Mon berceau/Préface

La bibliothèque libre.
Bellier (p. 5-17).

Préface


L’âge critique — Comment on devient explorateur — Les dangers de la carrière — Le premier arrondissement ignoré.

Depuis tantôt vingt-trois ans, c’est-à-dire depuis la guerre, qui a été la première grande étape des hommes de ma génération, j’ai constamment vécu dans le commerce et l’intimité des explorateurs, qui ont jeté un si vif éclat sur la France, quoi qu’en puissent dire les bons amis des Anglais, qui affirment que nous ne sommes pas un peuple colonisateur.

À force d’aller attendre aux gares de Lyon ou d’Orléans les pionniers de la civilisation, les commis voyageurs des idées françaises en pays neufs, les exportateurs de nos grands principes de liberté et de justice, qui seront l’éternel honneur de notre pays.

À force d’invoquer, dans les longues causeries du soir, avec les Coudreau, les Binger, les de Brazza, les Dybowski et bien d’autres, les horizons lointains et les mœurs des contrées aussi vierges que mystérieuses de l’Afrique ou de l’Amérique du Sud.

À force d’écrire dans la presse sur les voyages de mes vaillants camarades.

À force de rendre aussi fidèlement que possible, dans mes conférences, les impressions de leurs périlleuses pérégrinations et de vulgariser surtout les résultats obtenus au point de vue commercial pour l’avenir et la grandeur de la Mère-Patrie, j’ai fini, un beau jour, par me sentir empoigné moi-même, je me suis senti dévoré par cette soif inextinguible de l’inconnu, par le désir ardent de servir utilement mon pays et je me suis dit :

— Pourquoi ne serais-je pas, moi aussi, explorateur ? Du reste, fidèle à la méthode célèbre de Victor Hugo, dans explorateur, je trouvais orateur aussi en ma qualité de conférencier, il me semblait que j’étais autorisé à me considérer comme un prédestiné à l’exploration.

Bientôt ce fut un cauchemar, une idée fixe, une obsession ; il n’y avait pas à résister, il fallait à tout prix que j’explore quelque chose, mais quoi ?

Là commençait la difficulté. J’en touchai deux mots aux ministres d’alors, j’avais des projets plein la tête. Ces sujets purement commerciaux, dans les deux Amériques, aux Antilles, à Haïti, dans les possessions de l’Océan Pacifique, ne me faisaient pas défaut, mais invariablement nos bons ministres me répondaient : Les crédits sont épuisés et je ne tardais pas à m’apercevoir que je n’avais rien à attendre de ce côté.

Aller en Guyane après Coudreau, en Afrique après la pléiade de compatriotes illustres qui la sillonnaient en tous sens, il n’y fallait guère songer : ces intrépides avaient monopolisé beaucoup de périls et un peu de gloire ; j’arrivais vraiment trop tard, et je dû reconnaître que l’audacieux tu quoque n’était pas si facile que cela à réaliser, tant il est vrai que dans le vieux monde il y a toujours loin des lèvres à la coupe, même quand on ne demande qu’à risquer sa peau et à se faire rompre les os pour la France !

Je parlais tout à l’heure de la guerre comme d’une première et terrible étape, bientôt sur ces entrefaites j’allais arriver à une seconde étape non moins solennelle et douloureuse pour moi, personnellement : je touchais la quarantaine.

Loin de m’en réjouir, comme le capitaine qui parvient au port, après un long voyage, je ne voyais pas arriver sans effroi l’heure fatale où, tout en comptant mes cheveux blancs, je me disais : je puis être sénateur — les invalides anticipés — le sourire railleur des jeunes filles, lorsque l’on se hasarde encore à conduire un cotillon, le respect prématuré, qui semble une suprême injure à l’homme d’action et qui sait ? peut-être la goutte, l’horrible goutte après une candidature au Sénat, tout cela tourbillonnait lugubrement dans mon esprit et je fus bien contraint de me rendre à l’évidence et de m’avouer à moi-même que l’entraînement de la prime jeunesse me manquant, je ne pouvais plus m’aventurer dans les décevantes et attirantes solitudes de l’Afrique Centrale.

J’avais d’autant plus raison de penser ainsi, que la candidature au Sénat, dans l’Hérault, m’est arrivée au lendemain de mes quarante ans ; elle ne fut point couronnée de succès, mais la goutte est venue, lancinante et cruelle, et la terrible compagnonne, récalcitrante, a été dure à déloger : Je me souviendrai longtemps de ses farouches caresses, de ses baisers presque mortels. C’était du moins une compensation.

Mais quoi, alors, ne pas devenir explorateur ? Mais c’est impossible, je ne pouvais pas ainsi tout à coup, brutalement, renoncer au rêve longtemps caressé avec amour.

Que faire ?

J’allai consulter un ami fort expert en la matière, grand explorateur lui-même, en disponibilité pour le quart d’heure, un tantinet sceptique.

Dès les premières paroles, il comprit la situation perplexe dans laquelle je me trouvais et faisant mine de partager mes angoisses, d’un ton paternel il laissa tomber lentement ces paroles :

— Eh, mon cher, c’est bien simple, on explore simplement la France ; avec un peu d’esprit, un joli style et un fort ragoût d’aimables anecdotes, il y a encore beaucoup à glaner.

— J’y ai bien pensé, mais hélas, vous savez bien que je l’ai fait aux trois quarts, ne m’occupant que des questions de chemins de fer et de transport.

— C’est vrai.

— Où aller alors ? de grâce, un sujet d’exploration bien gentil, pas trop loin, ou, je le sens, je vais mourir de consomption, en perdant ma dernière illusion.

— Mais, mon ami, sans en arriver à ces tragiques extrémités, il est parfaitement permis de s’inspirer des exemples mémorables que nous ont laissés d’illustres prédécesseurs dans la carrière ; vous ne devez pas ignorer qu’il y a des explorations à la portée de toutes les bourses et de toutes les forces ; on fait comme Xavier de Maistre…

— Oui, cher ami, je sais, le Voyage autour de ma chambre, mais c’est fait.

— Eh bien, le Voyage autour de mon jardin ?

— Hélas ! je n’en ai point.

Alors, lui, railleur :

— Mon pauvre vieux, vous me faites pitié avec votre manque d’imagination ; voulez-vous un sujet neuf et bien suggestif pour un Parisien comme vous ? Savourez-moi ce titre : Exploration au fond de mes poches…

Le malheureux n’avait pas eu le temps d’achever qu’il me recevait évanoui, mourant dans ses bras.

Enfin, revenu à moi avec force vinaigre, grandes tapes dans les mains et énergiques soufflages dans la bouche, il me dit, tout ému lui-même, le pauvre garçon :

— Mais, qu’avez-vous ? Ça va mieux ? Quelle peur !

— Oh, mon cher, c’est de votre faute aussi, explorer mes poches, mon porte-monnaie ? mais si j’allais y trouver le diable ?

— Mais ça mène à tout ; Cornélius Herz a bien été nommé grand officier de la Légion d’honneur pour avoir exploré les poches des Français.

— Ça n’est pas la même chose.

Je quittai mon ami plus indécis que jamais et je me mis dare-dare à écrire un grand traité sur l’art de la chasse du gibier à plume et à poil dans la plaine Saint-Denis.

Mais, comme cela ne répondait pas encore à mes secrètes aspirations, je ne tardai pas à vendre mon ouvrage pour la somme de 37 fr. 50 à un homme politique, désireux de se créer une position honorable dans le monde des lettres.

C’est alors, qu’au plus fort de mes désespérances, une idée lumineuse me traversa le cerveau et que je m’écriai, fou de joie : j’ai trouvé. Je venais de me souvenir que j’étais Parisien, mais là, un vrai Parisien de vieille roche, un pur, à de longues générations.

Du moment que je ne puis plus explorer l’Afrique, les deux Amériques ou l’Australie pour les raisons énumérées ci-dessus, je vais tout bêtement explorer ma ville natale, Paris !

Quel projet grandiose. Mais le lendemain, à la réflexion, je me dis que l’on avait déjà pas mal écrit sur Paris, la grand’ville, et que si moi, je voulais faire quelque chose d’à peu près propre et complet, il me faudrait enfanter une centaine de volumes au moins pour mener mon œuvre à bien.

De nouveau je fus terrifié et de nouveau j’allais m’évanouir sous le coup de cette douloureuse constatation, mais heureusement que je me souvins à temps que mon ami n’était pas là pour me recevoir dans ses bras, c’est pourquoi je ne m’évanouis point.

Le surlendemain j’eus une nouvelle idée et je me tins à peu près ce langage — tout bas puisque j’étais seul avec moi-même et qu’il était inutile de parler tout haut.

— Mon pauvre vieux, tu es né de parents pauvres mais honnêtes, le 18 février 1851 à six heures du soir, au numéro 8 de la rue d’Argenteuil, à l’entrée de la butte des Moulins, aujourd’hui disparue, entre deux mauvais lieux, les Tuileries d’un côté et le sommet de la butte qui était fréquenté par des filles de joie, ainsi nommées sans doute parce qu’elles exercent la plus navrante des industries ; tu es donc bien né natif du Ier arrondissement, contente toi d’explorer ledit Ier arrondissement. Très fier de cette découverte, je courus chez mon ami qui jeta une douche sur mon enthousiasme.

— Mais, malheureux, l’histoire du premier arrondissement, c’est l’histoire politique de la France entière, c’est l’histoire de l’art dans son ensemble et rien que pour parler convenablement de nos musées du Louvre, il te faudrait écrire au moins dix volumes.

Cette constatation, aussi simple que logique, était foudroyante, aussi je m’empressai de m’évanouir pour la troisième fois, et pour de bon, puisqu’il était là pour me recevoir.

Le lendemain du surlendemain — comme notre langue est pauvre puisqu’elle m’oblige à employer ces tournures enfantines — j’eus encore une nouvelle idée ce qui, entre parenthèse, me fit énormément de plaisir, car je pensai que j’étais en train de devenir comme Émile de Girardin et que j’allais avoir une idée par jour.

Au lieu d’écrire toute l’histoire du premier arrondissement, je vais me contenter, prenant mon rôle au sérieux, de n’explorer que les coins les moins connus de l’arrondissement et, de la sorte, je pourrai condenser le fruit de mes recherches en un seul volume, ne renfermant que les faits les plus ignorés.

Cette longue gestation d’un cadre, d’une campagne, d’un plan remonte tantôt à deux ans ; depuis cette époque, vaillamment, sans défaillance, soutenu par le feu sacré qui anime tous les explorateurs de race, jours et nuits, j’ai fouillé en tous sens mon cher premier arrondissement, celui qui m’a vu naître, mon berceau. Et voilà comment on devient explorateur !

Sans vouloir, comme certains voyageurs, exagérer les dangers et les périls auxquels j’ai été exposé, je dois cependant à la vérité de déclarer ici que mes pérégrinations n’ont point été dénuées de fortes émotions et de riches souleurs ; d’ailleurs ne dit-on pas : a beau mentir qui vient de loin ; or, comme je ne viens pas de loin, il me serait donc, en dehors même de mes habitudes de franchise, impossible de mentir.

Je ne voudrais pas vous entretenir par le menu de mon itinéraire qui n’a pas duré moins de deux années consécutives ; cependant il me sera bien permis de dire à l’ami Coudreau, que j’ai souvent rencontré sur mon passage, surtout pendant la nuit, en plein premier arrondissement, des tribus infiniment plus sauvages et plus dangereuses que celles avec lesquelles il vivait en si bonne intelligence dans les territoires contestés de la Guyane.

Par une belle nuit froide de décembre 1890, sur les trois heures du matin, aux abords des Halles, je me souviens d’avoir été attaqué par la redoutable tribu des Béni-Saignent-Pantes et j’ai bien failli y laisser ma vie.

Ces tribus sauvages de Paris ont cela de bizarre, qu’à l’encontre des noirs de l’Afrique ou des Indiens de l’Amérique, ce sont elles qui représentent à Paris les Visages-Pâles — oh ! combien pâles — les hommes, blafards et livides, ont à peine quelques poils de barbe et les femmes sont encore plus repoussantes ; on reconnaît les individus des deux sexes à la pommade particulière qu’ils se mettent sur les cheveux et aux accroche-cœur qu’ils se fignolent avec soin de chaque côté des tempes, au-dessus des oreilles…

Donc j’allais infailliblement périr sous les coups des Béni-Saignent-Pantes, au milieu de ces solitudes désolées qui entourent les Halles pendant la nuit, au milieu de la brousse épaisse formée par des amoncellements de choux-fleurs et de carottes et la lune elle-même, impassible, éclairait leur grand chef Bouffe-Galette qui allait me plonger son couteau dans le cœur, lorsque son bras retomba net sous un coup de plat de sabre et lâcha l’arme meurtrière : je venais d’être sauvé par une ronde de braves sergents de ville.

Je leur offris naturellement une tournée dans le Caveau, dont on verra l’histoire plus loin, pour les remercier et pour me remettre un brin de cette terrible alerte.

Tout en causant, je leur racontai le but de mes explorations nocturnes et l’opiniâtreté de mes recherches. Ces braves gens étaient saisis d’admiration et de respect.

— Alors, vous êtes un explorateur ?

— Parfaitement, et de l’espèce la plus rare encore, un explorateur parisien.

L’un d’eux, qui avait été zéphyr en Afrique et se piquait de connaître son continent noir, voulait absolument donner le nom de Vibert-Ville au chalet-de-nécessité, entouré des montagnes de choux et autres légumes, où j’avais failli trouver la mort.

Je refusai naturellement avec énergie ce procédé par trop expéditif, blessant d’ailleurs profondément ma modestie.

— Bast, me dit-il, rien n’y manque ; le chalet représente la case du chef et les légumes empilés la forêt vierge ; vos scrupules vous honorent, mais vous êtes vraiment trop naïf ; moi, qui vous parle, allez, j’en connais plus d’un qui n’ont jamais mis les pieds en Afrique et qui cependant ont collé sur les cartes leurs noms à des villes imaginaires où il n’y a rien que le désert, l’implacable désert. Vous ne connaissez donc pas la puissance de la réclame ? Vibert-Ville, je vous assure que ça ferait très bien dans le tableau.

Et je dus payer une seconde tournée pour noyer à jamais sa trop bienveillante et malencontreuse idée.

Telle quelle voilà, chers lecteurs et chères lectrices, aimables compatriotes et concitoyens, la relation fidèle de mon voyage d’exploration dans le premier arrondissement.

Je ne me fais point d’illusion, je sais qu’il n’est pas complet, qu’il est à peine ébauché, qu’il est plein de trous et de lacunes ; à d’autres à continuer, à parfaire et à parachever.

Si je puis faire naître l’idée à des compagnons de lettres et de voyage d’en faire autant pour les vingt arrondissements de Paris, j’estime que l’exemple aura été salutaire et que je n’aurai point perdu mon temps.

Je voulais aussi montrer que l’on pouvait devenir explorateur à tout âge ; un si joli métier et si facile ! Ai-je réussi ? À vous de répondre.

Je suis sûr du moins de vous faire aimer un peu plus notre cher Paris, si vous avez la bonté de me suivre jusqu’au bout du volume et, certes, il y a dans cette espérance de quoi satisfaire la plus difficile ambition d’un de ses enfants !

Paul VIBERT.