Mon ami le prophète

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VIII
Mon ami le prophète
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I[modifier]

L’hiver, cette année-là, s’annonça dès ses débuts comme une fort mauvaise saison, humide et tiède, sans courage dans ses convictions, sans héroïsme dans sa laideur. Depuis un mois et demi environ, ainsi que l’expliquaient les journaux les mieux informés, de continuelles dépressions au large de l’Atlantique et le vent d’ouest-sud-ouest poussaient d’interminables pluies sur les Iles Britanniques, et, jusqu’à Paris, sur toute la partie occidentale de la France. Chaque matin, je me rappelle, dans les hauteurs du ciel inaccessible, les nuages se réunissaient en concile tragique, bien au-dessus des fumées d’usines et du train-train des existences humaines. Mais en vain épousaient-ils les formes les plus légendaires et les plus fantastiques ; leur unique destinée se bornait à venir alimenter d’une eau impure toutes les gouttières, tous les ruisseaux, tous les égouts de la capitale. Non !... les rues ne ressemblaient plus à des rues. Vous eussiez dit de vastes canaux, vidés en vue d’un curage éventuel, mais dont les parois ruisselaient encore. Quant aux habitants, sous des parapluies, ils n’en devaient pas moins courir à leurs occupations quotidiennes, sachant bien au fond, qu’il pleuvra toujours suffisamment pour faire de la boue, jamais assez pour nettoyer la terre.

On cite le cas de plusieurs enfants venus au monde vers cette époque qui, plus tard, une fois arrivés à l’âge où d’autres se destinent, comme il sied, au barreau ou à la magistrature, n’ont su employer les facultés de leur jeunesse qu’à jouer à la manille ou à lire les « Petites Affiches », en fumant du caporal doux dans des pipes d’écume de mer, dont le fourneau nettement sculpté affectait généralement la physionomie d’une tête de mort.

Vous pourrez même vous laisser raconter par des personnes autorisées et dignes de foi, comment, en raison de l’augmentation croissante du nombre des suicides à Paris, et principalement dans la périphérie, le Conseil Municipal avait cru devoir prendre l’initiative de voter des crédits spéciaux pour faire représenter en public, à titre gracieux, des vues cinématographiques, animées, coloriées et divertissantes de nos possessions les plus ensoleillées de l’Afrique et de l’Indo-Chine.

O matins ! Aubes grises ! Petits jours aux yeux cernés des grandes villes douloureuses ! Première lueur des lampes à pétrole ! Café noir des réveils brouillés ! Et vous, si longues, si longues journées ! Qui donc se fut douté que cette saison spleenétique était prédestinée depuis l’origine des siècles, et que la Providence, dont les voies, en vérité, sont impénétrables, nul ne l’ignore, l’avait choisie de toute éternité pour l’accomplissement de ses plus miraculeux et miséricordieux desseins ?


II[modifier]

J’habitais alors avec Baruch, au milieu de la Seine, dans une île où les bateaux-mouches ne font point escale, mais qu’ils ont déjà signalée, il y a longtemps, en amont de la cité, sous le nom d’île Saint-Louis. Les remorqueurs qui remontent le courant la saluent, d’habitude, de trois coups de sirène. Les mœurs de ses indigènes n’offrent rien de particulier ; on n’a pas le souvenir qu’ils aient jamais adoré le soleil ni torturé de missionnaires protestants. Pourtant, comme les autres îles, l’île Saint-Louis forme un tout, séparé du reste du monde. C’est un pays dont, lorsqu’on a le temps, on peut faire le tour en roulant une cigarette. Il est rare d’y rencontrer beaucoup d’animation, et chaque fois qu’une automobile s’y aventure, vous pouvez tenir pour certain qu’elle écrasera un chien, sinon quelque petit enfant très étonné. Mais surtout, durant les mois pluvieux, l’île Saint-Louis devient une île déserte, gardée, le jour, par les squelettes de ses arbres frissonnants, et la nuit, par le modeste état de ses réverbères.

Baruch et moi, nous avions choisi à dessein ce quartier tranquille, bien en harmonie avec notre caractère taciturne. Nos appartements, rue Le Regrattier, ci-devant de la Femme-sans-Tête, consistaient en un couloir exigu, sorte de chambre de débarras, tirant son peu de clarté d’un jour de souffrance à verre dormant et grillagé qui donnait sur la cour d’une maison voisine, à hauteur de quatrième étage. Je n’ai jamais pu déterminer d’une façon précise la place de cette soupente dans l’immeuble, ni même la situation par rapport à la rue du mur jaune que nous apercevions en face de notre baie. Il fallait en effet suivre tant de méandres compliqués et monter tant de marches inutiles, que la personne la mieux douée de l’instinct d’orientation, se fût trouvée, une fois parvenue à notre logis, absolument incapable de désigner les quatre points cardinaux. Je dois à la vérité d’ajouter que bien peu nombreux étaient les visiteurs qui s’avisaient de venir nous surprendre à domicile. Les quelques importuns qui, d’aventure, tentaient l’excursion, nous étaient, d’ailleurs, annoncés longtemps à l’avance par le bruit de leurs trébuchements au long d’un escalier presque impraticable.

On comprendra qu’un hiver de nature aussi spongieuse et qu’un ciel aussi perpétuellement crépusculaire nous contrarièrent plus que tous les autres Parisiens, puisque, précisément, nous avions escompté la réverbération de la neige sur les toits environnants, pour procurer, au cours des mauvais jours, un peu de lumière et de gaîté à notre intérieur.

Né de parents sobres, robustes et positifs, je ne suis guère sujet aux idées noires. De son côté, Baruch, grâce, peut-être, aux tendances mystiques de son tempérament, jouissait d’une parfaite égalité d’humeur. Eh ! bien, cet hiver, il nous arriva plusieurs fois, le matin, de laisser notre réveil sonner et trépider dans sa cuvette, sans que nous trouvions le courage de rejeter nos couvertures, de nous habiller et de partir dans les rues à la recherche de notre pain quotidien.

Les ténèbres ne commençaient à se dissiper chez nous que vers les dix heures, dix heures et demie. Alors seulement pouvions-nous distinguer les différents objets qui constituaient notre mobilier.

Près de la porte, à gauche en entrant, une malle plate décorée de plusieurs étiquettes, sur lesquelles, à midi, se lisaient facilement des noms de Compagnies anglaises de navigation. Dans un angle, un instrument de musique barbare, aux proportions démesurées, variété de tam-tam cafre sinon zoulou, dont l’assemblage sonore quoique poussiéreux se composait d’un tube de bois exotique bouché à chaque extrémité par une peau de buffle bien tendue. Contre les murs, une carte de France, un baromètre inutilisable et un calendrier sans grand intérêt, vu qu’il datait de l’an passé. Au centre, une table Louis XV, qui m’appartenait en propre, me venant par héritage d’un oncle maternel, administrateur concussionnaire d’une maison de retraite dans le Maine-et-Loire. Je n’oublie point, sous la fenêtre, notre lit fraternel, un lit de fer, comme le destin.

A tour de rôle nous nous occupions des soins du ménage. Il fut toujours très mal tenu. Un placard dissimulait le balai, le pot-à-eau, ainsi que les ustensiles de cuisine. En somme, il nous manquait peu de chose pour être heureux. Si la trop grande consommation de bougies à laquelle nous étions condamnés n’avait pas lourdement grevé notre budget, l’existence nous eût même paru assez large. Nous ne négligions point de payer régulièrement notre loyer, et la concierge, Mme Tournemolle, n’aurait pu, le cas échéant, fournir que de bons renseignements sur notre compte.


III[modifier]

Notre amitié datait de l’automne précédent. La volonté divine, qui fait souvent si bien les choses, nous avait jetés, positivement, dans les bras l’un de l’autre, rue de Rivoli, près de la mairie du quatrième arrondissement. Je ne saurais, en effet, employer de terme plus juste. Baruch descendait la rue ; moi je la remontais, sur le même trottoir. Nous allions vite, quoique sans but, chacun dans un sens opposé. Il arriva qu’au moment de croiser Baruch, j’obliquai vers ma droite, afin de ne pas le heurter, et que lui, de son côté, obliqua vers sa gauche, dans la même intention à mon égard. Nous nous trouvâmes ainsi face à face. Je ne dis point : nez à nez, car Baruch était beaucoup plus grand que moi et me dépassait de la tête. Je fis aussitôt un écart à gauche, mais Baruch, tout aussi rapidement, fit un écart à droite, de telle sorte que nous demeurâmes absolument dans la même situation réciproque. Je décidai alors de ne plus bouger pour laisser le champ libre à mon vis-à-vis. Mais, comme j’aurais dû m’y attendre, il avait eu exactement la même idée. Nous pûmes donc nous considérer quelques instants en silence.

Le visage que je voyais, surplombant le mien, était bien fait pour exciter le dégoût et la pitié à la fois. Imaginez, sous un chapeau noir aux larges bords, rappelant la coiffure d’un clergyman américain de l’époque de Mme Beecher-Stowe, une longue figure triste agrémentée de barbe rare et grisonnante ― une figure vicieuse mais doucereuse, éclairée, si j’ose dire, par deux yeux incolores et mélancoliques, au bord desquels se dessinait un halo rougeâtre, signe indiscutable d’alcoolisme invétéré. Le caractère aristocratique du nez, assez fort et busqué, ainsi que de la lèvre supérieure très courte, ne servait qu’à accentuer l’aspect de déchéance malpropre d’une pareille physionomie. J’ignore l’impression que je fis sur Baruch. Mais il est certain que pour ma part, j’éprouvai d’abord une obscure satisfaction en apercevant un étranger qui paraissait tombé encore plus bas que moi. Ce premier sentiment fut donc la source d’une sympathie mutuelle dont je serais en droit de m’enorgueillir aujourd’hui.

Avant que j’aie pu me décider à reprendre ma route, l’inconnu posa sa main sur mon épaule et me dit en hochant la tête : ― Faut-il, Monsieur, que l’homme soit une créature aveugle et incapable par elle-même de trouver sa direction, pour que dans une voie aussi large nous n’ayons réussi à faire passer de front nos deux maigres personnes ! Telle est, n’est-ce pas, la moralité que nous devons tirer de notre rencontre ?

Puis il soupira trois fois profondément, fouilla dans ses poches, en tira une de ces tabatières communément dénommées « queues-de-rats », renifla une prise et continua en ces termes :

― La sagesse ne se trouve que dans les vieillards, comme dit Job, et l’intelligence est le fruit d’une longue vie. Vous paraissez bien jeune, mon ami (permettez que je vous donne ce nom), et vous êtes, sans doute, enclin à toutes les erreurs, à toutes les idolâtries de votre âge. Or, il existe un conseiller infaillible, un guide précieux qui toujours m’a secouru et fortifié dans les diverses infortunes de ma vie. Je serais enchanté de vous le faire connaître. La terre et le ciel passeront mais ses paroles ne passeront point. Elles se trouvent contenues dans ce petit livre d’aspect modeste, dont ma mère eut soin de me faire présent peu de temps avant sa mort, mais dont je me dessaisirais volontiers en votre faveur, moyennant la modique somme de quatre-vingt-quinze centimes, à cause de l’extrême amitié que vous avez su m’inspirer tout d’abord. Prenez-le. Vous rendrez, par la même occasion, service à un pauvre pécheur que Dieu, pour le punir de ses iniquités, a placé dans la plus atroce misère et dans la plus douloureuse affliction.

Il pleurait presque en achevant ces mots, tandis qu’il me glissait entre les doigts une édition de poche du Nouveau Testament d’Ostervald.

― L’embêtant, c’est justement que je ne sais pas lire, répondis-je, n’hésitant point devant un mensonge, tellement j’étais peu désireux de sacrifier les dernières ressources en vue d’enrichir ma bibliothèque.

― Qu’à cela ne tienne, mon jeune ami ! La vérité n’est pas seulement destinée aux savants et aux favorisés de ce monde. Voici une brochure dont la plus ignorante créature de Dieu saura faire son profit. Ainsi que vous le remarquez, elle n’a que quatre pages. La première est noire et représente votre âme plongée dans le péché. La seconde est rouge comme le sang de l’Agneau, où, après s’être purifiée, votre âme deviendra aussi blanche que cette troisième page. Quant à la quatrième et dernière, elle est dorée. C’est la plus belle de toutes ! Mais aussi ! Elle symbolise la gloire éternelle à laquelle, j’en suis sûr, vous ne manquerez point de parvenir un jour, si vous savez dûment tirer parti des leçons de cet opuscule dont le prix, pour vous, ne dépassera pas vingt-cinq centimes, cinq sous.

― Eh ! je n’ai que faire du sang de l’Agneau et de la gloire éternelle, non plus que de vos autres articles, répliquai-je fort irrévérencieusement. Je suis camelot, moi aussi, et pas plus riche que vous. Je représente la maison Bitard et Papivot : « Farces, attrapes et jeux de société ». Tel que vous me voyez, j’ai plein les poche de cigarettes à feu d’artifice, d’imitations de punaises en celluloïd pour mettre dans la salade, de compères-la-colique en plomb colorié, et même des cartes transparentes (ce sont des reproductions de tableaux de Gérôme) dont le placement devient, malgré tout, beaucoup plus difficile qu’on ne croit en général. Quant à me dire votre ami !... Ma foi, commencez toujours par payer un verre, nous verrons après.

Ce fut évidemment l’espoir d’obtenir mon salut qui induisit Baruch à m’accompagner jusqu’au plus proche estaminet. Au bout de peu d’instants nous étions liés pour la vie.

Tout en buvant, il m’apprit que sa mère était Norvégienne, son père, Anglais, et tous deux gens de bien, de leur vivant. Il avait, dès son enfance, beaucoup voyagé avec ses parents, changeant fréquemment de pays et de religion. Circoncis en Pologne, baptisé chrétiennement trois fois en France, deux en Allemagne et cinq en Angleterre, converti successivement au catholicisme, à l’anglicanisme, au luthérianisme, à l’orthodoxie, au calvinisme, au jansénisme, voire au manichéisme, sa piété constante lui avait procuré de nombreux subsides de la part de personnes croyantes et charitables comme il s’en trouve encore, Dieu merci, quelques-unes sur la terre. Engagé par un coup de tête dans l’Armée du Salut, il n’avait pu, toutefois, se former à la discipline militaire et revenait présentement d’une campagne en Afrique avec la caisse de sa compagnie et un lot considérable de traités religieux qu’il comptait bien revendre sur le marché de Paris ― bien que le mauvais esprit de la Babylone moderne lui laissât peu d’espoir en la réussite de ses transactions commerciales. Il s’interrompait maintes fois pour se frapper la poitrine et verser des larmes amères au souvenir de ses fautes passées. Puis, l’alcool l’égayant enfin quelque peu, comme ma nouvelle connaissance commençait à faire trop de bruit, je me vis dans la nécessité de l’entraîner sur une berge de la Seine où elle put dormir deux ou trois heures et se remettre complètement.

Dès lors, nous ne nous quittâmes plus sinon pour vaquer à nos affaires respectives. Baruch parut à la longue se désintéresser de ma vie intérieure et de ma direction morale. Les soucis de notre existence matérielle, ainsi que certaines anecdotes et divers souvenirs de voyage qu’il aimait à rappeler de temps à autre, devinrent peu à peu les seuls sujets de nos conversation intimes.

Je dois ajouter que malgré l’aspect malhabile de son grand corps osseux, Baruch se montrait des plus experts au vol à la tire. Il me fit souvent partager son butin en répétant une parole de Salomon qu’il chérissait entre toutes : « Les eaux dérobées sont douces et le pain pris en cachette est agréable ».


IV[modifier]

Il va de soi que mes sentiments envers un homme tel que Baruch ne s’arrêtaient point à cette banale affection, créée par l’habitude, et qui, chez deux personnes vivant ensemble, doit nécessairement prendre naissance du partage quotidien d’une destinée commune. J’admirais mon compagnon presque plus que je ne l’aimais. Ne fut-ce, en effet, qu’au point de vue professionnel, je n’aurais pu moins faire que de reconnaître en lui un maître incontestable. Alors qu’en déployant toute ma persévérance et ma bonne volonté, j’arrivais à grand peine à débiter mes « farces et attrapes », Baruch vendait ses livres pieux avec une facilité déconcertante. Pourtant, en un siècle frivole, et qui ne déteste point rire après boire, mon métier, à tous égards, semblait plus simple que le sien. Il m’eût suffi, sans doute, d’être mieux doué pour obtenir des résultats meilleurs. Mais j’ai toujours manqué de persuasion, et mon grand défaut est la lassitude. Je ne sais pas choisir le client et m’attacher ensuite à lui jusqu’à ce qu’il cède. Au contraire Baruch, s’il avait décidé de vendre sa marchandise à quelqu’un, n’en démordait qu’une fois l’affaire conclue. Il m’est arrivé de lui voir lacer les œuvres complètes de la générale Booth (dont il possédait en réserve tout un stock), en les donnant pour un ouvrage gai auprès d’un public ignorant et superficiel. Le « Voyage du Chrétien vers l’Eternité Bienheureuse » devenait avec lui un roman d’aventures, attrayant et pittoresque. Il proposait aux élèves de famille les Proverbes de Salomon, en insistant sur leur utilité pour nourrir les enfants de bons principes.

― En ce livre, madame, ne se trouve pas seulement le résumé complet et succint de ce qu’il est convenu d’appeler la sagesse des Nations. Vous y verrez, en outre, nombre de conseils appropriés à votre rôle d’éducatrice, rédigés en formules heureuses par l’un des pédagogues les plus éclairés de tous les temps. Permettez-moi ― si ce n’est point abuser de votre patience ― de vous citer quelques passages : « Les oiseaux des torrents crèveront l’œil de celui qui se moque de son père et qui méprise l’enseignement de sa mère et les petits de l’aigle les mangeront ». Que dire de mieux, pour produire, sans user de sévérité, une impression profonde et durable dans l’esprit de ce charmant bambin qui vous tient si gentiment par la main, quand, fortuitement, et ne s’en doutant point, peut-être dans l’innocence de son âge, il vient à vous manquer de respect ?

Le jour où, pour la première fois, vous lui ferez don d’une tirelire, quelle meilleure parole trouverez-vous pour l’encourager à l’épargne que celle-ci : « Va, paresseux, vers la fourmi : regarde ses voies et deviens sage ; laquelle n’ayant point de capitaine, ni de pévôt, ni de dominateur, prépare en été sa nourriture et amasse pendant la moisson de quoi manger ». Et si jamais, enfin, par la suite, à Dieu ne plaise ! votre fils se laisse entraîner sur la pente fatale du libertinage, il vous sera facile de lui expliquer, ainsi que l’auteur a pris soin de le noter avec beaucoup de justesse, que « pour l’amour de la femme débauchée on en vient au morceau de pain » et que « la femme adultère chasse après l’âme précieuse de l’homme ».

Mais Baruch savait, à propos, changer de méthode et varier ses procédés suivant le quartier où il opérait et selon la personne à laquelle il s’adressait. Aucune des finesses de son art ne lui demeurait étrangère. Il n’hésitait pas, au besoin, à souligner d’un clin d’œil le caractère licencieux de certains passages de la Genèse ou du Livre des Rois, ni à faire ressortir le côté romanesque et sentimental du Livre d’Esther.

― Je détourne peut-être parfois, avouait-il, le sens de l’Ecriture, mais il n’est point besoin de mauvais procédé pour combattre le malin, et l’on ne saurait m’imputer à crime d’employer contre lui ses ruses et ses séductions coutumières. L’important est de répandre la parole divine parmi les impies. Tout compte fait, la bonne cause ne peut qu’y gagner, à la longue.


V[modifier]

Un après-midi, tandis que la pluie, à coups menus, tapotait doucement la vitre embuée de notre jour de souffrance, je m’occupais, assis sur la malle plate de Baruch, à réparer tant bien que mal avec du fil poissé une crevasse ouverte dans la tige de ma bottine gauche. Mon ami, couché en travers du lit, méditait, ses deux mains sur la figure.

Par instants, lamentable comme le premier amour déçu d’une modiste sentimentale, s’élevait jusqu’à nous l’harmonie claudicante et surannée d’un orgue de Barbarie. La musique (dois-je le dire ?) m’a toujours porté à la rêverie. Je ne puis entendre les sons d’un phonographe ou de quelque autre instrument que ce soit, aussi bien dans un bar que sur une place publique, sans faire immédiatement un retour sur moi-même et revenir, par la pensée, aux époques les plus heureuses de mon adolescence. J’allais donc délaisser mon ouvrage manuel pour comparer une fois encore dans mon esprit ma situation présente avec ce séduisant avenir que, jadis, mes parents convoitèrent pour moi le jour où ils me firent entreprendre à Toulouse mes premières études de jurisprudence, lorsque, brusquement, Baruch se dressa debout et s’écria :

― Que ne suis-je mort dès le sein de ma mère ! Que ne suis-je expiré aussitôt sorti de son sein ! Et pourquoi m’a-t-on présenté les mamelles pour que je les suçasse ? Le laboureur qui revient des champs, sa besogne accomplie, n’écrase-t-il point d’un talon justicier, les œufs de vipère qu’il rencontre sur son chemin ? Ne sépare-t-on point du reste du troupeau les brebis atteintes de la gale, du charbon ou de la clavelée ? Pécheur entre les pécheurs, réprouvé parmi les réprouvés, objet de scandale aux yeux des justes, je ne mérite que le mépris, l’opprobre, l’injure et l’infamie !

Il répéta plusieurs fois les mêmes paroles et ne se tint pour satisfait qu’après avoir obtenu dans sa diction un accent parfait de contrition et de désespoir. Puis il se frotta les mains, en ajoutant :

« Ça va bien ! J’ai trouvé mon début. Le reste viendra tout seul.

― Tu veux donc faire du théâtre, maintenant ? demandai-je, surpris et de bonne foi.

― Ne raille point, esprit borné, répondit-il. Sache plutôt que, boulevard Malesherbes, près du parc Monceau, habite dans un hôtel d’apparence luxueuse, une Israélite récemment convertie à la religion réformée, qui, loin de gaspiller sa vie en œuvres vaines et en plaisirs futiles, consacre les innombrables richesses que la grâce de Dieu a réunies en ses mains, à répandre le bien et la bonne parole autour d’elle. Quel exemple, mon cher, par ces temps d’égoïsme où jamais le signe de la Bête n’a brillé d’un éclat aussi vif sur le front des grands et des puissants de ce monde ! Je serais tenté de conclure que cette créature d’élection a été désignée par un décret de la Providence en vue de déposer les charbons ardents du repentir dans le cœur des satrapes, qui, chaque matin, à leur réveil, peuvent se demander sans réponse : qu’ai-je fait pour la gloire du Tout-Puissant ? Qu’ai-je fait pour l’honorer dans ceux qui souffrent ? Qu’ai-je fait pour porter secours à mes frères qui sont pauvres ? C’est elle, c’est cette digne et sainte femme, qui, de ses deniers, avait soldé le voyage des trois missionnaires partis l’an dernier vers le Sud de l’Afrique et dont on suppose qu’ils ont servi de pâture à leurs catéchumènes. Que dis-je ? C’est elle, encore, qui a fondé « les dimanches de prière en plein air pour les enfants des deux sexes ». Lorsque, sur la Seine, par un beau jour d’été, tu vois descendre en bateaux-mouches dans la direction de Meudon ou de Saint-Cloud, de joyeux groupes d’écoliers faisant retentir l’air de leurs chants d’actions de grâce, sache que c’est une humble servante de Dieu qui s’emploie ainsi, à préparer déjà, d’une manière hygiénique, leurs jeunes âmes pour le salut. Eh ! bien, voilà ! Je me lèverai et je marcherai ! Je me rendrai à pieds et dans la boue jusqu’au boulevard Malesherbes ! Je frapperai à la porte de ma sœur secourable et sa porte s’ouvrira. Je me prosternerai devant elle, j’embrasserai la poussière de ses sandales et, parmi ses serviteurs assemblés, je lui ferai publiquement la confession de toutes les fautes qui oppressent ma poitrine. Devant la noirceur révélée d’une âme aussi chargée de forfaits et devant les signes éclatants du désir où je suis de retourner dans les voies ardues de l’abnégation et du sacrifice, il est impossible que je n’obtienne pas une somme d’argent suffisante pour nous aider à vivre pendant plusieurs semaines. Aussi bien, je suis brûlé un peu partout, et le commerce des traités ne donne rien en cette période si proche des fêtes du Carnaval ».

Ce disant, et sans même attendre de ma part un mot ou un signe qui lui exprimât mon étonnement ou mon approbation, Baruch prit son chapeau et sortit.

Il ne rentra que fort tard dans la soirée, passablement gris, mais vêtu de neuf. C’est l’unique jour de ma vie, je le jure, où je lui ai vu du linge propre. Il portait une redingote noire, d’excellente façon, dont j’eus grand’peine à le dévêtir pour le coucher, un pantalon également noir et confortable, quoique trop court, des guêtres grises et des souliers américains. Il n’avait gardé de sa tenue antérieure que sa coiffure de Quaker. Je ne m’en étonnai pas outre mesure, sachant que nulle force humaine n’aurait pu l’obliger à se départir de cet attribut représentatif de sa mission sur terre.

Le lendemain, remis de ses fatigues, il m’apprit qu’en plus de ces diverses parures, il avait, aussi, reçu quelque argent de sa bienfaitrice, mais que vu la longueur du trajet de la plaine Monceau à l’île Saint-Louis et le nombre considérable des mendiants que l’on rencontre à Paris, la nuit, dans les rues, il ne lui restait absolument plus rien ― plus rien, en vérité !

Il n’en demeura pas moins quelques jours à se reposer sans s’occuper d’autre chose que de boire du vin rouge et de chanter ses cantiques favoris, en s’accompagnant en sourdine sur le tam-tam qu’il avait rapporté d’Afrique. Mais une apparente inaction, chez un homme d’entreprise, ne dissimule-t-elle point, souvent, l’enfantement d’un projet nouveau destiné à faire grand bruit dans le monde ?


VI[modifier]

Effectivement, Baruch avait mis à profit ses heures de tranquillité pour concevoir une idée grandiose, qui, lorsqu’il m’en fit part, commença du reste par me paraître irréalisable, d’autant plus qu’elle exigeait mon concours pour être menée à bien.

Il ne s’agissait point, certes, d’une invention ordinaire et telle que quiconque peut en trouver de semblables, pourvu qu’il ait du loisir et l’esprit ingénieux. Il n’était pas question, par exemple, d’aller quêter à domicile dans le quartier pour une œuvre imaginaire de propagande chrétienne ou de relèvement de filles soumises, ni même d’essayer de faire chanter (comme on dit en langage vulgaire) un rabbin, un évêque ou un pasteur en le menaçant de révélations imprévues sur ses écarts de jeunesse. Non ; j’espérais mieux de Baruch. Mon attente ne fut pas trompée.

― Vois-tu, me dit-il, mes longues méditations de ces jours derniers ont porté leur fruit. J’ai beaucoup réfléchi, beaucoup prié dans le silence et la solitude. Et maintenant les temps sont venus ! Je me sens prêt à accomplir de grandes choses ! Sans doute, sceptique ami, vais-je lire l’étonnement dans tes yeux et le doute sur ton visage... j’ai entrepris de fonder une religion nouvelle, avec l’aide de Dieu, bien entendu.

― Une religion, Baruch ? répondis-je. Il me semble que tout a déjà été fait dans ce genre et qu’il doit être extrêmement difficile de créer du nouveau.

― Oh ! quand je dis une religion... Ce ne sera peut-être, dans les débuts, qu’une modeste secte, composée d’un groupe intime de fidèles ― mais dont je compte devenir, en quelque sorte, comme le pape ou le messie.

― Même en supposant que tu possèdes les aptitudes voulues et les connaissances indispensables, crois-tu bien que notre époque de cafés-concerts, d’aéroplanes et d’incrédulité soit désignée spécialement pour des tentatives de cet ordre ?

― Tu as l’air d’ignorer, mon cher, qu’aujourd’hui tout est permis aux esprits audacieux. Les bienfaits de la publicité me procureront d’ailleurs des facilités inconnues aux plus illustres de mes devanciers.

― Mais voyons, Baruch, on n’invente pas une religion comme ça, du jour au lendemain. Il convient, j’imagine, d’avoir été préalablement gratifié d’une révélation d’en-haut. Il faut, au moins, pouvoir enseigner un dogme inédit.

― Je t’accorde volontiers que je ne suis pas encore tout à fait fixé sur les détails. Qu’importe ? Nous aviserons ultérieurement. Le principal, c’est de réunir d’abord un certain nombre de disciples qui pourvoieront à mes besoins les plus urgents. Mieux vaudrait, sans doute, les choisir parmi les classes riches de la société. Mais, tant pis ! Nous commencerons avec les éléments que nous aurons sous la main.

― Et que leur dirais-tu, à tes disciples ?

― Des paroles de vie et d’espérance. Je leur apprendrai, au surplus, par mon exemple, à suivre de près les préceptes de l’Écriture. Je rénoverai leurs mœurs. Je leur ferai porter un costume approprié à leur nouvelle existence. Nous chanterons des hymnes ensemble et je répandrai dans leurs âmes une semence qui rendra cent pour un. Il est à prévoir que le Seigneur m’inspirera. Considère, en effet, combien, en peu de temps, j’ai su améliorer tes sentiments depuis notre première rencontre... Mais que sert de gaspiller le temps en paroles vaines ? C’est demain le mardi-gras. Tu te vêtiras de blanc et tu iras par les rues, une palme à la main, annoncer la bonne nouvelle à tous les carrefours. De mon côté, j’aurai soin de m’entendre avec un marchand de vin-restaurateur pour qu’il laisse à ma disposition la salle du fond de son établissement. Rien de plus facile puisque mes disciples deviendront en même temps ses clients et qu’ainsi je lui ferai gagner quelque argent, tout en ramenant des pécheurs à Dieu.


VII[modifier]

J’ai, depuis mon enfance, exercé tant de métiers différents et si rarement senti en moi la force de résister aux gens, aux choses ou aux circonstances, que je ne trouvai point de raison sérieuse pour ne pas obéir à Baruch. Au moyen de l’un des deux draps de lit que nous possédions en commun, je composai donc le costume qui m’était prescrit. Je négligeai toutefois de m’enquérir d’une palme, et je mis simplement sous mon bras, afin de mieux conserver la liberté de mes mouvements, la grande pancarte que Baruch prétendait m’appliquer sur le dos et contre laquelle il avait collé des lettres de papier doré formant les mots suivants :

 
Où va-t-il ?
Implorer le rachat de son âme
au « Rendez-vous des vrais Berrichons »
Rue Poulletier,
ce soir à neuf heures précises.
Consommations de premier choix.
Le Salaire du péché c’est la mort.
Qu’on se le dise !


Toute la journée, j’errai ainsi, de bar en bar, parmi d’autres masques tristes et crottés, mais résignés pour quelques heures à figurer une joie qui, hélas ! n’existe plus depuis longtemps au cœur des hommes. Grâce à la disposition générale des esprits, je passai presque inaperçu. On ne me fit point de remarques particulièrement désobligeantes sur la pauvreté de mon travesti.

Aussi, quand sonna l’heure du rendez-vous, la salle du petit café choisi par mon compagnon ne contenait-elle que ses habitués les plus ordinaires : deux terrassiers, un garçon livreur de la Samaritaine, un garde municipal avec son amie et surtout une vieille écaillère, porté sur la boisson, la veuve Bouteille, née Seigneur ― aujourd’hui décédée en odeur de sainteté.

Baruch patienta environ quarante-cinq minutes. Ne voyant pas grossir le nombre de ses disciples éventuels, il en prit son parti, et, se levant de la banquette sur laquelle, jusque-là, il était resté silencieux et méditatif, il frappa ses mains l’une contre l’autre, afin d’attirer l’attention de son côté. Puis, sans plus, il ouvrit la séance.

― Mes frères, dit-il, élevons notre âme à Dieu !

Je m’attendais, comme vous pensez bien, à ce que l’un des deux terrassiers qui causaient politique derrière un litre de vin blanc envoyât contre Baruch le premier projectile venu, verre ou bouteille, en traitant l’orateur de « sale calotin » ou de « marchand de bon dieu ! » Il n’en fut rien. C’est ici, en effet, que l’histoire commence à devenir anormale. Les assistants se dressèrent, d’un accord unanime, pour répéter avec gravité la prière que récitait Baruch. Ce dernier paraissait, du reste, presque aussi surpris que je l’étais moi-même.

Il continua ses exercices par un cantique suggestif et entraînant qu’un de ses anciens lieutenants de l’Armée du Salut avait composé dans trois idiomes différents sur un air fort connu de toutes les nations civilisées, en vue de le rendre rapidement populaire auprès des foules. Seul, le premier couplet de la version française est demeuré dans ma mémoire :

 
Tous les soirs, comm’ tous les matins,
Le vertueux chrétien
Répète à sa compagne austère :
Viens donc fair’ ta prière !
Allons, mets-toi vite à genoux
Auprès de ton époux ;
Ne perds pas d’temps, faut s’dépêcher
D’prier pour nos péchés !
Notre cœur,
Tout en pleurs,
Réclame son Sauveur !
Viens, Jésus-Christ, vient Jésus-Christ, viens !
Viens répandre ta grâce
Et la paix sur nos faces !
Ah ! viens, Jésus-Christ, viens Jésus-Christ ! viens !
Lorsque j’ai prié Dieu,
Je me sens tout joyeux !


Les clients du « Rendez-vous des vrais Berrichons » reprirent en chœur le refrain, et je compris dès lors que la partie était gagnée. La voix de la veuve Bouteille d’étonnait, il est vrai, plus fausse à elle seule que toutes les autres réunies. La digne créature présentait néanmoins un aspect si convaincu que je n’osai point lui frapper sur l’épaule pour l’inviter à modérer ses accents.

Puis Baruch s’engagea dans une longue harangue, comme il savait les faire, où se trouvaient mêlées, de façon à n’offrir plus qu’un sens assez lointain, des citations dépareillées des deux Testaments et de l’Apocalypse. L’auditoire écoutait, attentif et recueilli, tel qu’à l’approche d’un grand mystère. J’éprouvais pour ma part, sans en comprendre encore la raison, une vénération tout à fait singulière et imprévue envers mon banal camarade de chaque jour. Je le regardais avec stupeur, bien qu’habitué à ses discours incohérents. Mais ses paroles avaient pris une signification nouvelle, réconfortante et apaisante. Tout n’était plus que béatitude et cordialité sereine dans notre groupe. Il me souvient que le garde républicain avait débouclé son ceinturon blanc, et qu’il pleurait doucement, à petits hoquets, d’une manière enfantine. Je ne sais combien de temps la situation aurait duré, si, subitement, l’épouse du cabaretier n’avait poussé un cri strident, un cri où contenait toute la détresse humaine depuis le péché originel, et, quittant son comptoir, n’était venue se jeter aux pieds de Baruch. En des phrases entrecoupées de sanglots, elle lui fit l’aveu de chacune de ses erreurs et reconnut avoir trompé trois fois son mari avec un crémier de la rue des Deux-Ponts ;

Mon ami la releva et la baisa sur le front.

― Il ne m’appartient pas, dit-il, de vous pardonner vos fautes. Mais, à coup sûr, on vous tiendra compte en haut lieu de votre repentance pour le passé, aussi bien que de votre bonne volonté pour l’avenir.

Après quoi, je crus opportun d’utiliser les sentiments bienveillants du public en procédant à une quête qui fut fructueuse. Nous pûmes enfin nous arracher à l’enthousiasme de ces néophytes, moyennant la promesse que Baruch reviendrait le lendemain à pareille heure expliquer sa doctrine avec plus de détails.


VIII[modifier]

Notre concierge, ce même soir de carnaval, sans pareil au cours de mon existence, dormait si profondément lorsque nous voulûmes rentrer chez nous qu’il nous fallut sonner à plusieurs reprises avant que la porte ne s’ouvrît. Tandis que nous attendions, le dos courbé sous la pluie, un vieillard chauve, très caractéristique, et qui boitait péniblement des deux pieds, sortit de l’ombre et nous demanda l’aumône. C’était un pauvre d’une race exigeante et obstinée. Malgré le silence que nous opposions à sa requête, il ne cessait de la répéter sur un ton uniforme, avec, du reste, l’air de penser à toute autre chose.

D’un geste évasif, mais plein de bienveillance, Baruch leva un doigt pour le bénir.

― Allez en paix, mon frère ― dit-il ― et souvenez-vous que l’homme, bien que né de la femme, ne vit pas uniquement de pain. Dieu vous conduise et vous préserve de la tentation...

A peine terminait-il sa phrase que le mendiant sauta de joie et s’en fut en gambadant comme un écolier.

― Hosannah ! s’écria Baruch, gloire à Dieu dans le ciel, sur la terre et dans les eaux plus basses que la terre ! Voilà que je fais des miracles, à présent ! Je guéris les paralytiques et rien, désormais, ne s’oppose plus en principe à ce que je rende la vue aux aveugles ! Un pareil résultat, cher ami, dépasse toutes mes prévisions...

― Bah ! répondis-je, sans rien perdre de mon sang-froid, ne te hâte pas trop de conclure : qui te dit que ce vieillard, malgré son apparence, n’est pas un ivrogne ou un simulateur ?

Mais Baruch ne se trouvait pas en état de prêter l’oreille à mes objections. Son visage rayonnait d’une joie surnaturelle et ses jambes fléchissaient sous lui comme celles d’un homme pris de vin doux.

Une fois montés dans notre chambre, nous nous couchâmes silencieusement. Malgré ma longue promenade de la journée et contrairement à mes habitudes, je ne parvins pas à m’endormir. Quant à mon compagnon, la pensée qu’il avait pu, sans le vouloir, produire un miracle ne quittait certainement pas son esprit, car il se tournait et se retournait sans cesse à mes côtés, en proie à la plus vive agitation.

― Je veux en avoir le cœur net, déclara-t-il enfin, passant par-dessus moi ses grandes jambes maigres pour descendre du lit.

Je l’entendis dans l’obscurité courir pieds nus sur le carrelage de la pièce. Puis, il trouva quelque part des allumettes, en frotta une et en communiqua le feu à un bout de bougie. Je le vis alors ramasser par terre un bouchon abandonné, qui gisait auprès d’une bouteille vide et le serrer fortement dans son poing gauche.

― Regarde bien : c’est très sérieux, cette fois. Nous allons savoir si véritablement je suis l’élu du Tout-puissant. Que ce bouchon, qui est dans ma main gauche, passe à mon commandement dans ma main droite et la preuve sera établie. Pas besoin de chercher plus loin ; j’aurai le don du miracle.

Il ouvrit sa main droite : le bouchon s’y trouvait.

― Je connais ce procédé, répliquai-je. Tâche d’inventer mieux, pour convaincre demain ton auditoire. Sinon, à juste titre, il pourrait réclamer en outre que tu fasses jaillir un lapin blanc de ton chapeau.

― Homme de peu de foi ! Insensé qui me ruines ! reprit-il avec indignation. Tu te jetterais même sur un orphelin, puisque tu t’acharnes à accabler de sarcasmes ton meilleur ami ! Comment oses-tu penser que je puisse tricher dans une occasion aussi solennelle ? Voilà bien le fruit de mon indulgence et de ma tendresse envers toi ! Que faut-il donc pour te convaincre, âme rétive, toi qui fermes délibérément les yeux à la lumière divine ?

A cet instant, la bougie que Baruch avait fixée sur un angle de la table achevait de s’éteindre. Mais l’obscurité ne se fit pas complètement, car une petite flamme immobile, identique à celles qui, dans certaines gravures de piété, représentent le Saint-Esprit descendant sur la tête des apôtres, brillait d’un éclat fort doux au-dessus du front de mon ami.


IX[modifier]

Ainsi fut révélé le véritable caractère de Baruch. Il appartient à d’autres, plus savants que moi, de connaître sa vie et son œuvre. Dieu merci, les ouvrages ne manqueront point au sujet de cette aventure extraordinaire dont je ne crois pas que la pareille ait jamais, à meilleur droit, mérité d’étonner l’humanité depuis les âges bibliques. Pour ma part, j’ai voulu seulement rapporter quelques faits précis auxquels mon titre de témoin oculaire ne saurait manquer d’ajouter une réelle valeur. Les prophètes, en effet, sont si rares à notre époque, que les moindres détails, touchant leur personne privée, exciteront toujours la curiosité publique.

Jusqu’à ces derniers jours, je n’ai cessé d’aller visiter mon ami, tous les dimanches après-midi, dans l’asile d’aliénés où l’autorité laïque jugea bon de l’enfermer dès le lendemain du jour où se termine mon récit. Là, comme ailleurs, son influence morale avait accompli des prodiges. Du plus humble malade jusqu’au directeur, sans oublier le portier et les gardiens, tout le monde s’était converti. On n’entendait plus dans cette demeure que des chants d’allégresse et de félicité. Une seule chose m’étonne encore. Je me demande comment Baruch à qui le ciel avait octroyé le pouvoir de soulager ceux qui souffrent, ne parvint jamais à se guérir soi-même d’un regrettable penchant pour les liqueurs fortes. On raconte qu’il mourut d’avoir bu, l’un après l’autre, tous les flacons d’eau-de-vie camphrée de l’infirmerie de l’asile dont il avait un soir dérobé la clef. Mais seuls les séraphins qui furent commis pour venir cueillir son âme pourraient vous dire l’exacte vérité sur cette assertion.






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