Mon corps et moi/Les dernières présences

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Éditions du Sagittaire, Simon Kra (p. 27-42).

III

LES DERNIÈRES PRÉSENCES

Sur le plancher une valise entrouverte.

Pêle-mêle s’y entassent des livres, des tricots, du linge et des cravates bien inutilement anglaises pour cette solitude choisie. Je me baisse, plonge les mains au milieu de tout ce désordre et me rappelle qu’hier encore on riait de me voir si maladroit.

On ?

Qui au fait ?

Certes ils n’étaient pas en grand nombre ceux qui me donnaient l’impression que la scène n’était pas tout à fait vide où chaque jour s’essayait à de nouvelles tragi-comédies. Maintenant, il s’agit non de s’acharner encore à quelque essai mais d’oublier les syllabes d’un prénom, une bouche.

Or quand j’opte pour l’énergie, même si c’est contre moi, même si je suis seul en cause, afin de ne point trahir ma volonté de force, il me faut d’abord affirmer à voix tonitruante.

Résolu à couvrir les accents trop connus et à me refuser à l’étreinte d’une mémoire pour laquelle je n’ai déjà montré que trop de complaisance, je rugis : « Assez… Assez… Assez. »

Moralité : la femme de chambre de l’étage frappe à ma porte. Ces cris ont dû lui donner un espoir de fait divers. « Monsieur a sonné ? » Je me venge, et comme si l’importune n’était qu’une simple bonne à tout faire je l’appelle Marie : « Non, Marie, je n’ai pas sonné, je n’ai besoin de rien, Marie. Ne vous dérangez pas si je parle un peu fort. Je n’ai ni la fièvre chaude ni le délire. Je récite mes rôles, Marie. Pensez que je suis un acteur. Aimezvous le théâtre, Marie ? Je vous donnerai des billets, Marie. »

De l’autre côté de la porte, elle grogne de déception. Dame, comment, à moi tout seul, aurais-je pu lui offrir un crime passionnel. Pauvre Marie. Allons, ce sera pour une autre fois.

Délivré de cette sotte j’égrène encore quelques assez, puis en silence (le voilà, Marie, notre cher crime passionnel) je déchire une photo et comme si je pouvais en cachant les débris me dérober au souvenir, sous les brochures, les gilets, j’enfouis des étoiles inégales de carton.

Demain j’ouvrirai la valise pour prendre un roman, un sweater, mais je ne recollerai pas les morceaux du passé, d’hier, de cet hier dont l’ombre s’appellera peut-être demain, mais dont il ne faut pas que la hantise écrase aujourd’hui.

Aujourd’hui, bien vide, bien blanc, bien seul.

Demander secours à des présences extérieures c’est croire au miracle des échanges. Or les créatures assemblées se prennent beaucoup les unes aux autres et ne se donnent rien. Où va donc le fruit des larcins réciproques ? J’aimerais croire à quelque cagnotte de l’esprit, au patrimoine de l’humanité. Et cependant de cette humanité je continue à ne pouvoir prendre notion que si, libre de tout contact étranger, je suis enfin l’homme seul. Et qui donc n’a pas senti que pour être un homme, pour être, il fallait être l’homme seul. Je ne suis que par ce qui m’éloigne des autres et, me rendant incompréhensible aux regards de leur intelligence, les rend aussi incompréhensibles à moi-même.

C’est donc pour encourager les plus sûrs espoirs que je répète : « Aujourd’hui bien vide, bien blanc, bien seul. »

Il n’y a pas de bruit dans cet hôtel.

Le silence va-t-il valoir à mon cœur de s’entendre battre ?

Ce cœur, auparavant, lorsqu’il a battu (excusez du romantisme), lorsque mon cœur a battu par d’autres, pour d’autres, parmi d’autres, il n’était pas le métronome de soi-même, mais chacun de ses coups ne faisait que désigner un moment du désordre.

Oui, je le redirai, tous mes essais furent prétextes à me dissoudre, à me perdre. Au long des nuits, si je me suis dévoué à certains corps, c’était pour oublier le poids du mien, et si j’ai été curieux des âmes qui passaient, il faut l’avouer, c’est que la mienne était d’elle-même incapable d’exaltantes surprises.

Condamné tout le jour à ignorer la sensation d’être, parce que condamné à ne pas être seul, le soir, lorsque je me trouvais libre enfin, je n’avais pas le temps de m’habituer à moi-même. Pour échapper au malaise initial de ma propre rencontre, j’acceptais encore des présences. Et ainsi, afin que pût mieux s’évaporer la première angoisse du contact avec moi-même, je cherchais quelque autre pour, l’heure du sommeil enfin venue, laisser s’échapper, se transposer, sans moyen choisi, le plus secret, le réel de mon être dont la révélation m’avait été donnée par des états et non par des images ou des sensations.

Nuits sans gestes et sans paroles, nuits qui ne connaissaient point les cauchemars. Un sommeil parallèle empêche la douloureuse surprise des rêves. Or ces rêves, si cruels aient parfois été les bouquets de torture dont ils se plaisaient à m’accabler, mes rêves, ne sont-ils pas justement ce en quoi mon orgueil aime à chercher des raisons. Je ne suis pas Hercule. Et puisque je n’ai pas entrepris les douze travaux, pourquoi accepter de filer aux pieds d’Omphale ? Pourquoi accepter de dormir entre des bras de créature humaine, tentacules de la plus inexorable des poulpes ?

Parce que je me révoltais d’avoir abdiqué, après des heures dans le lit de quelque autre, je haïssais le corps à l’ombre duquel je venais de reposer. également, je haïssais l’esprit étranger nourri du mien — et qui, d’ailleurs, mourrait au moins quelques instants, de s’en être nourri —, l’esprit que j’avais cru miroir où je ne m’étais pas vu, où je ne m’étais pas noyé.

Je condamnais la dernière présence, me levais, me rhabillais, partais. Mais toujours la bonne résolution était venue trop tard. J’avais commencé par céder.

C’est pour mieux fuir la tentation que j’ai déchiré une photo, que je décide aussi de n’avoir point pitié de la rose, qui achève de se faner dans mon verre à dents.

Hier, elle s’épanouissait à mon manteau.

Une amie l’avait prise au bouquet d’un bol persan.

Cette amie partait avec un de mes amis le même jour, à la même heure, par la même gare mais pas pour le même endroit que moi.

J’aurais pu essayer d’aller avec eux.

Je n’avais pas voulu. Je regardais l’un et l’autre. Mes yeux étaient-il donc si tristes qu’ils me comblaient de promesses : « On t’enverra des cartes postales. » Huit coups à la grande horloge et mes oreilles ne peuvent s’empêcher de penser à un glas. Le glas du départ. Je veux croire en mon sacrifice, et que ceux dont je me sépare volontairement méritent mes regrets.

Il faut en convenir : tous deux sont beaux et grands par le cœur, l’esprit. Cette femme, ce garçon, mes préférés, pourquoi avoir décidé de vous quitter ? Déjà un grand cube de poussière, la gare offre une de ces surfaces à l’inconnu. Nous sommes arrivés une demi-heure avant le départ du train. L’horloge répète ses huit coups. Il est donc huit heures.

Au fait, huit heures de l’après-midi ou huit heures du soir ?

Les villes ignorent le crépuscule. Sur elles la nuit tombe, mais ne descend jamais. Aucune vapeur ne m’a doucement habitué aux ténèbres comme la maladie d’un être cher à la mort.

De grosses lumières bien rondes tremblent. Au-delà des quais des lignes noires finissent trop vite par n’être même plus deux à deux luisantes sur le sol. Toutes les couleurs sont mortes subitement. La tringle de cuivre qui court au long des vitres du wagon a mis à mes doigts une odeur triste. Un coup de sifflet et ces deux présences, elles aussi, auront cessé d’être.

Alors, décidé à ne rien perdre des derniers moments, je rectifie la position. Mon corps coupait la porte en diagonale. Le voici droit. Je redeviens attentif.

L’ami parle.

Si vous voyiez Cérès en voyage, vous ririez bien. Elle emporte toujours un fromage avec elle ! Je répète :

Cérès voyage

avec un fromage. Est-ce une phrase ou un distique ?

Cérès voyage

avec un fromage.

Y a-t-il quelque drôlerie dans cette phrase, ce distique ? Je ne ris pas, m’étonne de ne pas rire. Je ne suis déjà plus avec les hommes. Je ne suis pas encore seul. Les autres, dont il n’est rien qui ne me laisse indifférent, depuis que j’ai décidé de les fuir, n’ont pas fini de me tenir en esclavage.

N’irai-je donc jamais jusqu’à cette belle liberté bien neuve, mon orgueil ?

Si je pars sans emmener personne, à qui demander le secours de la chair, de la parole ou de l’esprit, c’est que j’ai renoncé aux consolations anecdotiques. Des essais auparavant tentés, j’ai dû, enfin, m’apercevoir que ne pouvait attendre aucune sensation de grandeur ou de vérité. Clown, j’avais tout juste dans mon orgueil la triste récompense de sentir mon cœur se briser. J’en offrais les morceaux à quelques-uns parmi les autres et, entre deux éclats de rire faux, j’avais l’audace de croire à mon malheur. De toute cette comédie, seule peut me laver la solitude.... Peut me laver la solitude ?

Oui, à condition que s’oublient les anomalies de détail et que ne soit point frustrée l’angoisse, mon fauve aux belles dents.

Ainsi ai-je décidé qu’il en serait pour moi. Hélas ! en dépit de mes résolutions, c’est une surprise peureuse dès que la rose, dans une gare, à huit heures du soir, effleure ma joue.

Une rose qui m’effraie. Mon menton se croit-il donc coupable ? Je demande à mes amis : « Avez-vous la notion du péché ? »

La femme a pitié ! Cher, nos trains ne partent que dans vingt minutes. Allons boire !

Le buffet du P.L.M. à huit heures du soir.

Un escalier modèle escalier de l’Opéra mène les dîneurs à de somptueuses destinées. Nous voudrions bien monter au premier. Mais là il faut manger. Nous sommes condamnés au rez-de-chaussée. Le groom indique le café en bas.

« Qu’allons-nous boire ? »

L’amie décide « du champagne ».

Mes mains s’adaptent à la coupe qu’elles portent jusqu’à mes lèvres. À l’ordinaire j’ai horreur du champagne. Celui-ci me semble exceptionnellement délicieux. Est-ce pour mieux avoir pitié de cette femme en noir à la table voisine, une femme seule, sans âge, sans beauté qui boit un thé triste, qu’elle ne console d’aucun sucre, citron, rhum ou lait, un thé ni anglais ni russe et libre de nuages comme le ciel des journées trop crues et dont on ne sait à leur lumière si elles sont chaudes ou froides.

Une femme seule boit un thé triste.

On emplit ma coupe.

Je bois.

Tout va-t-il redevenir incompréhensible ?

Je m’étonne bien haut ! Du champagne au buffet de la gare de Lyon à la fin de l’aprèsmidi ? La fin de l’après-midi — pardon. Il est huit heures du soir. Huit heures un quart même. Entre ces deux compagnons je me croirais volontiers pendule, une pendule trop sentimentale pour avoir notion de l’heure qu’elle doit marquer. Et pourtant elle n’a d’autre mission. Une pendule inexacte entre deux flambeaux. Et si l’on vendait la pendule ? Se souviendront-ils un peu de moi seulement ? Consciencieux, je regarde de droite à gauche. À l’une et à l’autre, très bas, j’avoue : « Je vous aime. » Et la voix un peu plus forte je supplie : « Il faut, vous, que vous m’aimiez toujours. » Une main de femme, une main d’homme se partagent mes dix doigts. De celle qui reste libre l’amie porte à mes lèvres sa propre coupe. « Bois, darling. »

Tout cela pourrait bien s’appeler bonheur.

Je ne sais point de mots plus doux à prononcer que deux prénoms. Le monde entier peut-être sera sauvé par la grâce de justes syllabes. Pourtant Notre-Dame tout à l’heure, entre les deux peupliers de son quai, s’alourdissait de plis de pierres, tristes comme ceux des robes de veuves à la campagne.

Pourquoi m’a-t-on élevé dans les préceptes d’une religion qui exalte la tristesse et la souffrance ? Mon nez pourtant a l’innocence de n’importe quel museau. Si j’avais été animal j’aurais été fort réussi. Mais homme ? Qu’ai-je fait de toute mon existence avant d’arriver au buffet de cette gare du P.L.M. ?

Ce champagne qui vient de m’attendrir, peut-être pourra-t-il d’autres miracles ?

J’aime la rose de ma boutonnière, mes amis, et s’ils me demandaient encore une fois de les accompagner, je partirais avec eux.

Ils ne m’offrent rien.

Nous sortons du buffet.

Je monte dans mon wagon.

Au revoir.

Le train est parti.

La rose de ma boutonnière est tout ce qui me reste de leur amitié.

La rose de ma boutonnière est devenue, après vingt-quatre heures, une pauvre chose recroquevillée, dans un verre à dents. Aucun pardon. J’effeuille la rose comme j’ai déchiré la photo. Frères des étoiles de carton, les pétales tombent, pluie pauvre, sur les sweaters, les livres.

Des veines battent à mes tempes. L’obstination de ces cloches dans ma tête, faut-il l’appeler un glas ? Un glas comme en sut sonner, voici vingt-quatre heures, l’horloge de la gare de Lyon.

Adieu cet hiver, ce printemps, les ponts que je ne pouvais traverser sans bonheur, lorsque le ciel était si fragile au-dessus des Tuileries que les nuages se faisaient plus légers pour s’y pouvoir encore suspendre ; adieu, boutiques, arbres, becs de gaz et ce sergent de ville, non seulement imperméable mais amoureux de l’eau du ciel, puisqu’en dépit de la neige de janvier, de l’obstination pluvieuse de février, des giboulées de mars, des ondées d’avril, des orages de mai, je le retrouvais toujours à sa place et pas même un peu fondu. Brave petit flic ripoliné, tout un fleuve coulait à vos pieds, vous n’en étiez pas plus fier, mais, définitif, vous donniez de curieuses tentations à cet ami qui rêvait de vous voir faire l’amour avec une petite sœur des pauvres. Daphnis et Chloé de bure et de gros draps, vous volez au-dessus des maisons, des églises, des tours, anges de la ville. Mais, comme les autres anges, ceux de mon enfance qui avaient un corps si doux qu’on le croyait sans os, comme tous ces anges, vous êtes déjà le passé. Le passé des vieilles gens. Il faut laisser cela : il faut être sage.