors des émeutes locales, d’ailleurs vite réprimées ! On me contait ce fait divers tout récent. Dans une grande ville d’Espagne, les socialistes de l’endroit tinrent un meeting le jour de la Fête-Dieu. Au sortir de la réunion, un groupe de manifestans croisa la procession du Corpus. Vous pensez peut-être qu’il y eut une collision ? Pas du tout. Ces farouches anticléricaux ôtèrent leurs casquettes et se mirent à genoux comme les camarades. Il va sans dire que la masse paysanne est demeurée intacte. Depuis un temps immémorial, ces gens sont accoutumés à confondre l’instinct patriotique avec le sentiment religieux. L’Espagne est certainement le pays du monde où le catholicisme est le plus marqué à l’empreinte nationale. Le clergé, quoi qu’on dise, y reste très populaire. Il se mêle familièrement à la vie et même aux plaisirs de tous. Il entre dans les cafés, assiste aux jeux de pelote et aux courses de taureaux. Constamment, on croise des jeunes prêtres qui se promènent avec des ouvriers en bourgeron, leurs parens ou leurs amis d’enfance. J’ai vu des prélats s’arrêter dans la rue pour causer avec des ménagères, caresser les enfans, faire un bout de conversation, sur le quai d’une gare, avec l’homme d’équipe ou le gendarme de service. Au fond, le catholicisme est l’armature nationale et sociale de l’Espagnol. Sans ce soutien, sans la contrainte de cette règle, ces individualistes farouches deviendraient les pires des hommes. Un militant du carlisme me disait : « Si je n’étais pas catholique, je serais anarchiste ! » — Les petits bourgeois, les ouvriers qui lisent, qui essaient de se cultiver, — espèce plutôt rare, — ne manifestent pas sans doute des sentimens d’une pareille intransigeance, mais ils n’en persistent pas moins dans leur attachement à la religion nationale. En tout cas, ils n’entendent pas s’en séparer. Leur culture élémentaire les a rendus tolérans à l’égard des autres cultes, voilà tout. J’eus l’occasion d’interroger longuement un compagnon de voyage, un simple agent des ponts et chaussées ; personnage mi-bourgeois, mi-ouvrier, dont les façons sérieuses, la tenue austère m’avaient frappé. Sur sa mine, je le pris d’abord pour un protestant, car il y a tout de même des protestans en Espagne, — et je lui demandai s’il l’était réellement :

— Moi ? fit-il avec stupéfaction : je suis catholique, apostolique et romain ! Mais j’admets parfaitement que l’on soit protestant, ou juif, ou musulman. Ce que je ne comprends pas, c’est un pays sans religion !

Et ce brave homme m’énuméra, en un castillan fort correct, — comme il sied quand on a de la lecture, — tous les inconvéniens politiques et moraux qui résultent du manque de religion.

Ainsi pense et sent la majorité du peuple espagnol. Quelles que soient nos opinions personnelles, nous devons tenir un très grand compte de ces sentimens. Il ne s’agit plus maintenant de propagande, dans un sens ou dans l’autre : il est trop tard, le siège est fait. Seul, le succès de nos armes peut amener un revirement en notre faveur. Mais, en attendant, il importe d’éviter avec soin, soit dans le choix de nos porte-paroles en Espagne, soit dans notre politique intérieure, tout ce qui pourrait être considéré comme une atteinte aux sentimens assez complexes que nous venons d’analyser. Il est trop sûr, hélas ! que nous n’y avons pas assez pris garde avant la guerre. Et c’est pourquoi ceux des libéraux espagnols, qui favorisent franchement notre cause, se voient obligés néanmoins d’observer avec nous une certaine réserve, ne fût-ce que pour écarter le soupçon de complicité avec nos sectaires de France. Malgré cela, ce reproche n’est déjà que trop exploité par leurs adversaires.

Tous ces malentendus d’ordre religieux, littéraire ou sentimental sont encore peu de chose, en regard des griefs patriotiques, que l’on entretient contre nous, aussi bien dans le camp libéral que dans le camp conservateur. Notons d’abord ceci : c’est que les libéraux espagnols, pour se faire pardonner leur libéralisme religieux, sont tenus de se montrer plus patriotes que les plus ardens nationalistes. Pareille chose est arrivée pour les Jeunes-Turcs, comme il était facile de le prévoir dès 1908. Pour ce qui est de nos voisins, s’il était nécessaire d’en apporter la preuve, il suffirait de rappeler que, dernièrement, les républicains et les libéraux ont été les seuls à protester, lorsque des bateaux espagnols furent coulés par des sous-marins allemands. Toute la presse germanophile garda, à ce sujet, un silence scandaleux, qui fut même relevé assez vivement par le premier ministre, M. Dato. Mais allons jusqu’au fond de leur pensée. S’ils sont moins tapageurs que M. Vazquez de Mella, s’ils se montrent moins agressifs dans l’exposé de leurs revendications, ils n’en acceptent pas moins tout ou presque tout le programme carliste de politique extérieure.

Sur Gibraltar, ils s’expriment avec prudence devant l’étranger : ils préfèrent ne pas aborder de front ce sujet délicat. Tandis que, pour leurs adversaires, rien ne semble plus facile, ils ne s’illusionnent point sur les difficultés de l’entreprise. Mais tous sont d’accord pour demander Tanger, avec l’arrière-pensée de neutraliser Gibraltar. En tout cas, ils réclament un nouveau règlement des affaires marocaines, bien entendu dans un sens plus favorable à l’Espagne. Pas plus que dans les autres partis, ils n’ont d’idées bien nettes sur la fédération avec le Portugal. Mais beaucoup d’écrivains libéraux défendent cette thèse dans la presse. Comment cela se réalisera-t-il ? Ils pensent que, pour l’instant, la chose importe peu. L’essentiel est d’affirmer que cela doit être. Sans doute, il convient de ne pas s’exagérer la fermeté de ces revendications. En Espagne, encore plus qu’en France, le grand point, pour un projet politique, est d’occuper les imaginations et de faire parler de lui. Notons aussi que beaucoup d’Espagnols sensés sont hostiles à toute politique d’extension territoriale ; ils y trouvent beaucoup plus d’inconvéniens que d’avantages pour la nation ; enfin le peuple tout entier renâcle devant la perspective d’une guerre, même réduite à la taille d’une simple expédition coloniale. Il n’en est pas moins vrai que tous se feraient hacher plutôt que de renoncer à ce qu’ils regardent comme le droit strict de leur pays : l’honneur est engagé. C’est pourquoi, lorsque nous venons à eux, le sourire aux lèvres, les libéraux nous répondent comme les conservateurs :

— Vous nous apportez de bonnes paroles, et vous ne nous apportez, que cela ! Ou bien vous nous adressez d’éloquentes considérations sur la justice et la liberté des peuples. A quoi bon ? Nous sommes tous d’accord sur ces grands principes, lesquels d’ailleurs ne sont pas plus français qu’espagnols. Mais, en échange d’une amitié plus effective, que nous offrez-vous de solide ? Nous avons des questions pendantes à régler au Maroc. Nous avons des traités de commerce à réviser en commun, des tarifs douaniers à remanier. Vos droits prohibitifs nous empêchent de vendre nos vins, nos fruits, tous nos produits agricoles. Avez-vous songé à cela ?…

Il est certain : tant qu’on n’aura pas envisagé sérieusement ces questions, de part et d’autre, les plus belles protestations du monde resteront en l’air. Etant donné l’état d’esprit qui règne dans la Péninsule, il importe même de prévoir de pires mécomptes. Si des chances favorables se présentaient permettant de considérer comme possible la réalisation de certaines aspirations nationales, les libéraux eux-mêmes, ces libéraux qui se donnent comme nos amis, se verraient, — la mort dans l’âme, — débordés et entraînés par le mouvement général de l’opinion. Avons-nous tout fait, avons-nous même fait quelque chose, pour leur persuader que leur intérêt n’est pas inconciliable avec le nôtre, autrement que dans le domaine théorique des idées ? Tout est là. Sinon, c’est le champ libre à toutes les surprises.


Après cet exposé, — aussi consciencieux et aussi complet que je l’ai pu faire, — de l’opinion publique espagnole, je me garderai, et pour cause, d’en tirer des conclusions : je laisse ce soin au lecteur. Il observera sans doute que je me suis borné à faire de très brèves allusions aux partis dits « avancés. » Je suis loin d’en méconnaître l’existence. J’étais à Barcelone, en 1909, pendant « la semaine sanglante : » j’ai pu les juger d’après leurs œuvres. Il se peut que, chez nous, certains politiciens fondent sur eux de très grandes espérances pour l’avenir. Le fait est que, pour le moment, ils sont une minorité impuissante. Ce serait folie que de compter sur leur appui. Enfin, on observera sans doute aussi que j’ai attribué, dans cette étude, une place considérable au catholicisme. Ce n’est pas ma faute si l’immense majorité de l’Espagne est catholique. Quand donc nous déciderons-nous à laisser de côté nos préférences et nos passions politiques, lorsqu’il s’agit d’établir froidement une situation ? Si, au lieu de l’Espagne, j’avais eu à parler ici de la Grèce, je n’aurais pas hésité à dire que le catholicisme ne peut qu’y compromettre notre cause.

L’instant est grave. Ce serait une malhonnêteté impardonnable que de fausser la réalité au bénéfice de nos théories. Certains d’entre nous sont trop enclins à regarder les neutres comme les simples spectateurs d’un combat d’idées. Il s’agit d’une lutte qui intéresse matériellement le monde entier. Bon gré, mal gré, il va falloir bientôt que ces neutres soient pour ou contre nous. Nous nous sommes déjà laissé devancer en Orient. Ne recommençons pas ailleurs.


Louis BERTRAND.

  1. De Paidologia, discurso inaugural pronunciado en la apertura del curso de 1915 à 1916 en el Seminario conciliar de Madrid, por el catedratico Licdo-Manuel Rubio y Cercas. Madrid, 1915.
  2. Bien entendu, il n’entrait nullement dans la pensée de mon interlocuteur de contester l’héroïsme de nos soldats ou la barbarie germanique. Par ce mot d’effémination, il désignait seulement une certaine sensiblerie humanitaire, dont nous sommes les premiers à dénoncer les effets amollissans. C’est, en Espagne, un grief courant contre nous. Je le retrouve dans une lettre d’un Espagnol, publiée par M. Louis Arnould, dans sa brochure, Le duel franco-allemand en Espagne. p. 24 : « A bas l’effémination et l’athéisme français ! »
  3. El idéal de España, los très dogmas nationales, por el Excmo. Sr. D. Juan Vazquez de Melle, p. 56.